1. Introduction
Le 1er avril 1933, l’Armée de l’air française est créée. Elle dispose d’une indépendance relative et le paysage doctrinal qui guide les actions opérationnelles et influence l’organisation de l’activité aéronautique reste morcelé. Durant cette période, deux écoles de pensée s’affrontent : celle qui se rattache aux idées du général italien Giulio Douhet, qui prône la supériorité de l’aviation offensive afin de briser le moral de l’adversaire par l’emploi du bombardement aérien ; et celle qui s’inscrit dans la pensée classique de l’Armée de terre qui perçoit l’aviation comme une arme de coopération avec un rôle purement tactique, agissant au profit des forces de surface en effectuant des missions de reconnaissance et d’appui au sol. Pourtant, ces deux écoles, si elles sont les plus représentées parmi les cadres militaires français car diamétralement opposées, ne sont pas les seules à exister dans les années 1930. D’autres courants de pensée émergent et se distinguent par l’analyse qu’ils proposent de la guerre moderne et de ses évolutions futures.
Aviateur et théoricien, Paul Armengaud (1879‑1970) est un officier général de l’Armée de l’air. Il incarne l’une des figures emblématiques de la pensée aérienne française. Saint‑cyrien et fantassin, il s’oriente rapidement vers l’aéronautique militaire au début du xxe siècle1. Durant la Première Guerre mondiale, il pense l’usage de cette nouvelle force et comprend rapidement les possibilités qui en découlent. L’aviation est une arme offensive capable de créer la surprise stratégique, ce que les forces terrestres ne sont plus en mesure de faire sur des théâtres d’opérations de plus en plus grand. Lors de la guerre du Rif, il est placé à la tête des forces aériennes et fait émerger un tout nouvel emploi de l’aviation basé sur sa réactivité et sa capacité de manœuvre lui permettant d’agir simultanément sur plusieurs fronts. Il rédige les enseignements de ces deux conflits dans différents ouvrages dont les principaux sont Quelques enseignements des campagnes du Riff en matière d’aviation publié en 1928 et L’aviation et la puissance offensive de l’instrument de guerre de demain en 1932. Bien que diffusés dans la presse, ils étaient avant tout destinés aux officiers supérieurs en formation, aux hautes instances des forces aériennes et aux ministres en place2. Armengaud y évoque les faiblesses de l’armée française de l’entre‑deux‑guerres et tente d’y apporter des solutions, notamment pour l’aviation, en se basant sur son expérience opérationnelle. Il s’affirme ainsi au début des années 1930 comme l’un des théoriciens des forces aériennes françaises, aux côtés d’autres aviateurs comme les généraux Paul Vauthier, Henri A. Niessel et Jean‑Henri Jauneaud qui développent eux aussi une pensée propre dans une époque où l’on cherchait à définir le rôle de l’Armée de l’air. Il se voit confier des postes à responsabilités, publie dans la presse civile et militaire3, enseigne au sein des établissements des armées et exerce aussi une action directe dans les milieux politiques, à une époque charnière pour l’indépendance de l’aéronautique militaire.
Le présent article s’inscrit avant tout dans l’histoire militaire ; il s’appuie aussi sur l’histoire politique, l’histoire des relations internationales et l’histoire des mentalités. Jusqu’à présent l’historiographie n’a traité que partiellement cet officier de l’Armée de l’air tout en reconnaissant son caractère visionnaire. Son nom ressort dans des publications plus spécifiques, notamment sur la guerre du Rif, dans l’article de l’historien Gilles Krugler sur la puissance aérienne durant le conflit4, qui demeure l’analyse la plus poussée de l’emploi de l’aviation par Armengaud. Simone Pesquiès‑Courbier évoque également rôle de celui‑ci dans le conflit5 mais c’est véritablement dans la Thèse de Jean‑Baptiste Manchon, sur l’aéronautique militaire française d’outre‑mer6, que l’aviateur est le plus mis en avant. En effet, au‑delà de son action au Rif, J.‑B. Manchon retrace aussi son action en tant que commandant de la 5e région aérienne à partir de 1934. Quelques pages lui sont également consacrées dans des ouvrages abordant l’aspect politique, organisationnel et doctrinal de l’Armée de l’air durant l’entre‑deux‑guerres7.
Nous nous inscrirons dans la suite de ces travaux afin d’éclairer davantage la carrière et l’œuvre de cet aviateur resté relativement méconnu. La première partie sera consacrée à la participation du général Armengaud au processus de création de l’Armée de l’air française de par les postes importants qu’il a occupés. La seconde analysera ses théories sur la puissance aérienne. Basée sur les progrès de l’armement et de son expérience, Armengaud anticipe une nouvelle forme de guerre et appelle politiques et militaires à moderniser l’armée et à prioriser son meilleur instrument offensif : l’aviation. La dernière partie tentera d’apporter des réponses à la raison de son oubli dans l’historiographie française malgré des solutions rationnelles apportées aux contraintes de son époque.
2. Un appui sur les enseignements du passé au service de la création d’une armée d’avenir
En 1928, le ministère de l’Air est créé et laisse envisager que l’indépendance des forces aériennes est proche. Nombre d’aviateurs, influencés par le douhétisme et l’importance de la bataille aérienne8, revendiquent la création d’une Armée de l’air autonome capable d’agir indépendamment des forces terrestres et navales et se servent des idées du théoricien italien pour défendre leurs intérêts. Cependant, ils viennent se heurter aux oppositions de ces dernières qui refusent de se séparer de leurs aviations de coopération. Les premiers ministres de l’Air9 posent les jalons de la future armée en réorganisant l’aviation militaire française mais se heurtent aux opposants des autres forces, présents au haut commandement militaire, qui voient d’un mauvais œil ce besoin d’émancipation10.
