Herrick Chapman, L’Aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française (1928-1950), Collection « Histoire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2011, 430 pages.

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Collection « Histoire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2011, 430 pages.

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L’ouvrage intitulé L’Aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française (1928-1950) est la traduction remaniée de la thèse d’Herrick Chapman1 soutenue en 1983 à l’Université de Californie2. Si, près de 20 ans ont été nécessaires à la parution de sa version française3, l’auteur avait déjà publié, en anglais, un article résumant ses travaux de recherche dans un numéro spécial du Mouvement Social consacré à l’aviation dès 19884. Les années 1980 marquent en effet un temps fort de l’historiographie de la thématique aviation/aéronautique, avec par exemple la publication de la thèse de Claude Carlier en juin 19835, celle d’Emmanuel Chadeau en juin 19876 ou encore des travaux du groupe de recherche de la sociologue Yvette Lucas en 19897. Herrick Chapman est aujourd’hui Professeur d’histoire européenne à l’Université de New York. Même s’il a quelque peu délaissé les études sur l’industrie aéronautique, il n’en reste pas moins un spécialiste de l’histoire économique, sociale et politique contemporaine française. Il dirige la revue French Politics, Culture and Society8.

Un système de relations sociales original

Herrick Chapman part du constat suivant : depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France se distingue par la radicalité de ses relations sociales et par l’ampleur de ses grèves. Selon lui, « dans aucune autre société capitaliste évoluée les ouvriers n’ont remis en question de façon si constante la légitimité de l’entreprise capitaliste ». À travers l’exemple de l’industrie aéronautique, il soutient que depuis les années 1920, les rapports sociaux se sont progressivement tendus et ont changé de manière spectaculaire sous l’influence conjuguée des salariés, du patronat et de l’État. Devenu un bastion communiste dans le courant des années 1930, le secteur a vu se développer une conflictualité intense, très marquée par les affrontements entre socialistes et communistes. L’auteur souhaite donc examiner comment les différents acteurs « percevaient leurs intérêts, faisaient des choix, improvisaient selon les circonstances et se confrontaient aux conséquences (…) de leurs actions ». La réforme industrielle, tout autant que les trajectoires économiques ou les mesures sociales à appliquer sont au cœur des enjeux de cette « affaire à trois ».

Herrick Chapman affirme qu’« entre 1914 et le début des années 1950, les ouvriers, le patronat et le gouvernement (…) créèrent les principales institutions du monde industriel de l’après-guerre (…) : un mouvement ouvrier reposant sur la masse, un parti communiste fort, un réseau d’organisations patronales, un système de négociations en vue de conventions collectives de travail ainsi qu’un État très interventionniste. Au cours de presque quatre décennies de troubles, les français institutionnalisèrent un style de relations industrielles particulièrement conflictuel » et original. Le but principal n’est pas de livrer une histoire de l’aéronautique française, mais bien d’analyser celle-ci comme un lieu de relations changeantes entre partenaires sociaux et d’expliquer pourquoi l’intervention de l’État, la radicalité ouvrière et l’intransigeance patronale se sont renforcées mutuellement dans la France du XXe siècle. L’objectif est d’« examiner ce qui faisait le quotidien de ses acteurs, ce qu’ils espéraient et pourquoi ils réagirent comme ils le firent à la période la plus mouvementée de l’histoire de France depuis les révolutions du siècle précédent ». L’auteur analyse finement les trajectoires suivies par les acteurs au cours des bouleversements des années 1930 (Front populaire, réforme de l’État, montée des périls, etc.) et 1940 (Deuxième Guerre mondiale, Occupation, Résistance et Libération, guerre froide, etc.).

