Ethnographier la construction européenne post-soviétique via le vol habité

  • Ethnographying the post-Soviet European building with human spaceflight

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Mots-clés

Astronaute, Europe, relations internationales, Russie, sociologie, Station Spatiale Internationale, vol habité

Keywords

astronaut, Europe, human spaceflight, international relations, International Space Station, Russia, sociology

Plan

Texte

« Il n’y a pas de politique dans notre travail scientifique » ; « les tensions géopolitiques ne concernent pas le domaine de l’exploration spatiale » ; « la raison pour laquelle on envoie des astronautes dans l’espace, c’est pour y faire des expériences scientifiques ». Tout·e scientifique, astronaute ou représentant·e d’agence spatiale a un jour prononcé ces mots, qu’il s’agisse de justifier les investissements réalisés dans les programmes de vols habités auprès du grand public ou de défendre un accord de coopération internationale entre agences spatiales. Tel est en tout cas le discours souvent entendu durant les années de « terrain » ethnographique réalisé au sein des infrastructures des agences spatiales européennes et russes dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie1.

Soutenue en décembre 2018, cette recherche constitue la première ethnographie – i. e. méthode héritée de l’anthropologie reposant sur l’immersion au long cours et l’observation participante – du programme de la Station spatiale internationale (SSI), et l’un des rares travaux sociologiques ou anthropologiques s’intéressant aux vols habités.

Composée de sept chapitres, le but de cette thèse fut triple. Tout d’abord, proposer une analyse critique des fondements historiques et culturels de l’exploration spatiale habitée en Europe occidentale, en insistant notamment sur l’héritage du colonialisme et du rôle des sciences et techniques dans la construction d’une rhétorique « dépolitisée » de l’exploration en Occident. Ensuite, développer une compréhension empirique des rouages des relations internationales structurant la genèse et la gestion quotidienne de la Station spatiale internationale depuis le lancement de son premier module en 1998 – et ce faisant, retracer le fil de la reconstruction post-soviétique entre Europes de l’Est et de l’Ouest à la lumière des vols de cosmonautes et d’astronautes2 de chaque côté de l’ancien Rideau de fer. Enfin, démontrer la pertinence (si ce n’est la nécessité) d’une analyse ethnographique multi-niveaux, de la fabrique des accords internationaux ayant structuré le programme de la SSI (notamment depuis le Bureau des affaires spatiales des Nations unies) jusqu’à l’échelle microsociale de l’entraînement des astronautes et cosmonautes où se jouent les conditions de reproduction d’un certain ordre social et politique. À des fins de clarté et de cohérence, deux angles seront ici développés afin de présenter certains des principaux arguments de cette recherche : l’analyse des fondements culturels de l’exploration spatiale habitée en Europe (et ses conséquences en matière de politiques spatiales contemporaines) ; le focus sur une échelle « microsociale » des logiques internationales de ce programme mettant en évidence la matérialité des relations inter-États.

1. Les fondements culturels du vol habité

1.1. Une histoire sociale décoloniale

En Europe occidentale, le vol habité détient une généalogie culturelle qui lui est propre, enracinée dans l’histoire des « grandes découvertes » et donc, de la colonisation. Les premiers États occidentaux se sont construits sur un mode de gestion et d’appropriation territoriale, expliquant l’omniprésence d’une « frontière » à dépasser dans les mises en récit de l’exploration (des colonies jusqu’à l’exploration spatiale, en passant par la « conquête de l’Ouest » au xixe siècle). L’un des liens entre science et gouvernement colonial perdurant aujourd’hui dans les programmes de vol habité résulte de ce que les campagnes d’occupation coloniale auront contribué au déploiement de la science moderne à une échelle globale. Dans le cas de certains empires européens à partir du xvie siècle, l’accès à des territoires indigènes se faisait grâce au besoin, pour les communautés scientifiques européennes, d’y mener des expériences afin de développer leurs savoirs et méthodes empiriques. Sous couverts d’esprit de découverte et de service du bien commun, les puissances coloniales auront ainsi pu déployer et instaurer des conditions de contrôle politique, d’exploitation économique et de diffusion culturelle3. Aujourd’hui, cette même mise en récit forge encore la profession d’astronaute et les enjeux des missions spatiales, alors que les principales organisations et institutions contribuant au programme spatial européen (Agence spatiale européenne, Union européenne) tendent à reprendre à leur compte ce mythe de territoires à conquérir, typique des modèles d’exercice étatique occidentaux.

Au fil des siècles, et alors qu’une science objective et rationnelle se développe en Occident, la recherche scientifique est rapidement dépolitisée, c’est-à-dire détachée de toute valeur ou fonction qui pourrait contredire le principe de neutralité des sciences. Ce processus rhétorique conduit la recherche scientifique à devenir un registre de justification de toute entreprise d’exploration ou d’exercice de pouvoir politique territorial – parfois au détriment des régulations juridiques des usages de l’espace (tel que le dépôt d’un drapeau national sur la Lune par les États-Unis en 1969). Et ce processus explique, aujourd’hui, l’existence de la Station spatiale internationale et son utilisation à des fins d’expérimentation scientifique en micropesanteur, alors même que la station procure des conditions d’expérimentation parfois difficiles en raison de sa trop grande taille (facilitant les vibrations) et des perturbations engendrées par la présence des membres d’équipage. Ce constat peut être résumé par les propos d’un ancien représentant de l’Agence spatiale européenne rencontré en entretien pour cette recherche : « la SSI est un laboratoire politique de coopération internationale avant d’être un laboratoire scientifique4 ».

