Géographie politique et militaire de la projection aérienne des armées françaises depuis 1945

  • Political and Military Geography of French Air Projection since 1945

Résumés

Les opérations de projection aérienne se caractérisent par l’emploi de l’aviation pour intervenir rapidement et souvent loin du territoire national. Depuis 1945, la France utilise majoritairement la projection aérienne au sein de ses espaces d’influence, en premier lieu les pays francophones du continent africain. Pour y intervenir, les armées françaises bénéficient de réseaux diplomatiques et militaires qui leur permettent d’agir de façon autonome. Parallèlement, l’armée de l’air a également construit un outil de projection à l’échelle mondiale. La mission de dissuasion nucléaire y a largement contribué : ses vecteurs et ses unités ont apporté une culture et des capacités qui ont révolutionné la géographie des opérations aériennes. Dans ces zones plus éloignées de la métropole, où les appuis militaires et politiques sont moindres, les opérations se font généralement sous commandement américain. Les différences entre les opérations menées au sein des espaces d’influence de la France et celles conduites dans le reste du monde font ressortir l’importance des appareils de transport à long rayon d’action, du réseau de bases aériennes à l’étranger et des soutiens diplomatiques régionaux.

Air Projection operations are characterized by the use of aviation to intervene rapidly and often far from national territory. Since 1945, France uses primarily its air projection in its areas of influence such as French speaking countries in Africa. To intervene in those regions, French armies can rely on diplomatic and military networks that enable them to act independently. At the same time, the French air force has also built a projection capacity on the global scale. The nuclear deterrence mission largely contributed to it: its aircrafts and units brought gradually new capacities and culture that revolutionized the geography of air operations. In the more distant areas from the French metropolis, where political and military supports are minor, operations are generally under American leadership. The differences between operations in the French areas of influence on one side, and in the rest of the world on the other side, emphasize the importance of long-range air transport, air bases network and regional diplomatic supports, especially if those operations should last a long period.

Plan

Texte

Ce travail de recherche a pour point de départ la conjonction de trois observations. Tout d’abord, peu de thèses de géographie sont aujourd’hui consacrées aux questions militaires. Ensuite, la circulation dans le milieu aérien est, contrairement à ce que l’on croit, soumise à de nombreuses contraintes géographiques. Enfin, la notion de projection est omniprésente dans le vocabulaire stratégique français depuis les années 1990, mais elle recouvre aujourd’hui un vaste champ lexical qui brouille sa compréhension.

En 1992, André-Louis Sanguin interpellait ainsi la communauté des géographes à propos du fait militaire comme objet d’étude : « La géographie du militaire constitue un secteur en friche dans lequel les géographes français ont tout à faire1. » Plusieurs travaux universitaires ont donné, depuis, une nouvelle envergure à la géographie militaire française2. Cependant, les questions de défense demeurent encore peu représentées au sein de la géographie universitaire. Menées par des historiens, des juristes ou des politistes, les rares études consacrées aux opérations extérieures de la France en sont une illustration.

Parallèlement, les analyses de la puissance aérienne se sont longtemps limitées à considérer l’air comme un milieu lisse et homogène. Pourtant, de nombreux facteurs ont une influence sur la navigation aérienne. Dans sa thèse de géographie consacrée au réseau des bases aériennes françaises, Mickaël Aubout s’est récemment attaché à définir les principes d’une géographie militaire aérienne3. Ses conclusions vont à rebours de l’idée de l’air en tant que milieu homogène, sur le plan de la géographie physique comme humaine. Le relief et les phénomènes climatiques peuvent exercer une grande influence sur l’utilisation des appareils, tandis que la construction de couloirs aériens, de zones réservées, et plus généralement la souveraineté exercée par chaque État au sein de son espace aérien, constituent bien les fondements d’une géographie aérienne.

