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Éloignés de l’expérience visible de la fabrication, documentés à travers des dessins et des calculs plutôt que des textes, liés à des composants logiciels délicats à saisir de l’extérieur de leur pratique, les outils numériques de conception aéronautique et leurs usages occupent une place quelque peu dissimulée dans les processus de production.

Ce sixième numéro de la revue Nacelles relève pourtant le défi dans la mesure où dans l’industrie aéronautique, comme dans d’autres industries innovantes, les outils numériques prennent une importance croissante et transforment radicalement les façons de concevoir, de fabriquer, de tester ou d’assurer la maintenance d’objets techniques de plus en plus complexes. Ils bouleversent, dans la période d’un demi-siècle qui commence avec les années 1960, les organisations industrielles, les méthodes de travail, la typologie des compétences, ils portent des espoirs de meilleure productivité, ils étendent les interactions entre l’avionneur et ses sous-traitants qui deviennent peu à peu des partenaires. Les pouvoirs publics distinguent très vite ces phénomènes et leurs enjeux ; ils les accompagnent à leurs débuts. Toutes ces raisons nous semblent justifier une histoire d’outils, plus encore, une histoire d’outils logiciels, une histoire encore pionnière et de ce fait à charpenter sans doute. Ce numéro est une initiative. Trois domaines sont abordés. Ils participent tout à la fois de besoins industriels différents et d’approches numériques spécifiques. Si l’informatique en est le trait commun, il convient de ne pas négliger combien ils couvrent des points de vue, des techniques, des pratiques très dissemblables.

Le premier domaine est le dessin, qui passe pendant le dernier quart du xxe siècle d’une exécution manuelle sur de larges planches rassemblées dans des bureaux vastes comme des hangars à une exécution informatisée sur des ordinateurs qui s’est sophistiquée au même rythme que les processeurs et les écrans graphiques. Surtout, il passe de représentations 2D (deux dimensions) sur du papier à des représentations volumiques 3D (trois dimensions) auxquelles s’ajoutent des fonctions toujours plus nombreuses de manipulation des données techniques caractérisant les pièces.

Le deuxième domaine est ce qu’il est convenu d’appeler le « calcul » dans les bureaux d’étude et qui concerne la prédiction des propriétés physiques des pièces : leur résistance en charge, leur comportement sous des variations de température, leurs caractéristiques aérodynamiques. Si le dessin rend la pièce et l’assemblage visibles, le calcul en prévoit les qualités. C’est pourquoi, bien que distinctes, les deux démarches entretiennent des relations étroites.

Le troisième domaine concerne la coordination globale des activités de conception et, en particulier, la mise en cohérence de la multitude de données produites par les logiciels dits « auteur » et dont le dessin et le calcul sont de parfaits exemples. Ce domaine est traité à travers les témoignages sur le programme Phenix qui fut conduit au sein du groupe Airbus dans les années 2007-2010.

Retracer l’histoire de ces outils numériques, même de façon parcellaire, est une façon de suivre les interrogations et les imaginaires qui nourrissent l’industrie depuis une cinquantaine d’années. Ils arrivent principalement dans les industries automobile et aéronautique, puis s’instillent progressivement dans les démarches de rationalisation systémique et, ce, dans de nombreuses autres activités comme l’architecture, le génie civil, l’électronique ou l’électrotechnique. Des ingénieurs et des scientifiques comme Pierre Bézier chez Renault, Paul de Casteljau chez Citroën ou Steven Coons au mit, pour ne citer qu’eux, créent les premiers éléments de modélisation dans les années 1960. Ils inventent des modèles mathématiques capables de définir des formes complexes, de favoriser la création et la modification de ces formes, de piloter des machines simples. Nécessaires, ces conditions d’existence techniques, « objectives », ne sont cependant pas suffisantes à l’explication de leur envolée. En cao par exemple, pour suivre Jean-Pierre Poitou1 la rationalisation de l’utilisation des outils de production ainsi que la réduction des délais de mise au point des produits devenaient des impératifs économiques majeurs pour gagner en compétitivité et faire face à la productivité supérieure des constructeurs américains. Ceux-ci bénéficiaient d’effets de séries inaccessibles et les avionneurs français mettent peu à peu au point des outils permettant à la fois d’améliorer les procédés de développement et de production. Et la cao, alors d’abord un fait américain dans le secteur aéronautique, est vite perçue comme un élément clé de la compétition. Lockheed, dans les années 1950 lance les premières solutions d’interaction homme-machine en s’appuyant sur le développement des technologies informatiques2. Quelques années plus tard, prenant appui sur l’apparition des premiers terminaux graphiques, notamment ceux d’ibm, la firme américaine met au point le logiciel cadam pour Computer Augmented Design And Manufacturing. L’aéronautique mondiale entre dans une nouvelle ère. Dassault et la snias comprennent qu’il faut suivre.

