Bâtir les relations professionnelles sous l’égide de l’État. Conflits et consensus socio-économiques dans un établissement de constructions aéronautiques français (1943-1978)

  • Building professional relationships under the aegis of the state. Socioeconomic conflicts and consensus in a French aeronautic factory (1943-1978)

Résumés

Si l’industrie aéronautique a fait l’objet d’investigations historiques poussées, le versant économique et social semble être resté dans l’ombre pour ce qui concerne l’après Seconde Guerre mondiale. Cette thèse de doctorat, à travers l’exemple d’un établissement de constructions aéronautiques nationalisé, s’intéresse au rôle joué par les salariés dans l’édification de l’entreprise sur une trentaine d’années, au moyen d’une micro-histoire socio-économique. L’analyse des trajectoires suivies par la négociation collective, ainsi qu’une attention portée au développement industriel et à l’activité productive, permettent de mettre en lumière comment se construisent, au quotidien, les relations professionnelles au sein d’une firme relevant de l’autorité de l’État. La politisation des rapports sociaux qui découle de son statut et de son rôle dans la Défense nationale, amène souvent ses acteurs à s’opposer sur les questions sociales, industrielles ou encore politiques tout au long des années 1950 et des années 1960. Dans le dernier tiers de cette décennie, une partie d’entre eux décide finalement de revenir à la table des négociations et de fonder leurs relations sur des pratiques contractuelles, ce qui contribue, au terme de discussions difficiles, à un apaisement durable des relations sociales.

Ainsi, s’interroger sur les rapports qui prennent forme dans l’espace usinier, à une échelle multiscalaire – entre local, national et international et entre établissement, société, branche et interprofessionnel – permet de mettre en évidence la capacité qu’ont les protagonistes à réaliser ou non des compromis. Il s’agit de mieux comprendre le rôle des conflits et des consensus dans le développement industriel, afin de démontrer que de la santé de relations sociales peut dépendre, pour partie, son développement socio-économique. L’exemple démontre qu’à rebours des schémas communément admis, il existe une culture de la négociation dans les entreprises, lorsque le compromis est rendu possible par la coopération des diverses parties, et ce, même lorsque les relations professionnelles y sont fondées sur le rapport de forces, ou marquées par l’influence des thématiques politiques et par l’intrication des rôles de l’État.

Whilst the aviation industry has been the subject of extensive historical investigations, economic and social topics seem to have remained in the shadows as far as the post-World War II period is concerned. This PhD thesis, through the example of a state-owned aeronautical company, and using a socio-economic micro-history method, focuses on the role played by workers in the building of an aeronautics company over thirty years. By analysing the trajectories followed by collective bargaining, as well as paying attention to industrial development and productive activity, this thesis highlights how professional relationships were built, day after day, inside a firm under the authority of the State. The politicization of industrial relationships, that derived from the company’s status and role in National Defence, often led its actors to oppose each other on social, industrial or political issues throughout the 1950s and 1960s. In the last third of this decade, some of these actors finally decided to return to the bargaining table and base their relations on contractual practices, which contributed, after difficult discussions, to a lasting mollification of these industrial relations.

Hence, using a multi-scalar approach to interrogate the relationships that emerged in the factory space, between local, national and international and between plant, firm, branch and inter-professional, makes it possible to evidence the capacity of the protagonists to either succeed or fail in coming to compromises and trade-offs. The aim is thus to understand the role of conflict and consensus in industrial development, in order to demonstrate that the health of industrial relations may depend, at least partly, on a company’s socio-economic development. This example also shows that, contrary to commonly accepted thought, there is a culture of bargaining in French companies, when trade-offs are made possible by the cooperation of the various protagonists, even when professional relationships are based on power dynamics, or influenced by political issues and by the complexities of State intervention.

