L’aéronautique représente depuis plusieurs décennies un secteur structurant de l’économie française1. Elle se trouve placée au cœur d’enjeux pluriels – politiques, sociaux, financiers, culturels, etc. – qui en font une industrie fondamentale dans la capacité d’un pays à être maître de son destin après la Seconde Guerre mondiale. Elle n’a cessé de marquer de son empreinte la région toulousaine depuis les années 1910 pour y occuper, de nos jours, une place centrale. Au moyen d’une micro-histoire socio-économique, cette thèse renseigne sur le rôle joué par les acteurs – les salariés et leurs organisations, les pouvoirs publics, les groupements professionnels, etc. – dans le développement de l’établissement toulousain d’une société nationalisée de constructions aéronautiques (SNCA), entre le milieu des années 1940 et la fin des années 1970. Par une analyse des dispositifs et des moyens mis en œuvre dans le cadre des relations de travail, il s’agit de mieux comprendre ce qui fait l’entreprise au quotidien et dans ses diverses dimensions.
Une approche socio-économique des relations professionnelles
La réalisation d’un mémoire de master consacré à l’industrie de Haute-Garonne (chimie, textile, électronique, etc.) a beaucoup joué dans la définition de ce sujet de recherche doctorale2. À la suite des travaux de l’historien Xavier Vigna sur l’insubordination ouvrière3, l’objectif était de s’intéresser aux conséquences des grèves de mai-juin 1968 à court et moyen terme, dans un département où la contestation sociale avait connu des destins différents dans les années 1968. L’entreprise principale de l’aéronautique locale semblait suivre une trajectoire singulière sous la conjonction de facteurs pluriels4.
Dans la continuité de ces premières recherches, la lecture de la bibliographie est venue montrer que l’aéronautique n’est pas une préoccupation nouvelle, puisqu’elle fait depuis longtemps l’objet d’une grande diversité de travaux, que ce soit à l’initiative de ses acteurs, de passionnés ou encore d’universitaires5. Pour ne prendre ici que l’exemple de ces derniers, géographes, sociologues, économistes ou encore gestionnaires ont beaucoup écrit sur l’organisation industrielle, sur les liens construits avec le territoire ou encore sur les stratégies de l’innovation. Plusieurs notions sont empruntées par l’auteur à la sociologie du travail et des relations professionnelles, à la géographie industrielle ou encore à l’économie politique. Si les historiennes et les historiens se sont saisis du thème dans les années 1970, leurs analyses ont principalement porté sur les pionniers, les aspects techniques, les implications politiques et militaires ou encore la dimension culturelle. Mais, le versant socio-économique reste moins connu, en particulier si l’on excepte les travaux menés à partir des années 1980 par les historiens Herrick Chapman6 et Emmanuel Chadeau7.
Aussi, l’ambition de cette thèse de doctorat est de compléter leurs recherches et de tracer de nouveaux sillons, notamment en s’intéressant à la seconde moitié du XXe siècle. En portant une attention particulière aux aspects industriels, politiques, sociaux, etc., l’objectif est de mieux comprendre comment les relations professionnelles évoluent au sein d’une société dans laquelle l’État joue un rôle central. Il s’agit en outre de s’interroger sur les grandes phases du développement de l’aéronautique et son insertion toujours plus poussée dans des processus productifs internationalisés. Mener une étude socio-historique des liens noués par les acteurs dans le cadre des relations de travail entre local, national et international ou encore entre interprofessionnel, branche ou secteur, permet en effet de porter l’attention sur la construction de l’entreprise aux diverses échelles, en accordant aux salariés une place centrale dans le système productif.
L’ampleur d’un tel sujet impose de définir pour objet d’étude un espace bien délimité, afin de donner une plus grande cohérence à l’analyse. En ce sens, les usines toulousaines d’une firme publique de constructions aéronautiques, par le rôle qu’elles prennent progressivement dans les processus industriels, constituent un « terrain » pertinent. Porter l’attention sur les questions sociales en lien avec le développement économique aide également à mieux saisir comment les syndicats composent avec les stratégies d’entreprise et comment le dialogue entre ses acteurs participe de leur réussite ou de leur échec. La grille d’analyse déployée prend en compte les recompositions qui affectent le secteur dans le temps et dans ses différents espaces d’insertion, sans toutefois perdre de vue le lieu du déroulement de la relation de travail.