Durant ces années, nombre de questions fondamentales sont posées, en particulier au sujet du statut des entreprises (nationales ou privées), des relations sociales (tripartisme, contrôle ouvrier, implication de l’État), des conditions de travail et de leur amélioration (reconnaissance du degré de formation, semaine de 40 heures) ou encore des orientations politiques et économiques à suivre pour renforcer le développement industriel. Le rôle croissant de l’État dans la définition des politiques à suivre ou dans l’administration du secteur, tout autant que le raffermissement de son influence au moyen de la nationalisation des industries d’armement durant l’été 1936, ont contribué à accroître la radicalité. L’éventail des catégories de salariés rassemblés au même endroit est large (ingénieurs, cadres, techniciens, employés, ouvriers, etc.), le secteur déploie ses centres principaux non seulement à Paris, mais aussi en province (Nantes, Bordeaux, Toulouse, etc.). L’ensemble contribue à un brassage militant social et géographique, l’auteur donne un aperçu des enjeux à l’échelle nationale, dans un moment de bouillonnements politiques et sociaux intenses. L’expansion du rôle de l’État au cours des années 1930 et 1940 dans l’industrie s’exprime de plusieurs manières (nationalisations, planification, stratégies monétaires et fiscales, keynésianisme, etc.) et favorise l’émergence de l’économie occidentale la plus étatisée dans les années 1950. Pour lui, « ce développement remarquable du rôle économique de l’État (…) ne pouvait que modifier l’équilibre du pouvoir politique dans l’industrie moderne » et influer sur les relations sociales.

Une série de réformes politiques emblématiques

Dans les années 1920, le secteur est confronté à un déclin rapide, en partie dû à la fin de la Première Guerre mondiale et à la démobilisation industrielle qu’elle provoque, le privant d’une grande partie de ses débouchés. À la fin des années 1920 se pose la question de le « revitaliser » et de le moderniser pour éviter que la « dérive industrielle » ne se poursuive. En ce sens, la création d’un ministère de l’Air indépendant en 1928 amorce une transformation d’importance. Mais la décennie qui suit est celle des atermoiements et d’un débat permanent autour des mesures à prendre : « La politique du gouvernement, la doctrine militaire, l’austérité budgétaire et la stratégie des chefs d’entreprise constitu[ant] autant de facteurs qui se liguèrent pour figer l’industrie aéronautique dans une structure mal adaptée à un effort de réarmement ». Dans un contexte où les plans de charges reposent essentiellement sur les commandes de l’armée de l’Air, les entreprises sont pénalisées par leur irrégularité dans les livraisons et par les difficultés de financement du capital. Sous la direction du premier ministre de l’Air, André Laurent-Eynac, Albert Caquot fait de l’innovation technologique et de la recherche « la clé de toute l’entreprise » entre 1928 et 1932. La « politique des prototypes » qui en découle est complétée par une première tentative de réforme des structures qui s’appuie sur un regroupement des entreprises afin d’en améliorer la coordination et les rendements. Selon Herrick Chapman, « les constructeurs [très hostiles à l’égard de l’intervention de l’État, vont utiliser] les groupes de sociétés non pas pour rationaliser l’industrie aéronautique en fermant des usines et en négociant des fusions, mais plutôt pour se protéger du processus même de concentration ». Le réarmement, dont la nécessité se renforce avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, reste très compliqué. La réforme voulue par l’État est pour le moment un échec. Mais, c’est « au cours des années 1930, [que] les ouvriers de l’aéronautique sortirent de l’obscurité pour devenir l’avant-garde du mouvement ouvrier français ».

L’arrivée de Pierre Cot9 au ministère de l’Air marque un premier changement de cap. Il prend une série de mesures fortes : regroupement des entreprises de transport aérien au sein de la compagnie Air France10 en avril 1933, création d’une armée de l’Air indépendante (en plusieurs étapes) qui donne un nouvel élan à la construction aéronautique, élaboration du Plan I, « premier effort sérieux de réarmement », etc. Cette politique vise à « trouver un équilibre entre la recherche et la production en série » au moyen d’un déplacement des « risques de l’innovation de l’État vers l’entreprise, risques que seules les grandes firmes [peuvent] se permettre de prendre ». Finalement, la planification industrielle prend du retard en raison de l’inertie des constructeurs, la plupart des avions se révélant rapidement dépassés technologiquement ou en nombre insuffisant au regard des besoins. Au même moment aux États-Unis, l’industrie aéronautique concentre ses structures autour de trois grands constructeurs : Curtiss-Wright, Douglas et Boeing, dans une perspective où c’est l’aviation civile et non militaire qui alimente l’essentiel du marché.