Dans le vocabulaire militaire, la notion de projection est enfin sujette à controverse, ou, a minima, source d’incompréhension. La doctrine militaire française en donne une définition très large : « acheminement par voie aérienne, maritime ou terrestre d’une force militaire loin de son lieu habituel de stationnement4 ». L’idée de mouvement d’un point à un autre y est structurante, de même que le choix du milieu utilisé pour réaliser ce mouvement, ce qui en fait un concept avant tout géographique. Toutefois, l’usage du mot « projection » s’est considérablement élargi, notamment dans le langage commun, jusqu’à devenir un concept fourre-tout. Au sein des analyses stratégiques, la projection peut correspondre à la mesure quantitative des forces qu’une armée est en mesure d’acheminer sur un territoire donné comme à une notion plus diffuse qui se rapporte à la menace d’emploi de la force ou même à l’influence qu’un État peut exercer. À partir d’une analyse de son champ lexical dans les documents de doctrine français et américains, le terme projection apparaît comme une notion plus précise, dont le succès correspond à certaines configurations géopolitiques bien identifiées.

1. Présentation de la problématique

La faculté à intervenir en très peu de temps, loin du territoire national, grâce à la puissance aérienne, est une capacité réservée à un très petit nombre d’États. La projection aérienne, en tant qu’outil militaire réservé aux dirigeants de grandes puissances, semble donc à la fois entrer dans le champ de la géographie politique et de la géostratégie, tandis que la géopolitique permet d’éclairer certains aspects associés aux représentations des acteurs. Les différents corpus théoriques associés à ces disciplines permettent dès lors d’envisager une méthode d’analyse spatiale propre à cet objet d’étude.

La projection aérienne peut être envisagée comme un concept qui correspond à une capacité des armées françaises. Elle est également associée à un certain nombre d’exemples concrets : conflits, déploiements, opérations extérieures ou même exercices, qui font appel aux moyens aériens. Pour l’analyse, les éléments de doctrine de la projection aérienne française doivent être complétés par l’étude de leur mise en application, la pratique des opérations s’éloignant souvent de la théorie. Ces deux approches font intervenir des enjeux et des acteurs qui répondent à des problématiques de niveaux différents. La première a trait aux documents de doctrine mais aussi aux organisations, aux lois de programmation ou encore aux budgets des armées et plus généralement du secteur de la défense. Les gouvernements, les parlementaires et les états-majors y jouent un rôle majeur et doivent s’appuyer sur une analyse prospective des conflits. La seconde est propre à chaque opération au sein de laquelle la projection aérienne est utilisée. Elle fait donc intervenir les différents acteurs de ces conflits, belligérants en tête, mais aussi les éventuels États survolés par les forces françaises, les autorités accordant ou non un droit de transit et de stationnement, ou encore les alliés dans le cas d’une coalition. En plus de la prise en compte des échelons politiques et stratégiques, l’analyse de ces opérations doit combiner des éléments de niveaux opératif et tactique, qui ont une incidence sur la manœuvre aérienne.

Ces différentes approches, qui consacrent l’État comme acteur omniprésent, conduisent ainsi à s’interroger plus globalement sur l’apport concret de cet outil militaire : dans quelle mesure la projection aérienne est-elle un instrument géostratégique au service de la puissance de la France ?

2. Articulation d’un concept géostratégique propre au milieu aérien

Les étapes du succès de la notion de projection militaire permettent d’en saisir les attributs géopolitiques. Dans les années 1960, les premières occurrences de ce terme sont utilisées pour décrire une opération de changement de milieu, à savoir « projeter la puissance maritime américaine vers les rives les plus lointaines »5. Rapidement, cette notion évolue dans le vocabulaire américain et s’adapte au contexte de la guerre froide. Elle est alors envisagée dans une approche comparative des capacités de déploiement des armées américaines et des troupes du pacte de Varsovie, principalement dans une zone perçue comme stratégique, le Golfe arabo-persique. La mesure de la projection revêt alors un caractère presque exclusivement quantitatif : elle s’exprime en nombre de combattants et en tonnes de matériel en fonction de la distance et du temps. La construction de cette notion en France se fait de façon décalée par rapport aux États-Unis : les premières occurrences interviennent dans les années 1980, sous la plume de quelques chercheurs universitaires puis la projection devient un concept institutionnel au début des années 1990. Ses attributs géostratégiques diffèrent légèrement de la notion américaine : associée à la professionnalisation des armées, la projection évoque le mouvement d’une force peu nombreuse et efficace, à même de maîtriser un foyer de crise. Deux échelles géographiques sont convoquées pour appréhender ce type de déploiement : le mouvement interthéâtre décrit l’acheminement de la force depuis sa base de stationnement vers une base de théâtre et la projection intrathéâtre concerne son déplacement depuis cette emprise jusqu’à la zone d’opérations. Les dynamiques spatiales de ces deux échelles font intervenir des acteurs, des matériels, des infrastructures et des milieux variés et nécessitent une analyse différenciée.

