Gilles Ragache, La France sous les bombes. Allemandes – Anglaises – Américaines (1940-1945), Economica, Paris, 2019, 144 pages.

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Gilles Ragache, La France sous les bombes. Allemandes – Anglaises – Américaines (1940-1945), Economica, Paris, 2019, 144 pages.

Plan

Texte

1. Présentation et cadrage historiographique sommaire

Au cours de la dernière décennie, les bombardements sur la France durant la Seconde Guerre mondiale sont passés du statut d’obscure notion historique au rang de thématique académique. Laissé au siècle précédent aux mains des journalistes1 et auteurs peu scrupuleux2, le sujet a connu un premier jalon décisif en 2007, avec un colloque du Centre d’études d’histoire de la Défense tenu dans les locaux de la Sorbonne, rue Serpente, actant le manque de connaissances sur les bombardements et explorant des pistes stimulantes3. Le deuxième puissant marqueur est intervenu le 6 juin 2014 sur les plages normandes, avec dans les mots du président François Hollande des références à peu près inédites aux civils sous les bombes alliées, cet objet historiographique politiquement incommode : « Au matin du 6 juin, le Débarquement commença pour les populations civiles […] avec inquiétude et angoisse, les avions qui survolaient. Ces populations civiles imaginaient le déluge de feu qui allait s’abattre sur la région4. » Depuis, la production académique sur le sujet s’est révélée abondante, recouvrant rapidement plus de soixante-dix années d’errances mémorielles. Un important état des lieux historiographique a été effectué par Boris Leval-Duché en 20165, avec depuis de nouvelles publications6.

Face à cette liste aussi tardive que fournie de travaux, l’ouvrage de Gilles Ragache semble revendiquer le rang de synthèse, avec son titre ambitieux, La France sous les bombes. Allemandes – Anglaises – Américaines (1940-1945)7. L’œuvre est cependant brève – 144 pages, dont 123 de texte –, divisée en quatorze chapitres et six annexes. Las, le résultat n’est pas à la hauteur de l’attente du lecteur, rapidement désillusionné par la qualité du travail fourni.

2. Un sérieux problème de méthode historique

Les premières lignes de l’ouvrage indiquent nettement le souhait de l’auteur d’éviter toute prétention académique par un style très libre et grand public, qui toutefois fait aussi largement l’économie de fondement scientifique, autrement plus regrettable. Les notes de bas de pages sont rares et incomplètes, le plus souvent à caractère de simple érudition. De nombreuses informations chiffrées sont laissées sans sources, vraisemblablement tirées de l’ouvrage d’Eddy Florentin (1997), auquel le livre ne manque pas de ressembler par son aspect descriptif – mais de manière beaucoup moins développée. La maigre bibliographie de fin d’ouvrage mentionne des ouvrages généraux et des études locales pour la plupart datés, mais fait abstraction de l’historiographie récente et internationale évoquée supra. Utilisant un ton volontiers tragique, voire emphatique, l’auteur laisse ouvertement percer son jugement (négatif) sur les bombardements tout au long de l’ouvrage, a contrario d’une démarche scientifique, évoquant par exemple le bombardement allié du 31 décembre 1943 en banlieue parisienne :

L’année 1943 se termine donc très mal […]. Le choc est grand dans l’opinion face à cette manière pour le moins brutale et cruelle qu’ont les Alliés de souhaiter la nouvelle année aux Français8

Tout en blâmant sans détour les civils français non directement touchés par les frappes :

Cynisme, inconscience ou indifférence ? Difficile à dire. Probablement un peu de tout cela à la fois. Certains, parmi ceux qui en ont les moyens, continuent même de fréquenter des endroits de France fort peu menacés dont quelques stations de sports d’hiver de renom international épargnées par la RAF et l’USAAF et qui demeurent ouvertes9.