2.1. Aux plus hauts postes du commandement des forces aériennes
Le 3 juin 1932, Paul Painlevé revient boulevard Victor après avoir assumé les fonctions de ministre de l’Air une première fois du 13 décembre 1930 au 22 janvier 1931. Son retour fait, selon les mots de Patrick Facon, « sauter un des derniers verrous qui empêche la formation d’une armée de l’air indépendante11. » Mathématicien théorisant l’aéronautique dès ses débuts P. Painlevé a également mené une grande carrière politique. Son expérience acquise avec ses postes de ministre de la Guerre et de président du Conseil lui apermis d’être conscient du manque de légitimité du récent ministère de l’Air auprès du Conseil supérieur de la Guerre ou bien du ministère de la Marine. Il veut donc nommer à la tête du cabinet militaire un général qui possède déjà une grande notoriété afin d’être sur un pied d’égalité avec ses homologues de l’Armée de terre et de la Marine12. Le 15 juin 1932, le général Armengaud qui occupait précédemment les fonctions de commandant du Centre d’études tactiques de l’aéronautique à Versailles, tout en étant auditeur au Centre des hautes études militaires (CHEM), est nommé chef du cabinet militaire du nouveau ministre de l’Air13. Painlevé a rencontré Armengaud au Maroc lors de la guerre du Rif, a lu ses écrits et a été convaincu de son expertise14.
Durant son ministère, P. Painlevé entreprend de réorganiser les forces aériennes en commençant par son haut commandement. En août 1931, il fonde, avec l’aide d’Étienne Riché, sous‑secrétaire d’État à la Défense nationale, le Conseil supérieur de l’Air15. S’appuyant sur le même principe que celui de la Guerre, le Conseil est chargé de répondre aux questions militaires relevant de son département ministériel. Armengaud en est nommé membre pour l’année 1933, le 6 septembre 1932. Par ailleurs, il quitte ses fonctions de chef de cabinet militaire de Painlevé le lendemain pour occuper dès le 8 décembre, celles de chef d’état‑major adjoint des forces aériennes16. Il est chargé de seconder l’officier général inspecteur général des forces aériennes, également chef d’état‑major des forces aériennes, le général Émile Hergault17. P. Armengaud se retrouve être ainsi, fin 1932, le deuxième homme le plus important des forces aériennes françaises et l’un de ses décisionnaires le plus haut placé. Pourtant le contexte international et les débats qui entourent l’emploi de l’aviation ne jouent pas en sa faveur.
En effet, durant le portefeuille de Painlevé, l’aviation de bombardement, est pointée du doigt lors de la conférence de désarmement de Genève de 1932 organisée par la Société des Nations (SDN). Déjà, tout au long des années 1920, des revues spécialisées comme la Revue militaire générale ou des journaux comme l’Écho de Paris et les Ailes s’inquiètent de la menace aéronautique allemande. Au début des années 1930, les demandes de désarmement aérien sont de plus en plus fréquentes dans la presse de la part des « pacifistes ». Ces débats sur la scène publique qui se poursuivent à Genève ne facilitent en rien la constitution d’une aviation française indépendante mais le général Armengaud, partisan du bombardement, ne semble pas s’inquiéter de l’issue de la conférence : « Tant que n’aura pas disparu l’esprit de guerre dans les nations, on n’interdira pas la création des instruments de guerre, et en particulier de celui qui paraît devoir être le plus efficace, pour attaquer ou pour se défendre »18. De fait, Genève échoue à interdire l’aviation de bombardement. La conférence permet, au contraire, d’accélérer la création de l’Armée de l’air19 le 2 juillet 1934.
2.2. Des écrits en faveur d’une Armée de l’air autonome
Alors qu’il occupe le poste de chef du cabinet militaire, le général Armengaud rédige plusieurs articles dans la Revue des forces aériennes, organe de communication du ministère de l’Air, qui visent à définir l’emploi de l’aviation que la France devrait mettre en place. Dans une note explicative adressée au général Émile Hergault et au général Maxime Weygand, respectivement vice‑président du Conseil supérieur de la guerre et inspecteur général de l’Armée de terre en octobre 1932, il explique qu’en dépit des forces aériennes que l’Allemagne et l’Italie peuvent opposer à la France, qui a fait le choix du pacifisme, il est désormais nécessaire de constituer une puissante réserve générale d’aviation autonome possédant son propre commandement. Car en plus d’assurer sa propre sécurité, elle permettrait à la France de tenir son engagement auprès de ses alliés d’Europe centrale qui consiste à leur venir en aide en cas d’attaque allemande à l’Est. L’aviation serait alors la seule à pouvoir concilier les deux faces du problème puisqu’elle associe arme défensive et offensive. En revanche, selon Armengaud, les forces terrestres et navales peuvent conserver leurs appareils mais les forces aériennes sont aussi amenées à agir sur leur propre théâtre d’opérations. Les trois forces coopèrent cependant dans un but commun. L’idée de la création d’une Armée de l’air indépendante résulte donc des expériences passées d’Armengaud mais aussi d’une anticipation d’avenir : la Grande Guerre, la guerre du Rif mais aussi son passage au Centre d’études tactiques de l’aéronautique et enfin au CHEM20. Il synthétise ses propos dans un ouvrage qui paraît fin 1932, L’aviation et la puissance offensive de l’instrument de guerre de demain, qui selon lui a une réelle influence auprès du haut commandement, et fait selon l’auteur, « l’effet d’un pavé dans la mare aux grenouilles »21.