Compte tenu des attributs de la projection, de nombreuses opérations antérieures à l’apparition de ce terme semblent s’y rattacher. L’étude de la projection en tant que concept géostratégique peut dès lors s’enrichir de plusieurs travaux de recherche s’intéressant au déploiement d’une force qui nécessite un changement de milieu physique. Sur le plan géopolitique, la projection des armées occidentales depuis 1945 semble par ailleurs comporter une double asymétrie : elle oppose en général une grande puissance, qui se déploie loin de ses bases nationales, à un ennemi plus modeste, avec lequel elle ne partage généralement pas de frontière et qui se trouve dans l’incapacité d’exercer réciproquement une menace militaire sur son territoire. À la différence de l’État qui projette une partie de ses forces, son adversaire engage souvent l’ensemble de ses moyens, évolue sur son territoire et lutte pour sa survie. En conséquence, les représentations géopolitiques des deux belligérants sont largement différentes, au niveau des décideurs comme des citoyens. Dans la documentation militaire et parlementaire, l’appréciation des capacités de projection d’un État se fonde généralement sur l’approche quantitative, axée sur le matériel disponible. Toutefois, à la suite de plusieurs retours d’expérience, certaines analyses mettent en évidence l’importance des problématiques diplomatiques (autorisation de survol ou d’escale), de bases ou encore de doctrine.

L’application de ces premières observations au cas de la projection aérienne de la France depuis 1945 appelle un certain nombre de remarques. Tout d’abord, la fin de la Seconde Guerre mondiale constitue un tournant du point de vue doctrinal, les progrès de l’aviation aboutissant à un bouleversement de la géographie des armées. Elle marque aussi, pour l’armée de l’air, une renaissance sur les plans humain et matériel. L’Air Transport Command américain est le sujet de plusieurs études des aviateurs français, qui le considèrent comme un modèle d’organisation, sans toutefois se faire d’illusions sur les possibilités pour l’armée de l’air de rivaliser sur le plan capacitaire.

L’analyse géographique de la projection aérienne française sur une période de 75 ans nécessite, dans une première approche globale, un recensement de l’ensemble des opérations qui entrent dans ce champ d’étude. Ce travail a conduit à l’identification de 102 opérations qui permettent de dégager plusieurs grandes tendances.

Fig. 1. Répartition régionale des opérations de projection aérienne recensées

Fig. 1. Répartition régionale des opérations de projection aérienne recensées

(Ivan Sand)

Les pays d’Afrique francophone forment des territoires omniprésents au sein de cette base de données, le Tchad en constituant la limite haute, en nombre d’opérations comme en durée cumulée. Sa position stratégique entre les territoires d’Afrique de l’Ouest et de l’Est semble ne pas se démentir depuis l’époque coloniale. Sur le plan chronologique, la fin de la guerre froide représente une rupture de la distribution territoriale : la guerre du Golfe (1991) est le point de départ de nombreuses opérations dans des zones nouvelles, dans les Balkans, dans la péninsule Arabique et en Asie centrale. Elle représente aussi le passage d’opérations majoritairement menées par les seules armées françaises à celles conduites dans de larges coalitions dominées par les forces américaines.

Fig. 2. Le nombre d’opérations de projection aérienne française par pays pendant et après la guerre froide

Fig. 2. Le nombre d’opérations de projection aérienne française par pays pendant et après la guerre froide

(Ivan Sand)

La projection aérienne apparaît ainsi comme un concept géostratégique dont seul un petit cercle de grandes puissances militaires peut faire usage. Dans le cas de la France, les nombreuses opérations de projection aérienne concernent des régions et des contextes géopolitiques très différents. Le rôle de la projection aérienne semble largement dépendre de la position de la France au sein de l’ensemble stratégique considéré. L’Afrique francophone, le Bassin méditerranéen et l’Europe constituent ainsi des zones où les forces aériennes françaises concrétisent le rôle de premier plan que la France entend y jouer.

