La politique de sous-traitance de l’Aérospatiale au travers des programmes Airbus

Résumés

Cet article a pour objet de caractériser les formes et les contenus de la politique de sous-traitance déployée par Aérospatiale puis Airbus, des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980. Il montre que les relations, initialement portées par la commande ouverte sur catalogue, ou fondées sur un cahier des charges prescriptif, ont peu à peu évolué vers des relations de délégation d’une partie des activités d’études et de développement et progressivement vers des partenariats portant sur la conception en commun d’ensembles modulaires complets et complexes. Les formes de contractualisation ont dès lors évolué du simple contrat marchand à des contrats plus durables dans lesquels le partage des risques industriels et financiers occupe une place centrale. Dans cette évolution, c’est aussi le statut de l’entreprise qui a fortement évolué, passant d’une grande entreprise intégrée à une « entreprise étendue » sollicitant de plus en plus des collaborations externes.

The purpose of this article is to characterize the forms and contents of the subcontracting policy deployed by Aérospatiale and then by Airbus from the 1970s to the end of the 1980s. It shows that the relationships, initially based on open orders, catalogue orders or prescriptive specifications, have gradually evolved towards relationships of delegation of part of design and development activities and gradually towards partnerships to design complete and complex modular assemblies. The forms of contractualization have therefore evolved from simple commercial contracts to more long-term. Another feature of these relationships is a greater risk industrial and financial sharing. In this evolution, the status of the company has also changed significantly, moving from a large integrated company to an “extended enterprise” that increasingly calls for external collaborations.

Plan

Texte

En France, les logiques ayant marqué l’évolution de la construction aéronautique sont relativement bien documentées notamment avec les travaux qui marquent le passage d’une « logique d’arsenal », qui prévalait dans ce secteur jusqu’au milieu des années 1980 à une « logique de marché » qui prévaut depuis1. L’histoire de la sous-traitance associée à ces périodes est en revanche moins connue. Elle a pourtant été déterminante dans le passage d’une logique à l’autre2.

Dans le cas d’Aérospatiale puis d’Airbus, une approche historique permet de constater que les relations initialement portées par la commande ouverte – sur catalogue ou en fonction d’un cahier des charges prescriptif – ont peu à peu évolué vers des relations de délégation d’une partie des activités d’études et de développement et progressivement vers des partenariats portant sur la conception en commun d’ensembles modulaires complets et complexes. Les formes de contractualisation ont dès lors évolué du simple contrat marchand à des contrats plus durables dans lesquels le partage des risques industriels et financiers occupe une place centrale.

Il n’est pas aisé, dans ce long processus, d’identifier des phases de transformation nettement bornées. On peut cependant relever que les réorientations stratégiques et industrielles correspondent, peu ou prou, au lancement de nouveaux programmes. Ainsi, on peut repérer trois grandes périodes. La première va des années 1970 et s’achève en 1987 avec la mise en place de la « Nouvelle démarche industrielle ». Elle couvre donc les programmes A300 et sa version A310 ainsi que le programme A320. La seconde (jusqu’en 2007) est celle qui correspond au lancement et à la mise en service des A340 (mars 1993), A330 (janvier 1994). La troisième période est celle ouverte par le Plan Power 8 (février 2007) et qui vient, notamment, remédier aux retards annoncés de l’A380 et à la première version de l’A350, dont les principales caractéristiques perdurent jusqu’à aujourd’hui.

Plus généralement, la dynamique des relations interentreprises dans l’aéronautique est portée par les faits suivants :

– la transformation du contenu et de la nature des relations entre les entreprises comme résultat évolutionniste d’un long processus d’apprentissage ;

– la politique de recentrage et d’externalisation progressivement menée et approfondie par les principaux constructeurs ;

– la modularisation et le développement de l’activité d’intégration de systèmes qui voient émerger un nouvel acteur, la firme pivot ;

– les processus d’innovation qui ont marqué l’histoire industrielle des programmes ;

– l’évolution du marché avec, notamment, les effets volumétriques que cela induit sur les cadences de production3.

Ces évolutions, qui sont communes à tous les constructeurs, ont considérablement impacté la configuration industrielle de ce secteur ainsi que les relations entre les différents acteurs, notamment les relations de sous-traitance4. Cette évolution, dans le cas d’Aérospatiale puis d’Airbus, peut être ainsi schématisée.

Fig.1. D’Aérospatiale à Airbus

Fig.1. D’Aérospatiale à Airbus

(Med Kechidi)

Les développements qui suivent vont se consacrer à caractériser les formes et les contenus de la politique de sous-traitance déployée, par Aérospatiale puis Airbus, des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980.

1. La grande entreprise intégrée : une réponse au besoin de cohérence industrielle des premiers programmes Airbus

1. 1. La construction de la grande entreprise intégrée

Industrie de souveraineté nationale, vitrine technologique et historiquement dominée par le fait militaire, l’aéronautique est une industrie où l’intervention étatique est de règle.

Les programmes d’avions sont une façon de pratiquer une veille technologique destinée à maintenir le niveau de compétences en temps de paix. Ils ne représentent qu’un banc d’essai grandeur nature de technologies entièrement dédiées aux besoins militaires et à l’affirmation du prestige national5.

Dans cette logique, l’État va prendre le contrôle des avionneurs (Caudron, Farman, Potez, Bloch, Blériot, Dewoitine, Morane Saulnier pour ne citer que les plus prestigieux), en difficulté durant l’entre-deux-guerres.

En 1936, le gouvernement du Front populaire décide de les nationaliser et de les regrouper dans six sociétés : SNCAC (Centre), SNCASO (Sud-Ouest), SNCASE (Sud-Est), SNCAM (Midi), SNCAN (Nord) et SNCAO (Ouest). C’est le début d’un processus de rationalisation du secteur consistant à regrouper les firmes nationales autour de grands programmes. En 1941, les six sociétés nationales sont réunies en deux groupes, préparant ainsi la naissance de Sud Aviation (né du regroupement de la SNCASE et de la SNCASO en 1957 et spécialisé dans les hélicoptères et les avions commerciaux) et de Nord Aviation (né du regroupement de la SNCAM et de la SFECMAS en 1957 et spécialisé dans la production du transport aérien). En 1970, le secteur connaît une nouvelle restructuration avec la création de la SNIAS (Société nationale industrielle aérospatiale), née de la fusion de Sud Aviation, Nord Aviation et SEREB, et qui prendra le nom Aérospatiale en 1984.

