L’Héroïsme dans la presse aéronautique française et italienne de la Grande Guerre : une fabrique de héros ?

Texte

Le développement incessant de l’aviation militaire pendant la Grande Guerre amène la création d’une presse spécialisée dans la guerre aérienne. Celle-ci donne à lire la guerre comme une actualité, selon un prisme hérité des débuts de l’aviation : sport devenu guerre, l’aéronautique voit son identité redéfinie sous l’effet d’un complet renouvellement du personnel. Aux champions sportifs ont succédé les héros militaires. L’aéronautique des origines est un milieu composite et hiérarchisé, dans lequel la presse joue le rôle de trait d’union entre les praticiens, les intéressés et les amateurs. Avant 1914, cette presse aéronautique mettait en avant des figures sportives pensées à la fois comme avant-garde de la modernité conquérante et partie émergée d’un groupe socio-professionnel. Les aristocrates éclairés, les industriels de toutes dimensions, les futuristes exaltés, les sportifs obsessionnels, les curieux de nouveautés… et tant d’autres se retrouvaient dans l’aviation. Or, cet imaginaire et ce milieu social ne sont pas épargnés par l’escalade inouïe de violence qui coûte la vie à la plupart des aviateurs sportifs et crée une course aux armements et aux effectifs à partir d’août 1914. Les applications militaires de l’avion n’étaient nullement ignorées mais restaient l’apanage d’écrivains et d’expérimentateurs. Si la mort n’était pas une inconnue pour les aviateurs, elle est désormais présente au quotidien, que l’on tue ou que l’on soit tué. Dans ces circonstances, un homme comme Jacques Mortane peut à bon droit se penser condamné à enterrer ses amis aviateurs les uns après les autres et trouve dans le « cinématographe d’héroïsme » un réconfort sincère en même temps qu’un « créneau » éditorial.

La presse aéronautique s’installe dans le temps de guerre en y adaptant ses thèmes et ses grilles de lecture. Elle se pense désormais comme au service de la nation en guerre et de ses « ailes ». Elle concourt au « grand match » en chroniquant et en récompensant les actes d’exception accomplis par les aviateurs. Ce faisant, elle crée une grammaire de l’héroïsme aéronautique qui est spécifique à plusieurs titres, portant la marque des différents horizons qui la composent. Elle emprunte au sport l’idée d’une performance mesurable dans une réalité modélisée par des symboles, le « champ clos » de l’étymologie du mot « champion ». Elle mélange l’ethos du sportsman à celui du combattant dans une pratique qui fait aller de pair le fait de voler et le fait de combattre sous sa double modalité de tuer et de mourir. Elle manie ainsi sans cesse la notion de distinction, en cherchant à la justifier et à la rationaliser. C’est ainsi que s’établit une congruence avec la chose militaire, par la justification du sacrifice et de la récompense (la médaille étant l’exemple le plus représentatif d’objet à l’intersection du sportif et du militaire) et la confiance accordée à l’autorité, au point d’en faire l’arbitre du « grand match » via les communiqués annonçant et comptabilisant les victoires. La presse de l’héroïsme aéronautique reste une activité de civils, capable d’émettre critiques et réclamations auprès des autorités politiques et militaires, mais sa loyauté à l’effort de guerre reste inébranlable au nom du devoir patriotique et du respect des sacrifiés. Ce n’est ainsi pas un hasard si des journaux spécialisés sont créés respectivement après les batailles de Verdun (La Guerre aérienne illustrée) et Caporetto (Nel Cielo), à des moments de soulagement ou de remobilisation.

L’effet opérant de la monstration des héros est en effet une partie intégrante du projet de ces magazines. S’il n’est guère possible de mesurer précisément le surcroît éventuel de combativité apporté aux aviateurs français et italiens par la possibilité d’acquérir la célébrité et/ou des récompenses matérielles, il est en revanche certain que la chasse aérienne, spécialité la plus prestigieuse, représente à partir de 1915 l’affectation souhaitée de la plupart des recrues de l’aviation. Cette disproportion ne s’explique qu’imparfaitement par la seule nécessité militaire, puisque la fonction stratégique de l’aviation reste à ce moment l’observation de reconnaissance et de réglage. De nombreux témoignages écrits et oraux, parfois de l’aveu même des intéressés, font état chez certains aviateurs d’un désir de reconnaissance et de statut. Cette reconnaissance se mérite par la performance, et celle-ci est la plus facilement mesurable dans la chasse, qui permet de compter les scores. Les autres spécialités (bombardement, observation) et métiers (photographe, mécanicien, mitrailleur…) de l’aviation ne sont pas absents de la presse spécialisée au nom de l’égalité des héros, mais leur mérite doit être incessamment rappelé.

C’est ainsi que se dégage le dispositif identifié comme « fabrique des héros » : l’ensemble des acteurs, normes et pratiques participent à l’identification, l’analyse, la publicisation et la récompense des exceptionnalités combattantes dans l’arme aérienne. En son cœur se trouvent un nombre restreint de journalistes se voulant aussi experts que patriotes. Sa matière première est la guerre aérienne prise comme actualité ordinaire dans laquelle se dégagent des actes et des caractères extraordinaires devant être récompensés et montrés en exemple. Son travail consiste à documenter, chroniquer, analyser et montrer ces actes et caractères en employant un langage hybride de la presse sportive et du discours de guerre, qui aboutit à la création d’un panthéon inédit. Ses productions sont les mythes conçus à partir de la réalité de la guerre, qui survivent aux aviateurs disparus. Pour Jean-Pierre Vernant, la mythologie est « une stratégie face à la mort », qui en l’occurrence rend intelligible et acceptable la mort des camarades et des héros. Ses « clients » sont d’une part les aviateurs et leur milieu, dont la combativité est montrée, récompensée et stimulée, et d’autre part le front intérieur qui trouve dans les héros les parangons des valeurs pour lesquelles il pense se battre. Elle manifeste une vision idéalisée (mais non idyllique) de la guerre comme expérience de dépassement et lieu de manifestation des plus hautes vertus. Les figures produites par la fabrique des héros deviennent ainsi des personnages d’une geste qui entremêle les modèles antiques et médiévaux et la modernité politique (l’État-nation) et esthétique. Elles véhiculent des valeurs de verticalité, de maîtrise de soi, d’élitisme et de sacrifice. Elles offrent en modèle une cosmétique du dédain de la mort, de l’individualité triomphante et de l’obéissance à une cause sacrée. La subordination du réel à la primauté du récit devient flagrante en observant le traitement des Alliés et Ennemis dans la guerre, dont la typisation et la réduction en personnages sont les plus poussées.