3. La projection aérienne, marqueur de la supériorité militaire dans les espaces d’influence de la France

Au cours de la période de décolonisation, les territoires du continent africain administrés par la France occupent une place prépondérante dans l’édification d’un outil de projection aérienne. À différents niveaux, en fonction de leur importance stratégique ou des conflits qui s’y déroulent, ils forment un ensemble géographique à partir duquel les stratèges français forgent une certaine idée de l’utilisation de l’arme aérienne en dehors de la métropole. Ainsi, dans le contexte du début de la guerre froide, les possessions coloniales se voient conférées un rôle de refuge et de tremplin dans le cas d’une offensive des troupes du pacte de Varsovie en Europe. Cette vision s’articule particulièrement bien avec les développements de l’aviation au cours de la Seconde Guerre mondiale en temps qu’arme des grands espaces. Très riches sur le plan théorique, ces réflexions contrastent avec la faiblesse des moyens accordés, sur le plan de l’acquisition d’appareils comme du développement des bases aériennes en Afrique. D’une part, la défense du territoire métropolitain est considérée comme prioritaire et, d’autre part, les insurrections qui éclatent dans de nombreux territoires de l’Union Française absorbent des moyens importants. La doctrine française de projection aérienne se nourrit dès lors de l’emploi de l’aviation au sein de ces conflits contre-insurrectionnels, qui se déroulent sur des territoires éloignés les uns des autres et qui s’étirent sur de vastes superficies. Lors de la guerre d’Algérie, les opérations de transport dans le Sahara permettent par exemple de combler les faiblesses du maillage de ces grandes étendues désertiques. Par ailleurs, l’Afrique du Nord est à la même époque le théâtre de deux interventions beaucoup plus brèves, riches d’enseignements dans l’utilisation de la troisième dimension, notamment pour surprendre l’adversaire. D’une part, l’opération Mousquetaire menée en 1956 dans le contexte de la crise du canal de Suez permet aux troupes franco-britanniques de prendre possession d’un territoire stratégique en quelques jours, même si cette opération se solde par un retrait attribué à des dysfonctionnements de la coalition. D’autre part, l’opération Écouvillon au Sahara occidental fait également intervenir des parachutistes pour prendre de court l’adversaire et marque la supériorité des forces françaises face à une rébellion basée au Maroc. Les interventions en Afrique subsaharienne sont caractérisées par des dynamiques spatiales différentes, en premier lieu du fait des distances à franchir. Les difficultés à se projeter à Madagascar lors de l’éclatement d’une rébellion en 1947 constitue un exemple symbolique des lacunes françaises dans le domaine du transport stratégique, un constat encore d’actualité. Le cas des combats contre les rebelles camerounais se rapproche en revanche des conflits menés au Sahara sur le plan opérationnel. Toutefois, d’un point de vue géopolitique, il annonce une rupture fondamentale : alors que l’intervention suit dans un premier temps le schéma des guerres de décolonisation, à partir de l’indépendance du pays en 1960, c’est pour défendre le gouvernement en place que les armées françaises sont engagées.

Il marque ainsi le début d’une période où la projection aérienne est utilisée en Afrique subsaharienne dans le cadre plus large de la défense de gouvernements alliés, face à une menace interne ou externe. La géographie de la projection aérienne française s’inscrit dès lors dans celle des accords de défense conclus au moment des indépendances et du maintien de bases françaises au sein du continent africain. Les premières interventions, comme celle au Gabon en 1964, font intervenir des troupes peu nombreuses, généralement basées en Afrique. La puissance aérienne se déploie à l’échelle régionale pour concentrer ses forces en cas de crise. La fin des années 1970 représente de ce point de vue un changement d’échelle. Les nombreuses opérations qui se concentrent entre 1977 et 1986 font presque systématiquement intervenir des forces basées en métropole. L’opération Lamantin conduite en Mauritanie en 1977 associe pour la première fois la flotte de ravitailleurs en vol à une utilisation conventionnelle de l’arme aérienne. Cet élément représente un bouleversement de la géographie aérienne militaire française. Dès lors, plus aucun engagement d’envergure d’avions de combat ne se fait sans appareils de ravitaillement en vol. Leur simple existence permet de faire peser une menace imminente sur un potentiel adversaire se situant à des milliers de kilomètres des bases françaises. Cette capacité offre également une nouvelle dimension géopolitique aux bases aériennes du territoire national. L’armée de l’air est en mesure de mener, uniquement à partir de celles-ci, des raids d’envergure en Afrique centrale ou au Proche-Orient. Toutefois, le secteur du transport aérien à long rayon d’action demeure lacunaire et représente une limite de l’outil de projection français. Plusieurs opérations au Zaïre et au Tchad au cours des années 1980 en constituent une illustration, le recours aux appareils de l’US Air Force et à l’affrètement de compagnies civiles demeurant indispensable.