De cet ouvrage découlent non seulement une véritable doctrine d’emploi des forces aériennes mais également un appel aux chefs militaires français à plus de souplesse d’esprit concernant les armes mécanisées, nécessaires pour mener une guerre moderne. Il tente surtout de convaincre la classe politique en envoyant ses ouvrages au ministre de l’Air, au maréchal Pétain, alors Inspecteur de la défense aérienne du territoire, aux ministres et aux parlementaires22.
L’aviateur affirme même que ses ouvrages sur le Rif (1928) et sur la pacification de l’Afrique (1930)23 ont servi aussi bien au ministre de la Guerre qu’à celui de l’Air. D’après lui, son étude du conflit rifain a été utilisée par le premier pour défendre une aviation au service des forces terrestres, même si bien évidemment une guerre de contre‑insurrection est différente d’une guerre entre grandes nations, tandis que son étude sur la pacification de l’Afrique a été l’instrument du second afin de défendre une Armée de l’air agissant indépendamment et effectuant des missions que l’Armée de terre n’est pas en mesure d’accomplir24. Le politiste Pascal Vennesson explique que l’emploi de l’aviation dans les colonies a contribué à la constitution de l’Armée de l’air et les chefs qui ont commandé les forces aériennes en outre‑mer, à l’instar du général Armengaud au Maroc, du général Joseph Vuillemin en Algérie, du général Victor Denain au Levant et du général Philippe Féquant en tant qu’inspecteur des forces aériennes d’outre‑mer25. Ceux‑ci ont occupé les plus hauts postes dans la jeune armée26. Les forces aériennes ont été décisives dans la résolution des conflits coloniaux. Concernant l’ouvrage de 1932, L’aviation et la puissance offensive de l’instrument de guerre de demain, il a servi, selon Armengaud, de base aux arguments employés par Painlevé pour défendre l’idée d’une Armée de l’air indépendante :
Développant tout particulièrement l’idée et la démonstration de l’appui à donner aux premières heures d’une guerre à nos alliés de l’Europe Centrale, [Le ministre de l’Air Paul Painlevé] fit décider la création de l’armée de l’air, car elle n’existait pas encore à cette date. Désormais, grâce à lui, nous eûmes officiellement le mot […] D’un autre côté, le maréchal Pétain fit sienne notre thèse, en ce qui concernait tout au moins, deux objets essentiels : la nécessité de constituer à la France une puissante armée de l’air pour que la France fût capable d’une offensive dans l’air ; l’opportunité de créer un ministère de la Défense nationale et un état‑major général de la Défense nationale distincts du ministère de la Guerre et de l’état‑major de l’armée de terre, conditions sine qua non du développement de l’armée de l’air ; mais il le fit sans succès.27
Painlevé établit en 1932 les bases de l’Armée de l’air française en restituant une partie de l’aviation à la Marine, initialement opposée à l’indépendance de forces aériennes. Le ministre de l’Air et le ministre de la Marine, Georges Leygues passent un accord le 27 novembre 1932 répartissant l’aviation maritime entre la marine et une réserve générale d’aviation28. Avec ce compromis, Painlevé obtient l’accord de la Royale pour mettre en place une Armée de l’air autonome et donne toutes les cartes à son successeur Pierre Cot pour la créer par décret, le 1er avril 1933, puis en finaliser l’organisation, le 2 juillet 193429. Cependant, cette indépendance découle d’une succession de compromis puisque l’on distingue alors deux aviations : celle réservée à l’Armée de l’air et celle qui est organique et agit avec les forces de surface c’est‑à‑dire l’Armée de terre et la Marine. De même, l’autonomie de la jeune armée ne vaut qu’en temps de paix car en cas de guerre, les chefs de l’Armée de l’air sont placés sous le commandement terrestre30.
Le général Armengaud, que le ministre de l’Air considère devoir devenir « l’un des plus grands chefs de notre aviation31 », a participé à la naissance de l’Armée de l’air et s’impose comme un de ses principaux théoriciens. Il poursuit ce rôle en prenant le commandement du Centre d’études de l’Armée de l’air en 1933.
3. Une école de pensée théorique : une troisième voie marginale
Face à la perspective d’une guerre dans la troisième dimension qui se profile à l’horizon dès la fin de la Première Guerre mondiale, certains militaires anticipent ce futur conflit et pensent l’emploi de la puissance aérienne. Celle‑ci est théorisée dans nombre d’écrits en France et à l’étranger. Ces écrits gravitent tous autour du même ouvrage : Il Dominio dell’ Aria (La Maîtrise de l’air), du général italien G. Douhet, publié en 1921, il est partiellement traduit en français en 1932 et renommé La Guerre de l’air32. Cette étude défend l’idée du bombardement stratégique et de la bataille aérienne car la guerre moderne se déroulera en premier lieu dans les airs. Dans le contexte de la conférence de Genève et en pleine réorganisation des forces armées pour intégrer les avantages de l’aviation dans la troisième dimension33, la diffusion de cet ouvrage fait polémique en France, divisant les aviateurs entre partisans du bombardement stratégiques et partisans d’une aviation de coopération. Cependant, une troisième école de pensée, en marge des deux autres, émerge. Le général Armengaud développe une doctrine alliant le bombardement stratégique et l’appui aux forces de surface. Dévoué à l’indépendance de l’aviation et voyant en elle l’instrument de la victoire, il ne rejette pas pour autant une certaine coopération entre les armées, qu’il juge nécessaire pour atteindre les objectifs définis par la stratégie.