Outre ces manquements remarquables à la méthode historique, l’auteur développe tout au long de son ouvrage une tendance redondante à se limiter à de brefs exemples parcimonieusement sourcés, vraisemblablement utilisés pour appuyer son opinion préétablie. Le chapitre XIV (De la mémoire occultée au réveil de la mémoire) illustre cette conception pour le moins gênante, avec le désir prégnant de noircir le tableau mémoriel par nature difficilement appréhensible – un exercice certes laborieux, réalisé avec plus de succès par d’autres auteurs10. S’appuyant sur des exemples orientés vers son propos (visite du général de Gaulle dans les ruines d’Orléans, cas emblématique du bombardement de Royan) et des témoignages incertains, l’auteur se fait fort de dénoncer les « attaques aveugles » provoquant des « vague[s] d’indignation11 ». Il passe ainsi sous silence les études d’opinion publique réalisées par les Renseignement généraux de Vichy et soigneusement recoupées par le BCRA de Londres, qui n’indiquent pas, exceptées de fréquentes acrimonies locales, un vaste retournement des Français contre les Alliés en 1944, mais au contraire de manière générale une acceptation résignée, si ce n’est souvent enthousiaste12. Au-delà de ces problèmes conceptuels, l’ouvrage multiplie par ailleurs les erreurs, aussi factuelles que de fond.

3. Entre approximations, erreurs et mythes

Le constat s’impose dès les premières pages : Gilles Ragache ne possède pas de connaissances suffisantes en histoire aéronautique militaire pour prétendre livrer une synthèse aussi ambitieuse sur les bombardements aériens durant toute la Seconde Guerre mondiale. Cette carence engendre d’innombrables approximations et erreurs de fonds, tout au long de l’ouvrage. Dès la deuxième page, l’auteur tombe dans le piège d’un mythe tenace en lien avec la bataille de Sedan :

Les 13 et 14 mai, en un roulement continu, plus de 500 avions de la Luftwaffe concentrent leurs tirs sur la région de Sedan et les rives de la Meuse afin de favoriser la percée de la Wehrmacht dans ce secteur des Ardennes13.

Les récentes études académiques ont pourtant largement amoindri la capacité de la Luftwaffe en matière de Close Air Support au début de la guerre : un seul passage sur la Meuse est effectivement bombardé par l’aviation allemande lors de la traversée du fleuve (par ailleurs plusieurs heures avant l’attaque), les autres franchissements s’opérant à découvert et sous le feu de l’artillerie lourde française14. Ce type d’erreurs se répète ad nauseam tout au long du livre, qu’elles soient factuelles ou d’analyse globale. Seuls quatre autres exemples illustratifs sont détaillés ici.

1. L’auteur évoque Solly Zuckerman, auteur du plan de bombardement de la France préparatoire au débarquement de Normandie, et ses chefs directs :

Parmi eux le général Tedder puis Eisenhower et le général Spaatz avec lesquels il a sympathisé, et enfin Churchill dont il est progressivement devenu l’un des familiers, et même un des conseillers dans le domaine du bombardement aérien15.

Zuckerman est pourtant le seul conseiller scientifique d’Arthur Tedder, adjoint du chef suprême Dwight Eisenhower ; il n’est ni le conseiller de Churchill ni son familier, ne l’ayant rencontré qu’une seule fois le 5 avril 1944, ce dernier étant par ailleurs son adversaire le plus acharné16.

2. La Superforteresse volante Boeing B-29 n’effectue pas « ses premières missions de combat […] avec une précision toute relative17 » sur la Normandie en 1944 ; ce type d’appareil n’est opérationnel durant la Seconde Guerre mondiale que dans le Pacifique, n’entrant en service dans la RAF en Grande-Bretagne qu’après-guerre sous l’appellation de Washington18.

3. L’auteur évoque Arthur Harris, chef du Bomber Command britannique, et Carl A. Spaatz, chef des forces aériennes américaines en Europe, lors de la controverse de commandement précédant le débarquement de Normandie :

Harris rechigne à travailler sous commandement américain. Il tient absolument à garder la main sur le Bomber Command anglais tandis que, de son côté, le général Spaatz souhaite conserver la maîtrise du Strategic Air Command américain19.