Fig. 3. Les contraintes géostratégiques du déploiement de l’opération Manta (1983-1984) au Tchad

Fig. 3. Les contraintes géostratégiques du déploiement de l’opération Manta (1983-1984) au Tchad

(Ivan Sand)

Le contexte post-guerre froide voit l’éclatement de foyers de crise plus nombreux, dans des zones jusqu’ici épargnées. Les conflits en ex-Yougoslavie entre 1992 et 1999 et la guerre en Libye en 2011 représentent des engagements dans des régions plus proches du territoire national, avec un rôle prépondérant joué par les États-Unis, parfois dans le cadre de l’Alliance atlantique. Sur le plan de la projection aérienne, ces opérations comportent un certain nombre de nouveautés géostratégiques. Les flottes aériennes mises en œuvre au sein des coalitions révolutionnent la géographie opérationnelle, dans le domaine du transport (ravitaillement d’une ville assiégée), de l’observation (surveillance d’une zone), ou du combat (interdiction de survol d’un territoire et appui de troupes terrestres). L’utilisation de la projection aérienne en Afrique subsaharienne ne diminue pas pour autant, avec notamment plusieurs opérations d’évacuations de ressortissants. Leur répartition suit partiellement la distribution géographique des communautés françaises en Afrique mais aussi celle des intérêts économiques de la France. Ces opérations sont généralement réalisées par des forces prépositionnées, au moins pour les trajets intrathéâtres entre les zones de crise et les bases françaises du continent africain. Enfin, à partir de janvier 2013, les armées françaises s’engagent dans une opération majeure de contre-insurrection, qui dure jusqu’à aujourd’hui. D’abord circonscrite au territoire malien, la projection aérienne est utilisée comme un marqueur géopolitique qui symbolise l’engagement de la France : dès les premiers jours de cette « opex », un des plus longs raids de l’histoire de l’armée de l’air conduit des Rafale de la base de Saint-Dizier à frapper directement des positions rebelles. Le conflit se propage progressivement à d’autres pays de la zone sahélo-saharienne, le territoire de cette opex s’étendant à 5 millions de km² à partir de 2014. Le rôle de la puissance aérienne évolue et s’axe progressivement vers l’appui des troupes au sol et le ravitaillement des bases françaises par l’aviation de transport. Dans ce domaine, souvent décrit comme une des faiblesses de l’outil militaire français, plusieurs pays européens ont récemment pris l’initiative de la création d’un commandement commun afin de centraliser et de rationnaliser l’emploi de leurs flottes. Le concept mis en œuvre par l’EATC (European Air Transport Command) constitue un profond changement de la géographie du transport aérien des pays concernés même si cet organisme ne peut pallier l’ensemble des lacunes françaises, les autres États ne disposant pas non plus d’avions de transport stratégique.

La projection aérienne dans les espaces d’influence de la France procède d’un emploi géopolitique spécifique : elle concrétise la plupart du temps une supériorité militaire qui confère à Paris un rôle stratégique de premier ordre. Elle se conjugue avec une facilité de déploiement due aux réseaux diplomatiques, aux accords de défense et aux bases militaires dont les armées françaises disposent dans ces régions. Mais l’Afrique et le bassin méditerranéen ne constituent pas les seules zones d’intervention des forces françaises. L’armée de l’air a parallèlement construit un outil de projection à l’échelle mondiale dont les caractéristiques diffèrent sensiblement.

4. Les ambitions mondiales de la projection aérienne française : réalités et limites géopolitiques

Alors que la projection aérienne a été façonnée pour l’intervention dans les zones d’influence de la France, notamment sur le continent africain, la capacité de l’armée de l’air à mener des actions dans des régions plus lointaines s’est plutôt construite de manière empirique, en fonction des besoins spécifiques d’un conflit ou d’une mission.