3.1. L’Armée de l’air dans la pensée stratégique de la guerre moderne
Plus l’ensemble du théâtre de la guerre sera vaste, plus l’armée de l’air et l’armée de mer verront grandir l’importance de la mission qui leur incombera, plus la conduite de la guerre consistera à conduire une action bien combinée des armées de terre, de mer et de l’air sur tout le théâtre d’opérations.34
Dans son ouvrage de 1932, Armengaud, s’appuie sur son expérience et sur les progrès techniques de l’époque qui ont largement modifié la manière de faire la guerre notamment dans l’offensive. Il considère l’avion comme le facteur principal de ce changement. En effet, depuis l’usage de la reconnaissance aérienne lors de la Première Guerre mondiale, qui marque une rupture dans la manière de faire la guerre, il est difficile pour celui qui mène l’offensive de réaliser la surprise stratégique, c’est‑à‑dire surprendre l’adversaire qui n’aura pas eu le temps de se préparer à une attaque, pour tenter de remporter la victoire. La surprise stratégique empêche l’ennemi de concentrer ses forces au point de l’offensive et permet ainsi à l’attaquant d’imposer sa conduite des opérations35. Cependant, l’aviation est amenée à rétablir cet avantage grâce à sa vitesse d’action bien plus élevée que celle des forces terrestres qui apparaissent désormais incapables, à cause de l’amélioration des systèmes défensifs, de produire une décision rapide. Bien que le général fonde sa doctrine sur des enseignements de la Grande Guerre pendant laquelle les opérations terrestres ont été décisives, il réfute l’action de la seule offensive terrestre puisque celle de l’aviation est décisive dans sa vision de la guerre moderne. Sa puissance offensive découle de plusieurs facteurs mais sa capacité de manœuvre est son meilleur atout. Sa vitesse lui permet de pénétrer sur le territoire ennemi et son vol en haute altitude lui permet d’échapper à la plupart des tirs adverses précis, et même à une certaine hauteur, à la surveillance terrestre, surtout de nuit. De plus, selon lui, l’offensive stratégique est la première initiative des opérations. L’instrument le mieux adapté pour mener cette offensive et de créer la surprise est l’aviation ; il est aussi le meilleur moyen d’exploiter son potentiel.
Dans sa thèse, l’Armée de l’air est autonome et effectue des missions offensives comme du bombardement aérien : « L’Armée de l’air […] peut poursuivre des buts immédiats autres que ceux assignés à l’armée de terre36. » Tout comme les deux ministres de l’Air, P. Cot et V. Denain, qui souhaitent pouvoir disposer de forces aériennes assez puissantes pour mener la bataille aérienne indépendamment des autres armées, il est persuadé que les forces de bombardement, qu’il qualifie « d’aviation de ligne », doivent constituer la majeure partie de l’Armée de l’air. De plus, l’idée du bombardement lointain, c’est‑à‑dire en territoire ennemi, dirigé sur les points stratégiques qu’Armengaud voit dans les postes de commandements, les forces de 2e échelon et le soutien logistique, est un enseignement de la Grande Guerre37. Les missions de « l’aviation de ligne » sont de renseigner, de bombarder les objectifs terrestres et d’attaquer tout avion de vitesse inférieure ou égale à la leur38. « L’aviation de ligne » est selon l’officier, la clé de la victoire aussi bien dans l’offensive que dans la défensive car, si elle n’est pas utilisée dans l’initiative des opérations, elle est une force de dissuasion et de représailles incomparable.
Néanmoins, celui‑ci ne s’arrête pas à l’aviation de bombardement, symbole d’indépendance de l’Armée de l’air pour les douhétiens, qui les empêche de penser la place de l’arme aérienne dans des actions coordonnées avec des forces de surface. L’historien Arnaud Teyssier avance l’idée qu’il s’agit avant tout d’une incompréhension : « De part et d’autre, les concepts sont figés […] Ni l’une [l’Armée de terre], ni l’autre [l’Armée de l’air] ne semblent concevoir que la guerre moderne passe par une révision complète des tactiques de l’appui, dans le cadre de la bataille terrestre39 ». L’aviation de coopération ou ce qu’il est plus judicieux d’appeler l’appui aux forces de surface est perçue comme un moyen de d’observation et de renseignement, ce qui convient à l’Armée de terre mais est inconcevable pour les aviateurs qui souhaitent être indépendants. Cependant, l’on constate dans la thèse d’Armengaud qu’il ne s’inscrit pas dans ces débats entre armées car il conçoit l’appui comme un moyen pour l’aviation de participer à la bataille terrestre.