En s’intéressant à l’édification des rapports sociaux au quotidien, il s’agit donc de considérer des usages, des pratiques et des interactions co-construites au fil des jours, des années ou des décennies – sans toutefois négliger la relation de subordination qui existe dans le cadre du contrat de travail. L’analyse minutieuse des ressorts et des modalités de la négociation collective permet de mieux comprendre le rôle joué par les conflits, par les compromis ou encore par la recherche de consensus dans le développement des entreprises.
Des sources diverses
La mobilisation de fonds d’archives publics et privés, primaires et secondaires, internes ou externes, a été un élément décisif dans la réalisation d’un tel projet. Malgré tout, il a fallu emprunter des chemins de traverse pour parvenir à accéder aux indispensables sources de l’entreprise. En France, Airbus, qui a hérité des fonds patrimoniaux des sociétés publiques qui l’ont précédé, n’a pas défini de politique précise de mise à disposition. Les contacts établis révèlent que plusieurs auraient été détruits, perdus ou rendus inaccessibles au fil des restructurations et au moment de la privatisation d’Aérospatiale, à la fin des années 1990. Certains faits sont donc demeurés dans l’ombre, et il n’a pas toujours été possible de confirmer ou d’infirmer les hypothèses autrement que par des faisceaux d’indices.
Afin de pallier cette limite, plusieurs ressources ont été mobilisées, en particulier les fonds du Comité d’établissement (CE), acteur important des relations professionnelles. Offrant à la fois l’accès à la parole des syndicats et à celle de la direction, il aide notamment à préciser les thèmes au cœur de l’activité du site toulousain. Ses archives permettent par exemple de jauger la santé des rapports sociaux, de dévoiler des postures ou de suivre le déroulement de la négociation collective au quotidien. La place accordée à l’Institution représentative du personnel (IRP) tout au long de cette thèse, et le suivi de ses pratiques au jour le jour, montrent qu’elle constitue un vecteur d’expression central pour les organisations syndicales, dans le contexte d’une institutionnalisation croissante. Les conceptions des acteurs sur son fonctionnement et sur les politiques à y mettre en œuvre sont plurielles et traduisent les évolutions de leurs stratégies au fil des décennies. Le CE constitue l’un des pivots de la régulation au sein de l’établissement, et son rôle apparaît déterminant dans la connaissance qu’ont les syndicats des faits socio-économiques, ou dans les relations construites avec la direction.
D’autres fonds ont été utilisés afin d’acquérir une meilleure connaissance des usines toulousaines. Par exemple, les archives syndicales (Institut d’histoire sociale CGT de Haute-Garonne, archives de la CGT-FO, etc.) donnent à voir des perceptions très diverses de la vie quotidienne dans l’entreprise. Elles compensent en partie l’impossibilité d’accéder directement aux documents produits et conservés par ressources humaines. Tracts, compte-rendu de réunions, notes de service ou encore textes de loi permettent de porter l’attention sur la construction de l’action syndicale dans ses diverses dimensions, mais également de dévoiler les prises de position de la hiérarchie, les grands thèmes et les grandes tendances de la négociation collective, l’influence des questions politiques, etc. Les archives (journaux internes, rapports, témoignages, etc.) de l’Aérothèque, très riches d’un point de vue technique, apportent également des informations économiques et sociales importantes sur l’organisation industrielle, les évolutions du travail, la formation professionnelle, etc. Quantité d’autres documents ont été exploités, notamment provenant des fonds de la préfecture de police, des archives de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) ou encore des fonds aéronautiques du Service historique de la défense (SHD). Enfin, cette thèse se nourrit de l’apport d’une centaine de témoignages.
Trois décennies d’évolutions sociales et industrielles majeures et structurantes
S’il n’est pas question de reprendre point par point l’argumentaire développé dans la thèse, il apparaît tout de même nécessaire d’en présenter quelques-uns des traits les plus saillants. En effet, des transformations majeures surviennent durant ces trois décennies : les usines et les fabrications des années 1970 n’ont que peu à voir avec celles des années 1940.
Au plan industriel, la période est marquée par un renforcement de l’importance du secteur aéronautique dans l’économie française et européenne. Ces années sont également celles d’un accroissement de la centralité des usines toulousaines dans les processus de production nationaux et internationaux. Au plan social, la diversification du salariat qui découle du renouvellement technique conduit à des mutations importantes. Celles-ci peuvent parfois induire des désaccords, des oppositions ou des incompréhensions entre les salariés et leur direction, tout autant qu’entre les travailleurs eux-mêmes. Les acteurs impliqués dans le développement du secteur agissent selon des rationalités et des modalités d’action qui leurs sont propres et qui peuvent évoluer dans le temps. Mais, elles ont toutes pour point commun de participer de la construction de l’entreprise.
