Depuis la disparition d’Emmanuel Chadeau et le départ à la retraite de Claude Carlier, les recherches historiques en matière d’industrie aéronautique et d’aviation sont quelque peu passées au second plan dans les domaines d’études privilégiés des chercheurs. En 2012, un petit groupe s’est fédéré autour du laboratoire FRAMESPA (UMR CNRS) et du Labex « Structuration des Mondes Sociaux » (SMS) pour relancer l’étude de ces thématiques, rassembler des initiatives souvent éparses et susciter de nouvelles dynamiques de recherches, en particulier autour de l’histoire culturelle et sociale des acteurs de l’aéronautique, mais aussi du spatial.
Dans cette optique, plusieurs étapes avaient déjà été franchies par le groupe avec la publication d’un ouvrage consacré à l’histoire de l’Armée de l’air1 et d’un numéro interdisciplinaire de la revue Entreprises et Histoire2. En octobre 2014, une nouvelle étape a conduit à l’organisation, à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, d’une journée d’études intitulée « Pour une histoire sociale et culturelle de l’aéronautique au XXe siècle » qui est l’objet de ce premier dossier. Ce temps de réflexion a aussi été l’occasion pour nous, de nouer de nouveaux contacts et d’annoncer le lancement d’une revue scientifique interdisciplinaire consacrée à l’aéronautique et au spatial.
Des thématiques sociales et culturelles en retrait
En relisant la bibliographie consacrée à l’aviation et à l’aéronautique, nous nous sommes aperçus que beaucoup de thèmes avaient déjà fait l’objet d’études poussées et d’analyses de grand intérêt.
Ce sont d’abord les acteurs de l’aéronautique, les passionné.es de « la conquête de l’air », les institutionnels ou encore les journalistes qui ont entrepris de raconter leur histoire ou de livrer leurs témoignages sur des événements particuliers3. Parmi ceux-ci, on peut citer les publications du Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales (GIFAS)4, du Comité pour l’histoire de l’aéronautique (COMAERO)5, des syndicats (en particulier la CGT6), etc. Chacun à leur manière et selon leur grille d’analyse, ils livrent des informations sur l’évolution de l’aéronautique et contribuent à pointer les grandes transformations survenues dans le secteur du point de vue économique, industriel, social ou culturel entre autres.
Dès les années 1970, du moins pour le cas toulousain, les géographes se sont intéressés aux aspects industriels et à l’impact de cette branche dite de pointe sur son environnement local, national et même international. Citons en particulier Guy Jalabert, qui dans sa thèse de géographie industrielle, s’intéresse aux localisations de cette industrie et à son impact sur les territoires où elle s’installe7. Plus de 30 ans plus tard, en collaboration avec Jean-Marc Zuliani, il livre une analyse de la croissance de l’aéronautique à Toulouse dans ses différentes dimensions, et donne des clés de compréhension de l’évolution du couple ville-industrie, dans un contexte d’internationalisation des localisations et de transformation technologique8.
Économistes, spécialistes des sciences de gestion et de sciences politiques, participent également au renforcement des connaissances sur l’aéronautique, en particulier via des analyses sur les transformations des logiques d’entreprises9, les politiques et stratégies suivies en matière industrielle10, le rôle de l’État11, l’économie des territoires12, les trajectoires de l’innovation, les caractéristiques du management et de l’organisation de cette industrie ou encore sa progressive mondialisation13. Par le biais d’analyses précises des enjeux et des logiques propres au secteur, ils s’intéressent aux stratégies développées par les différents acteurs pour contribuer à son extension et à son renforcement.
Certains sociologues, en particulier Yvette Lucas, ont mené des études assez poussées sur l’impact des mutations technologiques, l’évolution des qualifications, l’ergonomie du travail, etc.14. Leur intérêt se porte sur les spécificités de cette branche d’activité industrielle, en particulier sur les caractéristiques du travail, de la formation ou encore sur les mutations qu’entraîne l’application des nouvelles technologies sur les groupes sociaux mobilisés pour la construction aéronautique. Ils se sont aussi intéressés aux relations qu’entretient cette industrie avec les centres de recherche et de formation sur un territoire donné et à leurs conséquences pour ceux qui en sont les acteurs principaux (travailleurs, chercheurs, industriels, etc.)15.
À partir des années 1980, les historiens ont commencé à disposer du recul nécessaire au déploiement de leur grille de lecture16. Ils se sont intéressés entre autres au développement de l’aéronautique militaire17, ont livré des analyses fines des stratégies industrielles18, économiques19, politiques20, etc. suivies par les acteurs de l’aéronautique et du spatial. Ils ont aussi beaucoup écrit sur les pionniers et les héros « de la conquête de l’air »21, les entreprises22, etc. Mais les thématiques sociales, et dans une moindre mesure culturelles, sans être absentes de leurs raisonnements23, sont restées très en retrait et n’ont pas fait l’objet d’observations précises et poussées, comme si elles restaient des thématiques secondaires.
Pourtant, force est de constater que ce ne sont pas seulement les évolutions techniques ou les trajectoires impulsées par les pionniers qui façonnent l’aviation, mais bien les choix des acteurs de la « conquête du vol », aussi bien en matière économique, qu’en matière sociale ou culturelle. Ainsi, cet objet d’études, qui reste encore peu exploré en comparaison par exemple au secteur automobile24, doit aujourd’hui (re)prendre sa place dans les recherches en SHS, en particulier historiques. Il s’agit donc pour nous, de contribuer modestement à combler ces lacunes et d’aider à faire émerger de nouvelles dynamiques de recherches. En effet, sans analyse des thématiques sociales, il semble compliqué de comprendre les enjeux et les rapports de forces qui s’expriment tout au long du XXe siècle et influencent grandement les potentialités et le développement de l’aviation.
