Les Coopérations franco-russes dans l’industrie aéronautique, de 1908 à 2014

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Les coopérations franco-russes dans l’industrie aéronautique, un vaste sujet1. Fréquent objet de curiosité pour les amateurs d’histoire technique, de débats acharnés entre l’industriel et le diplomate, ciment entre spécialistes de pays distants, les coopérations franco-russes dans l’industrie aéronautique méritent bien des études. Cette présente recherche s’y attelle. Au centre du propos, la notion de coopération se définit comme les échanges volontairement entrepris entre les États français et russe ou leurs ressortissants. Ces coopérations doivent avoir pour finalité directe ou indirecte la construction d’appareils volants. L’industrie des deux pays, c’est-à-dire leurs activités économiques de production, excelle en ce domaine. De grandes variétés d’équipements y sont assemblées, telles que les avions, les hélicoptères, les autogires ou encore les dirigeables. Toutefois, cette catégorie des moins lourds que l’air est largement écartée de l’étude, à l’exception des premières et des dernières pages, où leur présence vient appuyer la contextualisation.

De multiples formes d’échanges se mettent en place. Celles-ci vont des ventes de licences de reproduction à des cessions de sous-ensembles. Elles consistent aussi en des transferts de technologies aux empreintes évanescentes, qui vont de l’organisation de colloques entre industriels des deux pays à la revalorisation commune d’aéronefs, ainsi que la formation de spécialistes. Enfin, quelques interférences non consenties doivent être évoquées, sans exhaustivité. Il peut s’agir de reprises conceptuelles, c’est-à-dire d’un procédé qui vise à s’inspirer d’une technologie ou d’une architecture, sans avoir recours aux plans de cette dernière. La crainte de l’espionnage industriel, soit la copie des plans par des moyens non légaux, couvre l’ensemble de la période étudiée.

1. Une thématique précise, qui sollicite de multiples disciplines

Du point de vue méthodologique, la présente étude ne constitue pas un inventaire de chaque partenariat. Il s’agit d’une analyse de la technodiplomatie qui s’établit entre la France et l’empire de Russie, puis avec l’Union soviétique et enfin avec la Fédération de Russie, et qui aboutit à la tenue d’échanges industriels d’intérêt aéronautique. À l’origine définie vers 1989 aux États-Unis, la technodiplomatie constitue un champ d’application contemporain des relations internationales. Tel que le rappelle la chercheuse américaine Rachel Salzman, ce procédé permet à deux pays rivaux politiquement :

• d’échanger commercialement,

• de coopérer scientifiquement dans un contexte apaisé,

• de mener ce dialogue sur des questions civiles, mais aussi militaires.

En pratique, cette technodiplomatie repose sur l’action conjointe des États et des entreprises. Les premiers utilisent les secondes comme des outils diplomatiques. Cette pratique est caractéristique de la « diplomatie économique » identifiée par Christian Chavagneux. Ainsi que le souligne Laurence Badel, ce mécanisme est particulièrement important à partir des années 1990. Sous des degrés moindres, la diplomatie économique est cependant fonctionnelle sur toutes les périodes abordées par la présente étude.

2. Les sources publiques, la colonne vertébrale de la recherche

Mener à bien avec crédibilité une telle thèse requiert une quantité significative d’informations. Les archives publiques sur les coopérations aéronautiques n’ont heureusement pas manqué. Au total, 16 652 pages ont pu y être consultées, rien qu’en France. Ces documents ont été dépouillés, par ordre d’importance, auprès du Service historique de la défense (SHD), du Centre des archives diplomatiques de La Courneuve, des Archives nationales et du Centre des archives de l’armement et du personnel civil de Châtellerault. Plus des deux tiers du total des feuillets proviennent du SHD. Ces fonds militaires ont l’avantage de balayer de vastes sujets et d’être aisément accessibles à Vincennes. Principal bémol, ils n’abordent pas – pour les thèmes qui intéressent cette étude – de période plus récente que 1964.

Seconds en termes d’importance, les fonds du Centre d’archives diplomatiques de La Courneuve permettent de couvrir efficacement les années 1920 ainsi qu’une grande partie des années de guerre froide. La totalité des documents provient du bureau des affaires économiques, section Europe. Ces archives diplomatiques témoignent des changements du dialogue franco-soviétique d’après-guerre. Elles appellent tantôt au blocus, tantôt à l’ouverture technologique. Sans avoir d’influence particulière sur les événements, le diplomate est de toute évidence étroitement informé des tractations entre les deux pays en matière de construction aéronautique.