Armengaud explique que les forces aériennes doivent être concentrées au maximum sur le front, sur l’objectif principal de la guerre, sur la situation la plus urgente. Dans une guerre future, la puissance aérienne doit être combinée avec les forces terrestres à travers le concept de l’appui, qui consiste, selon l’aviateur, à soutenir les forces terrestres directement sur le théâtre d’opérations en attaquant les troupes adverses au sol, augmentant ainsi le potentiel offensif des armées40. L’appui‑feu comprend par exemple le vol rasant dont Armengaud est un des promoteurs dans les années 193041 mais aussi le bombardement en piqué permettant à l’appareil d’être plus précis sur de petites cibles mobiles au sol. Cette technique d’attaque élaborée au Rif et qui n’est absolument pas reconnue par le ministère de l’Air car elle relève plutôt de la tactique42, a prouvé son efficacité sur les troupes au sol et est amenée à l’être sur la DCA dans le cas d’un conflit symétrique. Adepte des progrès techniques, il conçoit l’appui‑feu en coordination avec les blindés. Tout comme l’avion, le char est considéré à ses débuts comme une arme de coopération même si certains penseurs de l’Armée de terre, comme le colonel Charles de Gaulle, voient dans ce dernier une arme offensive devant être réunie dans des divisions blindées. Dans la pensée d’Armengaud, l’emploi massif du char et de l’avion représente l’avenir des combats car la guerre évolue en fonction des progrès techniques. Mais l’aviateur est conscient que ces armes nécessitent des budgets importants, une industrie performante. Selon lui, ces difficultés ne peuvent être surmontées qu’avec un des décisionnaires comprenant l’importance de moderniser l’armement en amont43. Il considère même ce dernier comme un « char d’assaut ailé ». La combinaison des forces aériennes avec les forces terrestres blindées est amenée à modifier la manière de faire la guerre : « Par l’emploi de chars rapides et d’avions, chacune des conditions de la surprise stratégique peut‑être beaucoup mieux satisfaite et pareil emploi massif aurait peut‑être des chances de produire la décision dans la bataille terrestre44 ». L’emploi combiné des chars et des avions dans le temps et dans l’espace, en plus de disperser la défense adverse, permet la surprise stratégique. En étant adepte d’une aviation d’assaut agissant au profit des forces terrestres, Armengaud peut être comparé à Camille Rougeron45, autre penseur marginal et visionnaire de l’entre‑deux‑guerres, recruté au ministère de l’Air, et qui théorisait les prémices du chasseur bombardier dès 193646. Armengaud a tenté d’employer au Rif des chasseurs‑bombardiers sous la forme de Nieuport Nid 29 C1 transformés en B1 leur permettant d’emporter 10 kg de bombes sous les ailes mais les résultats furent peu concluants47.
3.2. La diffusion des idées du général ?
En marge des polémiques entre les douhétiens et les antidouhétiens, qui prônent respectivement un emploi purement stratégique des forces aériennes et un rôle exclusivement tactique comme durant la Première Guerre mondiale, les idées d’Armengaud peuvent se rattacher à un autre niveau, celui de l’opératique.
Le terme d’opératique est conceptualisé dans les années 1920 par les stratèges soviétiques dont le plus connu est Alexandre Svetchine48. Il peut être défini comme l’art de manœuvrer des forces armées sur un théâtre d’opérations et correspond aux idées que nous retrouvons dans la thèse d’Armengaud. Il explique que parce qu’elle est une armée de manœuvre, commune à plusieurs théâtres, l’Armée de l’air est, pour le général Armengaud, le candidat idéal pour répondre aux nouveaux enjeux d’une guerre désormais fondée sur le mouvement. Dans le cadre d’une offensive, les forces aériennes peuvent établir la surprise stratégique et entraîner une rupture dans la défense adverse. Cette rupture permet ensuite de mener une série d’actions coordonnées entre les forces aériennes et de surface à l’échelle du théâtre d’opérations. Cependant ce type d’offensive demande une certaine préparation qui peut se résumer par la destruction de la logistique adverse afin de retarder sa mobilisation.
En France, les concepts d’Armengaud sont restés cantonnés aux cercles militaires et ont engendré peu d’engouement. Elle est néanmoins reprise par le général Émile Alléhaut dans son ouvrage Être prêt : puissance aérienne, Forces de terre, publié en 1935 qui analyse les changements de la guerre, l’importance du mouvement permis par les armes mécanisées et la qualité de l’aviation dans l’offensive. Le général français a trouvé une audience plus grande à l’étranger. En particulier en Italie, le général italien Amedeo Mecozzi, rival de Giulio Douhet qui fut à l’origine de la création de l’aviation d’assaut dans son pays s’appuie sur les conceptions d’Armengaud. Dans son ouvrage de 1936 Quel che l’aviatore d’assalto deve sapere (Ce que l’aviateur d’assaut doit savoir49) il explique qu’« être disponible pour la concomitance aux actions des deux autres forces armées équivaut pour l’armée de l’air à confirmer que l’unité et l’autonomie sont légitimes, et n’équivaut pas à les compromettre50 ». As de la Première Guerre mondiale, il prône, tout comme son homologue français, l’emploi combiné des trois armées dans l’intérêt général de la patrie et considère l’Armée de l’air comme prioritaire en termes de budgets et d’effectifs.