Plan

Texte

L’aéronautique représente depuis plusieurs décennies un secteur structurant de l’économie française1. Elle se trouve placée au cœur d’enjeux pluriels – politiques, sociaux, financiers, culturels, etc. – qui en font une industrie fondamentale dans la capacité d’un pays à être maître de son destin après la Seconde Guerre mondiale. Elle n’a cessé de marquer de son empreinte la région toulousaine depuis les années 1910 pour y occuper, de nos jours, une place centrale. Au moyen d’une micro-histoire socio-économique, cette thèse renseigne sur le rôle joué par les acteurs – les salariés et leurs organisations, les pouvoirs publics, les groupements professionnels, etc. – dans le développement de l’établissement toulousain d’une société nationalisée de constructions aéronautiques (SNCA), entre le milieu des années 1940 et la fin des années 1970. Par une analyse des dispositifs et des moyens mis en œuvre dans le cadre des relations de travail, il s’agit de mieux comprendre ce qui fait l’entreprise au quotidien et dans ses diverses dimensions.

Une approche socio-économique des relations professionnelles

La réalisation d’un mémoire de master consacré à l’industrie de Haute-Garonne (chimie, textile, électronique, etc.) a beaucoup joué dans la définition de ce sujet de recherche doctorale2. À la suite des travaux de l’historien Xavier Vigna sur l’insubordination ouvrière3, l’objectif était de s’intéresser aux conséquences des grèves de mai-juin 1968 à court et moyen terme, dans un département où la contestation sociale avait connu des destins différents dans les années 1968. L’entreprise principale de l’aéronautique locale semblait suivre une trajectoire singulière sous la conjonction de facteurs pluriels4.

Dans la continuité de ces premières recherches, la lecture de la bibliographie est venue montrer que l’aéronautique n’est pas une préoccupation nouvelle, puisqu’elle fait depuis longtemps l’objet d’une grande diversité de travaux, que ce soit à l’initiative de ses acteurs, de passionnés ou encore d’universitaires5. Pour ne prendre ici que l’exemple de ces derniers, géographes, sociologues, économistes ou encore gestionnaires ont beaucoup écrit sur l’organisation industrielle, sur les liens construits avec le territoire ou encore sur les stratégies de l’innovation. Plusieurs notions sont empruntées par l’auteur à la sociologie du travail et des relations professionnelles, à la géographie industrielle ou encore à l’économie politique. Si les historiennes et les historiens se sont saisis du thème dans les années 1970, leurs analyses ont principalement porté sur les pionniers, les aspects techniques, les implications politiques et militaires ou encore la dimension culturelle. Mais, le versant socio-économique reste moins connu, en particulier si l’on excepte les travaux menés à partir des années 1980 par les historiens Herrick Chapman6 et Emmanuel Chadeau7.

Aussi, l’ambition de cette thèse de doctorat est de compléter leurs recherches et de tracer de nouveaux sillons, notamment en s’intéressant à la seconde moitié du XXe siècle. En portant une attention particulière aux aspects industriels, politiques, sociaux, etc., l’objectif est de mieux comprendre comment les relations professionnelles évoluent au sein d’une société dans laquelle l’État joue un rôle central. Il s’agit en outre de s’interroger sur les grandes phases du développement de l’aéronautique et son insertion toujours plus poussée dans des processus productifs internationalisés. Mener une étude socio-historique des liens noués par les acteurs dans le cadre des relations de travail entre local, national et international ou encore entre interprofessionnel, branche ou secteur, permet en effet de porter l’attention sur la construction de l’entreprise aux diverses échelles, en accordant aux salariés une place centrale dans le système productif.

L’ampleur d’un tel sujet impose de définir pour objet d’étude un espace bien délimité, afin de donner une plus grande cohérence à l’analyse. En ce sens, les usines toulousaines d’une firme publique de constructions aéronautiques, par le rôle qu’elles prennent progressivement dans les processus industriels, constituent un « terrain » pertinent. Porter l’attention sur les questions sociales en lien avec le développement économique aide également à mieux saisir comment les syndicats composent avec les stratégies d’entreprise et comment le dialogue entre ses acteurs participe de leur réussite ou de leur échec. La grille d’analyse déployée prend en compte les recompositions qui affectent le secteur dans le temps et dans ses différents espaces d’insertion, sans toutefois perdre de vue le lieu du déroulement de la relation de travail.

En s’intéressant à l’édification des rapports sociaux au quotidien, il s’agit donc de considérer des usages, des pratiques et des interactions co-construites au fil des jours, des années ou des décennies – sans toutefois négliger la relation de subordination qui existe dans le cadre du contrat de travail. L’analyse minutieuse des ressorts et des modalités de la négociation collective permet de mieux comprendre le rôle joué par les conflits, par les compromis ou encore par la recherche de consensus dans le développement des entreprises.