L’aboutissement de ce long processus de concentration, qui s’opère aussi dans les autres industries européennes et américaines, est la constitution en 1970 du GIE Airbus Industrie.

Airbus Industrie est un Groupement d’intérêt économique, organisme de droit français, officiellement constitué en décembre 1970 entre Aérospatiale (France) et Deutsche Airbus (Allemagne). Il s’est élargi à CASA (Espagne) en 1971 et à British Aerospace (Grande-Bretagne) en 1978. Fokker (Pays-Bas) et Belairbus (Belgique) ont la qualité de membres associés. « Un GIE est un groupement de personnes physiques ou morales dont l’objet est de faciliter l’exercice de l’activité économique de ses membres par la mise en commun de certains aspects de cette activité6. »

Le GIE européen instaure une répartition des charges plus efficace, crée une entité unique de commercialisation, assurant ainsi une meilleure cohérence industrielle et commerciale, en évitant toute position dominante d’un des partenaires tout en s’affranchissant de la tutelle étatique. Au sein de ce GIE, le partenaire français doit être clairement identifié et parler d’une seule voix. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir l’État procéder lui-même à une série de regroupements afin de constituer une seule et unique entreprise, responsable des charges qui lui sont confiées. L’intégration correspond, à cette époque, à un besoin concurrentiel face à Boeing, mais également une réponse à la complexité croissante des produits.

Le premier vol d’un avion Airbus, l’A300, a lieu en octobre 1972. La percée fulgurante d’Airbus s’observe dans l’évolution de sa part de marché : 1,6 % en 1976 et 25 % en 1990. Sur le créneau des gros-porteurs bimoteurs, il occupe, en 1989, la première place devant Boeing (600 A300-310 vendus contre 500 B767)7.

L’histoire d’Airbus Industrie est significative de deux émergences8 :

– l’émergence et la constitution, pour une large part inattendues9, d’un acteur de niveau européen ;

– l’émergence, au moins dans le cas français, de nouvelles formes de relations entre l’État et les entreprises du secteur aéronautique. Avec le développement du consortium, on est passé d’une « logique de l’arsenal » où le rôle de l’État est prépondérant dans la définition des objectifs, des programmes et de leurs réalisations, à un modèle où ces responsabilités sont du ressort des industriels du secteur.

1. 2. Une sous-traitance dispersée et conjoncturelle

À sa création, en janvier 1970, l’entreprise Aérospatiale hérite des réseaux de sous-traitants des entreprises dont elle était issue. La sous-traitance (dite de commande) est principalement une sous-traitance d’exécution ; elle porte essentiellement sur des phases de travail (tournage, fraisage…) pour des pièces élémentaires, le contrôle étant assuré par l’entreprise Aérospatiale (dit « commandier »). Ces pièces peuvent ensuite être à nouveau sous-traitées auprès d’un autre sous-traitant (« sous-commandier ») pour une opération complémentaire. Une même pièce peut ainsi faire plusieurs allers-retours entre le commandier et des sous-commandiers. Il en résulte un éparpillement des activités de sous-traitance et un émiettement des opérations de production. En outre, l’organisation par site géographique (héritée de la fusion des entreprises) se traduit par une redondance, une dispersion et une multiplication des opérations de sous-traitance et des sous-traitants. Si l’Aérospatiale partenaire au sein du GIE s’entend au singulier, l’Aérospatiale donneur d’ordres s’entend au pluriel puisque l’entreprise est composée de quatre sites (Méaultes, Nantes, Saint-Nazaire, Toulouse), chaque site étant responsable de sa politique de sous-traitance, par l’intermédiaire de son propre service de sous-traitance.

Ces relations autour de l’entreprise principale dessinent un réseau faiblement structuré d’entreprises sous-traitantes, généralement de petite taille et pour beaucoup en relation avec un seul des quatre sites. L’avionneur, point focal du flux d’approvisionnement, l’est également au niveau de la conception et du contrôle. Il assure en interne la définition globale de l’avion et la conception détaillée des pièces et des sous-ensembles qui le composent. Sur cette période, être avionneur signifie maîtriser, en interne, l’ensemble des processus de conception et de production. Les tâches externalisées le sont sur la base d’un cahier des charges où l’ensemble de la spécification des produits est définie par le donneur d’ordres. Il en est de même des moyens à utiliser. La réalisation de l’A300 sur cette période s’opère en interne.

Le modèle de la grande entreprise intégrée domine et dominera jusqu’à la fin des années 1980. Compte tenu des exigences en matière de qualité, des contraintes techniques et de la durée des programmes, les avionneurs réalisent l’essentiel de la conception et de la fabrication des avions.

La faible intégration des marchés de fournitures pousse également à leur rationalisation. Les conditions de croissance des petites entreprises ont engendré des difficultés d’adaptation à la demande, une résistance au changement et de faibles motivations de croissance10. Faute de fournisseurs compétents sur le marché, l’avionneur est incité à toujours davantage intégrer la production. La sous-traitance n’apparaît alors que comme une réponse aux difficultés à suivre les évolutions de la demande. Des goulots d’étranglement apparaissent en période de haute conjoncture tandis que le risque de capacité excédentaire reste paradoxalement présent. L’entreprise intégrée recourt alors aux sous-traitants qui lui apportent « le complément de fourniture indispensable en période d’expansion et sont mis en sommeil lorsque la crise apparaît11 ». Ces années-là sont caractérisées par des relations donneur d’ordres/receveurs d’ordres pour l’essentiel fondées sur une sous-traitance de capacité à même de pallier les sous-capacités de production en interne, particulièrement dans la production de pièces standardisées.

Sur cette première période, s’il y a sous-traitance, il n’y a pas à proprement parler de « politique de sous-traitance ». Pourtant le besoin d’une véritable politique semble déjà se dessiner et se préparer au cours des années 1980. Elle sera soutenue par l’État à travers les « contrats de plan ». Ces contrats, passés entre l’avionneur et la puissance publique, entraînent l’obligation pour le donneur d’ordres, en échange de compensations particulières, de sous-traiter une partie de son activité à des entreprises françaises. Ils inaugurent le début de la montée en compétences de certaines PME du secteur qui vont en quelque sorte monter dans la hiérarchie du réseau.