Harris rechigne surtout à travailler sous le commandement du très contesté Trafford Leigh-Mallory, chef des forces aériennes expéditionnaires alliées en Europe, qui est d’origine britannique. Le général Spaatz est pour sa part commandant en chef des United States Strategic Air Forces in Europe (USSTAF), et non pas de l’anachronique Strategic Air Command (SAC), créé après-guerre en 194620.

4. Au sujet des premiers jours de la bataille de Normandie :

La surprise des premiers jours du débarquement étant passée, la résistance de l’armée allemande s’organise et des renforts parviennent assez rapidement en Normandie malgré l’intensité des bombardements contre les villes, les routes et les voies ferrées. Dans les deux camps, une bataille frontale beaucoup plus dure que ne l’avait envisagée Eisenhower s’installe21.

Dans les faits, les renforts parviennent lentement et de manière morcelée en Normandie, à la fois du fait des bombardements, de l’intoxication provoquée par l’opération Fortitude dans le Pas-de-Calais, et, surtout, du manque décisif de mobilité de l’armée allemande en 1944, encore largement sous-motorisée et gênée par les pénuries de carburant et de pièces détachées22. Par ailleurs Eisenhower est au contraire surpris par ce manque de réactivité et d’ardeur de l’armée allemande, après les débarquements difficiles opérés l’année précédente en Méditerranée23.

Ces quelques exemples parmi de nombreux autres suffisent à illustrer l’absence de valeur scientifique de l’ouvrage, principalement axé sur la description placide des bombardements, servant à alimenter l’argumentaire dénonciateur et simpliste de l’auteur à l’égard des bombardements alliés.

Conclusion

Si l’idée d’un essai de synthèse sur les bombardements opérés sur la France durant la Seconde Guerre mondiale semblait séduisante à l’issue d’une décennie historiographique particulièrement riche sur le sujet, l’objectif est malheureusement raté. Le manque de rigueur scientifique, allié à un défaut de maîtrise en histoire militaire aéronautique évident conduisent à un nombre d’erreurs de fond inexcusable, alors que par ailleurs aucune connaissance nouvelle n’est à signaler.

Ces défauts rédhibitoires, alliés au manque flagrant d’épaisseur historiographique de l’étude, ne peuvent que condamner l’ouvrage de Gilles Ragache à l’ostracisme des bibliothèques, qu’elles soient académiques ou de vulgarisation.

Notes

1 Florentin Eddy, Quand les Alliés bombardaient la France, Perrin, Paris, 1997, 480 pages. Sans prétentions scientifiques, cet ouvrage, au demeurant très détaillé ,fait figure de porte d’entrée sur le sujet. Retour au texte

2 Valla Jean-Claude, « La France sous les bombes américaines, 1942-1945 », Cahiers libres d’histoire, n° 7, Paris, 2008, 120 pages. Retour au texte

3 Battesti Michèle, et Facon Patrick (dir.), « Les Bombardements alliés sur la France durant la Seconde Guerre mondiale : stratégies, bilans matériels et humains », Cahiers du CEHD, n° 37, Vincennes, 2007, 213 pages. Retour au texte

4 Discours de François Hollande, commémoration du débarquement en Normandie, Caen, mercredi 6 juin 2014. Retour au texte

5 Leval-Duché Boris, « Chapitre 1. Les bombardements alliés dans l’histoire des années noires : historiographie et perspectives », in Barzman John, Bouillot Corinne et Knapp Andrew, Bombardements 1944, Le Havre, Normandie, France, Europe, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2016, pp. 37-52. Parmi les ouvrages majeurs sur le sujet : Knapp Andrew, Les Français sous les bombes alliées 1940-1945, Tallandier, Paris, 2014, 630 pages ; Knapp Andrew et Baldoli Claudia, Forgotten Blitzes : France and Italie under Allied Air Attack, 1940-1945, Continuum Publishing, Londres, 2012, 314 pages ; Overy Richard, Sous les bombes, nouvelle histoire de la guerre aérienne 1939-1945, Flammarion, Paris, 2014, 1 188 pages ; Hippler Thomas, Le Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014, 263 pages. Retour au texte

