Les auteurs remercient Arnaud Saint‑Martin pour ses remarques sur une version antérieure de cette introduction.
1. Avenir de l’aéronautique, avenir par l’aéronautique
En 1912, Michelin imprime à un million d’exemplaires une brochure titrée d’un slogan : « Notre avenir est dans l’Air1 ». Cette accroche, déjà présente l’année précédente dans le prix de l’Aérocible Michelin, se retrouve dans trois natures mortes peintes par Pablo Picasso2. Nourrie par l’actualité, l’œuvre de Picasso rappelle l’intérêt de nombreux artistes pour l’aviation naissante3. Par le détournement qu’elle met en œuvre, elle moque aussi les modes et obsessions de l’époque. La formule peut aussi renvoyer à l’idée du rôle d’éclaireurs que se donnent les avant‑gardes artistiques, raison qui a sans doute contribué à ce qu’elle soit parfois attribuée à l’artiste et non à l’industriel4. Le fait qu’elle apparaisse dans une publication diffusée par Michelin n’est cependant pas anodin.
À l’intérieur de la brochure, les experts militaires et les journalistes convoqués par l’industriel réclament très concrètement des avions, des aviateurs et de l’argent pour créer une flotte aérienne ; sur la couverture, le graphisme et la formule préfigurent de manière plus abstraite un avenir aérien national. Cette vision n’est toutefois que l’extrapolation d’un groupe qui cherche surtout à développer les usages militaires de l’aviation. Représentation située du futur, le slogan est bien une anticipation mais qui participe d’une activité de propagande5 ainsi que, pour les frères Michelin, d’une activité d’autopromotion passant par l’association de leur entreprise à la nation6.
Détaché de la brochure, le slogan pourrait tout aussi bien s’appliquer à de nombreuses autres conjectures qui, en ce début de xxe siècle, fleurissent et donnent corps aux attentes ou aux craintes que suscitent les nouvelles techniques de vol testées en Europe et sur le continent américain. Dirigeables, hélicoptères et avions s’invitent en nombre dans des récits variés témoignant d’un regard tourné vers l’avenir, d’une pensée anticipatrice dessinant divers futurs. Il faut dire que, même si tout au long du xixe siècle le problème de la locomotion aérienne – c’est‑à‑dire la capacité de se déplacer dans l’air comme on l’entend – alimente une dynamique de recherches techniques ayant trait à la navigabilité7, les aéroplanes mis au point entre 1903 et 1908 n’ont pas vraiment d’utilité8. Comme l’a notamment souligné Emmanuel Chadeau, les usages et les usagers qui les mettent en œuvre, sont alors à trouver voire à inventer9.
Les années 1908‑1910, celles de la mise en public de l’aviation, sont ainsi celles d’une mobilisation de la presse, des industriels, des mécènes et de décideurs politiques en faveur de l’avion. Les bouleversements « promis » par les développements de l’aéronautique sont une constante des discours promouvant ce nouveau mode de locomotion aérienne10. Dans ces années d’effervescence, l’avion a ainsi été vu aussi bien comme l’avenir des compétitions sportives – les discours formulés à l’oral ou sous forme imprimée répondant aux installations dont l’architecture, comme celles de Port‑Aviation à Juvisy, empruntent directement aux codes des courses hippiques –, des spectacles acrobatiques, de la publicité, ou encore de la guerre et du transport de personnes et de marchandises. Des années plus tard, après le traumatisme de la Grande Guerre, alors même que l’usage de l’aviation n’est toujours pas défini11, c’est à l’aviateur et à l’aviatrice que pourra être attribué le rôle de précurseur12. Bien qu’ils n’aient pas été les seuls à chercher à exploiter le potentiel révolutionnaire d’un humain volant, les partis illibéraux et les régimes totalitaires ont largement repris cette référence, modulant ainsi les caractéristiques qui sont attribuées à cette préfiguration incarnée d’une nouvelle société – avec pour constante de masculiniser le modèle13. L’anticipation n’est alors plus tant celle d’un avenir en prise avec les changements techniques du présent que celle d’un futur plus lointain qui verrait l’avènement de projets politiques14.
La gamme des spéculations et des futurs possibles liés au vol humain est, on le voit, large. Aussi, envisager la diversité des visions de l’avenir qui coexistent à un moment donné ou qui se succèdent chronologiquement, autrement dit déployer et analyser les différents futurs passés, est essentiel pour saisir les attentes ou les craintes liées à l’aérien ou projetées sur l’aviation15. C’est aussi une approche à développer pour mieux comprendre comment l’enrôlement du futur participe de la négociation d’un chemin de développement technologique, voire d’une politique aéronautique nationale16. Enfin, l’étude de ces futurs passés n’est pas à négliger si l’on souhaite éclairer les questions contemporaines qui se posent au secteur aéronautique et tenir compte de l’influence au présent d’imaginaires de l’avenir datés et situés historiquement17.