2. La sous-traitance comme réponse aux risques technologiques, financiers et de marché inhérents aux programmes Airbus

La première période a consisté à remanier une organisation productive sectorielle en regroupant des entreprises dispersées au sein d’une seule et unique entreprise. L’effort de rationalisation a porté sur la nouvelle organisation interne que l’avionneur a mise en place, afin de renforcer la cohérence industrielle des entreprises dès lors regroupées. Durant la période suivante, le contexte économique et technologique évolue et cette forme d’organisation productive (la grande entreprise intégrée) va apparaître comme un frein au développement de l’avionneur. Apparaît alors la nécessité de remanier à nouveau l’organisation productive selon, cette fois, une logique de rationalisation dite « systémique12 » qui inclura les sous-traitants et les activités sous-traitées. Le procédé d’intégration économique va alors se déployer, non plus à l’intérieur de la firme, mais de plus en plus dans les frontières de la firme étendue, constituée par l’entreprise et les différents sous-traitants.

2. 1. Des évolutions qui poussent à l’abandon de la grande entreprise

L’évolution du contexte dans lequel se construisent les stratégies de l’avionneur durant la seconde période a été décrite13 sous la forme du passage d’une logique d’arsenal à une logique de marché, marqué par la diminution progressive de la place et de l’intervention de l’État dans le secteur aéronautique. Ce dernier restera néanmoins longtemps présent en tant que financeur des programmes, mais ses engagements diminueront régulièrement, au rythme des règles de la politique de la concurrence européenne. Les règles de financement vont changer, ne permettant plus à l’État que de proposer des financements sous forme d’avances remboursables sur les lancements de programmes, avances qui vont, elles aussi, progressivement se réduire.

Le passage à une logique de marché traduit également le fait que la réussite d’un programme n’est plus jugée sur la performance technologique des avions réalisés (exemple du Concorde), mais sur le succès commercial des appareils. Les caractéristiques de l’avion sont déterminées en fonction des besoins des clients14. Parce qu’elle conditionne directement le succès commercial, la maîtrise des coûts devient une préoccupation majeure15.

Finalement, les innovations ne doivent être intégrées dans les appareils que si elles correspondent à une demande solvable16. Les logiques d’ingénieur (qui ont dominé la première période) doivent alors cohabiter avec des logiques commerciales et juridiques. La technologie doit s’allier aux performances commerciales et permettre leur amélioration. Contrairement aux logiques publiques, les compagnies aériennes clientes déterminent leurs commandes selon un arbitrage coût/performance. Des variables comme le prix et les délais de livraison (à performance et qualité équivalentes) prennent dès lors une importance qu’elles n’avaient pas dans la logique d’arsenal. Les marchés s’internationalisant, un avion doit présenter un réel avantage compétitif en matière de coûts d’acquisition, d’exploitation et de maintenance.

La progression de l’aviation civile qui a caractérisé la fin du xxe siècle, ainsi que la déréglementation du marché du transport aérien initiée par les États-Unis à partir de 1978 (sous la présidence de Reagan) et plus tard par l’Europe, constituent également des éléments d’explication des mutations des appareils productifs nationaux. Les extensions de gamme ainsi que les effets volumétriques ont eu des impacts nets sur l’ensemble de l’organisation productive et notamment l’organisation de la chaîne d’approvisionnement aéronautique. Les extensions de gammes voient, sur une période relativement courte, le lancement des A310 (1983), de la famille des A320 (1987) et des A321 (1993)17. Les évolutions des volumes d’appareils livrés sur cette période sont également significatives. Les livraisons d’appareils sont ainsi passées de 42 en 1985 à 58 en 1990 et à 127 en 1997. L’appareil industriel doit, dès lors, s’adapter à des rythmes de plus en plus soutenus.

Tableau 1. Livraison d’appareils

Tableau 1. Livraison d’appareils

(Techno-Science.net)

2. 2. Évolutions techniques et organisationnelles : un impact sur l’organisation de la sous-traitance

Pour autant, certaines particularités liées au marché aéronautique demeurent et vont influencer les décisions de l’avionneur en matière de réorganisation productive.

Les programmes se déploient sur une très longue période qui peut atteindre une vingtaine d’années pour un avion civil. Apparaît alors l’idée d’une sous-traitance qui pourrait s’étendre sur une période particulièrement longue. Les opportunités de faire émerger un apprentissage interactif dense seraient alors particulièrement fortes avec un sous-traitant s’il se voit confier un composant ou un sous-ensemble pour l’ensemble du cycle de vie du produit. Et la perspective de se voir confier des charges sur la durée d’un programme peut également fournir à l’entreprise des motivations de croissance. L’inscription de la relation dans la durée rend envisageable une évolution simultanée et proportionnelle des entreprises sur une trajectoire technologique commune.

Les coûts des évolutions de produits (notamment les coûts de recherche et développement) sont croissants, en lien avec :

– la nécessité d’intégrer des technologies toujours plus complexes et une innovation permanente ;

– la multiplication du nombre d’avions produits et l’expansion des familles de pièces liées aux nouveaux modèles.

L’État réduisant ses avances remboursables, la solution de partager les coûts avec des entreprises associées aux programmes se dessine. En 1986, l’avionneur comptait 650 sous-traitants, dont 30 assuraient 65 % de l’activité sous-traitée18. Des entreprises de grande taille en font partie. Il est alors envisagé d’associer différemment ces entreprises aux programmes afin d’assumer le risque financier et industriel lié à la charge qui leur serait confiée.

Les contraintes techniques imposées aux avions civils nécessitent la maîtrise de compétences techniques de plus en plus diverses et nombreuses. Les intégrer selon le modèle de la grande firme internalisée impliquerait un accroissement de la taille de l’avionneur et une dispersion de ses activités. Sur le modèle du partage des activités au sein du GIE Airbus, se dessine alors, chez l’avionneur français, l’idée d’un modèle de découpage identique sur tous les avions, qui permettrait d’installer des centres de compétences internes et externes. La réflexion porte sur un découpage des activités non pas à des stades de production successifs, mais selon des activités parallèles, impliquant l’abandon par le donneur d’ordres d’activités totalement externalisées.