La guerre d’Indochine (1945-1954) constitue le premier de ces exemples à une époque où l’armée de l’air est en pleine reconstruction, d’un point de vue humain, matériel et doctrinal. Avec des moyens très restreints, les deux groupes de transport stationnés en Indochine au début du conflit parviennent à faciliter la manœuvre des armées sur un théâtre où le relief, la végétation ou encore la qualité du réseau routier gênent considérablement la progression au sol. Les missions de l’armée de l’air sont restreintes à l’appui des forces terrestres, à la fois du fait de ses faibles moyens mais aussi d’une organisation du commandement qui donne la primauté à l’armée de terre. Cette situation explique ainsi que ce théâtre soit fondateur pour la doctrine des opérations aéroportées et du ravitaillement par air. En revanche, à l’échelle interthéâtre, l’aviation française est totalement incapable de peser sur le ravitaillement du corps expéditionnaire. Le conflit en Indochine constitue ainsi une première leçon des possibilités et des limites du parc aérien français au sein d’un conflit aussi éloigné de la métropole : dans un contexte de contre-insurrection, son rôle se cantonne à donner un avantage aux forces terrestres à l’échelle du théâtre.

Au cours des années 1960, l’acquisition d’une force de dissuasion nucléaire aéroportée représente en revanche un bouleversement bien plus important de la géographie aérienne militaire de la France, même si ses effets ne se répercutent réellement dans les missions conventionnelles que dix ans plus tard. Sur le plan de la doctrine, les théoriciens français de la dissuasion forgent une pensée stratégique à l’échelle mondiale, même si son application est, à cette époque, exclusivement tournée vers l’URSS. La question de la pénétration de la défense aérienne soviétique constitue un défi majeur pour les militaires français. Les contraintes géostratégiques aboutissent à la construction d’un bombardier à long rayon d’action, le Mirage IV, complétée par l’achat d’une flotte d’avions de ravitaillement en vol, les C-135 F.

Fig. 4. Raids potentiels des Forces aériennes stratégiques françaises (1964)

Fig. 4. Raids potentiels des Forces aériennes stratégiques françaises (1964)

(Ivan Sand)

C’est ce couple formé par le bombardier et le ravitailleur qui enclenche une augmentation de la portée des vecteurs aériens de la France. Parallèlement, les armées françaises font face aux défis de projeter dans le Pacifique des forces substantielles pour réaliser des campagnes d’essais. L’achat d’avions DC-8, avions de ligne à long rayon d’action, découle de cette problématique. Après transformation, le DC-8 Sarigue sera quelques années plus tard un appareil de recueil de renseignements de longue endurance, employé dans de très nombreuses opex. Néanmoins, c’est l’utilisation des avions de ravitaillement en vol lors de missions conventionnelles – les C-135 F sont dans un premier temps exclusivement réservés aux Forces aériennes stratégiques – qui constitue à partir de 1977 une véritable révolution de la projection aérienne. L’armée de l’air entre dans une nouvelle ère et le nombre de ses interventions à l’étranger augmente sensiblement. Par ailleurs, le bombardier stratégique apporte également une nouvelle capacité dans le domaine de la projection à longue distance : à partir des années 1970, les Mirage IV sont utilisés comme vecteur de renseignement stratégique du fait de leur allonge et de leur vitesse. Plus qu’une simple mission supplémentaire attribuée à l’armée de l’air, la dissuasion influence l’ensemble des forces aériennes françaises en élargissant leur champ d’action. Le modèle de projection aérienne française repose encore aujourd’hui largement sur ces acquis.

Enfin, trois théâtres d’opération de la période post-guerre froide contraignent l’armée de l’air à engager des moyens de projection en dehors des zones où la France dispose de relais et de points d’appui. La guerre du Golfe (1991) forme la matrice des opérations de projection modernes et, du point de vue français, illustre les lacunes dans ce domaine. Entre les difficultés à se déployer rapidement à longue distance, la problématique du choix des bases, la dépendance vis-à-vis du renseignement américain, de leurs procédures, de leurs normes, c’est l’ensemble de l’outil de projection aérienne que la France doit reconstruire. La guerre en Afghanistan (2001-2014 pour les armées françaises) met plus précisément en relief l’importance des réseaux diplomatiques pour faire intervenir une force aérienne dans la durée. La difficulté des armées françaises à trouver des bases de théâtre susceptibles de les accueillir et, plus généralement, la problématique des autorisations de survol et de transit, retardent considérablement leur déploiement, puis gênent leur manœuvre aux échelles interthéâtre et intrathéâtre.