Le général Armengaud est aussi reconnu en Allemagne, par un des théoriciens de la Luftwaffe : Fritz Ganderberger von Moisy. Ce dernier cite l’officier français dans son ouvrage Luftkrieg‑Zukunftskrieg de 1935 pour défendre l’idée que l’offensive et le mouvement sont maintenant fondamentaux dans la guerre moderne :
Un général de l’armée de l’air de premier plan, le général de division Armengaud, disait souvent que l’utilisation de telles escadres de bombardiers devait intervenir idéalement avant et au plus tard en même temps que la déclaration de guerre afin de produire tout leur effet, avant que l’adversaire n’ait été en mesure de parer à tout effet de surprise à travers des mesures de défense aérienne appropriées. C’est la raison pour laquelle les armées de l’air sont toujours en mouvement.51
Rare auteur à citer Armengaud, von Moisy reprend non seulement l’idée du bombardement aérien, notamment des centres logistiques comme les secteurs industriels, les gares, les ports, les aéroports pour jouer sur le moral de l’adversaire et l’obliger à se rendre, mais aussi celle de la surprise stratégique, qui doit être réalisée avant que l’adversaire n’ait pu mettre sa défense en place. De plus, si l’on étudie les idées de l’aviateur français développées dès 1932, nous pouvons déceler une certaine similitude avec la Blitzkrieg allemande. En effet, lorsque l’avion est employé avec le blindé dans une percée en profondeur, il recherche l’effondrement de l’adversaire sur le plan opératif52. Mais pour permettre à l’offensive de se dérouler correctement, l’aviation doit obtenir la maîtrise de l’air en amont. L’aviation et la puissance offensive de l’instrument de guerre de demain trouvent également une oreille attentive chez le théoricien et pilote allemand Hans Ritter dans la revue Militar Wochenblatt en 1933. Il s’accorde sur le fait que les forces terrestres ne peuvent plus permettre une décision rapide lors d’une guerre tandis que l’aviation si elle est employée au bon moment amène à l’effondrement de l’adversaire53.
La doctrine du général français a également atteint des pays plus éloignés pour trouver un public réceptif en Union soviétique. En effet, il a été invité à Moscou en 1936 par le ministre de la Guerre Alexandr Vasilevsky pour y donner plusieurs conférences sur la guerre aérienne, mais n’a pas pu s’y rendre. L’usage de la stratégie aérienne russe de l’art opératif peut expliquer le bon accueil fait aux théories d’Armengaud, ce qui confirme notre lecture de celle‑ci. Le théoricien Arthur Karlovitch Mednisa avance des idées similaires à celle du général français dans son ouvrage La Tactique de l’aviation d’assaut (Taktika shturmovoi aviatsii) édité en 193654. Mednisa considère que l’aviation est la plus efficace des armes dans l’appui des forces au sol, mais demeure trop vulnérable face à la DCA. L’aviation de bombardement doit alors préalablement détruire ces cibles stratégiques en profondeur sur le dispositif ennemi afin de retarder sa mobilisation55. Bien que ses écrits soient tombés dans l’oubli dans son pays, la doctrine aérienne soviétique a continué de concevoir l’emploi des forces aériennes de cette façon. Comme le formule le politologue Hervé Couteau‑Bégarie :
L’usage stratégique des forces aériennes provient moins de leur capacité à frapper des objectifs dits stratégiques (essentiellement les centres urbains) que de leur intégration dans des opérations qui aboutissent à des résultats stratégiques, par exemple en provoquant l’effondrement des forces adverses56.
L’exemple le plus significatif de l’art opératif soviétique, comme décrit par Mednisa, reste l’invasion de la Mandchourie en août 1945, qui se résume à une offensive interarmées menée dans la profondeur en usant de la grande mobilité des chars et des avions, comme décrit dans la thèse d’Armengaud en 1932.
4. L’oubli malgré une anticipation rationnelle de la guerre
La défaite française lors de l’offensive allemande de 1940 est désignée par March Bloch comme une défaite intellectuelle. Cette formule pointe ainsi du doigt l’incapacité de l’armée française à se détacher des enseignements de la Grande Guerre qui prône la supériorité de forces terrestres notamment l’infanterie et l’artillerie au détriment des armes nouvelles comme le char et l’avion57. En effet, les hommes au pouvoir durant l’entre‑deux‑guerres n’ont pas su prévoir assez rapidement les changements de la guerre qui passent par le bon emploi d’un matériel moderne et performant comme les armes mécanisées. Cependant, les acteurs d’avant‑guerre n’ont pas eu qu’un manque de vision et une incapacité à réfléchir mais devaient bel et bien s’adapter à certaines contraintes. Comme nous l’avons démontré, les causes matérielles, techniques et surtout industrielles sont aussi des causes premières de la défaite. De plus, les querelles entre armées n’ont rien arrangé.
Développant des théories tout à fait intéressantes sur la guerre future, le général Armengaud a dû s’adapter aux contraintes financières, matérielles et même sociales de son époque tout en mobilisant ses connaissances des conflits précédents. Ainsi, ses idées ne sont pas dénuées de défauts pour celui qui étudie cette période a posteriori.
4.1. Défaite intellectuelle ou apport de solutions au problème militaire français ?
En 1932, le général Armengaud bien que partisan de la mécanisation des armées et adepte des nouvelles armes, défend des idées populaires dans les années 1930 comme le multiplace de combat, héritage de la Première Guerre mondiale58. En effet, ce dernier a été employé efficacement sous la forme du Caudron R XI (triplace de combat utilisé dans le cadre de la Division aérienne du général Duval pour escorter les escadrilles de Breguet XIV de bombardement grâce à ses 5 mitrailleuses) en 1918 :
D’autre part, les avions appelés à opérer offensivement ont été et seront perfectionnés eux aussi. De plus en plus rapides, ils seront souvent multiplaces (à trois places et au‑dessus). Ceux‑ci fourniront dans les directions dangereuses une densité de feux qui pourra être supérieure à celle des monoplaces par suite de l’existence sur ces avions de plusieurs postes tireurs disposant chacun d’un armement égal à celui du monoplace et pouvant faire converger leurs tirs.[…] De telles machines pourront d’ailleurs être accompagnées, lorsque leurs expéditions ne seront pas trop lointaines, par des avions de chasse biplaces destinés à les protéger et elles opéreront par petits groupes serrés dont les éléments se couvriront réciproquement par leurs feux croisés59.