L’activité aéronautique est depuis longtemps caractérisée par de fortes variations conjoncturelles. Le marché est incertain et cyclique, dépendant d’une part des commandes des compagnies aériennes dont les moyens étaient, à cette époque, sous contrôle des États et d’autre part, de l’état de la concurrence entre avionneurs (Airbus et Boeing). Cet aspect cyclique du marché entraîne une production également cyclique que l’avionneur a longtemps gérée par un degré élevé d’intégration verticale19, mais également en utilisant la sous-traitance comme amortisseur de conjoncture, soit par extension ou diminution du nombre de sous-traitants directs, soit par accroissement ou réduction des charges confiées, soit enfin par une augmentation du nombre de sous-traitants indirects. Ce report des risques conjoncturels sur les entreprises sous-traitantes n’a, pour autant, pas toujours suffi à amortir les fluctuations du cycle des affaires20.

Ces stratégies d’ajustement ne satisfont pas aux contraintes productives de l’avionneur lors de la deuxième période. Son engagement dans un partenariat européen avec les programmes Airbus ne permet pas d’envisager de gérer les cycles à travers des variations brutales des effectifs salariés en interne et des effectifs sous-traitants en externe. Un des effets néfastes de cette régulation est la perte potentielle de compétences internes et externes, compétences nécessaires à la poursuite de programmes futurs.

Là encore, sur le modèle du partage des activités au sein du GIE Airbus, apparaît l’idée d’instaurer des relations stabilisées entre le donneur d’ordres et ses principaux sous-traitants. Des liens plus stables établis dans une logique partenariale conduiraient à faire varier les effectifs du constructeur et des sous-traitants dans le même sens selon l’état de la conjoncture. Ce choix de politique industrielle permettrait, en période de basse conjoncture, de ne pas affaiblir les entreprises partenaires au profit de l’avionneur et serait propre à favoriser la conservation des compétences nécessaires au redémarrage des activités en situation de reprise21. Ainsi, l’avènement d’une logique de marché signe l’épilogue de la grande entreprise intégrée et l’amorce d’une stratégie axée sur la collaboration de plusieurs entreprises à la réalisation collective d’un produit.

La « Nouvelle Démarche industrielle » engagée par Aérospatiale en 1987 peut être considérée comme le point de départ de la nouvelle organisation productive qui s’affirmera dans les années 2000 dans le cadre d’une production sérielle en ingénierie intégrative et collaborative.

3. La « Nouvelle Démarche industrielle » : une réorganisation de la production (ou vers une organisation productive partagée)

La « Nouvelle Démarche industrielle » inaugurée en 1987 a consisté, en interne, à passer d’une organisation par site à une organisation par fonction (les directions d’établissements disparaissent en tant qu’entités majeures de production ; la division s’affirme comme première par rapport à l’établissement) et à spécialiser les sites (chaque site se voit confier une partie homogène de la production), les ateliers et les usines afin de diminuer la dispersion et la redondance des moyens industriels, d’améliorer le taux d’utilisation des machines et de dégager une capacité d’investissement pour le développement de l’automatisation.

Mais la spécificité majeure de cette nouvelle organisation fut d’intégrer, dès le départ de la réflexion, les entreprises sous-traitantes comme acteurs à part entière du processus de production. La nouvelle organisation productive impliquera plusieurs entreprises qui collaboreront à la réalisation du produit. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de penser la rationalisation de la production non plus seulement au niveau de la grande entreprise intégrée, mais dans une logique dite « systémique22 » puisqu’elle concerne également les entreprises liées. Un département « Fabrications extérieures » est créé (en parallèle aux « services sous-traitance » existant encore sur chaque site, héritage de l’organisation précédente).

Cette création est un fait majeur qui signe l’inauguration des nouvelles relations avec les sous-traitants. Ce département :

est responsable de toutes les tâches sous-traitées par la division. Il définit la politique de sous-traitance en vue de compléter et d’équilibrer les charges de production internes, effectue la recherche et le choix des sous-traitants aux niveaux national et international et pilote la réalisation des contrats de sous-traitance dans le cadre de la coopération et des obligations de compensations industrielles23.

La mission de ce nouveau département annonce un processus de transformation qui affectera l’ensemble des activités et modes de coordination inter et intraorganisationnelle et qui englobera l’ensemble des aspects techniques, organisationnels et humains de l’entreprise24. Ce processus repose sur des orientations stratégiques fortes et s’appuie très concrètement sur une réorganisation de la gestion de production.

3. 1. Les grands axes de la politique de sous-traitance

Le processus de rationalisation de la production entrepris par la division Avions à partir de 1986 a consisté en un recentrage progressif sur les activités constituant le noyau dur de l’activité (défini à la fois selon la valeur ajoutée et les compétences internes) et à l’externalisation des activités jugées hors noyau dur. La stratégie d’externalisation définissait quatre grands principes :

– La sélectivité, avec pour objectif de passer de 400 sous-traitants en 1988 à 100 sous-traitants en 1991 ;

– L’élargissement des consultations à l’ensemble du territoire national au profit d’une meilleure compétitivité ;

– La sous-traitance de la réalisation de pièces dans leur intégralité. Le principe de rationalisation de la production a conduit à poser en principe que le donneur d’ordres ne devait recevoir que des pièces fabriquées, contrôlées, protégées, prêtes à monter sur l’avion.

– La clarté des choix et des règles du jeu et l’évolution des relations vers le partenariat.

Aux dires de cadres dirigeants de l’époque, Roger Bergoend (chef de département Études à l’Aérospatiale) et José Laffargue (responsable de la sous-traitance à la direction technique de la division Avions de l’Aérospatiale), « l’évolution stratégique qui en découle est de favoriser le partenariat, rechercher des coopérants étrangers, améliorer la productivité et mieux intégrer les sous-traitants dans la gestion25 ».

Cette évolution stratégique repose sur une approche de l’organisation de la production d’avions qu’il n’est pas inutile de décrire brièvement. Deux logiques sous-tendent cette approche :

– une logique de décomposition26 de l’avion en sous-ensembles. La spécialisation induite repose sur l’homogénéité technique des sous-ensembles. Elle tend à regrouper, sur un site unique, toutes les phases d’une même production. En matière d’externalisation, elle implique de confier à un même sous-traitant la production complète d’un sous-ensemble sur la durée d’un programme.

– une logique de décomposition technologique fondée sur la nature des processus techniques mis en œuvre (assemblage de pièces, usinage chimique, électricité, formatage…). Le critère de spécialisation, ici retenu, est celui du métier exercé.

