Pierre-Éric Mounier-Kuhn, L’informatique en France de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science, Collection Roland Mousnier, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2010, 720 pages.

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Collection Roland Mousnier, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2010, 720 pages.

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Mots-clés

Histoire de l'Informatique, Calcul scientifique, CNRS, ONERA, innovation

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Bien que fort éloignées, les histoires de l’aéronautique et de l’informatique entretiennent des contiguïtés ; ce ne sont pas des parentés, ni de ces attaches qu’évoque l’ADN et la double hélice d’acides aminés qui s’apparient pour former des chaînes solidaires. On est plutôt dans la relation du marteau au forgeron, en l’occurrence de la calculatrice au calculateur, de l’instrument à la main qui l’emploie. Aussi, il ne faut voir aucun goût pour le paradoxe dans la recension, ici, d’une histoire de premiers pas d’une discipline qui se construit sans intérêt exclusif pour la construction d’avions. Automobile, chantier naval, recherche scientifique, les besoins sont partout, et l’avion n’est jamais le centre de gravité du développement des machines ; ce développement, dans l’après-guerre, est plutôt aiguillonné par la diffusion de l’électronique, par la volonté d’étendre les capacités de computation, de tirer pleinement parti de la flexibilité de la programmation, c’est-à-dire de la possibilité sans beaucoup de précédents (depuis les métiers Jacquard) de « configurer » des machines pour un fonctionnement particulier.

Pierre-Éric Mounier-Kuhn est chargé de recherche au CNRS et chercheur associé au Centre Alexandre-Koyré. Il travaille depuis une trentaine d’années sur l’histoire de l’informatique et, dans ce cadre, a été à l’initiative de plusieurs colloques consacrés à ce sujet. Sa production académique, très riche, a touché à maints aspects de la question, depuis le Plan Calcul1, à l’influence d’IBM, en passant par les carrières féminines dans l’informatique ou sur l’enseignement supérieur ; il est le traducteur d’une histoire du logiciel de Martin Campbell-Kelly. Ses travaux ont souvent été menés dans des collaborations interdisciplinaires, comme ceux entre sociologie et histoire menés avec Michel Grossetti. Tous les thèmes, toutes les activités (dont l’organisation d’exposition) sont ici loin d’être épuisés.

Discipline naissante dans la période étudiée par P-E. Mounier-Kuhn et qui s’affirmera à rebours de la doxa universitaire. C’est le cœur de sa démonstration. Plus précisément, l’auteur se pose la question suivante : pourquoi, au contraire des principaux pays occidentaux, la recherche publique française ne construit-elle pas d’ordinateur dans cet après-guerre où l’énergie pionnière bouillonne de tentatives ? Pourquoi les années 1950-1960, lors desquelles explose le calcul numérique, ne voient-elles pas la France s’inscrire dans le mouvement ? Pourquoi le monde universitaire semble-t-il dédaigner ce que d’autres brûlent de maîtriser ?

Pour y répondre, le livre dresse un panorama érudit des organisations académiques (le mot académique renvoyant à la recherche publique dans et hors l’université). Elles sont nombreuses, depuis le CNET (Centre National des Études en Télécommunications) aux universités, des écoles d’ingénieurs au CNRS (auquel l’auteur consacre une partie entière de son volumineux ouvrage), et leur analyse s’étend sur trois grandes phases : la première, de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années soixante, « voit l’émergence de l’électronique digitale et de la programmation symbolique dans le traitement de l’information, une acquisition de savoir-faire provenant d’Angleterre et d’Amérique et un véritable foisonnement créatif… » (p. 43). La deuxième commence au milieu des années soixante quand l’État français, inquiet de la prise de contrôle de Bull par General Electric, soucieux de voir le pays distancé dans la compétition mondiale « lance une politique industrielle et scientifique. Le Plan Calcul démarré fin 1966 et provoque la disparition des entreprises constituées dans la période précédente, au profit d’un « champion national », la CII [Compagnie internationale pour l’informatique] » (p. 43). La troisième phase commence avec la fin du Plan Calcul au milieu des années 1970 et l’échec d’Unidata, « l’Airbus de l’informatique » visé avec le regroupement de la CII, Siemens et Philips. Mais, parallèlement, l’informatique se diffuse dans les entreprises et devient une thématique incontournable que la recherche doit considérer en tant que telle. Elle s’adapte en conséquence et cette adaptation fait l’objet de développements précis.

De très nombreuses sources sont exploitées. Les sources imprimées montrent l’intense production littéraire, sociologique, historique sur la science et les technologies, production où se lisent les perceptions des enjeux, à quoi, il faut ajouter des colloques, des introductions d’ouvrages Et de nombreux entretiens avec des acteurs de premier plan apportent des éclairages personnels. Soulignons également la compilation des sujets de thèses soutenues entre 1954 et 1973. Parmi les archives publiques étudiées, on trouve celles du SHD, le service historique de la Défense, celles du CNRS, des archives nationales. Tout ceci montre une évidente richesse archivistique.