Des sources diverses

La mobilisation de fonds d’archives publics et privés, primaires et secondaires, internes ou externes, a été un élément décisif dans la réalisation d’un tel projet. Malgré tout, il a fallu emprunter des chemins de traverse pour parvenir à accéder aux indispensables sources de l’entreprise. En France, Airbus, qui a hérité des fonds patrimoniaux des sociétés publiques qui l’ont précédé, n’a pas défini de politique précise de mise à disposition. Les contacts établis révèlent que plusieurs auraient été détruits, perdus ou rendus inaccessibles au fil des restructurations et au moment de la privatisation d’Aérospatiale, à la fin des années 1990. Certains faits sont donc demeurés dans l’ombre, et il n’a pas toujours été possible de confirmer ou d’infirmer les hypothèses autrement que par des faisceaux d’indices.

Afin de pallier cette limite, plusieurs ressources ont été mobilisées, en particulier les fonds du Comité d’établissement (CE), acteur important des relations professionnelles. Offrant à la fois l’accès à la parole des syndicats et à celle de la direction, il aide notamment à préciser les thèmes au cœur de l’activité du site toulousain. Ses archives permettent par exemple de jauger la santé des rapports sociaux, de dévoiler des postures ou de suivre le déroulement de la négociation collective au quotidien. La place accordée à l’Institution représentative du personnel (IRP) tout au long de cette thèse, et le suivi de ses pratiques au jour le jour, montrent qu’elle constitue un vecteur d’expression central pour les organisations syndicales, dans le contexte d’une institutionnalisation croissante. Les conceptions des acteurs sur son fonctionnement et sur les politiques à y mettre en œuvre sont plurielles et traduisent les évolutions de leurs stratégies au fil des décennies. Le CE constitue l’un des pivots de la régulation au sein de l’établissement, et son rôle apparaît déterminant dans la connaissance qu’ont les syndicats des faits socio-économiques, ou dans les relations construites avec la direction.

D’autres fonds ont été utilisés afin d’acquérir une meilleure connaissance des usines toulousaines. Par exemple, les archives syndicales (Institut d’histoire sociale CGT de Haute-Garonne, archives de la CGT-FO, etc.) donnent à voir des perceptions très diverses de la vie quotidienne dans l’entreprise. Elles compensent en partie l’impossibilité d’accéder directement aux documents produits et conservés par ressources humaines. Tracts, compte-rendu de réunions, notes de service ou encore textes de loi permettent de porter l’attention sur la construction de l’action syndicale dans ses diverses dimensions, mais également de dévoiler les prises de position de la hiérarchie, les grands thèmes et les grandes tendances de la négociation collective, l’influence des questions politiques, etc. Les archives (journaux internes, rapports, témoignages, etc.) de l’Aérothèque, très riches d’un point de vue technique, apportent également des informations économiques et sociales importantes sur l’organisation industrielle, les évolutions du travail, la formation professionnelle, etc. Quantité d’autres documents ont été exploités, notamment provenant des fonds de la préfecture de police, des archives de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) ou encore des fonds aéronautiques du Service historique de la défense (SHD). Enfin, cette thèse se nourrit de l’apport d’une centaine de témoignages.

Trois décennies d’évolutions sociales et industrielles majeures et structurantes

S’il n’est pas question de reprendre point par point l’argumentaire développé dans la thèse, il apparaît tout de même nécessaire d’en présenter quelques-uns des traits les plus saillants. En effet, des transformations majeures surviennent durant ces trois décennies : les usines et les fabrications des années 1970 n’ont que peu à voir avec celles des années 1940.

Au plan industriel, la période est marquée par un renforcement de l’importance du secteur aéronautique dans l’économie française et européenne. Ces années sont également celles d’un accroissement de la centralité des usines toulousaines dans les processus de production nationaux et internationaux. Au plan social, la diversification du salariat qui découle du renouvellement technique conduit à des mutations importantes. Celles-ci peuvent parfois induire des désaccords, des oppositions ou des incompréhensions entre les salariés et leur direction, tout autant qu’entre les travailleurs eux-mêmes. Les acteurs impliqués dans le développement du secteur agissent selon des rationalités et des modalités d’action qui leurs sont propres et qui peuvent évoluer dans le temps. Mais, elles ont toutes pour point commun de participer de la construction de l’entreprise.