1.2. Entre Est et Ouest : reproduire des imaginaires dans la profession d’astronaute

Alors que la littérature historique tend à s’être intéressée majoritairement aux astronautes étatsuniens5 ou cosmonautes soviétiques6, retracer cette histoire sociale de l’exploration spatiale et les mises en récits qui l’accompagnent en Europe occidentale permet également de mieux comprendre les logiques sociales de la profession d’astronaute aujourd’hui – notamment en reliant les motivations de se lancer dans cette profession et les imaginaires culturels évoqués supra. Car souhaiter contribuer au grand récit de l’exploration ou « faire comme » Neil Armstrong (comme cela est bien souvent le cas pour les astronautes européens ayant vécu l’époque d’Apollo 11) démontre l’incarnation de ces imaginaires dans des discours et pratiques individuels. Le fait est que la figure de l’astronaute européen s’est construite à l’intersection de deux imaginaires particulièrement prégnants de leur profession (deux modèles culturels antagonistes per se) : héritier des explorations coloniales et incarnation d’un individualisme héroïque à l’Ouest ; héros socialiste soumis à la force du collectif et des progrès techniques à l’Est. S’intéresser à l’origine de la figure sociale de l’astronaute européen implique ainsi de s’intéresser non seulement aux modèles culturels dominants dans l’imagination du vol habité, mais également à la manière dont ceux-ci circulent et sont adaptés dans le concert international qu’est la SSI. Retracer cette histoire permet de considérer, avec bien plus d’acuité, la légitimité de l’exploration spatiale et son rapport au politique.

Car pour faire sens de ce que veut dire être un astronaute aujourd’hui, il convient de s’intéresser à la manière dont la « conquête spatiale » est elle-même imaginée au gré d’un certain universalisme moral, sans jamais être questionnée dans les récits historiques jalonnant les études du vol habité. En effet, penser l’exploration spatiale suppose tout d’abord de penser l’espace, ainsi que la manière dont celui-ci régit notre sentiment de soi et l’évolution de nos sociétés modernes. Comprendre combien un programme comme la Station spatiale internationale dérive d’une histoire au long cours de rapports politiques au territoire, d’exploration scientifique, et de mise en récit héroïque, est déjà saisir les rouages essentiels de sa nature sociologique.

2. Des corps et des standards industriels : la matérialité des relations inter-Etats

2.1. La « fabrique » des astronautes

Cette nature sociologique du programme de la SSI se retrouve également dans la manière dont les corps et les techniques peuvent incarner, à leur échelle, des tensions géopolitiques ou l’histoire nationale d’un pays. En cela, passer des semaines au centre d’entraînement de l’ESA (à Cologne) ou de Roscosmos (à la Cité des étoiles, en région de Moscou), ou réaliser des entretiens avec des astronautes et cosmonautes, permet de réaliser que cet entraînement ne consiste pas uniquement à former des corps aux enjeux physiologiques d’un vol dans l’espace. Il s’agit également d’une fabrique morale, via laquelle les candidat·e·s astronautes et cosmonautes intériorisent certaines valeurs et idéaux, mais également une certaine mise en récit de l’exploration spatiale guidant leur identité collective en tant que groupe social. L’entraînement en Russie est par exemple dominé par l’héritage soviétique et sa célébration – en utilisant les mêmes standards ou techniques qu’à l’époque du vol de Youri Gagarine, ou encore en reproduisant des rituels honorant le premier vol habité et supposé porter chance aux futurs membres d’équipage.

Entre les années 2011 et 2020, cette dimension symbolique de l’entraînement a pris une tournure proprement internationale, alors que tout·e astronaute participant au programme de la SSI (y compris européen) s’est vu obligé·e de s’entraîner en Russie en raison du monopole russe de transport habité (suite à l’arrêt de la Navette étatsunienne en 2011 et en attendant la validation du vaisseau Crew Dragon de Space X en 2020). En conséquence, ces corps apprenant que sont les membres d’équipage voués à effectuer des missions à bord de la SSI se sont forgés aux rythmes des hommages rendus aux figures du spatial soviétique, et aux standards de sélection et d’entraînement russes.