Pour en venir à ce qui touche au plus près l’industrie aéronautique, évoquons la présentation de l’institut Henri Poincaré (mathématiques et physique théorique, aujourd’hui dirigé par Cédric Vilani), que fonde en 1928 Émile Borel, connu tout à la fois pour ses travaux mathématiques et pour son activité politique, notamment en tant que ministre de la Marine (il crée en 1925 une taxe dite le « sou du laboratoire » pour financer la recherche fondamentale et participe également à la fondation, avec Jean Zay, du CNRS). On trouve en 1939 parmi les travaux de cet institut des études conduites pour le ministère de l’Air, en particulier celles d’Yves Rocard (le père du futur Premier ministre, Michel Rocard). L’institut Blaise Pascal voit le jour en 1946 au sein du CNRS dans le but de fédérer des travaux de mathématiques appliquées, parmi lesquels se trouvaient des études aéronautiques comme celle des efforts sur la voilure ou des écoulements supersoniques ; on y retrouve des chercheurs comme Lucien Malavard ou Joseph Pérès qui avaient œuvré avant-guerre à l’institut de mécanique des fluides fondé par Albert Caquot, alors directeur général technique du ministère de l'Air. L’ONERA (Office National d’Études et de Recherches Aéronautiques) acquiert dès sa création, en 1946, des moyens de calcul importants pour ses calculs de trajectoire ou d’aérodynamique, grâce à un budget qui, en 1947, dépasse celui du CNRS et du CEA (p. 121).

Comment une telle tradition, avec des précurseurs aussi illustres, mène-t-elle à ce que Mounier-Kuhn considère comme un échec ? C’est que dans l’après-guerre, dans les universités, le calcul est pris dans un étau idéologique. Une hiérarchie du pur et de l’impur, du noble et du vulgaire, s’emploie dans les mathématiques à promouvoir le théorique dégagé de toute application, de toute contrainte venue de son dehors considérée comme une sorte de mariage forcé avec le réel, pire comme un risque majeur pour leur capacité créatrice. Une intéressante relation est faite avec le groupe Bourbaki qui, fondé au milieu des années 1930 par de jeunes normaliens, rassemble dans les années 1950 les meilleurs talents autour d’une édification assez sévère des mathématiques. Les questions venues des pratiques industrielles n’y ont guère de place. L’influence du groupe, difficile à démêler du reflet qu’il renvoyait de la société intellectuelle, se traduit dans le monde académique par une opposition érigée entre culture et entreprise, en sorte que ni le CNRS ni l’institut Henri Poincaré n’offrent le meilleur d’eux-mêmes à la chose numérique. Et cela n’est pas sans conséquence ; l’informatique procède des mathématiques, lesquelles ne se montrent pas un « milieu favorable ».

Les mathématiciens ne construisent pas de machines, observe P-E. Mounier-Kuhn. Mais pour autant l’informatique est-elle une science ? Voilà une question qui traverse les années 1950-1960. Elle a quelque raison d’être posée : « (…) l’informatique ne s’est pas substitué à une théorie, à une science préexistante. Elle n’est pas née d’une crise scientifique ou de l’épuisement d’un paradigme, mais de l’invention d’un instrument, solution à une crise technique. Cet instrument offrait des possibilités inédites et posait à son tour de nouveaux problèmes à mesure que de calculateur, il devenait machine à traiter l’information » (p. 375). De nombreuses pages sont consacrées à la façon dont le CNRS appréhende la question, à l’évolution de cette appréhension. Pour en donner une vision simplifiée, donnons le résumé suivant : est-on devant un assemblage empirique de pratiques plus ou moins bien ficelées, auquel la Science (majuscule de rigueur) n’est pas vraiment concernée. Est-on devant une discipline qui se forme, se cherche, émerge lentement selon les hésitations naturelles des commencements ? On est alors dans un fondamental en gestation, à décomposer, et la recherche y a toute sa place.

L’auteur a dépouillé un volume considérable d’archives du CNRS pour suivre pas à pas comment l’institution s’interroge et comment elle gère le changement radical qui s’impose au milieu des années 1960 quand les machines se diffusent, s’introduisent dans les entreprises et les administrations, se révèlent au grand public à travers relevés bancaires ou feuilles de paie, automatisent des processus. Le centre de recherche doit prendre des décisions : sur quels budgets imputer les travaux ? Quel statut épistémologique adopter pour un domaine où se croisent tous les autres ? Des rivalités apparaissent, manifestant des intérêts individuels, des intérêts d’organisation, mais aussi l’attraction de deux polarités : mathématique ou science appliquée. « Il est évident pour tout le monde que l’informatique ne peut cohabiter avec la mécanique : trop hétérogènes, ces deux disciplines étouffent, à l’étroit dans une section dont les ressources ne leur suffisent plus. Que faire de l’informatique ? Le directeur général consulte les membres des commissions qui proposent deux solutions opposées : créer une section d’informatique ou rassembler en une section l’informatique et les mathématiques pures » (p. 467).