Fig. 5. Le dispositif initial de l’armée de l’air en Afghanistan (2001-2003)

Fig. 5. Le dispositif initial de l’armée de l’air en Afghanistan (2001-2003)

Fig. 5. Le dispositif initial de l’armée de l’air en Afghanistan (2001-2003)

(Ivan Sand)

Dans un contexte contre-insurrectionnel, où l’appui aux forces terrestres est primordial, ce conflit est également l’occasion de certaines innovations et de l’établissement de nouvelles normes. Le domaine du ravitaillement par air se perfectionne de même que le processus de décision de frappe aérienne. La coalition mise en place en 2014 contre l’organisation État islamique (EI) en Irak et en Syrie prolonge le développement des techniques d’appui-feu dans une guerre hybride. La particularité de ce conflit réside dans l’importance des batailles menées en zone urbaine, pour reprendre les deux principales villes tenues par l’EI, Mossoul en Irak, puis Raqqa en Syrie. De plus, l’ouverture d’une base de théâtre dans le Nord de la Jordanie – alors que la France dispose d’une base permanente aux Émirats arabes unis en 2008 – démontre à nouveau la nécessité de points d’appui au plus près de la zone d’opérations. En avril 2018, dans le cadre de la guerre civile syrienne, la France mène par ailleurs, aux côtés des forces aériennes américaines et britanniques, un raid ponctuel de grande ampleur pour frapper les stocks d’armes chimiques du régime de Bachar Al Assad. Conduite exclusivement à partir des bases du territoire national, cette mission présente de nombreux points communs avec les manœuvres des Forces aériennes stratégiques.

Malgré plusieurs opérations lointaines et une doctrine construite à un horizon global, la projection des forces aériennes françaises à l’échelle mondiale semble présenter certaines limites. C’est uniquement à l’échelle du théâtre que la puissance aérienne pèse sur le conflit indochinois tandis que, plus récemment, l’armée de l’air connaît plusieurs difficultés pour se déployer au Moyen-Orient et au cœur de l’Asie centrale. Toutefois, le simple fait d’être en mesure d’intervenir de façon autonome, à plusieurs milliers de kilomètres du territoire national – comme l’a démontré l’opération Hamilton – suffit à faire entrer la France dans le cercle très restreint des puissances disposant d’un instrument de projection aérienne à l’échelle mondiale.

5. Vers une géopolitique de la projection commune aux trois milieux ?

Plus de quinze ans après la publication d’un numéro de la revue Hérodote consacré à l’aviation, et notamment de l’article introductif d’Yves Lacoste centré sur les projections de puissance6, peu de travaux de géographes se sont intéressés à cette question. Ce constat n’est pas uniquement valable pour la voie aérienne, la projection maritime des armées françaises n’étant pas non plus souvent traitée sous l’angle géographique. En 2017, un numéro de la revue Stratégique intitulé « De la mer vers la terre : projection de puissance, de forces et d’influence7 » abordait cette question avec une approche historique tout en faisant appel à des concepts géostratégiques. Surtout, encore plus rares sont les travaux universitaires qui tentent d’appréhender le concept de projection, dans son ensemble, en mêlant toutes les voies de déploiement possibles.