2. Futurs dans l’espace
Ces constats valent tout autant pour les activités spatiales. S’y ajoute une spécificité, qui peut devenir un écueil, liée au nombre d’œuvres situant des sociétés humaines dans l’espace extra‑atmosphérique ou envisageant une rencontre avec des peuples extraterrestres (situation supposant l’existence de modes de communication ou de locomotion dans le cosmos). Les sociétés aériennes imaginées sont, en comparaison, bien moins courantes que les sociétés spatiales imaginées (dès lors que l’on exclut les anges, divinités et autres esprits volontiers placés dans les cieux, si ce n’est pas les théologiens du moins par la tradition populaire). La mention ou la description d’un vol spatial ne peut être ramenée sans autre forme de procès à la préfiguration d’un futur espéré.
Dans le genre de l’utopie politique, les autres « terres du ciel » se prêtent aisément à la mise en scène de pays fictifs d’où l’auteur peut situer un monde idéal ou critiquer le sien en échappant à la censure. Lorsque, à la fin du xviiie siècle, le récit utopique fait de plus en plus appel au voyage dans le temps plutôt que dans l’espace, l’utopie devient espoir de refondation de la réalité sociale et politique. Se dessine alors en effet la promesse d’une société à venir. Le lien entre fiction et action se resserre alors que, pour les besoins du récit, le voyage dans l’espace cosmique peut être à nouveau mobilisé. S’agit‑il dans de tels cas d’une préfiguration d’une activité spatiale ? Parce que le déplacement physique est alors matériellement impossible, un tel voyage peut précisément symboliser la difficulté à atteindre la réalisation espérée18. Tout l’enjeu est alors d’identifier ce qui, chez certains auteurs, pourra relever du symbole alors que, chez d’autres, un motif proche pourra être l’indice d’une interrogation sur une possibilité même improbable, une projection qui extrapole l’existant mais qui reste marquée par une hésitation entre le possible et l’impossible19.
Parmi les récits qui entretiennent, un rapport étroit avec les savoirs scientifiques et les techniques sont notamment à considérer les récits d’aventures qui fleurissent à partir des années 1860. Pour ses contemporains, le « modèle » des romans de Jules Verne unit le vrai et l’imaginaire dans un raisonnement scientifique (sans nécessairement intégrer des éléments scientifiques imaginaires). Il est progressivement caractérisé comme une anticipation au sens littéral (et non seulement littéraire) : la science poussée jusqu’à la merveille qui y est mobilisée semble devoir devenir vraie dans l’avenir20 – ce qui ouvre la voie à une interprétation des voyages dans l’espace figurant dans l’œuvre de l’écrivain (ou d’autres auteurs qui s’en inspirent) en termes de préfigurations et de projections dans l’avenir. Là encore, l’interprétation demeure toutefois une entreprise risquée. Ainsi, du Voyage dans la Lune de Georges Méliès, qui a été considéré à bien des égards comme le premier film d’anticipation voire de science‑fiction, Patrick Désile montre, en rapprochant le film d’autres types de spectacles contemporains, qu’il ne s’agit pas tant de la préfiguration d’un déplacement physique mais plutôt d’un jeu autour des rapprochements visuels permis par les techniques optiques21. L’auteur, spécialiste des spectacles de curiosité et du cinéma de la fin du xixe siècle, rapproche l’actualité que connaît alors le voyage dans la Lune des nombreux dispositifs optiques aussi bien scientifiques que forains dont les usages se multiplient. Comme il le remarque, c’est alors surtout l’œil qui voyage et le regard qui change22, d’où il conclut :
Ainsi, ce voyage vers la Lune, dont on pouvait croire qu’il avait procédé, au xixe siècle, d’un désir de conquête d’espaces redoutables, certes, mais neufs, et qu’il préfigurait, imaginaire encore, un futur espéré, fut peut‑être, longtemps, tout autre chose : c’était moins un désir de voyage qui l’inspirait qu’un désir de voir, et de voir la Lune, sans doute, mais aussi, fictivement, de voir la Terre depuis la Lune, la Terre, ronde et flottant dans l’espace, étrange, et d’en rêver, non l’avenir, mais le passé.23
Le thème de l’exploration de l’espace sera encore largement investi au cours du xxe siècle, par les romanciers populaires et, surtout, par la bande dessinée et le film de science‑fiction à partir des années 1950. Pour autant, ces « anticipations » (le terme s’impose désormais pour désigner le genre littéraire) ne sont, là encore, pas systématiquement préfigurations24 – au moins pour ceux qui les élaborent même s’il existe bien des auteurs qui envisagent la possibilité du vol dans l’espace en recourant à la fiction pour ne pas perdre en crédibilité dans leurs champs professionnels.
