Dès les débuts de l’aéronautique, des modèles de diverses échelles sont utilisés pour étudier les performances de vol des aéronefs. Le cours d’aéronautique donné par Lucien Marchis en Sorbonne en témoigne : publié, dense et riche en informations, ce cours nous permet de constater qu’entre 1909 et 1912 les lois physiques concernant l’aérodynamique, et plus généralement la mécanique des fluides, sont une préoccupation centrale de la recherche en sciences aéronautiques1. À cette fin, les notions de modèles, lois d’échelle et similitude sont mobilisées. Le capitaine Ferdinand Ferber dénonce dès 1909 leur méconnaissance, et des scientifiques et politiques, tels que Paul Painlevé, soulignent la nécessité de développer les recherches afin de combler « le vide ou l’erreur » des savoirs de leur temps2.
1. Modèles d’échelle et lois de similitude
Peu traitées en histoire et philosophie des sciences et des techniques, les notions de modèles réduits, lois d’échelle et similitude diffèrent des notions couramment présentées dans la littérature. Les lois d’échelle permettent de transposer les données obtenues sur un modèle d’échelle à un autre. Ces derniers forment des systèmes similaires de représentation en trois dimensions d’un objet. En aéronautique ce sont le(s) modèle(s) réduit(s) et le prototype de l’aéronef ou d’une de ses composantes (aile…).
Afin de saisir comment le phénomène de vol est appréhendé, il est important de comprendre le rôle de la similitude en physique et en ingénierie, ses usages, sens épistémologique et portée heuristique. La similitude géométrique concerne les dimensions et la forme des objets (longueurs, volume, rugosité de surface…). La similitude mécanique – cinématique et dynamique – porte sur les vitesses d’écoulement ou les forces appliquées. En ingénierie, c’est celle-ci qui nous importe : pour observer des performances similaires, il faut que les forces le soient pour le petit et le grand modèle (point d’application, orientation et intensité proportionnelle…).
Les ingénieurs font alors appel à des lois d’échelle : les lois de Froude et de Reynolds formulées dans le domaine naval au xixe siècle en sont de bons exemples. Empiriques, elles précédent les notions de « nombres de Froude » et « de Reynolds » (1919)3, qui sont des rapports sans dimension de grandeurs physiques caractérisant les propriétés de deux modèles différents4. L’analyse dimensionnelle s’appuie également sur la notion de similitude. Sa mobilisation la plus célèbre est le théorème Pi formulé dans un cadre aéronautique : le physicien américain Edgar Buckingham cherchait à donner un fondement et une légitimité épistémologique aux pratiques des ingénieurs5. Démontré en 19146, ce théorème est encore utilisé aujourd’hui pour inférer des connaissances sur des systèmes changeant d’échelle.
Cependant, les usages de la similitude sont divers et présentent des limites d’application. C’est paradoxalement la force et la puissance de la similitude : elle ne peut jamais être totalement réalisée. En effet, deux systèmes entièrement similaires seraient identiques et à la même échelle. Pour contourner cette incomplétude de la similitude, qui se traduit par l’indétermination de certains rapports entre paramètres du système, l’ingénieur ou le physicien choisit quels paramètres doivent être conservés similaires. Judicieusement sélectionnés au préalable, ils permettent d’inférer des connaissances sur d’autres paramètres inconnus du système. Ainsi, on peut donc obtenir des connaissances sur l’aéronef étudié sans disposer des équations complexes le caractérisant, ni connaître tous les paramètres du système.
En 1912, Émile Jouguet présente un usage de la similitude à partir de lois abstraites théoriques7, à laquelle le scientifique joint ce que nous nommons la « stratégie des perturbations » : chaque phénomène, tel que la gravité, la viscosité, la compressibilité de l’air… est une « perturbation » dont on peut tenir compte pour approcher au mieux la description du système étudié. La similitude était ainsi utilisée sous des formes diverses, parfois difficiles à relier au premier abord : sa mobilisation par Froude et Reynolds dans les années 1870-1880 s’approche plus de celle de Jouguet en 1912, que du théorème Pi cité dans la littérature contemporaine. Les différences sont dues à l’évolution du concept et de sa formulation.