Herrick Chapman dépeint les entraves mises par les différents acteurs à la réussite des politiques suivies qui précipitent une dégradation industrielle. La seconde moitié des années 1930 marque une nouvelle tentative de mise en ordre de l’aéronautique. En effet, « une grande partie de la confiance dans le cadre conventionnel de l’entreprise privée assistée par l’État avait disparu. En gaspillant leur crédibilité et en résistant à la réforme, les constructeurs plantèrent involontairement le décor d’une révolution dans les relations entre l’État et les entreprises qui suivirent l’arrivée au pouvoir du Front populaire ».

Une première phase de réforme politique : la nationalisation de l’industrie aéronautique

Les grèves du mois de juin 1936 et la « bataille pour la nationalisation » qui les suit, fournissent non seulement un « moyen de réorganiser l’industrie aéronautique [mais offrent] également de nouvelles possibilités pour la redistribution du pouvoir et de l’autorité », sans toutefois que l’on ne sache encore réellement quelle en sera l’influence sur les relations sociales. Le ministre de l’Air réforme le secteur au moyen d’un programme ambitieux de démocratisation par le biais de l’aviation populaire11, d’une réorganisation de l’armée de l’Air, du renforcement des liens militaires avec la Grande-Bretagne et l’URSS, etc. La « clef de tout le programme » est la nationalisation d’une partie du secteur pour mettre en œuvre les projets restés hors de portée au moyen de « la fusion des sociétés en quelques grandes entreprises, [de] l’implantation et [de] l’expansion des usines en province, [de] la modernisation des installations et du matériel, ainsi que [de] la création d’un processus de mobilisation industrielle ». La loi du 11 août 1936 entraine la création de Sociétés nationales de constructions aéronautiques (SNCA) par nationalisation des usines de fabrication. Pierre Cot choisit de leur donner le statut de sociétés d’économie mixte afin d’allier « la coordination stratégique d’un secteur dirigé par l’État et le dynamisme compétitif de l’entreprise privée ». En réduisant l’autorité des constructeurs au profit d’une attention plus forte accordée à la parole syndicale, le changement profond qui intervient va donner « à la CGT [réunifiée] une présence visible dans la structure de direction de l’industrie aéronautique [et] du prestige auprès des ouvriers ».

En parallèle à la réforme industrielle, la deuxième grande évolution concerne les relations sociales. Si à la fin des années 1920 et au début des années 1930, les travailleurs ont encore du mal à organiser des syndicats et à peser sur les décisions en matière économique et sociale, Herrick Chapman constate un redressement sensible dès 1933 et plus encore après la crise de février 1934. Au moment de l’arrivée de Léon Blum au pouvoir, « l’esprit politique du Front populaire avait pénétré dans les usines ». La lecture des événements révèle un certain nombre « de facteurs qui contribuent à expliquer pourquoi les ouvriers de l’aéronautique prirent l’initiative en mai et pourquoi ce mouvement de grève marqua un tournant » politique, économique et social. Les entreprises (Breguet le Havre ou Latécoère Toulouse par exemple) se trouvent à l’avant-garde du mouvement des occupations d’usines qui font suite à l’élection du gouvernement de Front populaire. L’époque est donc marquée, comme dans d’autres secteurs, par un « spectaculaire » renouveau du militantisme ouvrier. L’influence de la politique, de gauche comme de droite, socialiste, communiste ou autre, est une donnée structurante qui traverse une grande partie des années 1930 et 1940 et se prolonge au-delà.

Herrick Chapman dévoile par exemple les tensions que provoquent la progressive décentralisation du secteur vers la province ou la naissance des « amicales socialistes », qui marquent une étape de la tentative de reconquête des usines par la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO). Si celle-ci privilégiait jusque-là « la planification, la rationalisation et l’intervention de l’État » à la mobilisation politique dans les usines, elle renforce sa présence, en particulier dans les établissements où l’influence communiste est grandissante, dans la deuxième moitié des années 1930 (Toulouse, Paris, etc.). Durant le Front populaire, ce sont bien les socialistes qui bénéficient encore de « leurs entrées auprès des responsables du gouvernement, particulièrement auprès de Pierre Cot et de Vincent Auriol, ministre des Finances de Blum », à la différence de ce qui se produira après la Deuxième Guerre mondiale. Mais l’élan du Front populaire est rapidement brisé par la perspective d’une guerre avec l’Allemagne nazie.