On le voit, la relation qui se noue autour du voyage dans l’espace dans les récits d’anticipation et de science‑fiction est loin d’être univoque25 et le continent de la fiction littéraire ou cinématographique ne peut être simplement ramené à l’idée de préfiguration ou de vision d’avenir. Cependant, le cumul des visions, des discours et des images se sédimente dans des représentations qui habituent les esprits et les regards à imaginer l’occupation humaine de l’espace26. Certains textes peuvent nourrir des rêves et des envies de voyage spatial individuels27 mais leur ensemble peut aussi se cristalliser en des projections collectives brouillant au passage les lignes de démarcation entre le rêve, le fantasme, le plausible, le projet de société et le programme financé et mis en œuvre.
L’« astrofuturisme », au sens de lien intime entre imaginaire spatial et visions du futur28, joue ainsi un rôle essentiel dans la structuration du secteur spatial telle qu’elle se dessine à partir des années 1950 aussi bien aux États‑Unis qu’en Union soviétique. Loin d’une simple fantasmagorie personnelle ou intime, la projection dans le temps des activités spatiales associée à une représentation d’usages spatiaux voire de vies dans l’espace ressort alors comme une nécessité, une manière de justifier l’investissement public et de lui donner du sens. Elle sert ainsi l’émergence d’un récit commun dont la vertu mobilisatrice est performative. Aussi n’est‑il pas surprenant de voir réapparaître des scénarios comme celui de l’installation humaine sur la planète Mars dans une gamme assez large de discours, allant d’argumentaires défendant les programmes spatiaux civils aux visions, qui se veulent inspirantes, de la colonisation humaine de l’espace29. De nos jours, l’actualité spatiale foisonne de visions qui remobilisent certains motifs relevant d’un astrofuturisme, forgé il y a plus d’un siècle, dont l’objectif premier, au point de vue des industriels, est de vendre, c’est‑à‑dire en l’occurrence de rendre l’espace monnayable30 – futurs du passé agissant dans le présent mais correspondant à des ambitions et conceptions qu’il importe d’identifier et d’analyser pour elles‑mêmes31.
3. La proposition du dossier
En se focalisant sur les articulations passées entre projection dans l’avenir et aéronautique ou spatial, ce dossier souhaite participer aux travaux engagés sur la culture aérienne et l’« astroculture », c’est‑à‑dire des ensembles hétérogènes de visions, de discours et d’objets qui forment des représentations stratifiées et donnent sens à l’espace céleste et extra‑atmosphérique ainsi qu’aux activités aéronautiques et spatiales32. Gardant à distance les catégories d’aérofuturisme et d’astrofuturisme33 pour désigner des projections dans l’avenir qui mettent en jeu l’aérien et le spatial, nous proposons de nous concentrer sur diverses formes d’anticipations qui, jouant de l’articulation entre fiction et réalité, conjuguent l’existant et le possible et peuvent, à ce titre, être qualifiées de « rationnelles ». Par cette formule d’« anticipations rationnelles » nous ne faisons donc pas référence à la théorie économique mais suggérons de circonscrire les études à des travaux ou œuvres conjecturales et conjoncturelles, situées ou partant du monde contemporain et imaginant un futur technologique et des usages associés. Il s’agit ainsi de formes d’anticipations qui oscillent entre prévision et mise en forme de l’avenir.
Pensée comme une proposition pouvant aider à cheminer sur les vastes territoires aéro‑ et astrofuturistes cette réduction reste suffisamment large pour qu’une variété de formes de projections dans l’avenir puisse être envisagée. Ces formes se prêtent donc à des analyses mobilisant des outils variés, fonction des sources considérées et de l’approche disciplinaire mise en œuvre (sous l’angle de la culture médiatique34, en termes de mécanismes apparentés à une « économie des promesses techno‑scientifiques35 », d’« imaginaire sociotechnique36 », ou encore d’une modalité située relevant de la forme du projet37). Les anticipations rationnelles considérées dans ce dossier reflètent ainsi cette diversité, allant de conjectures romanesques (Zacharie Boubli) à des projets impliquant l’État et des acteurs industriels (Sébastien Richez), en passant par des réflexions relevant de la théorie de l’arme aérienne (Ashley Vieira). S’y ajoutent des projections dans l’avenir qui relèvent de la promotion et de la crédibilisation d’un nouveau domaine technoscientifique (Catherine Radtka) et de la catégorisation d’un nouvel appareil volant (François Rulier). Cependant, c’est surtout la diversité des rationalités en jeu que ce numéro souhaite mettre en lumière. Ainsi, loin d’une vision moderniste envisageant une évolution sociale découlant d’innovations techniques nécessaires, ce numéro décline des pratiques ancrées dans des secteurs professionnels et des cultures qui induisent un intérêt particulier pour les innovations techniques aériennes ou spatiales. Si certaines de ces pratiques semblent avoir contribué à faire advenir leur vision par leur caractère performatif, d’autres se sont heurtées à des rationalités concurrentes. Leur échec à aboutir les inscrit aussi dans une histoire longue de futurs non advenus, où se mêlent promesses mensongères et visions en décalage avec la réalité physique, technique ou sociale.
