Introduction. Les victoires d’une défaite ? L’écriture de l’histoire des forces aériennes dans la bataille de France (1940-2020)

Plan

Texte

1. Les quatre-vingts ans de la « bataille de France ». Débrouiller l’écheveau mémoriel et historiographique

Quelle posture l’historien doit-il adopter face aux combats de mai-juin 1940 et face à l’ombre portée qu’ils projettent jusqu’à nos jours ? La tâche n’est pas aisée : évaluer la réception de cette séquence dans l’immédiat après-guerre et tout au long de la seconde moitié du xxe siècle, historiciser et conceptualiser, choisir enfin, de manière réflexive, l’attitude à adopter face à des demandes qui concernent le passé comme le présent.

Il convient également de dérouler le fil historiographique de cette histoire aux relectures multiples, d’en discerner les acteurs, dont l’action s’inscrit dans des temporalités mémorielles et scientifiques spécifiques.

S’agissant de la « bataille de France », le cheminement de l’historien est jalonné par un nombre assez impressionnant de poncifs desquels il est parfois ardu de se défaire. Il faut dire qu’un enjeu mémoriel particulièrement lourd déforme aujourd’hui encore le récit de cette campagne. Des interrogations pesantes continuent de planer au-dessus des débats, certaines lourdes d’arrière-pensées politiques, d’autres non dénuées d’intérêt scientifique.

Cette histoire a subi plusieurs phases de relectures. Aux procès de Riom (1942), sur le banc des accusés, la France vaincue est jugée par la France de la défaite. Des boucs émissaires sont désignés et des figures tutélaires sauvegardées. Les chefs militaires étant absents – à l’exception notable de Maurice Gamelin – ce sont les responsables civils qui défendent leur bilan, se rejettent mutuellement les négligences et les erreurs ayant conduit au « désastre ». La question de l’aéronautique militaire française depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à l’armistice de Rethondes (22 juin 1940) apparaît centrale au cours des interrogatoires de l’ancien ministre de l’Air Guy La Chambre et de l’ancien ministre de la Défense nationale et de la Guerre Édouard Daladier1. Les généraux, de l’armée de Terre surtout, bien qu’absents des prétoires, produisent cependant rapports et témoignages sur lesquels les juges s’appuient pour déterminer la lourdeur de la faute commise par l’aviation française. De toute évidence, la responsabilité des ailes françaises dans l’issue funeste du conflit est grande : leur sont reprochés avec insistance une planification industrielle inadaptée ainsi qu’un abandon de ses missions d’appui au sol et de défense du territoire.

Les combats aériens de la rade de Mers el-Kébir et les bombardements de Gibraltar (3-11 juillet 1940) sont bien souvent envisagés au prisme de l’histoire des relations internationales ou de l’histoire navale. Les appareils français engagés contre la force H britannique en défense de la flotte de l’amiral Gensoul servent pourtant à administrer la preuve de la combativité des forces aériennes. Les attaques françaises, préparées à la hâte dans le chaos des bases d’Afrique du Nord, ont un impact tactique pour le moins limité. L’armée de l’Air, en agressant l’allié d’hier, démontre cependant à l’occupant qu’elle est toujours opérationnelle. Ainsi le IIIe Reich, par la voix de son chef et l’action de la commission d’armistice, se propose-t-il d’étancher la soif de reconnaissance de l’armée de l’Air – à condition qu’elle sacrifie son autonomie sur l’autel de la collaboration2. Les assouplissements de l’armistice de Rethondes obtenus par les forces aériennes leur permettent de maintenir plusieurs groupes et escadrilles. Les chefs de l’aviation vichyste s’engagent dans la voie de la Révolution nationale. Le secrétariat d’État à l’aviation (SEA) fait même preuve d’un certain zèle dans la politique d’exclusion des juifs : en mai 1941, le chef du cabinet civil, appuyé par le général Romatet, chef d’état-major de l’armée de l’Air, propose un durcissement du corpus législatif antijuif en plaidant notamment pour une limitation des dérogations accordées au titre de l’article 2 de la loi sur le statut des juifs d’octobre 19403. Forte de sa position au sein de l’État vichyste, l’armée de l’Air initie les premiers travaux de relecture des combats aériens4.