Le secteur confronté à la nécessité du réarmement

La nécessité de réarmement qui l’accompagne confronte les différents acteurs de l’aviation « au double défi de renégocier les réformes sociales de 1936 et de se préparer à la guerre ». À partir de 1938, le curseur politique se déplace plus à droite et les conflits sociaux refont surface. La grève du 30 novembre 1938 qui marque un nouveau temps fort de la mobilisation des travailleurs débouche sur un échec et sur la décapitation de bon nombre de sections syndicales en région parisienne et en province. Après l’Anschluss et les accords de Munich, le réarmement s’accélère via l’adoption du Plan V (et d’une nouvelle organisation productive). Même si celui-ci permet de rattraper une partie du retard en matière de chasseurs, l’aviation française est loin d’être préparée à la guerre, aussi bien quantitativement que qualitativement, malgré le développement d’une politique d’achats à l’étranger qui vient compléter le dispositif.

Il faut rapidement intégrer les nouvelles problématiques posées par la mobilisation industrielle, la protection des infrastructures et des personnels et « maintenir la paix dans les usines à la suite du pacte germano-soviétique » qui a dérouté un certain nombre de militants. La répression contre les militants est très intense dans les semaines qui conduisent à la Deuxième Guerre mondiale. La « drôle de guerre » débouche sur une défaite rapide de la France et sur le régime collaborationniste de Vichy. Le pillage industriel (machines-outils, personnels, etc.) qui suit les accords de collaboration franco-allemande aéronautique de 1941, s’accompagne d’un déclin technologique important. Mais, « ce sombre épisode (…) [a] un énorme impact sur la politique adoptée pour cette industrie. En collaborant, les dirigeants de l’industrie aéronautique préservèrent aussi bien le vaste réseau de laboratoires et d’usines du pays que ses ressources considérables en personnel compétent, en particulier en concepteur-projeteurs, en ingénieurs de production, en pilotes d’essai, en dessinateurs et en métallurgistes qualifiés ».

L’industrie aéronautique : un théâtre d’expérimentation industrielle ?

Dès la Libération, l’industrie aéronautique devient à nouveau « un théâtre d’expérimentation important, comme cela avait déjà été le cas sous le Front populaire », dans un environnement propice à une réforme économique et sociale. L’une de ses caractéristiques essentielle est la politique « favorable aux ouvriers à court terme » qui naît de l’application du programme du Conseil national de la résistance (CNR). De nombreux problèmes sont posés : rattraper le retard technologique, reconstruire les usines dans un « environnement économique d’austérité rigoureuse et de domination américaine » et d’une « économie de reconstruction du pays en temps de paix », alors que l’aéronautique n’entre pas dans les priorités budgétaires. Les militants communistes renforcent leur influence « en grande partie parce qu’ils [sont] mieux armés que leurs rivaux, sur le plan de l’organisation et de l’idéologie, pour répondre à l’émergence du capitalisme d’État ». Charles Tillon joue un rôle important dans cette réforme des relations sociales et participe à la « bataille de la production » lancée par la CGT. La politique qu’il mène en tant que ministre de l’Air puis de l’Armement repose sur deux leviers : la production et la recherche. Selon Herrick Chapman, « tout au long des années 1940, la vie au travail fut politisée, que les salariés le voulurent ou non », les grands changements d’orientations politiques et le rôle de l’État, la « résurgence du parti communiste à travers la Résistance et la Libération » ou encore la polarisation qui naît de la guerre froide ont maintenu « l’aéronautique française dans un état d’agitation perpétuelle ».