La réponse prend des années à se construire. Elle composera avec le Plan Calcul qui crée l’IRIA (Institut de recherche en Informatique et Automatique, aujourd’hui INRIA) en dehors du CNRS. Celui-ci intègre l’informatique dans sa section 1 « Mathématiques pures » en 1967 qui devient deux ans plus tard « Mathématiques et Informatique ». On est loin de l’organisation qui prévaut de nos jours, d’où l’intérêt pour cette mise en perspective historique.

Le livre dépeint un tableau fouillé de l’émergence d’une science, de projets, qu’ils proviennent d’instituts, de centres de recherche, d’universités, d’écoles d’ingénieurs. Une observation des singularités régionales avec la prédisposition pour le calcul montre dans le rôle pris par les universités de Grenoble, Nancy, Toulouse, un héritage des engagements dans l’hydro-électricité qui se développe au début du XXe siècle. De nombreux portraits d’acteurs éminents donnent aux analyses une carnation faite du caractère des hommes. Les curieux trouveront une représentation de ce qu’étaient les calculs avant l’informatique, comme la cuve rhéoélectrique2 de Pérès-Malavard destinée à l’aérodynamique des ailes d’avion, d’intéressants développements sur Sup’aéro, l’ONERA, le laboratoire de mécanique des fluides de Paris, le CNRS bien sûr, les attentes venant des industries en matière de calcul, tous ces affluents de besoins qui montrent par incidence que le calcul est une matière.

Cet ouvrage prend place dans une historiographie déjà ancienne « l’histoire des machines à calculer est presque aussi vieille que ces machines elles-mêmes. Elle est due d’abord à ses inventeurs » (p. 22). Puis une approche académique prend forme aux États-Unis et en Angleterre au milieu des années 1970. La création de Annals of the History of Computing, en 1979, traduit le mouvement, de même que celle du Charles Babbage Institute en 1978, dont le nom rend hommage au mathématicien anglais qui imagina le principe de l’ordinateur dans la première moitié du XIXe siècle, en compagnie intellectuelle d’Ada Lovelace, la fille de Lord Byron. Dans les années 1980, des travaux universitaires se développent en France, comme en témoigne la série de colloques d’histoire de l’informatique qui commence en 1988 et dans l’organisation de laquelle P-E. Mounier-Kuhn prend une part éminente.

Par choix initial, le livre dirige la focale sur le monde académique, arbitre du statut de science de la discipline naissante. Ce faisant, parmi les trois cultures qu’il croise, les utilisateurs qui développèrent de nouvelles méthodes, les techniciens tournés vers les infrastructures et les logiciels systèmes, les théoriciens approchant l’informatique sous l’angle formel, seule la dernière relève plus spécifiquement du domaine universitaire. L’informatique théorique a l’aspect fondamental de la logique mathématique. Mais les deux premières furent largement nourries de recherches industrielles, en sorte qu’on imagine volontiers des prolongements qui s’attacheraient à les décrire ; ils éclaireraient certainement les relations entre mondes académique et industriel, relations qui, en France, ont revêtu et revêtent encore un caractère très particulier.

Pour en revenir à notre domaine de travail, l’aéronautique, celle-ci offrirait sans doute une passionnante extension et une déclinaison de la démarche de P-E. Mounier-Kuhn. Le livre ne l’évoque que dans quelques circonstances, notamment autour du rôle important de l’ONERA. Il décrit pourtant des problématiques qui la concernent. Car ce travail sur l’informatique fournit un exemple d’une innovation scientifique partant de l’industrie pour se diffuser dans le monde académique, à rebours des schémas habituels. Ce faisant, il donne à voir concrètement ce que peut être l’enveloppe intellectuelle de la résistance académique ; de ses adaptations aussi. Et cela vaut bien au-delà de la seule informatique.

Notes

1 Le Plan Calcul, lancé en 1966, fait suite la prise de contrôle de Bull par General Electric, en 1964. Il se traduit, entre autres, par la création de la CII (Compagnie Internationale pour l’informatique), un constructeur devant défier l’hégémonie américaine. Il se termine, en 1975, avec la fusion de la CII dans un ensemble franco-américain, CII-Honeywell-Bull. Retour au texte

2 Certains phénomènes physiques peuvent être transposés par analogie en des phénomènes électriques. Le calcul de leur propagation peut alors s’analyser à travers la distribution de grandeurs électriques. Par exemple, la cuve rhéoélectrique, chargée de fluide conducteur et équipée de nombreux capteurs, était un instrument d’étude aérodynamique mis en œuvre à l’ONERA. Retour au texte

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Référence électronique

Maurice Zytnicki, « Pierre-Éric Mounier-Kuhn, L’informatique en France de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science, Collection Roland Mousnier, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2010, 720 pages. », Nacelles [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/137

Auteur

Maurice Zytnicki

Université de Toulouse - Jean Jaurès

Laboratoire FRAMESPA (UMR CNRS 5136)

maurice.zytnicki@gmail.com

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