La richesse des ressources des Archives nationales avec les fonds Jacques-Louis Dumesnil et Albert Thomas ne peut être éludée. À la fin de la Première Guerre mondiale, ces personnalités sont respectivement sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique et ministre de l’Armement. Par leurs fonctions, ils constatent l’emballement des commandes d’aéronefs de l’empire tsariste, incapable de résoudre sa crise industrielle. Ces responsables font stopper les livraisons vers la Russie, quelques jours après la révolution bolchevique d’octobre 1917.

À Châtellerault siège enfin le Centre des archives de l’armement et du personnel civil. C’est ici que sont entreposées de nombreuses expertises techniques. Il s’agit d’abord de celles issues du fonds Jan Kerguistel. Cet ingénieur des établissements Loire y décrit sa visite des usines d’aviation de l’URSS, en 1936. Son impression, avec celle d’autres Français, a permis à la France de statuer sur la solidité de son allié soviétique, à l’heure des préparatifs de guerre.

Une thèse sur des coopérations franco-russes ne pourrait prétendre à l’objectivité si elle s’en tenait aux seules archives françaises. Le champ chronologique des dossiers russes accessibles au GARF – archives nationales russes – a la propriété d’être plus large que celui de leurs homologues de France. L’intervalle des 92 fonds examinés s’étend de 1912 à 2005. Leurs richesses sont certes plus importantes pour les périodes anciennes, celles de la Grande Guerre. Il s’agit ici de documents issus du bureau du grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, chef de l’aviation impériale. Leur exploitation s’est parfois révélée ardue en raison de l’emploi de l’alphabet cyrillique prérévolutionnaire. A contrario il est apparu à d’autres occasions que certains échanges, menés entre officiers tsaristes, se faisaient dans un français académique.

3. Angle d’attaque problématisé

L’architecture du développement se veut résolument binaire. Ce choix revendique une certaine validité d’un point de vue historique. Le cheminement peut ainsi être séquencé en quatre étapes de coopérations cohérentes : entre la France et la Russie tsariste, avec l’URSS de Staline, sous la guerre froide et enfin aux côtés de la Fédération de Russie. Ces chapitres sont regroupés dans deux grandes parties cohérentes, cette fois définies selon un critère technique. L’année 1939 vient les séparer. Elle marque en effet l’entrée du monde dans l’ère de la réaction, avec le décollage de l’Heinkel He 178 allemand, le 27 août. Pour la France comme pour l’URSS, l’immédiat après-guerre doit être mis à profit pour rattraper le retard emmagasiné sur ce dossier. Face au besoin de prioriser leurs efforts, ces deux puissances ne tardent pas à abandonner les moteurs à pistons, qui firent les belles heures de leur coopération industrielle.

Pour autant, l’avènement du réacteur voit se mettre en route de nouvelles formes d’échanges. Ceux-ci sont menés aux cours de colloques de chercheurs et d’ingénieurs, qui doivent contourner les défis posés par les technologies d’avant-garde. En outre, les interactions d’après 1939 sont moins nombreuses mais plus névralgiques. Désormais, les matériaux et les sous-ensembles deviennent si complexes à finaliser qu’il n’est plus possible de recourir à la copie ou à la substitution. Afin de conserver des industries compétitives, la Russie/l’URSS et la France n’ont guère d’alternative à un dialogue étendu. Ces deux grandes parties, séparées par 1939, répondent cependant à une problématique unique.

Quelles spécificités justifient la continuité des liens technologiques et industriels, entre deux pays qui sont parfois alliés politiques, souvent indifférents et occasionnellement rivaux ?

Les industriels français ont rencontré bien des épreuves avant de devenir des acteurs incontournables de la construction russe d’aéronefs. Les frères Wright ont ainsi été les premiers à proposer une collaboration, sous la forme de livraisons en quantité de leur avion Flyer. L’Allemagne bénéficie également d’une influence rare dans les cercles décisionnels tsaristes. La Russie penche finalement pour un appui aéronautique français en 1908. L’explication provient d’une conjugaison d’arguments humains – le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch en charge de l’aviation est profondément épris de la France – et commerciaux. Les industriels français proposent en effet des équipements relativement performants et bon marché. Cette phase d’échanges est avant tout menée par des militaires. Qu’ils soient en poste au commandement parisien ou à celui de Saint-Pétersbourg, ceux-ci s’accordent pour voir en l’aviation un outil d’importance pour le conflit européen qui se précise.