La création des comités mixtes à la production (CMP) dès la Libération marque une phase supplémentaire de mobilisation nationale dans laquelle « comme en 1936, le contrôle ouvrier sembl[e] aller de pair avec l’extension de l’autorité de l’État ». Mais, cette politique trouve rapidement ses limites. Les usines se trouvent dans une situation précaire due en partie à la réduction des crédits accordés à l’armement, à la priorité laissée à la reconstruction du pays plutôt qu’à la modernisation militaire et à la politique du nouveau ministre André Maroselli, qui décide de concentrer l’industrie française sur quelques créneaux maitrisés. C’est « le début d’une nouvelle orientation dans la politique nationale à l’égard de l’aéronautique » qui s’accompagne de nombreuses polémiques sur son avenir. La nouvelle configuration des relations sociales qui prend forme dans la deuxième moitié des années 1940, avec un accroissement de l’autorité de l’État combiné à l’influence des acteurs politiques et syndicaux et en particulier de la CGT, a des conséquences durables car le jeu des acteurs fait émerger un «  modèle de relations fixa[nt] le cadre institutionnel [des rapports sociaux] (…) pour les décennies à venir ».

Vers un « ordre industriel d’après-guerre »

Avec le début de la guerre froide, les communistes sont sur la défensive et se trouvent de plus en plus isolés dans les entreprises. Le plan Marshall est ressenti plus durement dans l’aéronautique qu’ailleurs, car la politique de réarmement et d’inféodation aux États-Unis peut être assimilée à une liquidation du secteur. Cette nouvelle donne s’accompagne d’un regain de la conflictualité qu’illustrent, non seulement les grèves de novembre et décembre 1947, mais aussi de nombreux autres mouvements sociaux, manifestations et « lock-out » entre 1947 et 1950. La reprise en main du secteur nationalisé par le pouvoir politique se traduit notamment par un écartement des communistes des postes de responsabilité, par une réduction du pouvoir des Comités d’entreprises (CE) et des CMP ou encore par la relance des entreprises privées. Il s’agit avant tout de stabiliser l’industrie aéronautique « sur les deux piliers de l’autorité patronale et de la supervision de l’État ». Une nouvelle rationalisation de la production intervient et traduit ces évolutions : contrôle plus strict, mise en adéquation du potentiel et de la main-d’œuvre au moyen de licenciements et réorganisation industrielle. Plusieurs établissements sont fermés (à la SNCASE, à la SNECMA, etc.) et un plan de 15 000 licenciements est prévu, ce qui ne va pas sans provoquer des réactions chez les travailleurs.

La rupture de l’unité syndicale et la création de CGT-FO en 1948 pèsent également sur la capacité des travailleurs à influer sur les décisions prises par l’État. Les CMP encore actifs sont liquidés en 1948/49, le nombre de SNCA est réduit et enfin, le pouvoir ministériel « sur les directeurs et les [CA] » est renforcé. La réforme d’août 1949 s’appuie aussi sur une amélioration de la productivité et sur la mise en œuvre d’une politique qui se veut cohérente par le biais d’une planification économique à moyen et long terme. Dès le mois d’août 1950, le Parlement vote un premier plan quinquennal qui marque un tournant, une « base de la stabilité financière », tout autant qu’une étape supplémentaire dans le redressement de l’aéronautique, avec notamment le développement de nouveaux prototypes qui vont déboucher sur Caravelle ou les chasseurs Dassault (Mystère IV et Mirage I). Herrick Chapman montre comment l’État s’appuie à la fois sur le secteur nationalisé et sur le secteur privé pour relancer cette industrie, si bien qu’à la fin des années 1940, elle entre dans une période de « relative harmonie ».

Au début des années 1950, une nouvelle structure se met progressivement en place. Elle repose sur un mélange « d’entreprises publiques et privées, une division de la responsabilité des prises de décisions entre les sociétés et les ministères, ainsi que des syndicats plutôt stables ». Dans sa conclusion, Herrick Chapman affirme que deux éléments se sont imposés dans la période, pour devenir « les traits caractéristiques de l’aéronautique française pendant l’après-guerre » : « le capitalisme d’État et un extrémisme ouvrier de style étatique issu du Front populaire, des années de guerre et des débuts de la guerre froide ». En ce sens, la période qui va du milieu des années 1930 à la fin des années 1940 marque un « moment décisif de transformation sociale » et donne naissance à des relations sociales à la fois « conflictuelles » et « stables », essentiellement marquées pour les acteurs des relations sociales (chefs d’entreprises, responsables syndicaux, politiques) par la nécessité « d’exercer des pressions par des voies politiques » et d’en appeler à l’État pour défendre leurs revendications. Pour l’auteur, la politique française en matière de relations industrielles dans l’Europe d’après-guerre en est l’un des résultats.