Jusqu’à la fin des années 1990, l’intervention de l’État détermine largement les options stratégiques, les orientations industrielles ou encore le déroulement des relations professionnelles. La diversité de ses rôles dans la gestion des firmes (décideur, médiateur, législateur, etc.) comme plus largement de l’économie et du travail, invitent à le considérer comme un acteur pluriel. Questionner ses pratiques en matière de négociation collective et de développement permet donc de mieux comprendre les logiques socio-économiques à l’œuvre dans la France de la seconde moitié du XXe siècle.

Les travailleurs et leurs organisations syndicales ne sont pas en reste : ils élaborent eux aussi des stratégies, dont les objectifs sont souvent de préserver l’emploi, d’améliorer la situation du personnel ou encore de permettre un développement des plans de charge. Même si leur approche est avant tout sociale, ils n’hésitent pas à se positionner sur les plans économique ou politique pour tenter d’influencer les trajectoires industrielles et les conditions d’emploi. Pour exemple, à la charnière des années 1940 et 1950, plusieurs mobilisations sont organisées pour la défense de l’aéronautique dans un contexte de restructuration profonde du secteur au plan national. Les syndicats sont amenés à prendre position et à mettre en place des institutions originales, par exemple des comités de défense, dont l’objectif est la sauvegarde de l’industrie ou plus spécifiquement du Bureau d’études (BE) toulousain de la SNCASE.

Ainsi, la prise en compte des transformations internes et externes, mais également des évolutions économiques et conjoncturelles locales, nationales et internationales, permet de donner de la profondeur à cette histoire d’entreprise. Si les fabrications sous licence (OTAN, De Havilland, etc.) et la sous-traitance, en particulier pour Dassault, contribuent à stabiliser la situation dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la croissance de l’aviation civile aide l’établissement à s’imposer comme l’un des grands centres de conception et de fabrication d’appareils de transport de gros tonnage.

Schématiquement, après les galops d’essai – et les demi-échecs – que constituent le SE 161 Languedoc ou le SE 2010 Armagnac, la décision de réaliser Caravelle impose les usines de Toulouse comme un des sites principaux de la production d’avions commerciaux. Mais si le programme SE 210 Caravelle est pour l’essentiel réalisé au sein de Sud-Aviation, ce n’est pas le cas de Concorde ou d’Airbus qui viennent marquer l’inscription du secteur dans une dimension beaucoup plus internationalisée. Au terme de la décennie 1970 cependant, de grandes incertitudes planent sur cette entreprise phare du tissu toulousain, plongée dans la crise avec l’échec du Concorde franco-britannique et la stagnation de l’Airbus européen.

Au plan socio-politique, alors que le site toulousain apparaît comme un bastion socialiste dans les années 1930, la Seconde Guerre mondiale tend à rebattre les cartes et ce sont les communistes qui y renforcent leur emprise. Les deux tendances nées de la scission syndicale de la fin 1947, CGT et CGT-FO, se livrent à une lutte d’influence déterminante dans la compréhension des relations sociales, même si d’autres, à l’image de la CFTC-CFDT, parviennent progressivement à se faire entendre. Alors que plusieurs syndicats dits « indépendants » ne parviennent pas à s’implanter durablement, la CGC est fondée en 1962 dans l’établissement, preuve d’attentes différentes de la part de certaines catégories de personnel, en particulier parmi les techniciens, les ingénieurs et les cadres. Les événements nationaux et internationaux ne sont pas étrangers aux affrontements politiques et syndicaux qui prennent corps dans les usines, à l’image de la guerre froide, des événements de Hongrie (1956) ou encore de la guerre d’Algérie.