Retracer l’histoire de ces outils, c’est aussi chercher à saisir ce qui permit les coordinations industrielles complexes que l’on observe aujourd’hui. Des plateformes collaboratives associent désormais de vastes réseaux d’entreprises participant à une chaîne logistique (supply chain), permettent de coopérer en temps réel à travers des plateaux virtuels. La conception aéronautique est devenue collective, les maquettes numériques y jouent un rôle central, appuyées sur des conceptions de pièces 3D et des « jumeaux numériques ». Ce sont autant d’innovations techniques qui transforment complètement les organisations, les métiers et les processus. Grâce à elles, la conception et la fabrication de 70 à 80 % des composants d’un avion sont distribuées entre partenaires des grands constructeurs comme Airbus et Boeing. Ces « avionneurs » eux-mêmes ont changé de métiers. De constructeurs aéronautiques, ils sont passés à un statut d’architectes-intégrateurs de systèmes aéronautiques. Ces évolutions majeures sont en relation étroite avec le développement de la digitalisation des processus dans ce secteur.

On comprend pourquoi, en amont de la manufacture, en amont du travail sur les matériaux, l’informatique prend une importance cardinale. On est dans la prévision, l’imagination, la conception de produits à la complexité croissante, on est dans la phase des possibles à construire. N’est-ce pas le moment clé de l’innovation ? On n’est plus dans l’utopie des premières études de marché, l’avion est défini dans ses missions, il est situé par rapport à ses concurrents, sa géométrie est largement connue, il faut le réaliser. La conception à ce stade, c’est inventer comment le réaliser au mieux.

D’où viennent donc ces outils qui se sont diffusés entre les années 1970 et les années 2000 ? Maurice Zytnicki, dans « Aux origines d’un logiciel industriel, Catia : les outils de conception des Avions Marcel Dassault, 1967-1980 » retrace le processus de maturation et de développement de la Conception assistée par ordinateur chez Dassault Aviation. Il décrit la perception de son importance par les pouvoirs publics. Mais surtout, il tente de montrer les éléments de la décision qui ont conduit Dassault à mettre sur le marché, en 1981, ce qui était pourtant un avantage concurrentiel, à savoir le logiciel Catia3. Le risque de diffusion d’un savoir-faire était bien perçu.

L’article de Claude Carlier dans « Dassault et la Conception assistée par ordinateur » étend et poursuit l’étude après 1981 avec la création d’une société éditrice de logiciels : Dassault Systèmes. Il met en relief à la fois continuité et évolution de la stratégie sur une période de cinquante ans. Il décrit l’enrichissement progressif de l’éditeur qui étend son offre pour englober toute la gestion des cycles de conception, de développement et de production des produits complexes, mais également l’interface vers les logiciels de gestion d’usine. Il montre la diversification considérable qu’a menée l’éditeur.

C’est un regard plus technique que porte Yvon Gardan dans « Une brève histoire de la Conception Assistée par Ordinateur » avec des mises en relation entre les évolutions des fonctions et les capacités matérielles, d’une part, et, d’autre part, des alternatives algorithmiques pour la représentation des objets. Les acteurs clés, industriels, laboratoires, différents produits logiciels sont présentés et donnent à sentir la compétition (ou l’émulation) qui a entouré l’informatisation du dessin. Incidemment, l’article montre que l’histoire de la cao est aussi une histoire française.

Avec « From A300 to A350 : Technical and Organisational Innovation Trajectory of Airbus », Med Kechidi met en perspective l’informatisation des processus de conception en établissant des liens avec les évolutions industrielles de l’Aérospatiale puis d’Airbus. Il corrèle le succès d’Airbus avec deux types de facteurs : la percée technologique portée par chaque nouveau modèle d’avion, percée en conception et en fabrication d’avions ; la capacité d’Airbus à faire évoluer son modèle d’organisation industrielle et à mettre en place une politique de modularisation et d’externalisation autour d’entreprises pivots, interfaces techniques et organisationnelles entre l’architecte-intégrateur et les firmes participant à la conception et à la production des avions.