Ce type d’avion est au cœur de la doctrine française dans la première partie des années 1930. Le Plan I défini par P. Cot et mis en œuvre par V. Denain en 1934 promeut un nouvel appareil basé sur un triple concept nommé BCR (Bombardement, Combat, Reconnaissance). Semblable au croiseur aérien décrit dans les théories de G. Douhet, P. Cot réaffirme son adhésion aux idées du général italien. Même si le douhétisme est avant tout un moyen de défendre l’indépendance de l’Armée de l’air, le ministre s’approprie finalement ces idées60. Pascal Vennesson décrit le BCR comme un « compromis socio‑technique61 » car il doit permettre de concilier la doctrine établie cette année‑là avec le budget serré accordé au ministère. L’appareil doit être capable d’effectuer aussi bien les missions offensives que défensives en misant sur les progrès techniques comme la vitesse qui doit dans l’avenir égaler celle du monoplace de chasse sans pour autant le remplacer. Cependant, peut‑on parler de défaite intellectuelle en sachant que le général Armengaud ne cherchait, tout comme les partisans du BCR, qu’à concilier doctrine et technique afin de résoudre les problèmes budgétaires et financiers de l’époque ? Si il prend parti pour le BCR, c’est tout d’abord en s’appuyant sur son expérience au combat. En effet, il a pu témoigner de l’efficacité d’avions polyvalents (Breguet XIV A2‑B2) employés au Rif. Ensuite, parce qu’il permet de concilier les deux facettes du problème : ne pas appliquer les théories du douhétisme à la lettre sans pour autant être sous le joug des forces terrestres62. Or, les difficultés techniques subsistent sur cet avion qui s’avère, au cours des années précédant la guerre (notamment lors de la guerre d’Espagne), trop lourd, pas assez rapide et puissant face aux chasseurs nouvellement sortis des usines. L’on constate a posteriori l’échec de se lancer dans ce programme à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qui a fait perdre du temps à la production d’avions opérationnels capables de résister à l’aviation allemande. De plus, le concept du BCR s’est finalement imposé en France dans les années 1980 – sous la forme du programme Rafale – ce qui témoigne tout à la fois de la pérennité d’une telle idée et des moyens techniques nécessaires pour une mise en œuvre efficace.
De même au début des années 1930, Armengaud se fit aussi le promoteur de l’aviation d’assaut dans son ouvrage de 1932. La défaite des avions d’attaque au sol Breguet 693, le 12 mai 1940, pourrait signer l’échec, sur le plan stratégique, de cette aviation et de son action en vol rasant. En effet, ce jour‑là les équipages furent mis à mal par la DCA allemande en voulant bombarder les colonnes blindées adverses sur les routes et, après cet événement, l’armée française n’employa plus d’avions de ce type pour les missions en vol rasant63. En revanche, l’aviation d’assaut a fait ses preuves durant la guerre d’Espagne et la campagne de Pologne. Celle‑ci a été parfaitement intégrée au sein de la stratégie de la Luftwaffe qui a encore prouvé son efficacité dans les autres campagnes de la Seconde Guerre mondiale64.
Armengaud défend cet emploi de la puissance aérienne depuis les campagnes du Rif mais ce dernier n’est développé qu’à partir de 1939 en France, ce qui ne laisse en aucun cas le temps à l’industrie aéronautique de produire assez d’avions face à la flak allemande. De plus, le général reconnaît très tôt leurs faiblesses mais y apporte tout de même des solutions rationnelles :
En revanche, l’action de l’aviation de bataille [aviation d’assaut] comporte deux graves défauts : son intermittence et la nécessité, pour cette aviation, d’opérer à moyenne ou basse altitude dans la zone où se trouvent réunies, dans leur plus grande densité les défenses aériennes. Ces défauts seraient atténués si les avions d’assaut agissaient en masse, et en profitant d’une supériorité aérienne de leur parti qui leur assurerait une suffisante liberté de manœuvre, ou, mieux encore, si leur action se combinait avec celle des chars d’assaut65.
Cependant, comme le montre Thierry Vivier, la subordination d’une partie des forces aériennes à l’Armée de terre, l’abandon du bombardement en piqué et la combinaison char/avion ont empêché une certaine efficacité durant la bataille de France66. Mais ce fut surtout les dissensions d’avant‑guerre qui ont entraîné des problèmes de doctrine. En effet, les partisans de l’indépendance de l’Armée de l’air voulant tout miser sur la bataille aérienne et ceux de l’Armée de terre ne voyant encore que le potentiel d’observation de l’aviation. Ainsi, les faiblesses de la pensée d’Armengaud ne sont pas plus le résultat d’une défaite intellectuelle qu’un échec à convaincre ses pairs de l’utilité de transformer ses théories en véritable programme d’action. De même, s’il a su anticiper une nouvelle forme de guerre et a apporté des solutions rationnelles en s’adaptant aux contraintes de son époque que nous avons déjà évoquées, ses idées n’ont pas été mises en place. Elles ne se sont jamais concrétisées, la défaite d’Armengaud est l’incapacité à sortir de ses théories, de l’abstrait.