2.2. La centralité des techniques et standards industriels

Les rituels et valeurs ne sont pas les seuls vestiges de l’époque soviétique ayant influencé le développement du vol habité en Europe occidentale. En effet, les techniques et technologies spatiales russes n’ont également guère changé depuis les premiers temps des vols habités, tels que peuvent l’illustrer le vaisseau de transport Soyouz ou les standards utilisés dans la construction des modules russes de la Station spatiale internationale. Cet héritage par les techniques et technologies a rendu la reconstruction du secteur spatial russe difficile suite au démantèlement de l’Union soviétique. Certains secteurs de la chaîne de production soviétique se partageant à l’époque entre plusieurs républiques socialistes, l’émergence de la Fédération de Russie conduisit à une redéfinition de taille de l’industrie spatiale en Europe de l’Est – tout en permettant à certains anciens pays-membres d’URSS, tels que l’Ukraine, de se reconstruire via des coopérations avec l’Occident (et donc en rupture avec la Russie). Il n’en demeure pas moins que ces liens de dépendances se retrouvent, encore aujourd’hui, matérialisés dans les modules et vaisseaux contribuant au programme de la SSI.

Par ailleurs, les études de relations internationales et de politique spatiale oublient bien souvent de s’intéresser à la manière dont les standards industriels conditionnent véritablement tout accord de coopération dans l’espace, y compris dans le cas de la SSI. Lors qu’au début des années 1990, il commença à être question de joindre les États-Unis, la Russie et les États-membres de l’Agence spatiale européenne dans une même infrastructure habitée commune, il fut nécessaire d’en développer les conditions pratiques. Car en effet, comment connecter un module étatsunien à un cargo russe (ou vice versa) alors même que ces deux pays ont toujours eu des savoir-faire propres à l’évolution de leurs industries spatiales depuis la Guerre froide ? Afin de construire et d’opérer la SSI, il aura donc fallu développer un accord d’« interopérabilité »7, permettant de rendre (relativement) compatibles ces différents savoir-faire et standards.

Ces deux exemples (de l’Ukraine et de l’interopérabilité) illustrent en quoi des artefacts et technologies peuvent incarner (et reproduire) des tensions géopolitiques ou des traditions industrielles nationales. Ils montrent également combien les industries spatiales auront joué un rôle central dans les relations inter-États entre pays d’Europes de l’Est et de l’Ouest à partir de la fin de l’Union soviétique.

Faire une sociologie empirique de la Station spatiale internationale, via des méthodes d’enquête comme l’entretien ou l’ethnographie, permet ainsi de rendre compte des échanges et circulations entre Est et Ouest ayant contribué à l’évolution du vol habité en Europe. Les sept chapitres de cette thèse développent cependant certains éléments qui, pour ne pas nuire à sa cohérence, ont été écartés de ce compte-rendu. Une ethnographie des opérateurs et opératrices assurant le suivi des vols depuis les salles de contrôle des agences spatiales européenne et russe y permet notamment l’inclusion d’une catégorie d’acteurs et d’actrices peu étudiée dans la littérature universitaire portant sur le vol habité. Une telle approche rend également possible une analyse détaillée de l’organisation bureaucratique des vols à bord de la SSI qui, structurant les rapports entre États partenaires du programme, confirme la pertinence d’une microsociologie des politiques spatiales. In fine, la moindre des coopérations internationales participant aux politiques spatiales actuelles suppose des logiques culturelles et symboliques qui, au fil de leurs circulations, font et défont une exploitation de l’espace régie par des mécanismes politiques hérités de l’histoire sociale des États contribuant à l’exploration spatiale.

Notes

1 Patarin-Jossec Julie, « Le vol habité dans l’économie symbolique de la construction européenne », Thèse de doctorat, Université de Bordeaux, 2018, 505 pages. Retour au texte

2 Pour rappel, le terme « cosmonaute » fait référence aux soviétiques et russes (ou à toute personne s’entraînant et volant via les moyens techniques russes), alors qu’« astronaute » renvoie à tout autre membre d’équipage ni russe ni « taïkonaute » chinois (comprenant européens, étatsuniens, canadiens ou japonais). Retour au texte

3 Blais H., « Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité », Genèses, Belin, Paris, 2009/1, nº 74, pp. 145-159. Retour au texte

4 Citation également trouvable dans Patarin-Jossec Julie, « Scaling Down International Cooperation – an Interview with Former ESA Director Jean-Jacques Dordain on the International Space Station Programme », Space Policy, à paraître. Retour au texte

5 Par exemple : Handberg Roger, Reinventing NASA: human spaceflight, bureaucracy, and politics, Praeger, Westport, 2003, 296 pages ; Hersch Matthew H., Inventing the American Astronaut, Palgrave Macmillan, New York, 2012, 219 pages. Retour au texte

6 Dont Gerovitch Slava, Soviet space mythologies. Public images, private memories, and the making of a cultural identity, University of Pittsburg Press, Pittsburg, 2015, 256 pages ; Hall Rex D., Shayler David J., Vis Bert, Russia’s cosmonauts: inside the Yuri Gagarin Training Center, Praxis publishing, Chichester, 2005, 386 pages. Retour au texte

7 https://www.internationaldeepspacestandards.com [consulté le 12/02/2021]. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Julie Patarin-Jossec, « Ethnographier la construction européenne post-soviétique via le vol habité », Nacelles [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 10 mai 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1110

Auteur

Julie Patarin-Jossec

Chargée de cours à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg
Chercheuse associée au Centre Émile Durkheim (CNRS UMR 5116)
patarinjossec.julie@gmail.com