Les entretiens avec Jean-Marc Thomas et G., qui a préféré l’anonymat, demandent à être introduits un peu plus longuement. Car si l’influence du dessin et de la 3D dans la conception aéronautique se comprend bien visuellement, se « touche » presque en tournant les pièces mécaniques dans tous les sens sur les écrans informatiques, si les assemblages s’imaginent volontiers par la combinaison de sous-ensembles, le rôle du « calcul » reste plus obscur. Comme en informatique, tout ou presque est calcul, il importe de préciser de quels calculs il s’agit, lorsque l’on parle de conception. Dans le domaine des structures par exemple, mais on aurait une approche similaire dans la diffusion de phénomènes thermiques le long de matériaux, il est vital de prévoir très tôt comment les forces s’exercent sur les éléments d’un avion, comment se diffusent les effets de la portance, du poids, de la traînée, de la propulsion, de façon à maîtriser, à anticiper en fonction des matériaux, des formes, des jonctions, de la phase de vol… les déformations, les usures, voire les ruptures, qui pourraient affecter les composants. On est dans la dynamique des contraintes qui jouent sur l’appareil et dans la validation des dessins. On est dans la simulation numérique du comportement des structures matérielles. Les deux entretiens sont très différents. Jean-Marc Thomas est avant tout connu pour avoir été directeur du site toulousain d’Airbus puis président d’Airbus France dans les années 2000. Ce n’est pourtant pas sur cette période que l’entretien a été mené, mais sur une partie antérieure de sa carrière, quand il travaillait à la direction des études de l’aérospatiale, dans les années 1970-1990. Aussi le témoignage de Jean-Marc Thomas porte à la fois l’empreinte du dirigeant qu’il devient plus tard et de l’ingénieur passionné de technique qu’il est alors, témoignage de ce fait singulier sur les années qu’il consacre au calcul.

L’expérience de G. est celle d’un opérationnel dont l’expertise s’est construite le long d’une trentaine d’années au bureau de calcul, principalement sur la structure du Concorde et avec des missions sur d’autres programmes (Airbus, atr…). L’entretien a porté sur l’arrivée de l’informatique dans le calcul de structure et l’évolution des fonctionnalités, la transformation des pratiques et des métiers. Trois périodes ont été considérées : les années 1970, les années 1980 et la période 1990-2000. On y voit combien la physique des matériaux est une connaissance fort ancienne et, en restituant les méthodes, l’entretien dessine en creux quelles en furent les transformations.

L’entretien avec Jean-Pierre Poitou est d’une autre nature. C’est un sociologue, un ethnologue qui s’exprime, un homme donc d’une culture initiale fort éloignée de l’industrie et qui porte un regard original et précieux sur les bureaux d’étude. Il a étudié la cao sous l’angle des pratiques et des enjeux cognitifs. Auteur de « 30 ans de cao en France » publié chez Hermès, en 1989, il a par ailleurs déposé des archives sonores, disponibles à la mmsh (Aix-en-Provence) et qui contiennent des entretiens avec de grands acteurs des années 1980 (concepteurs de la cao ainsi qu’utilisateurs). Il est décédé en 2017.

La rubrique Sources, Acteurs, Témoignages est consacrée entièrement au programme Phenix (Plm Harmonization ENhanced Integration & eXcellence) qui fut conduit au sein du groupe eads fut lancé en 2007 à l’initiative de Louis Gallois alors p.-d.g. d’eads. Ce programme répondait au problème industriel qui retarda significativement la fabrication de l’A380. Du fait des incompatibilités entre les outils de conception électrique utilisés en Allemagne et en France, le câblage avion ne pouvait être achevé, les harnais électriques en l’état ne se raccordant pas. La décision fut prise de prendre le mal dans sa globalité et d’harmoniser l’ensemble des outils et méthodes de conception du groupe eads.

Jean-Yves Mondon, dans son article « Pourquoi et comment ? » campe la situation quand il est appelé par Louis Gallois à la fonction de directeur du programme. Ce témoignage d’un acteur de premier plan donne à saisir les intentions qui animent le top management du groupe eads à la fin 2006, début 2007.