En 1945, la France victorieuse s’emploie à faire disparaître toute trace de la France de la défaite – avec elle s’estompe celle des vaincus de 1940, qui lui sont avantageusement associés. La question des responsabilités n’est pas liquidée pour autant, puisque dans l’immédiat après-guerre l’armée de l’Air s’estime toujours frappée du sceau infamant de la culpabilité et souhaite réhabiliter l’action de ses hommes et de ses appareils dans les combats de mai-juin 1940. Dès la fin du conflit, nombre d’officiers de l’Air, soit impliqués dans la reconstruction de leur armée, soit retirés de la vie militaire, proposent, par le biais de textes plus ou moins biographiques ou narratifs, mais souvent hagiographiques, leur vision des faits. Ces récits proposent de prendre, littéralement, de la hauteur, afin de réévaluer le rôle des forces aériennes françaises dans les combats. Ces textes misent fréquemment sur la figure épique de l’aviateur, « as » virevoltant dans les airs, ne déméritant pas face à un ennemi en surnombre et lui opposant son héroïsme chevaleresque. Son action est d’autant plus sublime qu’il évolue sur des matériels nécessairement obsolètes. On renoue ici avec une imagerie « traditionnelle » issue de la Grande Guerre, qui concerne surtout des pilotes de chasse et dont les archétypes sont Georges Guynemer ou René Fonck5. Les quelques titres qui glorifient l’action des équipages de bombardiers ne parviennent pas à inverser la tendance6. L’ouvrage que signe Jean-Mary Accart dès 19427 préfigure le « grand cirque » des pilotes de la France Libre que donne à voir Pierre Clostermann en 19488. Antoine de Saint-Exupéry, dans le livre qu’il consacre aux événements de 19409, procure au lecteur des visions de débâcle fantasmagorique. Les perspectives sont renversées : l’aviateur domine les événements et apparaît comme le seul acteur de terrain encore lucide.

Ces productions ne tranchent guère, en définitive, avec l’esprit des critiques adressées par la France de Vichy mais également par le camp gaulliste à l’encontre de l’armée de l’Air : plutôt que les personnels navigants, ce sont bien plutôt les carences techniques et industrielles qui sont à blâmer10. À cet égard, l’un des textes les plus représentatifs est sans nul doute celui que livre en 1943 le commandant Pierre Paquier, qui élève en exemples les parcours de trois officiers aviateurs appartenant symboliquement à chacune des trois armes de l’armée de l’Air – chasse, renseignement et bombardement11. Les hauts-faits de ces Trois de l’aviation ne servent pas seulement à démontrer la combativité dont ont fait preuve les soldats de l’Air déchus. Ils participent également à un programme de régénération de l’aviation, par la réfutation des critiques formulées dans les milieux militaires terrestres ainsi que par l’édification de la jeunesse française.

On retrouve ici une image étroitement liée au champ anthropologique de la catastrophe, celle du héros sacrificiel dont la geste individuelle ou collective se retrouve dans l’après-défaite mise au service d’une stratégie de sauvegarde du capital héroïque des armées nationales. Cette stratégie fonctionne d’autant mieux que les aviateurs ont intériorisé ce modèle d’« héroïsation guerrière » et en ont fait une pierre angulaire de leur engagement12.

D’anciens chefs aériens, tel François d’Astier de La Vigerie, qui commande en 1940 la Zone d’opérations aériennes Nord (ZOAN), souhaitent ramener l’armée de l’Air sur le devant de la scène mémorielle en démontrant la réalité de l’engagement opérationnel des forces aériennes, par la déconstruction du mythe du « ciel vide ». Au-delà des exploits individuels, qu’il exalte, d’Astier de La Vigerie procède à un transfert de culpabilité : la doctrine en vigueur et les structures de commandement ont privé les unités aériennes de la victoire au combat13. C’est également l’heure des « comptes d’apothicaire » : les querelles autour des chiffres doivent démontrer la présence des aviateurs alliés dans le ciel de France, de même que leur pugnacité. Le décompte, souvent douteux et in fine vain, des victoires « homologuées » et « probables » ainsi que des pertes, aboutit dès 1940 à l’adoption du ratio magnifique mais fantaisiste des « mille victoires » pour 500 à 900 appareils perdus14. Par ce procédé de « distinction interne15 », les aviateurs peuvent serrer les rangs autour d’une croyance commune dans le succès de leur armée.