Cette recomposition de la logique de production s’accompagnera, chez le constructeur et les sous-traitants, d’une forte capitalisation des apprentissages réalisés à l’occasion du développement de la gamme Airbus. Ainsi, en matière d’outillage, l’A321 réutilise la quasi-totalité des équipements développés pour l’A320. D’autre part, l’inscription de la sous-traitance dans la durée (généralement la durée d’un programme) donne au sous-traitant l’assurance de rentabiliser ses investissements. Ainsi SOCOA, entreprise spécialisée dans l’ingénierie et la réalisation d’équipements, a conçu un atelier flexible compatible avec toute la famille des mâts réacteurs d’Airbus et tous les types de motorisation27.

3. 2. Une nouvelle gestion de la production : spécialisation technologique et système de production informatisé d’éléments regroupés

C’est pour rompre avec la configuration productive antérieure qui permettait que des éléments similaires puissent être fabriqués simultanément dans des centres de production différents, en interne ou en externe, que la gestion de production a été totalement réorganisée, selon le principe de la technologie de groupe qui « consiste à regrouper des objets (pièces, dessins, gammes, outillage, postes de travail, compétences, devis, etc.) en familles homogènes et distinctes pour concevoir et fabriquer des produits en tirant profit de leurs analogies et de l’expérience de l’entreprise28 ». Baptisé SPIDER (Système de production informatisé d’éléments regroupés), l’application mise en œuvre permet de rationaliser et d’ordonner la production en traitant des pièces différentes par familles, depuis leur conception jusqu’à leur fabrication. Elle combine une double logique :

– Une logique d’organisation productive : SPIDER organise les tâches du bureau d’études et de la conception grâce à une codification de chaque pièce, ce qui permet une standardisation puis une automatisation des actions de dessin, préparation et gestion de production par familles de pièces indépendantes des produits les ayant générées. Concrètement, SPIDER établit dans un premier temps des groupes de pièces élémentaires présentant des similitudes de formes et de méthodes de production. Ensuite sont déterminées, d’une part la spécialisation des moyens industriels en fonction de leur intervention sur un ou plusieurs groupes de pièces, d’autre part leur implantation selon leur ordre d’utilisation.

– Une logique d’organisation industrielle : SPIDER assure de façon automatique l’orientation des pièces, soit en interne, vers les unités de fabrication opérationnelles aptes à les fabriquer au meilleur prix, soit vers le ou les sous-traitants nominativement cités, capables de réaliser la pièce au meilleur prix29. En effet, les capacités de production (internes et externes) sont intégrées et répertoriées dans SPIDER, triées selon leur spécialité, classées selon leur niveau de compétences, le niveau de qualité qu’elles sont aptes à assurer et leur coût. Les gammes et les processus opératoires étant conçus, aux deux premiers niveaux, selon un principe de standardisation qui facilite la mise en ligne de produits, SPIDER alloue les activités de fabrication aux ateliers internes ou aux sous-traitants en fonction des éléments cités ci-dessus.

Ainsi, SPIDER intervient au niveau de la conception des pièces par le bureau d’études, de la définition des modes opératoires, de la gamme par le service de préparation, de l’organisation de la fabrication elle-même et de la répartition des activités de fabrication en interne ou en externe. Cette recomposition productive et industrielle permet la réduction des coûts et des cycles et la simplification des négociations, via i) la simplification de la tâche d’ordonnancement des pièces élémentaires, ii) la diminution du nombre de consultations chez les sous-traitants, iii) la négociation des prix en proposant une charge plus réduite et plus homogène, iv) l’obtention directe du coût des pièces et v) la spécialisation technologique et le développement des compétences.

S’il répond prioritairement à un objectif de rationalisation interne de la gestion de production, ce système, à travers la codification et la standardisation, a introduit un changement radical dans la façon de déterminer la sous-traitance dont le choix dépendait jusqu’à la fin des années 1980 de la conjoncture et des aléas de charge.

4. La « Nouvelle Démarche industrielle » : une reconfiguration des relations de sous-traitance

À la fin des années 1980, la réorganisation de la sous-traitance devait permettre de répondre à trois objectifs :

– maîtriser la complexité particulière des produits aéronautiques (risque technologique) ;

– assurer le financement des programmes (notamment suite à la diminution des avances remboursables de l’État) (risque financier) ;

– limiter les risques liés aux variations des commandes (risque de marché).

L’atteinte de ces objectifs a été recherchée, en combinant une logique de sous-ensembles (logique industrielle) et une logique fonctionnelle (logique productive)30, sur la base du tri technologique réalisé par SPIDER et d’une sélection des sous-traitants.

La première logique a conduit à distinguer et hiérarchiser :

– « les pièces élémentaires » pour désigner les pièces réalisées à partir de matières ne faisant pas l’objet d’un assemblage par rivets, boulons, collage, soudage, etc ;

– « les petits sous-ensembles » définis comme des « éléments composés de plusieurs pièces élémentaires, éventuellement de matière, nécessitant un assemblage » ;

– « les sous-ensembles » constitués de plusieurs pièces élémentaires ou de petits sous-ensembles et dont « la fabrication est unitaire et cadencée, parfois assujettie à des variantes » ;

– « les ensembles » pour qualifier de gros éléments résultant de l’assemblage de plusieurs sous-ensembles et correspondant à « un tronçonnement structurel de l’appareil en vue de sa fabrication (tronçon de fuselage, caisson de voilure, bord d’attaque, etc.) »31.

La seconde logique a consisté à définir des degrés de sous-traitance selon un découpage fonctionnel (depuis les études jusqu’au contrôle et la fabrication) du processus de production.

Finalement, la combinaison de ces deux logiques a permis d’aboutir à cinq configurations de sous-traitance : la sous-traitance globale, la sous-traitance globale de production, la sous-traitance systématique, les travaux à façon et la sous-traitance conjoncturelle (tableau 2).

Tableau 2. Les différents types de sous-traitance

Tableau 2. Les différents types de sous-traitance

(Med Kechidi et Françoise Larré)

4. 1. Les configurations de la sous-traitance

La sous-traitance globale est une sous-traitance à l’échelon national avec moyens d’étude et de fabrication associés. Les sous-traitants sont responsables des évolutions de définition, assurent le transfert des informations avec les services concernés en interne ou en externe (ingénierie collaborative) et sont intégrés dans les procédures internes de l’entreprise principale (ingénierie intégrative). Cette configuration concerne les sociétés dont l’organisation est capable (pour un ensemble majeur32) de gérer, concevoir, préparer, suivre et appliquer les évolutions de définition, approvisionner, fabriquer et améliorer, contrôler. Elle s’inscrit dans une logique de sous-ensemble et non pas dans une logique de métier dans la mesure où les éléments sous-traités sont des sous-ensembles qui font appel à des spécialités (métiers) différentes. La logique de la sous-traitance globale est également de rechercher des sous-traitants ayant une structure financière qui leur permet de prendre en charge une partie des risques financiers.