Durant les années 1950 et 1960, les salariés sont souvent amenés à recourir à des moyens d’action conflictuels pour tenter de se faire entendre. Aux plans national et local, l’État refuse toute concession qui pourrait entraîner une contagion revendicative, en particulier en matière de rémunérations. Les syndicats apprennent donc à jouer avec les échelons de la négociation (interprofessionnel, branche, entreprise, établissement, national, local, etc.) et n’hésitent pas à comparer la situation des travailleurs aux différents niveaux. L’État sait lui aussi imbriquer le conflit et le compromis, les décisions structurelles et conjoncturelles, etc. Tous les protagonistes mettent en œuvre des stratégies complexes dans leur approche des relations socio-économiques : ils apprennent de leurs erreurs, nouent des alliances, construisent des institutions de coordination, etc.

Mais, la répétition des arrêts de travail et les impasses suscitées par l’approche conflictuelle amènent une partie des acteurs à vouloir transformer le cadre de la négociation collective, pour réduire les antagonismes et les tensions sociales. Alors que le site toulousain s’impose comme une pièce centrale dans les dispositifs liés au Concorde et à l’Airbus, la direction souhaite favoriser un développement industriel le moins heurté possible, dans le contexte d’une internationalisation croissante des processus productifs et d’une mise en réseau des entreprises. À partir du milieu des années 1960, alors que les grèves sont nombreuses et souvent marquées par une unité d’action syndicale patiemment construite autour de revendications salariales, la direction décide de changer de tactique. En réalisant certaines concessions et en tentant de renouer avec les organisations modérées, elle parvient à fissurer le front qui lui est souvent opposé. Pour ce faire, elle n’hésite pas à employer des stratégies de court, moyen et long termes, afin de peser sur les trajectoires industrielles et d’influencer le déroulement des relations professionnelles.

Après la signature d’un accord partiel à Sud-Aviation en 1967, dont l’objet est d’engager une unification de conditions sociales très disparates entre les établissements, la discussion d’un texte après la fusion des entreprises publiques au sein de la Société nationale industrielle Aérospatiale (SNIAS) en 1970, constitue une tentative de refonte de la négociation collective s’appuyant sur une contractualisation des rapports sociaux. Un temps perturbée par la crise de mai-juin 1968, cette démarche est renforcée par l’irruption de la « Nouvelle société » chère au Premier ministre Jacques Chaban-Delmas et à ses conseillers. L’accord est signé en deux temps, le 1er juillet 1970 pour les ingénieurs et cadres, le 21 octobre 1970 pour les autres catégories de personnel, au terme de pourparlers très compliqués. Il permet notamment d’engager un processus d’unification de la situation des salariés des différentes usines.

Bien qu’il soit au départ le fruit d’un compromis minoritaire, il s’impose néanmoins rapidement. Permettant des gains pour le personnel – mais limitant également le périmètre des négociations –, il contribue aussi à une hausse de la productivité, fondée en partie sur une plus grande stabilité industrielle et commerciale. Les mutations à l’œuvre dans les années 1970 et 1980 ne sont pas non plus étrangères à cette évolution, à l’image de l’individualisation croissante du rapport salarial ou encore du déclin des pratiques ouvrières dans l’entreprise. La répression et la discrimination auxquelles sont confrontées la CGT et la CFDT principalement, constituent d’autres facteurs pouvant expliquer ces transformations8, comme cela a pu être constaté un peu plus tôt aux usines de Marignane9 et un peu plus tard à celles de Saint-Nazaire10. Dans le cas toulousain notamment, les modifications qu’entraînent les mutations industrielles dans la mobilisation de la main-d’œuvre contribuent à asseoir définitivement cette transformation11. En effet, le salariat apparaît nettement plus qualifié dans l’aéronautique que dans d’autres secteurs. Dans le cas des usines de Toulouse, si les ouvriers représentent 61,7 % de l’effectif en 1957, ils ne sont plus que 34,7 % en 1971 et 18,1 % en 1987. Dans le même temps, le pourcentage de techniciens augmente de 12,1 % en 1957 à 34,4 % en 1971 et 47,1 % en 1987.