Jusqu’à la fin des années 1990, l’intervention de l’État détermine largement les options stratégiques, les orientations industrielles ou encore le déroulement des relations professionnelles. La diversité de ses rôles dans la gestion des firmes (décideur, médiateur, législateur, etc.) comme plus largement de l’économie et du travail, invitent à le considérer comme un acteur pluriel. Questionner ses pratiques en matière de négociation collective et de développement permet donc de mieux comprendre les logiques socio-économiques à l’œuvre dans la France de la seconde moitié du XXe siècle.
Les travailleurs et leurs organisations syndicales ne sont pas en reste : ils élaborent eux aussi des stratégies, dont les objectifs sont souvent de préserver l’emploi, d’améliorer la situation du personnel ou encore de permettre un développement des plans de charge. Même si leur approche est avant tout sociale, ils n’hésitent pas à se positionner sur les plans économique ou politique pour tenter d’influencer les trajectoires industrielles et les conditions d’emploi. Pour exemple, à la charnière des années 1940 et 1950, plusieurs mobilisations sont organisées pour la défense de l’aéronautique dans un contexte de restructuration profonde du secteur au plan national. Les syndicats sont amenés à prendre position et à mettre en place des institutions originales, par exemple des comités de défense, dont l’objectif est la sauvegarde de l’industrie ou plus spécifiquement du Bureau d’études (BE) toulousain de la SNCASE.
Ainsi, la prise en compte des transformations internes et externes, mais également des évolutions économiques et conjoncturelles locales, nationales et internationales, permet de donner de la profondeur à cette histoire d’entreprise. Si les fabrications sous licence (OTAN, De Havilland, etc.) et la sous-traitance, en particulier pour Dassault, contribuent à stabiliser la situation dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la croissance de l’aviation civile aide l’établissement à s’imposer comme l’un des grands centres de conception et de fabrication d’appareils de transport de gros tonnage.
Schématiquement, après les galops d’essai – et les demi-échecs – que constituent le SE 161 Languedoc ou le SE 2010 Armagnac, la décision de réaliser Caravelle impose les usines de Toulouse comme un des sites principaux de la production d’avions commerciaux. Mais si le programme SE 210 Caravelle est pour l’essentiel réalisé au sein de Sud-Aviation, ce n’est pas le cas de Concorde ou d’Airbus qui viennent marquer l’inscription du secteur dans une dimension beaucoup plus internationalisée. Au terme de la décennie 1970 cependant, de grandes incertitudes planent sur cette entreprise phare du tissu toulousain, plongée dans la crise avec l’échec du Concorde franco-britannique et la stagnation de l’Airbus européen.
Au plan socio-politique, alors que le site toulousain apparaît comme un bastion socialiste dans les années 1930, la Seconde Guerre mondiale tend à rebattre les cartes et ce sont les communistes qui y renforcent leur emprise. Les deux tendances nées de la scission syndicale de la fin 1947, CGT et CGT-FO, se livrent à une lutte d’influence déterminante dans la compréhension des relations sociales, même si d’autres, à l’image de la CFTC-CFDT, parviennent progressivement à se faire entendre. Alors que plusieurs syndicats dits « indépendants » ne parviennent pas à s’implanter durablement, la CGC est fondée en 1962 dans l’établissement, preuve d’attentes différentes de la part de certaines catégories de personnel, en particulier parmi les techniciens, les ingénieurs et les cadres. Les événements nationaux et internationaux ne sont pas étrangers aux affrontements politiques et syndicaux qui prennent corps dans les usines, à l’image de la guerre froide, des événements de Hongrie (1956) ou encore de la guerre d’Algérie.
Durant les années 1950 et 1960, les salariés sont souvent amenés à recourir à des moyens d’action conflictuels pour tenter de se faire entendre. Aux plans national et local, l’État refuse toute concession qui pourrait entraîner une contagion revendicative, en particulier en matière de rémunérations. Les syndicats apprennent donc à jouer avec les échelons de la négociation (interprofessionnel, branche, entreprise, établissement, national, local, etc.) et n’hésitent pas à comparer la situation des travailleurs aux différents niveaux. L’État sait lui aussi imbriquer le conflit et le compromis, les décisions structurelles et conjoncturelles, etc. Tous les protagonistes mettent en œuvre des stratégies complexes dans leur approche des relations socio-économiques : ils apprennent de leurs erreurs, nouent des alliances, construisent des institutions de coordination, etc.