La sous-traitance globale prend donc en charge la part des risques industriels, commerciaux et financiers correspondant à sa participation (ainsi 20 % de la phase de développement33 de l’A320/340 ont été financés par les sous-traitants globaux français). En matière industrielle, le sous-traitant a la responsabilité totale de l’ensemble qui lui est confié, tout à fait similaire aux responsabilités des partenaires au sein du GIE : i) chaque partenaire doit supporter les conséquences de ses défaillances (qualité, retard), ii) chaque partenaire supporte les conséquences des variations de la demande en proportion de ses engagements34, iii) le transfert de savoir-faire industriel et commercial entre partenaires doit être reconnu comme un moyen d’accroître la performance globale.

La sous-traitance globale de production a été mise en place pour des ensembles relativement complexes. Le principe est le même que pour la sous-traitance globale, mais dans ce cas le sous-traitant n’a pas la responsabilité des études. Par conséquent, il n’a pas la latitude de modifier la définition du produit pour optimiser sa réalisation finale. En ce qui concerne l’engagement des parties, le contrat est calibré sur trois années (ce qui correspond environ à 300 avions pour l’A320, soit huit livraisons par mois et à 150 avions pour l’A321, soit quatre livraisons par mois)35.

La sous-traitance systématique concerne la sous-traitance de petits sous-ensembles et pièces élémentaires. Elle recouvre les phases d’achat et d’approvisionnement matière, d’industrialisation et de préparation ainsi que la fabrication et le contrôle. Cette sous-traitance est dite « systématique de capacité » si elle est due à une insuffisance en interne de moyens matériels et humains, elle est dite « systématique de spécialité » si elle est due à une absence ou à une inadaptation des moyens internes (production totalement externalisée). L’objectif de cette sous-traitance est de donner au sous-traitant un volume de fabrication suffisamment important et homogène sur une période suffisamment longue pour lui permettre d’effectuer et d’amortir les investissements nécessaires à la réalisation des éléments confiés. Elle traduit une volonté de fidélisation des sous-traitants qui n’exclut cependant pas la remise en concurrence à l’expiration du contrat par la procédure d’appel d’offres.

Les trois types de sous-traitance cités (sous-traitance globale, sous-traitance globale de production et sous-traitance systématique) ont pour caractéristique d’être formalisés de manière contractuelle ; elles ne sont pas rapatriables pendant la durée du contrat.

La sous-traitance classique (conjoncturelle ou travaux à façon) est générée soit par l’insuffisance, chez le donneur d’ordres, de moyens de production matériels ou humains (sous-traitance de capacité ou conjoncturelle), soit par l’absence de ces moyens (sous-Traitance de spécialité et sous-traitance de travaux à façon). Elle revêt une forme systématique ou conjoncturelle. Ces types de sous-traitance peuvent concerner des activités diverses (fabrications, outillage, études, informatique, activités d’ingénierie…). Quoique classique, cette sous-traitance connaît, elle aussi, des évolutions liées à l’organisation des nouveaux systèmes de gestion de la production. L’intégration de ces sous-traitants dans SPIDER permet de leur confier des volumes de charge suffisamment importants et stables pour, d’une part, assurer leur survie dans une activité à caractère cyclique et, d’autre part, offrir une certaine pérennité de la relation permettant la réalisation des investissements nécessaires aux besoins de la division Avions.

Un effet majeur de ces transformations techniques et organisationnelles est la constitution d’un réseau hiérarchisé de sous-traitants.

4. 2. La hiérarchisation du réseau

À l’image d’autres secteurs industriels, la sous-traitance aéronautique est fondée sur la constitution d’un réseau maillé36 construit autour d’une hiérarchie à deux niveaux37 :

– Le niveau I regroupe les sous-traitants travaillant directement avec Aérospatiale. S’il concerne l’ensemble des travaux extériorisés par le constructeur, le niveau I regroupe les entreprises chargées des sous-traitances globale, globale de production et d’études. Ce sont généralement des entreprises de grande taille (plus de 100 salariés) maîtrisant des actifs technologiques essentiels dans la réalisation des produits aéronautiques et engagées dans des relations de long terme avec le donneur d’ordres.

– Le niveau II concerne les sous-traitants agréés par Aérospatiale, mais en relation avec les entreprises du premier rang. De facto, les sous-traitants de niveau I sont les donneurs d’ordres des sous-traitants de niveau inférieur. Dans la majorité des cas, ce niveau regroupe des PME positionnées sur des créneaux technologiques relativement banalisés. Elles sont liées par des contrats de sous-traitance plus classiques.

Cette hiérarchisation semble fondée sur le degré de maîtrise des compétences technologiques, à la manière du modèle japonais où :

à mesure que l’on descend dans la hiérarchie du groupe de sous-traitance, les compétences technologiques des sous-traitants des rangs inférieurs sont de moins en moins spécialisées. Le fait que leurs productions puissent être aisément remplacées par celles de fabricants concurrents éventuels leur confère un pouvoir de négociation extrêmement faible pour la participation à la quasi-rente38.

Le pouvoir de négociation et la prétention au partage de la quasi-rente relationnelle sont le fait du caractère critique et décisif des ressources détenues et de l’ampleur de la relation de coopération.

La réduction du nombre de sous-traitants directs ne signifie pas, évidemment, une réduction des volumes des charges sous-traitées. En matière de dépenses par rapport à la production totale du constructeur, elles connaissent au contraire un accroissement conséquent entre 1987 et 1993, passant de 17,7 % à 20,7 % de la production totale39. Le trait le plus significatif de cette évolution est cependant la recomposition qualitative importante de la nature des travaux sous-traités.

Un autre trait important de cette évolution est la mise en place de relations contractuelles différentes selon la nature des travaux confiés. Trois types de contrats organisent les rapports avec les sous-traitants directs :

– des contrats de moyen ou long terme (8-10 ans) avec partage du risque commercial et financier, « l’équipement n’est payé que si l’avion est vendu » et « l’équipement n’est payé que si l’avion est payé »40 ;

– des contrats de moyen ou long terme, mais avec un moindre partage du risque. Dans un contrat de sous-traitance globale de production, cela peut se traduire pour le donneur d’ordres par la possibilité de moduler la charge confiée en fonction des fluctuations de la demande ;

– des contrats de court ou moyen terme (2-3 ans) plus traditionnels et sans partage de risques financiers. Ce type de contrats concerne les sous-traitants de capacité et de spécialité qui, outre l’activité de production, sont progressivement chargés de l’approvisionnement et du contrôle de la qualité.

