Du désert à la ville. Quelle place pour l’aviation dans les guerres en Irak (1990-2004) ?

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Texte

Soutenu en juin 2018, ce mémoire porte sur l’efficacité et les limites de l’utilisation de l’arme aérienne dans les guerres en Irak (1990-2004). Ce travail a été réalisé sous la direction de Jean-Marc Olivier, dans le cadre du parcours bilingue « Histoire et patrimoine de l’aéronautique et de l’espace » du master « Histoire et Civilisations modernes et contemporaines » proposé par l’Université Toulouse 2 – Jean Jaurès.

Even in the Gulf War, the issue was always how many sorties it took to destroy a given target. In this war the issue is how many targets can be destroyed in a given sortie1. Cette citation illustre parfaitement tous les enjeux de mon sujet. En seulement deux phrases, il rappelle que l’Irak est le théâtre de deux conflits – la guerre du Golfe (1990-1991) et la guerre en Irak (2003-2004) – dans lesquels l’aviation occupe une place essentielle. Pour l’étudier, j’ai décidé de me concentrer sur six opérations militaires : Desert Shield (août 1990 – janvier 1991), Desert Storm (janvier – février 1991), Desert Fox (décembre 1998), Iraqi Freedom (mars – mai 2003), Vigilant Resolve (avril – mai 2004) et Phantom Fury (novembre – décembre 2004).

1. Une évolution historiographique lente

Ce travail de recherche est l’héritier d’une longue évolution historiographique. Au xixe siècle l’histoire militaire correspond à une histoire de la stratégie qui ne se concentre que sur un événement, la bataille, et sur ses conséquences politiques. Ces études descriptives produisent une histoire institutionnelle, officielle, en rupture méthodologique avec l’histoire universitaire qui se développe alors.

Le xxe siècle et ses grands bouleversements historiographiques marquent l’avènement d’une « nouvelle histoire-bataille2 ». La Nouvelle Histoire permet des analyses sur de plus longues périodes et ouvre de nouvelles perspectives de collaboration au sein même des sciences humaines. L’avènement de la micro-histoire amène l’historien à replacer l’individu au centre même de ses travaux. Enfin l’histoire immédiate autorise désormais les chercheurs à se saisir de sujets inédits. Ces avancées provoquent un renouvellement de l’histoire militaire par l’apparition de nouvelles interrogations et sujets d’étude portant notamment sur la place des blindés ou de l’aviation dans les guerres.

Ainsi, dès 1996, Frédéric Guelton, dans son ouvrage La Guerre américaine du Golfe : guerre et puissance à l’aube du xxie siècle, s’interroge sur la possibilité d’étudier un événement aussi récent que la guerre du Golfe. En 2007, seulement quatre ans après l’invasion américaine de l’Irak, le Réseau multidisciplinaire d’études stratégiques réalise, dans La Troisième Guerre du Golfe : analyse politique, stratégique et économique, une étude complète de l’opération Iraqi Freedom. Les auteurs consacrent notamment tout un chapitre sur la place qu’occupe la puissance aérospatiale dans cette offensive. En 2014, Thomas Hippler publie Le Gouvernement du ciel dans lequel il réalise une analyse globale de la place de l’aviation dans les grands conflits du xxe siècle. Deux ans plus tard, la revue Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial publie son premier numéro. Dirigée par Jean-Marc Olivier, son objectif est de répondre « [...] à une volonté de fédérer les recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales qui s’intéressent à l’aviation, à la construction aéronautique et au spatial dans un temps long, des premières expériences liées au vol au xviiie siècle jusqu’à nos jours3 ».

2. Les sources

Cette étude, parce qu’elle se situe à la croisée de l’histoire militaire et de l’histoire immédiate, pose la question de l’accessibilité des sources et de leurs natures. Malgré quelques difficultés, le corpus documentaire regroupe 377 documents, dont 244 articles et quelque 133 sources émanant des administrations américaines, civiles comme militaires. Il s’articule autour de trois axes classifiant les archives en fonction de leurs origines : sources supranationales, nationales et la presse.

Les documents compris dans les sources supranationales émanent pour l’essentiel de l’Organisation des Nations unies et sont presque exclusivement composées des résolutions votées par le Conseil de sécurité. Les sources nationales sont uniquement américaines et proviennent de quatre dépôts d’archives en ligne : le Miller Center, la National Security Archive, la National Security Strategy Archive et le Defense Technical Information Center. Le Miller Center et la National Security Archive m’ont été les plus utiles. La première regroupe plusieurs millions de pages déclassifiées de l’administration civile et militaire américaine. L’essentiel de ces documents a été numérisé et est donc directement accessible en ligne. Le Miller Center centralise un très grand nombre d’archives sur les 44 présidents des États-Unis, dont les discours des présidents George H. W. Bush (1989-1993), Bill Clinton (1993-2001) et de George W. Bush (2001-2009). Cependant, ces quatre dépôts d’archives ne m’ont fourni que peu d’information du fait de la complexité soit des documents trouvés (plusieurs centaines de pages, certaines censurées) soit de l’information elle-même (présence de nombreux acronymes propres à l’armée américaine).