Les enjeux de l’histoire sociale et culturelle sur l’aéronautique
Ainsi, il est aujourd’hui nécessaire que les chercheurs en SHS, dans une perspective pluridisciplinaire, se saisissent de ces questions. Sans exploration poussée des aspects sociaux et culturels, il ne semble pas possible d’acquérir une connaissance fine du secteur. Sans redonner la parole aux salariés sur leurs conditions de vie et de travail, sur les propositions faites par eux pour contribuer au développement de l’aviation, sur les imbrications politiques, économiques, sociales et culturelles complexes au cœur de ce secteur, on ne peut avoir qu’une connaissance parcellaire et tronquée des enjeux qui s’expriment au travail, aussi bien pour les acteurs de la construction aéronautique, que pour ceux participant à l’exploitation et au suivi de l’avion ou encore à l’administration et à l’orientation du secteur.
Il y a là un réel intérêt pour les chercheurs. En effet, l’industrie aéronautique, tout comme l’objet avion, met en œuvre des technologies de pointe et représente un lieu d’incubation et d’expérimentation sociale. L’État, de par son rôle de donneur d’ordre, d’administrateur et de client tient une grande place dans l’évolution du secteur, du moins pour le cas français. Il faut garder à l’esprit que l’aviation (et le spatial) est aussi un marqueur du développement économique d’un pays, et depuis les années 1960, un marqueur de la construction européenne25. C’est enfin un mode de transport qui a révolutionné nos déplacements, raccourcissant le temps et l’espace et qui contribue à une uniformisation, relative, de la planète ainsi qu’à l’émergence d’un « village mondial ».
Ce renouvellement des connaissances en matière d’histoire de l’aéronautique peut suivre plusieurs trajectoires. Pour ne citer que quelques exemples, il pourrait s’agir de s’intéresser au personnel des compagnies aériennes et à ses conditions de travail ; aux stratégies industrielles de croissance proposées par les acteurs eux-mêmes (organisations syndicales, patronat, politiques, État, forces vives, etc.) et à leur influence sur l’émergence d’une industrie originale à plus d’un titre ; à l’impact à long terme de l’avion sur les mentalités et l’imaginaire collectif, avec par exemple le rôle joué par l’aviation dans l’abolition des frontières, dans le nivellement des pratiques culturelles et le sentiment d’uniformisation qui en découle ; à une histoire sociale de la sécurité aérienne ; à une histoire environnementale de l’aéronautique et à sa prise en compte par les acteurs et par le public ; enfin, à une histoire sociale et culturelle des usagers de ce moyen de transport. Ce ne sont là que quelques propositions pour de futurs travaux, les pistes ouvertes par ce champ de recherche sont nombreuses et restent très largement à définir tout autant qu’à explorer.
Quelques exemples de recherches en cours : la journée d’études du 10 octobre 2014
Ce premier dossier publié par la revue HEPAS présente quelques-unes des recherches menées actuellement autour des questions aéronautiques, en particulier sociales et culturelles.
Andréa Seignier26 (UMR FRAMESPA), doctorante en histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès, livre une réflexion méthodologique sur l’intérêt de l’utilisation des sources relevant de la sphère privée, en particulier les correspondances entre les pionniers de l’aviation, pour réaliser une histoire sociale et culturelle de ces inventeurs (ici les frères Wright) et ainsi mieux comprendre les réseaux mobilisés par les acteurs et leur importance dans la diffusion de l’aviation à l’échelle mondiale.
Luc Robène27 (UMR THALIM), historien du sport et professeur à l’Université de Bordeaux, propose une analyse de l’essor de l’aviation et de la construction d’un nouvel imaginaire au travers des représentations culturelles que la presse (ici La vie au Grand Air) a contribué à forger avant 1914. Elles ont eu pour conséquence de diffuser une image sportive de l’aviation et de ses principaux représentants : les pilotes, figures de la modernité sociale durant la Belle Époque.
Claude d’Abzac-Epezy28 (UMR IRICE), professeure d’histoire, de géographie et de géopolitique en classes préparatoires au Lycée Louis le Grand, s’intéresse quant à elle à l’influence de la communication historique (storytelling) sur l’image positive et valorisante, véhiculée par les acteurs, en particulier le discours résistencialiste né à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et qui occulte encore largement la collaboration franco-allemande en matière d’aéronautique.
Marie-Madeleine Rotelli et Sophie Rousseau, qui viennent tout juste de soutenir leur mémoire de Master II en histoire sociale29, nous livrent une synthèse de leurs recherches engagées depuis deux ans sur l’évolution du travail dans l’aéronautique. Plus précisément, elles mettent en évidence l’influence des mutations techniques sur quelques métiers représentatifs (traceur, chaudronnier, tourneur, fraiseur) et sur les savoir-faire mobilisés, des années 1960 aux années 1980.
Chacun de ces travaux participe au renouvellement et à une meilleure connaissance de l’aviation. Gageons qu’ils soient suivis de nombre d’initiatives collectives et interdisciplinaires.