Mais, la répétition des arrêts de travail et les impasses suscitées par l’approche conflictuelle amènent une partie des acteurs à vouloir transformer le cadre de la négociation collective, pour réduire les antagonismes et les tensions sociales. Alors que le site toulousain s’impose comme une pièce centrale dans les dispositifs liés au Concorde et à l’Airbus, la direction souhaite favoriser un développement industriel le moins heurté possible, dans le contexte d’une internationalisation croissante des processus productifs et d’une mise en réseau des entreprises. À partir du milieu des années 1960, alors que les grèves sont nombreuses et souvent marquées par une unité d’action syndicale patiemment construite autour de revendications salariales, la direction décide de changer de tactique. En réalisant certaines concessions et en tentant de renouer avec les organisations modérées, elle parvient à fissurer le front qui lui est souvent opposé. Pour ce faire, elle n’hésite pas à employer des stratégies de court, moyen et long termes, afin de peser sur les trajectoires industrielles et d’influencer le déroulement des relations professionnelles.
Après la signature d’un accord partiel à Sud-Aviation en 1967, dont l’objet est d’engager une unification de conditions sociales très disparates entre les établissements, la discussion d’un texte après la fusion des entreprises publiques au sein de la Société nationale industrielle Aérospatiale (SNIAS) en 1970, constitue une tentative de refonte de la négociation collective s’appuyant sur une contractualisation des rapports sociaux. Un temps perturbée par la crise de mai-juin 1968, cette démarche est renforcée par l’irruption de la « Nouvelle société » chère au Premier ministre Jacques Chaban-Delmas et à ses conseillers. L’accord est signé en deux temps, le 1er juillet 1970 pour les ingénieurs et cadres, le 21 octobre 1970 pour les autres catégories de personnel, au terme de pourparlers très compliqués. Il permet notamment d’engager un processus d’unification de la situation des salariés des différentes usines.
Bien qu’il soit au départ le fruit d’un compromis minoritaire, il s’impose néanmoins rapidement. Permettant des gains pour le personnel – mais limitant également le périmètre des négociations –, il contribue aussi à une hausse de la productivité, fondée en partie sur une plus grande stabilité industrielle et commerciale. Les mutations à l’œuvre dans les années 1970 et 1980 ne sont pas non plus étrangères à cette évolution, à l’image de l’individualisation croissante du rapport salarial ou encore du déclin des pratiques ouvrières dans l’entreprise. La répression et la discrimination auxquelles sont confrontées la CGT et la CFDT principalement, constituent d’autres facteurs pouvant expliquer ces transformations8, comme cela a pu être constaté un peu plus tôt aux usines de Marignane9 et un peu plus tard à celles de Saint-Nazaire10. Dans le cas toulousain notamment, les modifications qu’entraînent les mutations industrielles dans la mobilisation de la main-d’œuvre contribuent à asseoir définitivement cette transformation11. En effet, le salariat apparaît nettement plus qualifié dans l’aéronautique que dans d’autres secteurs. Dans le cas des usines de Toulouse, si les ouvriers représentent 61,7 % de l’effectif en 1957, ils ne sont plus que 34,7 % en 1971 et 18,1 % en 1987. Dans le même temps, le pourcentage de techniciens augmente de 12,1 % en 1957 à 34,4 % en 1971 et 47,1 % en 1987.
Après la signature de l’accord d’entreprise, la CGT est très affaiblie, même si elle reste la première organisation syndicale jusqu’à la fin des années 1970. La CFDT est confrontée à une crise majeure durant cette décennie, semble-t-il en raison de son refus de se rallier au compromis. Tout au long des années 1970, ces deux syndicats ont du mal à mobiliser sur certaines thématiques pourtant porteuses ailleurs : la figure de l’ouvrier spécialisée ou encore celle du travailleur immigré, apparaissent nettement moins centrales que dans l’automobile par exemple. Preuve de leur échec, dès 1972, l’« entente », alliance CGT-FO et CGC, parvient à s’emparer du CE pour le gérer de manière « homogène », c’est-à-dire sans impliquer les deux autres organisations. Durant la décennie précédente pourtant, celui-ci était géré au prorata de l’influence (figures 1 et 2), même si cela n’allait pas sans susciter des tensions entre les syndicats.