La presse occupe une place primordiale dans mon étude. Je me suis concentré sur cinq journaux : le Courrier international, The International New York Times, Le Monde, El Watan et Liberté (deux quotidiens algériens francophones). Ces derniers m’ont été essentiels dans mon travail de recherche, car ils m’ont permis, avec quelques articles du Courrier International, d’obtenir le point de vue de l’opinion publique arabe et parfois même de la population irakienne. Plus généralement, les articles de presse se sont avérés être des sources bien moins complexes, mais dont les résultats après leur dépouillement se révélaient bien plus probants. Il est vrai qu’il existe une complémentarité parfaite entre les documents « administratifs » et les articles de presse. Alors que les premiers me donnent des informations extrêmement précises sur des sujets de fonds, les sources journalistiques me fournissent, elles, un traitement plus régulier des événements.

3. Problématique(s)

Mais alors, peut-on aujourd’hui, en 2018, s’intéresser aux guerres en Irak, sans, comme l’écrivait déjà Frédéric Guelton en 1996, « répéter ce qui a été mille fois écrit4 » ? Par son approche globale du rôle de l’aviation dans les guerres en Irak, cette étude vient compléter les travaux précédemment évoqués. Mon mémoire se situe à la croisée de l’analyse de la guerre en tant que phénomène sui generis et d’une réflexion sur la place de l’aviation dans la guerre, son efficacité et ses limites. Cette démarche m’a amené à m’interroger sur la nature des événements qui prennent place en Irak entre 1990 et 2004 et s’ils s’imposaient réellement comme un facteur de renouvellement de l’arme aérienne. Cette problématique sous-entend trois autres questionnements qui ont articulé ma réflexion :

— quelles évolutions connaît la guerre entre 1990 et 2004 ;

— comment l’aviation s’y adapte-t-elle ;

— ces adaptations relèvent-elles d’une révolution ?

Mon développement se compose donc de trois parties. Dans la première, je reviens sur l’ensemble des événements qui prennent place en Irak entre 1990 et 2004 afin de mettre en lumière les changements que connaît la guerre en tant que phénomène sui generis. La deuxième partie est exclusivement centrée sur le rôle de l’aviation dans les guerres en Irak, son organisation, les missions qu’elle remplit, les appareils engagés et leurs évolutions. Enfin la troisième partie s’impose comme un bilan politique et militaire des interventions occidentales en Irak.

4. Un développement en trois parties

Entre 1990 et 2004, l’Irak est le théâtre de deux conflits, incarnant parfaitement deux types de guerres différents. La guerre du Golfe s’impose comme une guerre clausewitzienne entre États, c’est-à-dire « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté5 ». En août 1990, l’Irak de Saddam Hussein envahit le Koweït, déstabilisant les équilibres régionaux et internationaux. Afin de ramener l’ordre dans la région, l’ONU autorise la constitution d’une coalition internationale dirigée par les États-Unis. En mars 1991, à l’issue d’une quarantaine de jours de bombardements aériens et d’une centaine d’heures d’offensive terrestre, le Koweït est libéré. Une période d’entre-deux-guerres de douze années s’ouvre alors. Elle est marquée par l’obligation de désarmement de l’Irak, à l’origine de nombreuses tensions. Plus largement, les États-Unis mènent une véritable politique de containment à l’égard de Bagdad. L’Irak fait l’objet d’un embargo commercial et financier strictement règlementé par l’ONU et Washington. Celui-ci se double d’un soutien américain actif à l’opposition irakienne ainsi que d’actions militaires limitées. Or les attentats du 11 septembre 2001 viennent bouleverser la situation. Les États-Unis entrent alors en guerre contre le terrorisme. Pour les membres de l’administration du président Bush, il est désormais devenu nécessaire d’attaquer l’Irak pour renverser Saddam Hussein. Le 19 mars 2003, une coalition essentiellement américano-britannique envahit le pays. En à peine trois mois, l’armée irakienne est balayée et les coalisés entrent en possession de l’Irak. Cette guerre clausewitzienne dissymétrique, en faveur des États-Unis, bascule alors dans l’asymétrie la plus totale. La guérilla à laquelle fait face la coalition n’est ni clairement identifiée ni localisée et ne recours à aucun moyen traditionnel de guerre. La coalition américano-britannique s’enlise dans une guerre asymétrique, notamment à Fallouja, dont elle ne parvient pas à faire face.