2. Le cours d’aéronautique de Lucien Marchis
Lucien Marchis (1863-1941), physicien et éminente figure du froid industriel, s’intéresse dès 1903 à l’aéronautique8. Il l’enseigne pendant douze ans à l’université de Bordeaux à des ingénieurs polytechniciens, dans le but de « les mettre au courant des derniers progrès de l’Industrie et de montrer les services que la Science peut rendre à la pratique9 ». Nommé professeur de la chaire d’aviation de l’université de Paris en 190910, il souhaite « concilier les intérêts de l’Université avec ceux de l’industrie pour les faire concourir aux progrès de la Science11 ». Pendant la Grande Guerre, Marchis est membre de la Commission des inventions, puis chargé d’assurer les liaisons entre les services du Sous-secrétaire d’État de l’Aéronautique et la Chambre syndicale des industries aéronautiques, dans laquelle il dirige la Commission technique chargée de la normalisation et standardisation des pièces détachées. Sur rapport du ministre de la Guerre, Lucien Marchis est décoré de la Légion d’honneur en 192212.
L’enjeu de la chaire d’aviation est selon Marchis d’aider l’ingénieur-constructeur n’ayant pas le temps nécessaire à la réalisation d’essais :
C’est au professeur d’Université à entreprendre pour l’ingénieur des recherches capables de le tenir au courant des progrès scientifiques, susceptibles de recevoir une application immédiate dans son industrie, et parfois de la transformer13.
Pour l’aider dans cette tâche, Robert Esnault-Pelterie, licencié ès physique de l’université de Paris et célèbre pionnier de l’aéronautique, est nommé assistant de la chaire d’aviation en mars 191014. Marchis souhaite ainsi collaborer avec les constructeurs, les pilotes et les ingénieurs, évoque la création d’un laboratoire expérimental (l’Institut aérotechnique de Saint-Cyr), d’une bibliothèque spécialisée et envisage la création d’un musée de maquettes, dix ans avant la création du Musée de l’Air à Chalais-Meudon par Albert Caquot.
Dès la leçon inaugurale de 1910, Marchis fait état de lacunes en connaissance aérodynamique, il souligne la limite de l’expérimentation sur modèles réduits et la nécessité d’établir des lois de similitude pour lier données expérimentales en soufflerie et celles issues d’essais en vol. Il présente ainsi les expériences de son temps, et introduit en 1912 la méthode d’extrapolation à partir de modèles réduits développée par William Froude dans les années 1870. Cette dernière présente un mode calculatoire permettant d’inférer la puissance effective du moteur nécessaire à un navire pour être performant à une vitesse donnée (c’est-à-dire que sa traînée est minimale). Cette méthode fait appel à des rapports de grandeurs nommés « Constantes » car ce sont les mêmes pour le modèle réduit et le navire étudié. Elle repose bien sur la similitude mécanique vue plus haut, mais elle mobilise les constantes sans dimension d’une nouvelle manière. Issue de l’architecture navale, la méthode de Froude est couramment utilisée dans les Marines de l’époque15.
Pourtant Marchis manque de clarté, et le transfert entre le domaine naval et la jeune ingénierie aéronautique surprend. Néanmoins, des travaux ont montré que des transferts de connaissances et compétences avaient eu lieu entre ces deux domaines, notamment dans la navigation, le vocabulaire descriptif des aéronefs depuis les débuts de la navigation aérienne et dans les pratiques expérimentales16. L’introduction de cette méthode dans un cours d’aéronautique est donc pertinente car elle faisait partie des connaissances des ingénieurs de l’époque. Cela illustre également la mise en relation de l’enseignement universitaire des années 1910 avec le monde industriel.
En 1914 Ludwig Prandtl montre que l’usage du critère de similarité de Froude n’est pas pertinent pour l’air (on lui préfère celui de Reynolds), mais sa méthode reste utilisée pour les hydravions17. Cependant la similitude et l’usage de modèles réduits persistent dans le milieu aéronautique en étudiant d’autres paramètres physiques. En effet, jusqu’aux années 1930, les souffleries n’étant pas assez puissantes pour tester des prototypes de taille réelle, il est nécessaire de combiner études sur modèles réduits et essais en vol18. Cela reste le cas jusqu’au développement des modélisations numériques réduisant le recours systématique aux maquettes19.