Amaury Soubeyran fut le directeur-adjoint de Jean-Yves Mondon. Au cœur du management de Phenix, « eads, un groupement jeune de sociétés anciennes » rappelle ce qu’est le groupe eads au moment le problème de l’harmonisation se pose.

Francesco Sperandio fut membre du management du programme ace (Airbus Concurrent Engineering) que l’on peut considérer comme précurseur de Phenix. « Airbus Concurrent Engineering, un précédent à Airbus dans la division Avion (1995-2005) » met à jour des permanences qui ont parcouru l’ingénierie pendant les vingt-cinq dernières années.

Maurice Narayanin fut directeur délégué du programme Phenix dans la division Hélicoptère. « Penser l’information sur un demi-siècle : Phenix et la division Hélicoptère » montre en quoi cette industrie se distingue de celle des avions et les questions de gestion des cycles de vie Produit (plm pour Product Lifecycle Management) qui s’y posent spécifiquement.

Frédéric Féru, responsable du groupe de travail Architecture et Maurice Narayanin dans « Unir et démêler informatique et métier. Choisir les outils » abordent l’un des aspects importants de Phenix, le choix d’une solution logicielle commune. Si ce choix est revu par la suite du fait des évolutions des offres du marché, il n’empêche que le travail de « benchmarking » s’est traduit par une démarche de définition de besoins et de comparaison des offres qui est pleine d’enseignements.

Philippe Mussat anima le travail du côté Astrium pour les satellites d’observation. Il pilota particulièrement les ateliers sur la définition Produit. Il suffit de songer aux volumes énormes de pièces pour se figurer la difficulté de la définition, mais tout son intérêt aussi. « Identifier et rassembler des données foisonnantes, en partager l’usage et la propriété : le programme Aspire chez Astrium » expose les différentes contraintes qui ont dû être dépassées.

Mission d’une difficulté redoutable, Phenix visa les trois principaux métiers d’eads, la production d’avions commerciaux, d’hélicoptères et de satellites. Or ce sont des productions qui obéissent à des contraintes très différentes. Phenix se traduisit par une mobilisation des compétences sans beaucoup d’équivalents (voire unique) et produisit un impressionnant corpus de connaissance sur les phases de conception et de définition de produits complexes. Il forme ainsi un prodigieux point de référence dans la transformation des industries aérospatiales et les contributions constituent des témoignages de première main. Les articles de la rubrique sont le fait d’ingénieurs du groupe eads (alors) qui ont été directement impliqués dans le programme. Ils sont basés sur les communications faites lors d’une journée d’étude du laboratoire framespa le 11 octobre 2016, à la Maison de la Recherche de l’UT2J, dont l’intitulé « Harmoniser les pratiques de développement dans l’aérospatiale (1995-2010) » traduit bien l’ambition du programme. Un abstract en anglais en donne les grandes lignes.

Si une histoire des outils de conception contribue à la compréhension des transformations qui ont touché la conception elle-même, elle n’en est qu’un petit éclairage. En cinquante ans, les bureaux d’étude se sont profondément modifiés en termes de fonctionnement, de recrutement, de relation au monde extérieur à l’entreprise, d’implication dans la réalisation complète du produit final. Le domaine de l’aérospatiale est tout aussi concerné que l’ensemble de l’industrie. Il n’en reste pas moins que l’entreprise étendue, la conception distribuée, devenues possibles parce que digitales, par leur dimension mondiale, sont sans doute un riche terreau pour des recherches futures.

Notes

1 Poitou Jean-Pierre, « L’Évolution des qualifications et des savoir-faire dans les bureaux d’étude face à la conception assistée par ordinateur », Sociologie du Travail Vol. 26, No. 4, 1984. Retour au texte

2 Interactive Graphics for ComputerAided Design, by M. David Prince, Addison Wesley, 1971. Retour au texte

3 Catia est l’acronyme de Conception assistée tridimensionnelle interactive appliquée. Mais il est devenu aujourd’hui une marque à part entière et sa signification initiale s’est un peu perdue. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Med Kechidi et Maurice Zytnicki, « Introduction », Nacelles [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/793

Auteurs

Med Kechidi

Professeur à l’UT2j

FRAMESPA (UMR 5136)

med.kechidi@univ-tlse2.fr

med.kechidi@univ-tlse2.fr

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Maurice Zytnicki

Ingénieur, Architecte en systèmes d’information d’entreprise

maurice.zytnicki@gmail.com

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