Dans “French Air Power through the lenses of speculative fiction (1783‑1930)”, Z. Boubli s’intéresse aux récits fictionnels qui s’appuient sur des extrapolations techniques mises au service d’une arme aérienne. Il montre que l’exploration fictionnelle permet aux auteurs non seulement de prendre la mesure d’une évolution technique (la possibilité matérielle du vol, la dirigeabilité, etc.), mais aussi de porter une réflexion sur la nature de la puissance et, c’est en particulier le cas pour les auteurs militaires qui recourent dans l’entre‑deux‑guerres au genre de la fiction, de défendre le développement d’une armée de l’Air autonome.
L’article d’A. Vieira traite également de cette thématique mais en se concentrant sur les anticipations du général Paul Armengaud (1879‑1970). À la différence du corpus d’œuvres résolument fictionnelles assemblé par Z. Boubli, les écrits qu’elle étudie, publiés entre 1928 et 1932, s’apparentent à des essais ; ils affichent une prise sur la réalité concrète pour engager une réflexion théorique sur la guerre moderne qui est aussi un plaidoyer pour l’autonomie de l’armée de l’Air.
L’article suivant, de C. Radtka, explore la même période mais en s’intéressant cette fois aux activités publiques de Robert Esnault‑Pelterie (1881‑1957) et d’Alexandre Ananoff (1910‑1992) en faveur du vol spatial que ces deux auteurs imaginent interplanétaire à long terme. Il montre comment les articulations entre passé, présent et futur établies par ces hérauts de l’astronautique historicisent, malgré leurs différences, cette nouvelle science. La projection dans un avenir de long terme participe de la construction de la crédibilité du domaine, de même que l’appui sur les réalisations concrètes effectuées dans l’entre‑deux‑guerres dans le domaine de la propulsion.
Ce sont des progrès techniques réalisés dans ce domaine qui se matérialisent dans le premier vol de « l’avion‑fusée » X‑15 réalisé en juin 1959 et qui suscitent l’intérêt des professionnels du droit étudiés ici par F. Rulier. S’il ne s’agit plus d’envisager un vol interplanétaire, ces juristes n’en considèrent pas moins très sérieusement la possibilité du développement du vol spatial. Davantage qu’une curiosité suscitée par le contexte international, marqué en cette fin de décennie par les « premières » spatiales, il s’agit pour eux d’établir des règles de droit adaptées à l’exploration de l’espace encore à venir pour éviter une situation de vide juridique. Leur intérêt pour le X‑15 et plus largement pour l’évolution des techniques aérospatiales en découle : il sert la prévision du futur de manière à pouvoir s’y adapter.
Le cas étudié par S. Richez permet aussi de mettre au jour l’attention portée par des acteurs extérieurs au milieu aéronautique à l’évolution des techniques de vol. En s’intéressant à l’intérêt des postes pour la fusée, c’est dans la logique même de cette administration que S. Richez nous propose d’entrer. Ici la fusée n’est pas synonyme de vol interplanétaire comme chez les promoteurs de l’astronautique, ni même de vol suborbital comme dans le cas du X‑15. Elle s’inscrit plutôt, dans les années 1930, dans la vision d’un transport pouvant desservir tout l’espace géographique au mépris des obstacles topographiques et, dans les années 1950‑1960, dans la quête d’un raccourcissement des délais de transmission des courriers. Dans le dossier, la fusée postale marque aussi une forme de vol humain sans équipage, ainsi que l’exemple d’un usage aérien envisagé sérieusement, au moins par certains acteurs, et abandonné.
S’ils mettent en évidence différentes formes d’anticipations et de recours à des visions d’avenir, les articles présentés dans ce dossier n’épuisent pas les très nombreuses interrogations que l’on est en droit de nourrir au sujet de l’obsession du futur exprimée dans les domaines aéronautique et spatial. De fait, la projection dans l’avenir semble accompagner toute l’histoire matérielle et concrète de l’aéronautique (aérostation incluse) et du spatial qui est, elle‑même, inscrite dans une période marquée par une profonde transformation des expériences du temps et de l’avenir. Aussi, en proposant ce numéro sur les anticipations rationnelles, espérons‑nous contribuer à l’histoire culturelle de l’aéronautique et du spatial, mais surtout ouvrir le champ des possibles quant à des collaborations et à de nouvelles études multidisciplinaires traitant des dimensions « futuristes » de ces activités.