4.2. Des difficultés à faire entendre ses idées dans les années 1930
En défendant des concepts comme le BCR, durant les postes à responsabilité qu’il a occupés, il ne saisit pas, comme nombre de ses contemporains attachés aux enseignements de la Grande Guerre, que la promotion de ceux‑ci était en réalité un frein à la construction d’appareils performants et nécessaires pour les années à venir. Les grèves et les nationalisations des usines d’armement par le Front Populaire en 1936 et 1937, qui deviennent les Sociétés nationales de construction aéronautique (SNCA), sont une des causes premières du manque d’avions performants à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En effet, cette réorganisation rencontre de nombreuses oppositions de la part des constructeurs privés ainsi que des motoristes qui veulent conserver une production nationale sans faire appel aux Américains et comptent bien conserver leurs propres intérêts. De fait, le plan V instauré en 1938 par le ministre de l’Air Guy La Chambre ne parvient pas à rattraper le retard qu’a pris la France par rapport à l’Allemagne en matière d’aviation67. De plus, les capacités de productions encore artisanales et la non‑modernisation des usines entraînent des retards considérables sur la production des appareils ainsi que des défaillances techniques68. Les usines ne parviennent pas à en fournir dans les temps, ce qui oblige le ministre de l’Air à se tourner vers les États‑Unis en 193869. Ce retard, Armengaud le constate directement sur le terrain lors de l’offensive allemande en Pologne mais dont les enseignements ne sont pas pris en compte par le haut commandement français70.
Ainsi, le seul échec concret de sa doctrine, à savoir le BCR, qui s’est révélé incapable de rivaliser avec l’aviation de chasse durant la guerre d’Espagne71, a sans doute participé à son oubli après la bataille de France. De plus la réflexion sur la puissance aérienne après la Seconde Guerre mondiale tire les leçons de l’échec du plan I du ministère de l’air de l’Air et de sa mauvaise gestion du matériel. Armengaud, alors aux plus hautes sphères de l’Armée de l’air et promoteur de l’avion polyvalent, perd en crédibilité auprès des officiers supérieurs qui étudient les cas des années 1930 après 194572. Mais d’autres raisons peuvent être évoquées. En 1939, il est un général à la retraite, rappelé au service pour occuper un poste à l’arrière et les sources sur sa vie pendant et après la Seconde Guerre mondiale sont rares. De plus, sa doctrine a surtout évolué dans les sphères militaires, sans rentrer dans les controverses classiques de l’époque, ce qui a sans doute participé à son oubli. Même s’il a beaucoup écrit dans la presse, ses écrits n’ont jamais vraiment fait débat et il a surtout été relayé dans les revues militaires françaises ou étrangères comme vu plus tôt en Allemagne. De plus, il ne s’est jamais opposé franchement aux idées de G. Douhet et n’a jamais affirmé non plus reprendre une partie de la thèse du général italien. La doctrine défendue par l’officier français est avant tout une forme de compromis pouvant théoriquement convenir aux Armées de l’air et de terre. Elle s’inscrit dans une logique d’évolution : les armées doivent s’adapter aux progrès techniques comme l’emploi du char et de l’avion. De cette doctrine découlent des enseignements que les chefs de l’Armée de l’air après la Seconde Guerre mondiale ont su mieux apprécier que ses contemporains. Il a en effet défendu des concepts novateurs repris notamment par le général Paul Gérardot en 194673, alors chef d’état‑major de l’Armée de l’air, dans un contexte de réflexion stratégique sur l’occupation des grands espaces par l’aviation grâce aux évolutions techniques d’après‑guerre, démontrant finalement que la défaite intellectuelle d’Armengaud est à nuancer.
5. Conclusion
Le général Paul Armengaud fut un des théoriciens français de la stratégie aérienne les plus prolifiques et les plus brillants de l’entre‑deux‑guerres, mais cependant oublié en France. Véritable visionnaire, il prône une nouvelle forme de guerre utilisant l’aviation pour une combinaison d’actions indépendantes comme du bombardement avec des missions d’appui au sol. Anticipant les formes futures de la guerre, il suggère aussi de combiner les forces aériennes avec les blindés. Ainsi, il ne recommande ni une aviation purement stratégique ni simplement tactique, mais ouvre une troisième voie, celle de : l’opératique. Si cette école de pensée est restée marginale en France elle s’est développée ailleurs dans le monde comme en Italie, en Grande‑Bretagne et en Union soviétique.
Le général Armengaud est à l’origine de concepts nouveaux qui, en dépit d’une réception limitée en son temps, connaissent une postérité au sein de l’Armée de l’air et de l’espace française. Le niveau opératif est désormais reconnu au même titre que les niveaux stratégique et tactique et les forces aériennes françaises agissent de manière autonome notamment sur des objectifs derrière la ligne ennemie. Elles s’intègrent également dans la manœuvre interarmées pour des missions d’appui. Ce double emploi se retrouve dans la volonté actuelle de l’Armée de l’air et de l’espace de s’inspirer de son passé pour écrire son avenir. De fait, mettre à l’honneur des personnages oubliés comme Armengaud vient compléter l’histoire de la jeune armée mais nous éclaire aussi sur les choix du passé dont nous devons tirer des leçons.