Après la signature de l’accord d’entreprise, la CGT est très affaiblie, même si elle reste la première organisation syndicale jusqu’à la fin des années 1970. La CFDT est confrontée à une crise majeure durant cette décennie, semble-t-il en raison de son refus de se rallier au compromis. Tout au long des années 1970, ces deux syndicats ont du mal à mobiliser sur certaines thématiques pourtant porteuses ailleurs : la figure de l’ouvrier spécialisée ou encore celle du travailleur immigré, apparaissent nettement moins centrales que dans l’automobile par exemple. Preuve de leur échec, dès 1972, l’« entente », alliance CGT-FO et CGC, parvient à s’emparer du CE pour le gérer de manière « homogène », c’est-à-dire sans impliquer les deux autres organisations. Durant la décennie précédente pourtant, celui-ci était géré au prorata de l’influence (figures 1 et 2), même si cela n’allait pas sans susciter des tensions entre les syndicats.

+ Figure 1 : Évolution de l’influence syndicale aux élections des Délégués du personnel (Tous collèges, 1955-1979)

Année/syndicat

CGT

CGT-FO

CFTC/CFDT

CGC

CFTC

1955

52,1

42,9

5

X

X

1962

47,6

30,2

14,5

7,7

X

1970

42,8

27,1

21,9

8,2

X

1979

35,8

36,5

14,6

8,9

4,1

Source : Tableau extrait des données présentées dans la thèse

+ Figure 2 : Évolution de l’influence syndicale aux élections au Comité d’établissement (Tous collèges, 1954-1980)

Année/syndicat

CGT

CFTC/CFDT

CGT-FO

CGC

CFTC

1952

54,5

7,2

38,3

X

X

1962

51

14,6

31,4

3

X

1970

42,5

21,3

28,8

7,4

X

1972

38

16

46

X

1980

33,5

16,6

49,9

Source : Tableau extrait des données présentées dans la thèse

Certes, les conflits au sein des usines de Toulouse sont encore nombreux dans les années 1970, mais les syndicats les plus modérés gagnent en influence et tendent rapidement à prendre le dessus. Aussi, il semble que l’insubordination salariale se développe de manière plus importante dans les années 1960 que dans les années 1970 au sein de l’établissement toulousain. La séquence s’y referme au moment de la séquestration de septembre 1974, dans le contexte de l’arrêt du projet Concorde et des grandes difficultés traversées par le programme Airbus. Mais, cela est vrai quand on s’en tient à l’intérieur de l’espace usinier : si les stratégies suivies par la CGT et la CFDT ne sont plus majoritaires, elles s’expriment encore avec force à l’extérieur de son périmètre, ce que confirment par exemple les luttes pour la relance de Concorde entre 1974 à 1978. À l’inverse, le cas de l’établissement de Saint-Nazaire offre un autre visage et la séquence s’y referme plus tardivement, notamment en raison d’une activité plus tournée vers la production.

En guise de conclusion provisoire

L’objectif de cette recherche était non seulement de mieux saisir comment se bâtissent les rapports sociaux au quotidien, mais aussi de réfléchir à la place prise par les salariés au sein d’une firme soumise à l’autorité de l’État-employeur. Outre une meilleure connaissance des trajectoires et des relations socio-industrielles, cette thèse livre des éléments de compréhension sur l’action de l’État au sein de ses sociétés et dans l’économie, en particulier sur sa centralité dans le secteur aéronautique. Loin d’être monolithique, l’entreprise traduit donc des concurrences, des oppositions ou des alliances entre ses protagonistes. Ce travail souligne que les potentialités d’expansion d’une société dépendent pour partie de la capacité de ses acteurs à coopérer et à réaliser des compromis, même au terme de durs conflits.

Ainsi, à la différence de ce qu’il peut se passer aux autres échelles, les relations professionnelles dans l’entreprise sont souvent fondées sur la conciliation. Les salariés et leurs organisations syndicales jouent un grand rôle dans l’élaboration, la mise en œuvre, l’échec ou la réussite des stratégies déployées. Même si des tensions plus ou moins grandes peuvent émailler la négociation, parvenir à un consensus, majoritaire si possible, reste un objectif central. Malgré leurs divergences et des aspirations parfois contraires ou contradictoires, les acteurs sont tenus de s’entendre : il en va de l’avenir de leurs relations, comme de celui de la firme. Si la contribution des travailleurs et de leurs organisations syndicales ne trouve pas toujours de débouché, il n’en demeure pas moins que ceux-ci s’investissent dans la définition et dans l’exécution des politiques qui président au développement du secteur. En prenant la parole, en forçant la main aux pouvoirs publics et à leur direction, en construisant des alternatives ou encore en s’engageant, ils participent à l’édification de leur entreprise, au quotidien, entre conflit et consensus.