Cette dialectique de la responsabilité et de la réhabilitation complexifie de fait notre appréhension de la défaite, et jusqu’à la compréhension même du terme de « défaite » : ce dernier se décline différemment en fonction des cas de figure, depuis la « défaite dans la victoire » jusqu’à la victoire dans la défaite, en passant par les « vainqueurs-vaincus16 ».

Des années 1960 aux années 1980, la vision d’une France avachie, moralement corrompue, connaît un succès certain dans l’historiographie de la « bataille de France ». Cette dernière est marquée par la production d’ouvrages dressant le portrait d’une société décadente en marche vers la défaite. À la recherche de la France17 est un excellent exemple de ce type de production. Paru en 1963, l’ouvrage est le fruit d’une collaboration entre universitaires français et anglo-saxons. L’un des contributeurs, Jean-Baptiste Duroselle, est également l’auteur d’un livre intitulé La Décadence (1979), très représentatif du triptyque mis en place : déclin, catastrophe, renaissance18. Cette lecture téléologique de la période, dans laquelle les armes de la France sont par avance condamnées à échouer, ne laisse que peu de place à l’expression d'une mémoire combattante.

La thèse de Robert Paxton19 n’est traduite en français qu’en 2003. Ce travail, qui propose une relecture du rôle de l’armée sous le régime de Vichy – en vérité, ce sont surtout des officiers de l’armée de Terre dont il est question –, parvient néanmoins à engendrer un courant historiographique qui s’intéresse, avec les travaux de Claude d’Abzac-Epezy, à l’armée de l’Air. Ce nouveau regard permet de réévaluer, au cours des années 1990, l’action et le rôle des aviateurs dans la défaite, puis de recontextualiser et d’expliciter les choix opérés dans les « années noires ». Dans le même temps, les ouvrages de Patrick Facon s’interrogent sur l’armée de l’Air « d’avant », depuis sa création jusqu’aux combats de 194020. Le lieu de l’élaboration de ce récit est le Service historique de l’armée de l’Air (SHAA), fondé en 1939 et intégré en 2005 au Service historique de la Défense (SHD)21, au sein duquel le traitement et l’analyse des sources primaires est replacé au cœur de l’activité historienne. Cette histoire objectivée s’y pratique de surcroît sous l’égide de l’institution militaire, qui n’hésite pas à s’associer aux productions, voire à les parrainer22.

Les études sur l’air power23, en plein essor dans les premières décennies du xxie siècle24, traduisent-elles un désintérêt pour les combats aériens de 1940 ? Les travaux consacrés aux théoriciens précurseurs de l’emploi stratégique de la force aérienne et aux conflits de la seconde moitié du xxe siècle paraissent avoir asséché la demande sociale pour l’histoire de la « bataille de France ». Cette réflexion est notamment portée par la collection « Stratégie aérospatiale » de La Documentation française25 lancée par le Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA).

Force est de reconnaître que les nouvelles possibilités offertes par l’aviation militaire et l’ouverture de l’armée de l’Air à de nouveaux horizons semblent reléguer l’épisode de mai-juin 1940 à une erreur de parcours désormais largement conjurée. L’armée de l’Air est devenue le 24 juillet 2020 l’armée de l’Air et de l’Espace – dans son ordre du jour n° 1 du 11 septembre 2020, le général d’armée aérienne Philippe Lavigne exhorte les aviateurs à « regarder toujours plus haut », n’hésitant pas à établir un parallèle entre l’action de Georges Guynemer et les futurs conquérants de l’espace. Dans le même temps, il semble qu’il ne reste plus aux combattants de 1940 qu’à atterrir : au cours de l’année 2020, la seule unité combattante à laquelle rend hommage Air Actualités, le journal de l’armée de l’Air et de l’Espace, est la première compagnie d’infanterie de l’air (CIA), formation parachutiste créée en août 1940 hors de France, après la défaite26.