+ Figure 1 : Évolution de l’influence syndicale aux élections des Délégués du personnel (Tous collèges, 1955-1979)
Année/syndicat |
CGT |
CGT-FO |
CFTC/CFDT |
CGC |
CFTC |
1955 |
52,1 |
42,9 |
5 |
X |
X |
1962 |
47,6 |
30,2 |
14,5 |
7,7 |
X |
1970 |
42,8 |
27,1 |
21,9 |
8,2 |
X |
1979 |
35,8 |
36,5 |
14,6 |
8,9 |
4,1 |
Source : Tableau extrait des données présentées dans la thèse
+ Figure 2 : Évolution de l’influence syndicale aux élections au Comité d’établissement (Tous collèges, 1954-1980)
Année/syndicat |
CGT |
CFTC/CFDT |
CGT-FO |
CGC |
CFTC |
1952 |
54,5 |
7,2 |
38,3 |
X |
X |
1962 |
51 |
14,6 |
31,4 |
3 |
X |
1970 |
42,5 |
21,3 |
28,8 |
7,4 |
X |
1972 |
38 |
16 |
46 |
X |
|
1980 |
33,5 |
16,6 |
49,9 |
Source : Tableau extrait des données présentées dans la thèse
Certes, les conflits au sein des usines de Toulouse sont encore nombreux dans les années 1970, mais les syndicats les plus modérés gagnent en influence et tendent rapidement à prendre le dessus. Aussi, il semble que l’insubordination salariale se développe de manière plus importante dans les années 1960 que dans les années 1970 au sein de l’établissement toulousain. La séquence s’y referme au moment de la séquestration de septembre 1974, dans le contexte de l’arrêt du projet Concorde et des grandes difficultés traversées par le programme Airbus. Mais, cela est vrai quand on s’en tient à l’intérieur de l’espace usinier : si les stratégies suivies par la CGT et la CFDT ne sont plus majoritaires, elles s’expriment encore avec force à l’extérieur de son périmètre, ce que confirment par exemple les luttes pour la relance de Concorde entre 1974 à 1978. À l’inverse, le cas de l’établissement de Saint-Nazaire offre un autre visage et la séquence s’y referme plus tardivement, notamment en raison d’une activité plus tournée vers la production.
En guise de conclusion provisoire
L’objectif de cette recherche était non seulement de mieux saisir comment se bâtissent les rapports sociaux au quotidien, mais aussi de réfléchir à la place prise par les salariés au sein d’une firme soumise à l’autorité de l’État-employeur. Outre une meilleure connaissance des trajectoires et des relations socio-industrielles, cette thèse livre des éléments de compréhension sur l’action de l’État au sein de ses sociétés et dans l’économie, en particulier sur sa centralité dans le secteur aéronautique. Loin d’être monolithique, l’entreprise traduit donc des concurrences, des oppositions ou des alliances entre ses protagonistes. Ce travail souligne que les potentialités d’expansion d’une société dépendent pour partie de la capacité de ses acteurs à coopérer et à réaliser des compromis, même au terme de durs conflits.
Ainsi, à la différence de ce qu’il peut se passer aux autres échelles, les relations professionnelles dans l’entreprise sont souvent fondées sur la conciliation. Les salariés et leurs organisations syndicales jouent un grand rôle dans l’élaboration, la mise en œuvre, l’échec ou la réussite des stratégies déployées. Même si des tensions plus ou moins grandes peuvent émailler la négociation, parvenir à un consensus, majoritaire si possible, reste un objectif central. Malgré leurs divergences et des aspirations parfois contraires ou contradictoires, les acteurs sont tenus de s’entendre : il en va de l’avenir de leurs relations, comme de celui de la firme. Si la contribution des travailleurs et de leurs organisations syndicales ne trouve pas toujours de débouché, il n’en demeure pas moins que ceux-ci s’investissent dans la définition et dans l’exécution des politiques qui président au développement du secteur. En prenant la parole, en forçant la main aux pouvoirs publics et à leur direction, en construisant des alternatives ou encore en s’engageant, ils participent à l’édification de leur entreprise, au quotidien, entre conflit et consensus.