Conclusion

Les nouvelles contraintes apparues à partir des années 1970 ont amorcé l’abandon du modèle de la grande entreprise intégrée et l’émergence d’une organisation productive partagée, l’entreprise étendue, qui s’est affirmée en 1987 et qui s’est poursuivie depuis. Relativement à la première période, le nombre d’entreprises sous-traitantes a été drastiquement réduit, permettant de confier à chacune d’elles des charges plus importantes, plus ou moins récurrentes en fonction de la demande.

Certaines entreprises ont été élues au rang de partenaires, incluant le partage des risques industriels, commerciaux et financiers41. Interlocutrices directes de l’avionneur, ces entreprises de premier rang ont à leur tour organisé leur production en lien avec un réseau d’entreprises dites de second rang. Ces évolutions de l’organisation productive ont impliqué une montée en compétences forte des entreprises liées. Un changement majeur a consisté à les faire intervenir non plus à des stades de production successifs, mais à des stades de production simultanés, impliquant une coordination étroite et une collaboration renforcée. Cette nouvelle organisation productive, instituant la mutualisation des risques et la combinaison des compétences, fut décisive pour l’avionneur.

En fin de compte, la fin des années 1990 et le début des années 2000 dessinent une nouvelle configuration du réseau de sous-traitance autour de trois grandes dimensions :

– Une dimension technique issue des nouvelles modalités de gestion de la production aéronautique, la rationalisation systémique. La configuration technique du réseau de sous-traitants introduit de nouveaux types de relations basées sur la globalisation des travaux à sous-traiter. Les notions de sous-traitant de spécialité et sous-traitant de capacité sont progressivement remplacées par celles de sous-traitant global et de sous-traitant global de production. Cette configuration technique, avec le développement prévisible de la sous-traitance globale et de la sous-traitance globale de production, accentue les mouvements de concentration des établissements.

– Une dimension hiérarchique qui poursuit le double objectif de la réduction du nombre de sous-traitants directs et de la constitution d’un réseau maillé impliquant deux niveaux : les sous-traitants majeurs en relation directe avec le donneur d’ordres et partageant les risques industriel et financier et un réseau secondaire en cascade autour des établissements de premier rang.

– Une dimension spatiale avec la concentration « zonale » de la sous-traitance autour des sites d’implantation des donneurs d’ordres : chaque site privilégiant les proximités géographiques.

Notes

1 Muller Pierre, « La transformation des modes d’action de l’État à travers l’histoire du programme Airbus », Politiques et management public, vol. 7, n° 1, 1989 ; Morvan Yves, « L’aéronautique : une industrie performante face à des contraintes accrues », in Bellon Bernard et Chevalier Jean-Marie (dir.), L’Industrie en France, Flammarion, 1983 ; Kechidi Med et Talbot Damien, « L’industrie aéronautique et spatiale : logique d’arsenal, logique commerciale », dans La France industrielle en question. Analyses sectorielles, La Documentation française, 2006. Retour au texte

2 Larre Françoise, Mécanismes et formes de coordination interentreprises : l’analyse d’un réseau de sous-traitance, thèse, USS de Toulouse, 1994 ; Kechidi Med, L’Organisation comme système d’action et de cognition : éléments théoriques et référence à l’activité aéronautique, thèse USS de Toulouse, 1995. Retour au texte

3 Sur ce point, les livraisons d’avions sont passées de 42 appareils en 1985 à 311 en 2000. Retour au texte

4 Voir notamment Beckouche Pierre, La Nouvelle Géographie de l’industrie aéronautique européenne, L’Harmattan, Paris, 1996 ; Cagli A. , Kechidi M. et Lévy R. , « Gestion stratégique de la supply chain et firme pivot dans le secteur aéronautique », Revue française de gestion industrielle, n° 2, juin 2009 ; Jalabert G. et Zuliani J.-M., Toulouse, l’avion et la ville, Privat, Toulouse, 2009 ; Kechidi M., Talbot D., « Institutions and Coordination: What is the Contribution of a Proximity-Based Analysis? The Case of Airbus and its Relations with the Subcontracting Network », International Journal of Technology Management, vol. 50, n° 3/4, 2010, pp. 285-299 ; Zuliani J.-M., « The Toulouse Cluster of On-board Systems : A Process of Collective Innovation and Learning », European Planning Studies, vol. 16, n° 5, 2008, pp. 711-726. Retour au texte

5 Molho Daniel et Peladan Raymond, L’industrie aéronautique, Presses universitaires de France, Paris, 1957. Retour au texte

6 Lexique des termes juridiques, 1985. Retour au texte

7 Comme le relève De Woot Philippe, « la percée d’Airbus est, pour une grande part, due au fait que le B767 soit sorti huit ans après le A300 » (Les Entreprises de haute technologie et l’Europe, Economica, 1988). Retour au texte

8 Muller Philippe, Airbus, l’ambition européenne. Logique d’État, logique de marché, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales, 1989. Retour au texte

9 Voir les travaux du colloque « Airbus, un succès industriel européen. Industrie française et coopération européenne, 1965-1972 » organisé par l’Institut d’histoire industrielle (Paris, juin 1994). Retour au texte

10 Houssiaux Jacques, « Le concept de quasi-intégration et le rôle des sous-traitants dans l’industrie », Revue économique, n° 8/2, 1957. Retour au texte

11 Ibid., p. 225. Retour au texte

12 Voir notamment Deiss M., « La rationalisation systémique : quelques remarques à propos de ses caractéristiques et de son rôle dans l’intégration interentreprises », in Cohendet Philippe, Hollard M., Malsh T. et Veltz P. (eds), L’Après Taylorisme : nouvelles formes de rationalisation dans l’entreprise en France et en Allemagne, Economica, 1988, p. 106. Retour au texte

13 Kechidi Med et Talbot Damien, « L’industrie aéronautique… », op. cit. ; Muller Philippe, Airbus, l’ambition européenne…, op. cit. Retour au texte