Ce constat mérite néanmoins d’être nuancé : l’armée de l’Air ne délaisse pas complètement l’histoire de ses origines tumultueuses au profit d’un passé proche et d’un présent plus en phase avec ses ambitions, ainsi que le suggère la vaste entreprise d’écriture d’un récit de l’aviation militaire française au xxe siècle qu’elle a commandité, associant militaires historiens et chercheurs issus du monde académique27 – même si la séquence de la naissance de l’armée de l’Air, de la quête d’une identité doctrinale et de la défaite au combat reste insérée dans un temps long qui relie, ici encore, les « as » de la Grande Guerre et la conquête de l’espace…

N’existe-t-il pas pourtant une singularité aérienne dans les combats de 1940 ? Certes, ce n’est pas aisé à établir, d’autant que la présence aérienne dans les combats est nécessairement diffuse, étirée – son champ d’action : les cieux ; les traces de ses engagements : éparses. Quels champs de bataille, quels charniers, quels monuments ? Sans doute est-il temps de rendre chair et signification aux affrontements aériens de 1940, ainsi que de donner corps à leurs rémanences afin que se fasse, de manière apaisée, le « travail des morts28 ».

2. Une armée nouvelle dans une guerre moderne ? Pour une histoire interdisciplinaire et interarmées de la bataille aérienne de France

L’institutionnalisation des forces armées ne surgit pas ex nihilo. Elle est le fruit d’un héritage combattant, le produit d’une genèse technique et doctrinale. Pour autant, l’armée de l’Air est une création récente (1933-1934) – et difficile – sur laquelle s’exercent rapidement des forces contraires, tout à la fois centrifuges et centripètes. L’aviation militaire, toute à ses promesses de guerre nouvelle, tournée vers la mobilité, la « surprise technique 29 » ainsi qu’une certaine modernité doctrinale, se retrouve au cœur des enjeux géopolitiques et guerriers des années 1930. Elle peine pourtant à s’imposer à la table de la grande stratégie et se retrouve rapidement confrontée à des arbitrages contradictoires et défavorables.

La gestation du projet aérien français et la naissance de la « 3e armée » sont désormais bien connues. Les travaux de Patrick Facon30 ou de Thierry Vivier31 constituent de fait une assise historiographique solide. Les logiques industrielles qui président à la création d’un parc aéronautique militaire national ont elles aussi été explorées.

Cependant, plusieurs thématiques méritent encore d’être défrichées. Surtout, il convient de réinsérer le moment 1940 dans le temps long de la genèse institutionnelle et opérationnelle des forces aériennes. Recentrer l’attention sur les combats permettrait sans doute de dégager une spécificité aérienne, tant en termes de conception de la guerre, de planification doctrinale et opérative ainsi qu’en termes de connaissance des hommes – qu’ils s’agisse des chefs, des combattants, de leurs systèmes de représentations et de leurs mentalités guerrières. Ces derniers – qu’il s’agisse de Joseph Vuillemin ou de Jean Bergeret – ont connu les tranchées, ce sont des vétérans de l’armée de Terre tandis que les jeunes cadets formés à l’école de l’Air et prématurément envoyés au combat constituent une nouvelle génération de combattants, de « purs » aviateurs. Qu’en est-il également de la relation qu’entretient l’armée de l’Air avec ses deux aînées pendant les combats ? Choix industriels et doctrinaux suffisent-ils à expliquer le déroulement de la bataille de France ? N’existe-t-il pas des « idéologies guerrières » à l’œuvre pendant la bataille de France, observables au prisme des relations Terre-Air-Mer ? Des sensibilités propres aux aviateurs ou aux terriens ?

Il convient de surcroît d’appréhender l’armée de l’Air dans toute sa diversité technique et opérationnelle. L’aviation de renseignement, par exemple, étudiée à partir de l’après-guerre32, reste largement méconnue sur la période considérée. Pourtant, l’entre-deux-guerres se caractérise par une intense et riche production doctrinale décidée à explorer ce nouvel horizon des possibles techniques et tactiques. Citons, parmi de nombreux autres, Camille Rougeron33 ou Paul Armengaud34. En outre, l’armée de l’Air ne se compose pas uniquement d’avions et de personnels navigants. Quid de la « défense contre avions » (DCA), de l’aérostation d’observation ou de l’infanterie de l’air ? D’autant qu’elle n’a pas toujours la main sur ces différentes « armes », et que l’existence de ces dernières répond à des problématiques particulières.