L’analyse de plusieurs constructions de la fabrique des héros met en lumière la capacité à produire de la diversité à partir de trajectoires souvent très proches. René Dorme et Gino Allegri montrent que le discours héroïque peut s’appuyer sur la vertu personnelle d’un être présenté comme doux et pacifique pour en induire l’idée de guerre juste. Henri de Kérillis sert quant à lui d’exemple de la valeur de l’aviation française via la mystique du commandement qui infuse dans les récits glorifiant ses exploits controversés et se félicitant de son intégration aux hautes autorités de l’aviation. Jean Navarre, Guynemer ou Baracca prennent quant à eux l’aura d’intercesseurs sur lesquels reposent les espoirs et le courage de la masse des combattants, tandis que l’As des as « final » René Fonck est le Vengeur. Tous ces héros se voient dotés d’identités combattantes propres, manifestée par exemple par un surnom (le « père Dorme » ou « Fra’ Ginepro »). Leurs origines sociales ou géographiques (surtout en Italie) deviennent l’occasion de déceler rétrospectivement leur valeur et/ou de faciliter l’identification du lecteur.

Toutes ces figures résultent aussi d’un travail de construction spécifique : Allegri bénéficie de la proximité de Gabriele D’Annunzio, dont le statut de vedette attire l’intérêt public sur ses faire-valoir. De Kérillis fournit à Mortane l’occasion d’approuver les bombardements de représailles et de réclamer le développement de la politique aéronautique de la France. Dorme jouit quant à lui d’une relation personnelle avec les faiseurs de héros qui lui offrent une monstration privilégiée et abondamment documentée.

En sus des héros, la fabrique produit aussi leurs contrepoints. Les Allemands et les Autrichiens servent d’antithèse à l’héroïsme des Alliés dans une démarche qui comporte une part importante de « bourrage de crâne » inavoué à partir du retournement contre lui de la parole de l’Ennemi. Fritz Muller est montré, « preuves » à l’appui, comme l’opposé des héros français, lâche, menteur et indolent. Manfred Von Richtofen est quant à lui présenté comme un faux héros qui discrédite la fabrique allemande des héros et ridiculise l’ennemi vaincu.

La comparaison entre France et Italie fait d’abord ressortir le fait que la fabrique des héros repose sur un nombre assez réduit de journalistes qui peuvent se faire aussi bien bateleurs de l’héroïsme que pieux gardiens du souvenir. Un titre de la presse aéronautique de guerre peut aussi bien mobiliser les ressources d’un groupe de presse établi (imprimeries, correspondants, photographes du Secolo Illustrato) que relever davantage d’un projet personnel d’expertise aidé par d’importants réseaux (La Guerre aérienne illustrée). Malgré la nette supériorité aérienne de la France, c’est en Italie que la presse aéronautique place les plus grands espoirs dans l’aviation, en l’accolant à l’esthétique de la modernité déjà présente avant la guerre. Dans le magazine aéronautique français, la dimension littéraire est bien plus marquée et l’illustration moins centrale. L’intérêt social porté à une même innovation peut ainsi être relativement déconnectée de la réalité spécifique de chaque pays. Preuve est également faite que la diffusion d’une invention repose aussi sur des facteurs culturels.

Si les fabriques française et italienne des héros sont connectées et partagent nombre de traits, elles restent indubitablement distinctes. Dans la fabrique française des héros, les figures semblent avant tout inscrites dans le présent (présent de l’aviation ou présent de la guerre) tandis qu’en Italie le discours héroïque manie davantage les modèles passés et les projets d’avenir qui se dégagent des héros. Là où Tullo Morgagni et son équipe pratiquent le discours du Beau (cosmétique héroïque) et du Bien (salut national), Jacques Mortane prétend manier le Vrai en se posant en historien de la guerre aérienne. Ces divergences s’expliquent en partie par les différences des lectorats respectifs : Nel Cielo emploie davantage l’image et l’édification littéraire dans un pays moins alphabétisé que la France, où il existe une distance entre ceux qui ont décidé d’entrer dans la guerre et ceux qui se retrouvent à combattre pour une patrie jeune dont ils ne parlent parfois même pas la langue. Dans La Guerre aérienne illustrée, l’ethos du sportsman n’est jamais complètement perdu de vue et il s’agit moins de justifier la guerre, de toute façon vue comme imposée, que de s’interdire de faiblir avant une victoire finale qui serait le meilleur des hommages aux héros morts.

Citer cet article

Référence électronique

Zacharie Boubli, « L’Héroïsme dans la presse aéronautique française et italienne de la Grande Guerre : une fabrique de héros ? », Nacelles [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/633

Auteur

Zacharie Boubli

Professeur agrégé

SIRICE (Sorbonne Identités, Relations internationales et Civilisations de l’Europe UMR8138) Université Panthéon – Sorbonne Paris 1

zacharie.boubli@sciencespo.fr

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