14 Le Masson Philippe, Weil Benoit et Hatchue Armand, Les processus d’innovation. Conception innovante et croissance des entreprises, Paris, Lavoisier, 2006. Retour au texte

15 Beteille Roger, « Le développement de l’avion, stimulation et coopération européenne », in Chadeau Emmanuel (ed.), Airbus, un succès industriel européen, Paris, Institut d’histoire de l’industrie et éditions Rive Droite, 1995. Retour au texte

16 Il s’agit de « ne pas effrayer les clients potentiels ni par des technologies totalement inconnues, ni par des coûts élevés », Garcia A. cité par Air & Cosmos, n° 1643, janvier 1998. Retour au texte

17 Il s’agit là des années du premier vol. Retour au texte

18 « La sous-traitance aéronautique en Midi-Pyrénéées », CESR, avis 2007. Retour au texte

19 Comme nous l’avons dit, sur la première période, compte tenu des exigences en matière de qualité, des contraintes techniques et de la longueur des programmes, l’avionneur réalise l’essentiel de la conception des avions et rédigent des cahiers des charges techniques très détaillés pour les activités sous-traitées. Retour au texte

20 Aérospatiale fut, en particulier lors de la crise de la fin des années 1970, contraint de licencier une partie de ses propres salariés. Retour au texte

21 C’est du reste cette politique de « maintenir la tête hors de l’eau » des sous-traitants qui semble gérer les effets de la crise liée à la Covid 19. Retour au texte

22 Voir notamment, M. DEISS op cit, p. 106. Retour au texte

23 Document interne de la division Avions. Retour au texte

24 Pour une analyse des aspects humains voir POUGET Michel, « Place de l’entreprise dans les processus de production de la qualification. », CEJEE, Toulouse, Juin 1992. Retour au texte

25 Bergoend Robert et Laffargue Jean-Noël, « Vers une nouvelle sous-traitance », Réalités industrielles, Annales des mines, avril 1988. Retour au texte

26 Cette décomposition s’inscrivant elle-même dans les charges attribuées à Aérospatiale par Airbus Industrie (éléments du cockpit, mâts réacteurs, fuselage central…). Retour au texte

27 Kechidi Med et Panadero Yolande, « Stratégie des donneurs d’ordres et sous-traitance aéronautique en Midi-Pyrénées », Rapport d’étude, juillet 1992, p. 58. Retour au texte

28 Cohendet Patrick, Llerena Patrick et Mutel B., « Flexibilité et mise en cohérence des données de production », in de Tersac Gilles et Dubois Pierre (eds), Les nouvelles rationalisations de la production, Cépaduès Éditions, Toulouse 1992, p. 34. Retour au texte

29 La notion de « meilleur prix » désigne ici un prix incluant des exigences de qualité, de certification, de garantie de bonne exécution, etc. Retour au texte

30 Il existe également une sous-traitance internationale qui ressort du processus de compensation et s’inscrit dans une logique commerciale. Voir Larre Françoise, Mécanismes et formes de coordination interentreprises : l’analyse d’un réseau de sous-traitance, thèse, USS de Toulouse, 1994. Retour au texte

31 Document interne de la division Avions, 1988. Retour au texte

32 Le TRD est un Tableau récapitulatif des définitions, c’est-à-dire une série de plans définissant l’arborescence de la construction d’un ensemble technique. Un ensemble majeur est ainsi défini : « élément constitué d’un ensemble de pièces, généralement livré directement dans les ateliers de montage. Son importance est telle que tout retard de livraison bloque le poste de montage. Sa cascade de fabrication engendre la création de postes de montage. Son cycle de production est important et correspond à un niveau de TRD », Allard Frédérique, La Dynamique de l’intégration organisationnelle : une approche constructiviste et étude de cas, thèse, USS de Toulouse, 1999. Retour au texte

33 Les frais de développement d’un produit comprennent les frais d’études, d’outillages de production et d’essais éventuels pour valider la nouvelle technologie. Retour au texte

34 Si le succès commercial du programme n’est pas assuré, chacun conserve le solde de ses propres dépenses. Retour au texte

35 À relativiser par rapport aux 72 livraisons par mois d’avions Airbus en 2019, tous modèles confondus. Retour au texte

36 Pour une étude détaillée des réseaux maillés dans la construction aéronautique, voir Baudru Daniel, Essai d’analyse de l’impact des innovations techniques, thèse de doctorat en Sciences de gestion, Université des Sciences Sociales de Toulouse, 1991. Retour au texte

37 La sous-traitance de troisième rang est interdite par Aérospatiale. La sous-traitance de deuxième rang ne doit pas excéder 30 % de la charge confiée à l’entreprise du premier rang. Retour au texte

38 Aoki Masahiko, Économie japonaise : information, motivation et marchandage, Economica, 1991, p. 224. Retour au texte

39 Source Aérospatiale. Retour au texte

40 DUPUY Yves, LARRE Françoise et OURTAU Maurice « Division du travail, coûts de transaction, rationalité limitée : application à l’analyse de la sous-traitance », CEJEE, Note 111 (91-09) Décembre 1991, p. 19. Retour au texte

41 Voir notamment KECHIDI Med « From "aircraft manufacturer" to "architect-integrator" » : Airbus’s industrial organisation model. International Journal of Technology and Globalisation, Inderscience, 2013, 7 (1/2), pp. 8 – 22. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Med Kechidi et Françoise Larré, « La politique de sous-traitance de l’Aérospatiale au travers des programmes Airbus », Nacelles [En ligne], 11 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1515

Auteurs

Med Kechidi

Professeur en sciences de gestion à l’UT2J. Il effectue ses recherches au sein du laboratoire Framespa (UMR CNRS 5136) dans le « Groupe aéro-spatial » qu’il dirige avec Jean-Marc Olivier. Ses travaux de recherche portent notamment sur les dynamiques d’innovations techniques et organisationnelles en particulier dans l’activité aéronautique.
med.kechidi@univ-tlse2.fr

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Françoise Larré

Maître de conférences en Économie et Sciences de gestion à l’Université Toulouse 2 Jean-Jaurès (France). Elle enseigne à l’INSPE et est membre du laboratoire de recherche CERTOP. Ses travaux de recherche ont concerné l’organisation industrielle, en particulier dans le secteur aéronautique, et ses conséquences en matière d’organisation de l’emploi. Ses travaux plus récents portent sur l’organisation de l’éducation et la formation des enseignants.