C’est pourtant dans ces termes que la problématique de la projection se pose aux stratèges depuis de nombreuses décennies. Face à la nécessité d’intervenir militairement en dehors de leurs bases de stationnement, les décideurs militaires doivent examiner les outils à leur disposition. Pour se projeter à des milliers de kilomètres du territoire national, les stratèges français sont généralement amenés à trancher entre l’utilisation de moyens aériens et maritimes. Loin d’être une simple opposition entre ces deux options, leur choix consiste plutôt à trouver un équilibre entre leur volonté d’agir dans des délais très courts et la nécessité de regrouper des forces substantielles. Les voies aériennes et maritimes sont ainsi complémentaires dans le domaine de la projection, qu’il s’agisse du déploiement initial comme de la capacité à durer. Dès lors, une approche géographique de la projection à une échelle globale pourrait éclairer les décisions des militaires confrontés à l’urgence d’une intervention. En abordant un grand nombre d’exemples historiques – dans une démarche de géohistoire c’est-à-dire en examinant les « aspects relevant des temps les plus longs mais aussi des phénomènes politiques territoriaux8 » –, l’approche géographique permettrait de mesurer les effets de la « dilatation et [de] l’imbrication des espaces [ainsi que du] raccourcissement du temps » sur l’outil de projection d’une armée9.

Bibliographie

AUBOUT Mickaël, Géographie politique et militaire du réseau des bases aériennes françaises (1909-2012), sous la direction de Jean-Robert Pitte, soutenue le 6 décembre 2013 à l’université Paris IV-Sorbonne.

BOULANGER Philippe, Géographie militaire, Paris, Ellipses, 2006, 384 p.

Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines, et d’Expérimentations (CICDE), Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle, Document cadre DC-004_GIATO (2013) N° 212 /DEF/CICDE/NP du 16 décembre 2013.

HEINL Robert D., Soldiers of the Sea: The United States Marine Corps 1775-1962, US Naval Institute, Annapolis, 1962, 692 p.

LACOSTE Yves, « Aviation et géopolitique : les projections de puissance », Hérodote, vol. 114, n° 3, 2004, pp. 5-16.

DE LESPINOIS Jérôme (dir), Politique, défense, puissance : 30 ans d’opérations aériennes, actes du colloque international organisé le 17 janvier 2008 à l’Assemblée nationale, La Documentation française, Paris, 2011, 176 p.

DE LESPINOIS Jérôme, « L’Empire de l’air. Essai d’une géopolitique aérienne », in BAECHLER Jean et DE LESPINOIS Jérôme (dir), La Guerre et les Éléments, coll. L’Homme et la Guerre, Hermann, Paris, 2019, pp. 359-373.

MOTTE Martin, « De la mer vers la terre : projection de puissance, de forces et d’influence », Stratégique, n° 114, 2017/1, pp. 7-9.

SANGUIN André-Louis, « Géographie politique, géopolitique, géostratégie », Stratégique, n° 55, 1992/3, pp. 41-46.

Notes

1 Sanguin André-Louis, « Géographie politique, géopolitique, géostratégie », Stratégique, n° 55, 3/1992, pp. 41-46. Retour au texte

2 Voir notamment Boulanger Philippe, Géographie militaire, Paris, Ellipses, 2006, 384 p. Retour au texte

3 Aubout Mickaël, Géographie politique et militaire du réseau des bases aériennes françaises (1909-2012), sous la direction de Jean-Robert Pitte, soutenue le 6 décembre 2013 à l’université Paris IV-Sorbonne, pp. 30-57. Retour au texte

4 Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle, Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines, et d’Expérimentations (CICDE), Document cadre DC-004_GIATO (2013) N° 212 /DEF/CICDE/NP du 16 décembre 2013, p. 119. Retour au texte

5 Heinl Robert D., Soldiers of the Sea: The United States Marine Corps 1775-1962, US Naval Institute, Annapolis, 1962, pp. 603-604. Retour au texte

6 Lacoste Yves, « Aviation et géopolitique : les projections de puissance », Hérodote, vol. 114, n° 3, 2004, pp. 5-16. Retour au texte

7 Motte Martin, « De la mer vers la terre : projection de puissance, de forces et d’influence », Stratégique, n° 114, 2017/1. Retour au texte

8 Lacoste Yves Lacoste, Dictionnaire de Géopolitique, Flammarion, Paris, 1993, pp. 672-673. Retour au texte

9 Coutau-Bégarie Hervé, Traité de stratégie, 7e éd., Économica, Paris, 2011, p. 874. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Ivan Sand, « Géographie politique et militaire de la projection aérienne des armées françaises depuis 1945 », Nacelles [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 20 novembre 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1085

Auteur

Ivan Sand

Chargé d’études au Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l’armée de l’air (CERPA)
Docteur de Sorbonne Université
Laboratoire MÉDIATIONS
ivan.sand2@gmail.com