Dans la période suivante, le secteur est confronté à de nouveaux défis dans la période suivante, par exemple la progressive européanisation du secteur dans les années 1960, des rationalisations successives qui aboutissent à la création de l’Aerospatiale en 1970, le renforcement de l’intervention de l’État (avec par exemple la nationalisation de Dassault-Breguet en 1981) ou encore la modification structurelle de la main-d’œuvre (renforcement du nombre d’ingénieurs, cadres et techniciens au détriment du nombre d’ouvriers), etc. Si l’on peut regretter que l’auteur n’ait pas adopté une démarche comparative plus poussée avec les autres pays disposant d’une industrie aéronautique à l’époque, en particulier les États-Unis ou la Grande-Bretagne, la présence d’annexes, d’une longue bibliographie et l’utilisation de sources nombreuses et variées12, la présence d’un cahier central de photographies complètent habilement l’ouvrage. En conclusion, on peut dire qu’Herrick Chapman démontre ici l’importance de la politique dans les décisions prises par un État à la fois client, législateur et administrateur, mais aussi la construction de relations sociales originales au sein de l’industrie aéronautique civile et militaire nationalisée et privée.

Notes

1 sous la direction de Gerald Feldman, spécialiste de l’Allemagne. Retour au texte

2 CHAPMAN Herrick, State capitalism and working-class. Radicalism in the French aircraft industry, University of California Press, Berkeley, 1991, 480 pages. Retour au texte

3 par Bernard Mullié. Retour au texte

4 Voir le numéro spécial : FRIDENSON Patrick (dir.), La France et l’Aéronautique, in Le Mouvement Social, Les éditions ouvrières, Numéro 145, décembre 1988, Paris, 150 pages. Il est également l’auteur de plusieurs autres ouvrages sur la France contemporaine. Par exemple : CHAPMAN Herrick, FRADER Laura, Race in France : Interdisciplinary Perspectives on the Politics of Difference, Berghahn Books, 2004, New York, 276 pages. La fiche de présentation et une liste des publications d’Herrick Chapman sont disponibles sur le site de la NYU : http://history.fas.nyu.edu/object/herrickchapman [consulté le 15 juillet 2015]. Retour au texte

5 CARLIER Claude, L’aéronautique française (1945-1975), Collection Histoire et documents, juin 1983, Paris, 645 pages. Retour au texte

6 CHADEAU Emmanuel, De Blériot à Dassault : histoire de l’industrie aéronautique en France : 1900-1950, Fayard, juin 1987, Paris, 552 pages Retour au texte

7 LUCAS Yvette, BESLAY Christophe, DIHOUANTESSA Jérôme, Le vol du savoir. Techniciens de l’aéronautique et évolution des technologies, Mutations/sociologie, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1989, 255 pages. Retour au texte

8 Voir la liste des numéros http://journals.berghahnbooks.com/fpcs/ [consulté le 15 juillet 2015]. Retour au texte

9 Voir la biographie que lui consacre JANSEN Sabine, Pierre Cot : un antifasciste radical, Fayard, Paris, 2002, 680 pages. Retour au texte

10 L’entreprise n’est nationalisée qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Retour au texte

11 Aviation populaire étudiée par FERRY Vital, 1936 : Aviation populaire ou aviation prolétaire, Éditions du Gerfaut, 2007, 199 pages. Retour au texte

12 France, GB, USA et archives privées, AD, archives économiques, sociales, politiques, financières, privées, entreprises, entretiens, presse etc. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Clair Juilliet, « Herrick Chapman, L’Aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française (1928-1950), Collection « Histoire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2011, 430 pages. », Nacelles [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/135

Auteur

Clair Juilliet

Doctorant en histoire contemporaine sous la Direction de Jean-Marc Olivier

Université de Toulouse - Jean Jaurès

Laboratoire FRAMESPA (UMR CNRS 5136)/Labex SMS

clairjuilliet@gmail.com

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