De la guerre du Golfe aux batailles de Fallouja, le théâtre d’opérations et les missions assignées à l’aviation changent. En 1991, l’offensive terrestre est précédée d’une longue campagne aérienne. Après avoir acquis la maîtrise du ciel et avoir détruit les capacités de commandement irakiennes, l’aviation concentre son action sur le champ de bataille afin de préparer l’invasion et venir alors en soutien aux troupes terrestres. En 2003, l’opération Iraqi Freedom s’impose comme la fusion de ces différentes phases. Campagne aérienne et invasion terrestre sont simultanées. Mais surtout, avec le basculement dans l’asymétrie, l’aviation doit s’adapter à son nouveau théâtre : la ville. Les missions du combat aérurbain, essentiellement focalisées sur le Close Air Support, comprennent également la reconnaissance, la supériorité aérienne et le soutien logistique. Pour répondre à toutes ces attentes, les plateformes aériennes évoluent et leurs capacités en armements se diversifient.

Mais alors, quel bilan dresser de ces quatorze années de conflits ? La guerre du Golfe marque le retour de l’Airpower au centre de la scène militaire. Les avancées technologiques en matière d’armement permettent de réévaluer le rôle que peut jouer l’aviation dans un conflit. Avec la guerre du Golfe, l’arme aérienne revient au cœur de la stratégie. Toutefois, ce conflit met en évidence des lacunes importantes au niveau de la coopération, internationale comme nationale, entre les différents corps d’armée. Ce bilan est encore terni par le coup humain de la guerre. L’écart entre les pertes coalisées et irakiennes a pu laisser les médias penser que la guerre du Golfe était une guerre propre. Or, la réalité du terrain démontre bien qu’il s’agit d’un simple concept médiatique. Lors des opérations de 2003-2004, le bilan est identique. Les États-Unis maîtrisent si bien les guerres conventionnelles qu’ils parviennent à limiter leurs propres pertes. Pourtant, face à la guérilla, la coalition va parfois payer un lourd tribut. Ce phénomène éclipse des études et des médias le sort de la population irakienne dont les pertes sont difficilement quantifiables. Qu’en est-il des conséquences politico-militaires des opérations ? Le manque de preuve concernant les motivations initiales de la guerre, la mauvaise gestion politique de l’occupation et les errances stratégiques face à la guérilla viennent ternir un bilan militaire positif. Les opérations en Irak, même si elles reposent sur des plateformes aériennes anciennes, concrétisent les attentes de la guerre du Golfe. La révolution dans les communications permet une interconnexion constante des acteurs, autorisant le recours à des actions multiaxiales gérées en temps réel par les états-majors.

5. Conclusion

À l’aune de cette étude, nous pouvons donc conclure que les guerres en Irak sont le théâtre d’un renouvellement certain de l’arme aérienne. Sans disparaître totalement, les guerres clausewitziennes laissent place à des conflits asymétriques. L’aviation, nous l’avons vu, s’est parfaitement adaptée à ce basculement. Mais il semble difficile de parler de révolution. Rares sont les plateformes aériennes réellement innovantes en 2004, et n’ayant pas servi lors de la guerre du Golfe. Même si les opérations Iraqi Freedom ou Phantom Fury reposent sur des actions aéroterrestres simultanées, les stratégies et tactiques demeurent essentiellement les mêmes qu’en 1990. Dans les faits, les tendances esquissées en 1991, concrétisées dans la Revolution in Military Affairs, se sont radicalisées et systématisées en 2003 et 2004.

Notes

1 Anthony H. Cordesman, The Lessons of Iraq War : Executive Summary. Eleventh Working Draft, CSIS, Washington D.C., 21 juillet 2003, p. 41 [en ligne] https://www.csis.org/analysis/lessons-iraq-war-executive-summary, consulté le 21/04/2018. Retour au texte

2 Laurent Henninger, « La Nouvelle Histoire-bataille », Espaces temps, 1999, p. 35-46. Retour au texte

3 « Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial », Nacelles, 24 octobre 2016, no1 [en ligne] http://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=88. Mis à jour le : 24/10/2016, consulté le 30/11/2018. Retour au texte

4 Ibid., p. 5. Retour au texte

5 Laurent Henninger et Thierry Widemann, Comprendre la guerre : histoire et notions, Perrin, coll. « Tempus », Paris, 2012, p. 14. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Matthieu Gayrin, « Du désert à la ville. Quelle place pour l’aviation dans les guerres en Irak (1990-2004) ? », Nacelles [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/634

Auteur

Matthieu Gayrin

Étudiant diplômé du master recherche « Histoire et Civilisations modernes et contemporaines » parcours bilingue « Histoire et patrimoine de l’aéronautique et de l’espace », Université Toulouse II – Jean Jaurès, Directeur de recherche : Jean-Marc Olivier

Laboratoire FRAMESPA UMR 5136

matthieu.gayrin@gmail.com