6 Notamment Bourque Stephen A., Au-delà des plages. La Guerre des Alliés contre la France, Passés-Composés, Paris, 2019, 414 pages, et Foucrier Jean-Charles, La Stratégie de la destruction, Vendémiaire, Paris, 2017, 461 pages. Retour au texte

7 Ragache Gilles, La France sous les bombes. Allemandes – Anglaises – Américaines (1940-1945), Economica, Paris, 2019, 144 pages. Il est docteur ès lettres, maître de conférence à l’Institut universitaire de formation des maîtres de Rouen, auteur de nombreux ouvrages d’histoire culturelle, sociale et militaire, dont notamment chez Economica La fin de la campagne de France – Les combats oubliés des Armées du Centre, 13 juin-25 juin 1940 (2010), Saint-Exupéry et la guerre (2012) et L’Outre-Mer français dans la guerre 1939-1945 (2014). Retour au texte

8 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 48. Retour au texte

9 Ibid., pp. 56-57. Retour au texte

10 Laborie Pierre, Le Chagrin et le Venin, Bayard, Paris, 2011, 354 pages ; Wiewiorka Olivier, La Mémoire désunie, Seuil, Paris, 2010, 304 pages. Retour au texte

11 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 119. Retour au texte

12 Voir Bruttmann Tal, Les Rapports d’information des préfets à Vichy, Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine [en ligne https://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/content/les-rapports-d%E2%80%99information-des-pr%C3%A9fets-%C3%A0-vichy] et Foucrier Jean-Charles, La Stratégie de la destruction, op cit. Retour au texte

13 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 10. Retour au texte

14 Powell Matthew, « Chapter 2. Partners in name only: the Royal Air Force and Armée de l’Air during the Battle of France, 1940 », in Paguet Steven (dir.), Allies in Air Power: A History of Multinational Air Operations, University Press of Kentucky, Lexington, 2021. pp. 31-51. Retour au texte

15 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 61. Retour au texte

16 University Of East Anglia (UEA – Norwich), The Zuckerman Archive, AEAF Planning 1943 – 44, SZ/AEAF/7/1: Defence Committee Papers, 14 avril 1944. Retour au texte

17 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 78. Retour au texte

18 Voir Moody Walton S., Building a Strategic Air Force, Red and Black, St Petersburg, 2019, 398 pages. Retour au texte

19 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 64. Retour au texte

20 Voir Borgiasz William S., The Strategic Air Command, Evolution and Consolidation of Nuclear Forces, 1945-1955, Westport, Preager, 1996, 176 pages. Retour au texte

21 Ragache Gilles, La France sous les bombes, op cit., p. 82. Retour au texte

22 Voir Zetterling Niklas, Normandy 1944: German Military Organization, Combat Power and Organizational Effectiveness, J.J. Fedorowicz, Winnipeg, 2000, 450 pages. Retour au texte

23 Eisenhower Dwight D., Croisade en Europe, Nouveau Monde, Paris, 2013, p. 198. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Charles Foucrier, « Gilles Ragache, La France sous les bombes. Allemandes – Anglaises – Américaines (1940-1945), Economica, Paris, 2019, 144 pages. », Nacelles [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1108

Auteur

Jean-Charles Foucrier

Chargé de recherche et d’enseignement au bureau Air du Service historique de la Défense à Vincennes. Docteur en histoire contemporaine de Paris-IV Sorbonne. Spécialiste des conflits au xxe siècle, et notamment de la Seconde Guerre mondiale.
jc.foucrier@gmail.com

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