Toutefois, la Première Guerre mondiale ne permet guère de consolider cette coopération. Cet échec a pour cause la désagrégation de l’industrie tsariste, à peine compensée par les livraisons de matériels produits en France. Les constructeurs français rentrent en métropole fin 1917, après la révolution dite d’Octobre. Celle-ci met au pouvoir un régime ouvertement hostile à l’influence française. Les années de guerre civile voient intervenir des contingents français sur les différents flancs de la Russie. Un plan français de construction d’avions légers en Russie est lancé, afin d’aider à la reconnaissance face aux détachements bolcheviques. Cet épisode reste sans lendemain.

La période des années 1920 voit se développer de discrets marchés entre l’URSS naissante et les industriels français. Ces derniers, plongés dans la crise des surplus de guerre, trouvent auprès de Moscou l’occasion de gagner quelques deniers. La concurrence allemande existe, puisque Berlin conclut un traité de coopération industrielle et aéronautique avec les autorités soviétiques. Cependant, les Français conservent des parts de marché respectables en Union soviétique, au moins pour les moteurs. Le volume des échanges reste limité par l’absence de coopération interétatique entre les deux pays.

L’avènement d’Hitler en Allemagne met un terme à ces coopérations officieuses. Désormais, le politique français, de Herriot à Pierre Cot, s’investit pleinement sur les partenariats franco-soviétiques. Pour volontariste qu’elle soit, cette reprise en main n’aboutit pas à la signature de marchés significatifs. Les autorités parisiennes n’offrent pas de garanties politiques, militaires et industrielles suffisantes pour être considérées avec sérieux par Moscou. Cette coopération, surtout pilotée par les parlementaires français, s’achève le 23 août 1939, à la signature du pacte germano-soviétique.

Pour Moscou et Paris, l’après-guerre est une période de nouvelles technologies, complexes à maîtriser. À ce titre, le besoin de reprendre les coopérations avec l’extérieur demeure. De nouveaux liens se créent tandis que Staline s’efface du paysage politique, au début des années 1950. Il s’ensuit une période de détente, qui se traduit à partir de 1966 par des colloques bilatéraux à Paris comme à Moscou. Ceux-ci consistent en des discussions d’ingénieurs sur les alliages, le vol supersonique ou encore l’électronique embarquée. Les acteurs de ce chapitre sont principalement les diplomates, qui éclipsent les militaires et ne laissent qu’une place d’exécutants aux industriels. Pour ces raisons, les chocs internationaux de la fin des années 1970 amoindrissent, puis paralysent tout à fait les échanges.

L’URSS n’est pas en mesure de rattraper son retard technologique. Sa chute entraîne celle de son industrie aéronautique, dont les méthodes sont dépassées. Les anciens avions de ligne Tupolev et Iliouchine sont à la peine face aux Airbus et Boeing, qui font leur entrée sur le jeune marché russe. Malgré la crise financière qui sévit, les coopérations aéronautiques franco-russes prennent de l’ampleur. Cette nouvelle ère voit l’industriel gagner une liberté inédite de coopérer, qui efface pratiquement l’influence du diplomate.

Un programme coopératif émerge, sous la forme du biréacteur régional Sukhoï Superjet 100. Construit en Russie avec une électronique et des moteurs français, cet avion parvient à être exporté vers des pays occidentaux et conserve longtemps de brillantes perspectives. D’autres partenariats peuvent aussi être évoqués, dans le domaine de la recherche aérodynamique. Les interactions sont à ce point étendues qu’ils ne disparaissent pas avec les différentes crises diplomatiques, qui culminent avec les sanctions européennes en 2014. Ces dernières ne bloquent pas le dialogue technique, mais font peut-être entrer Paris et Moscou dans une nouvelle ère de leur relation, sur laquelle l’historien ne peut encore se prononcer.

Véritables ciments pour ce siècle passé d’échanges, la complémentarité des techniques et l’attirance culturelle réciproque ont permis de justifier des liens souvent irrationnels d’un point de vue politique. Bien qu’appartenant à des pays distincts, le militaire, le ministre, le diplomate et l’industriel ont tour à tour su se transmettre le relais pour animer cette relation.

Notes

1 Thèse d’histoire des relations internationales et de l’Europe soutenue le 29 juin 2020 pour obtenir le grade de Docteur de l’université Sorbonne Université, dirigée par Pascal Griset. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Grasser, « Les Coopérations franco-russes dans l’industrie aéronautique, de 1908 à 2014 », Nacelles [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1096

Auteur

Pierre Grasser

Université Paris-Sorbonne, Laboratoire de recherche SIRICE
pgrasser@laposte.net