Notes

1 JUILLIET Clair, Bâtir les relations professionnelles sous l’égide de l’État. Conflits et consensus socio-économiques dans un établissement de constructions aéronautiques français (1943-1978), Thèse de doctorat en histoire contemporaine, Sous la dir. de OLIVIER Jean-Marc, UT2J, Toulouse, 12 novembre 2018, 1 006 p. Retour au texte

2 JUILLIET Clair, LLOPART Michael, Défis industriels et mouvements sociaux en Haute-Garonne (1967-1978), 4 vol., Mémoire de master 2 en histoire contemporaine, Sous la dir. de BOSCUS Alain, UTM, Toulouse, 2010, 1 347 p. Retour au texte

3 VIGNA Xavier, L’insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Histoire, PUR, Rennes, 2007, 378 p. ; DREYFUS-ARMAND Geneviève, FRANK Robert, LEVY Marie-Françoise, ZANCARINI-FOURNEL Michelle (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Histoire du temps présent, Complexe, Bruxelles, 2000, 525 p. Retour au texte

4 Créée par le Front populaire par nationalisation de l’entreprise d’Émile Dewoitine, entre 1937 et 1978 elle porte successivement les noms de Société nationale de constructions aéronautiques du Midi (SNCAM), Société nationale de constructions aéronautiques du Sud-Est (SNCASE), Est-Aviation SNCA, Sud-Aviation, Société nationale industrielle-Aérospatiale (SNIAS). Retour au texte

5 L’auteur a esquissé un bilan historiographique du thème. Voir la thèse : « L’aéronautique : entre mémoires des acteurs et objet d’étude pour les sciences humaines et sociales », p. 16 à 53. Retour au texte

6 Voir la thèse d’Herrick Chapman : CHAPMAN Herrick, State capitalism and working-class. Radicalism in the French aircraft industry, University of California Press, Berkeley, 1991, 480 p. et sa traduction en français : CHAPMAN Herrick, L’Aéronautique : Salariés et patrons d’une industrie française (1928-1950), Histoire, PUR, Rennes, 2011, 430 p. Retour au texte

7 Voir la thèse d’Emmanuel Chadeau : CHADEAU Emmanuel, État, entreprise et développement économique : l’industrie aéronautique en France (1900-1940), 5 vol., Thèse en histoire contemporaine, sous la direction de LÉVY-LEBOYER Maurice, Université Paris X, Paris, 1986, 1 387 p. publiée sous le titre : CHADEAU Emmanuel, De Blériot à Dassault : histoire de l’industrie aéronautique en France : 1900-1950, Fayard, Paris, 552 p. Retour au texte

8 JUILLIET Clair, « Les stratégies patronales de « réforme du dialogue social » à la SNIAS de Toulouse dans la première moitié des années 1970 : une discrimination de l’action syndicale », dans AMOSSÉ Thomas et DENIS Jean-Michel (coord.), « [Dossier] Les discriminations syndicales en questions », Travail et Emploi, n° 145, janvier-mars 2016. Retour au texte

9 MAHÉ Nadine, Le Laboratoire, Les films du Grippaud, 2013, 71 minutes. Retour au texte

10 BELLIOT Gilles, CHEVALIER Daniel, LE LAN Claude, LEMASSON Daniel, MAHÉ Michel, Debout et libres ! La CGT dans l’aéronautique nazairienne (1923-2010), Éditions du CHT, Nantes, 2012, 191 p. Retour au texte

11 LUCAS Yvette, BESLAY Christophe, DIHOUANTESSA Jérôme, Le vol du savoir. Techniciens de l’aéronautique et évolution des technologies, Mutations/sociologie, PUL, Lille, 1989, 255 p. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Clair Juilliet, « Bâtir les relations professionnelles sous l’égide de l’État. Conflits et consensus socio-économiques dans un établissement de constructions aéronautiques français (1943-1978) », Nacelles [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/642

Auteur

Clair Juilliet

Docteur en histoire de l’Université de Toulouse

FRAMESPA (UMR 5136) et Labex SMS

clairjuilliet@gmail.com

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