Enfin, le développement de l’aviation implique une reconfiguration des espaces de la guerre, une nouvelle géographie militaire des conflits35, et au-delà une perception nouvelle des conflits armées. En effet, ne faut-il pas voir dans le retournement mental qui se produit au cours du second conflit mondial la transition entre une guerre aérienne héroïque, conduite par des « chevaliers » des temps nouveaux36, et une guerre « sale », celle de la destruction par les airs ? Encore s’agit-il aussi de briser le primat bien souvent accordé à l’emploi stratégique pour s’intéresser aux implications tactiques de l’aviation de guerre, sur lesquelles beaucoup reste à écrire – notamment s’agissant de l’appui aérien rapproché pendant la bataille de France37.

3. Les forces aériennes à la croisée de multiples circulations. Pour une histoire internationale et multinationale de la bataille aérienne de France

C’est à l’échelle internationale, voire mondiale, qu’il convient d’envisager la préparation de la guerre ainsi que son déroulement. L’élaboration de la doctrine ou l’acquisition des matériels relèvent de processus qui dépassent les cadres nationaux. Chaque pays se renseigne, étudie et analyse les choix opérés par les alliés du moment et les ennemis de demain. Les systèmes doctrinaux et les programmes d’armement possèdent leur originalité propre, précisément parce qu’ils sont le fruit d’échanges, de circulations déclinées en fonction de contraintes et de besoins spécifiques. Ainsi, le général italien Giulio Douhet, dont les théories sont au cœur des controverses qui entourent l’emploi de la force aérienne dans les années 1930, fait l’objet de multiples interprétations et adaptations nationales, mais également de réfutations qui permettent de cerner les antagonismes, les lignes de friction qui se mettent en place au sein des composantes militaires étatiques.

Alliés et belligérants sont en interaction : chaque pays s’observe, s’influence, s’adapte en fonction des plans de ses alliés/ennemis – il n’y a qu’à songer aux rodomontades de Hermann Goering, et à son impact sur la politique militaire aéronautique française. Penser l’évolution de la doctrine aérienne française implique de croiser les regards et de mettre en perspective les choix et les renoncements a minima entre quatre États (Alliés et Axe) : Grande-Bretagne, France, Italie et Allemagne, mais aussi de réfléchir à la manière dont se met en place un dispositif interallié dans les années 1930 et pendant la « drôle de guerre », autour de la question aérienne. En mai-juin 1940, c’est une coalition qui est défaite, dont le fonctionnement suscite plusieurs questionnements auxquels on ne peut répondre de manière satisfaisante sans prendre en compte les divergences géopolitiques et opérationnelles qui opposent les Alliés38.

Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler les mots du ministre de l’Air Pierre Cot :

J’ai préparé la guerre de coalition : j’ai rapproché l’aviation française et l’aviation britannique, de l’aviation tchécoslovaque et de l’aviation soviétique, et les techniciens français de leurs collègues américains. N’est-ce pas suffisant pour me faire entrer, comme MM. Eden, Winston Churchill et Duff Cooper, dans la catégorie des hommes dangereux, pour qui rêve de construire une Mitteleuropa germanique ou de reconstituer l’Empire romain ?39

Si l’on s’en tient à la France, alors quid de l’empire colonial ? Bien qu’en marge des conflits en mai-juin 1940, il est également concerné par la préparation de la guerre, l’élaboration d’une doctrine aérienne et l’acquisition de matériels nouveaux40. Encore cela n’est-il que partiellement exact, puisque le front aérien, en mai et juin 1940, est alimenté par des appareils et des équipages stationnés en Afrique du Nord (AFN). Il s’agit bien ici de circulations intercontinentales – d’autant que les matériels sont parfois eux-mêmes achetés à l’étranger, ainsi le Curtiss P-36 Hawk, appareil de fabrication américaine qui équipe certaines unités françaises.

Il convient à tout le moins de reconstituer la guerre dans sa dimension la plus « élémentaire », celle de conflit franco-allemand, ce qui ne semble pas une évidence pour un large pan de l’historiographie sur la question. Souvent l’action de la Luftwaffe – qui dicte pourtant assez largement le rythme de la bataille aérienne, et dont l’importance – plus ou moins fantasmée – influence les décisions de la France, ne fait l’objet que d’évocations. Or, comment comprendre les mécanismes stratégiques et tactiques de la défaite sans proposer un récit franco-allemand ? Ce dernier s’écrit surtout à partir des années 1990 ; c’est une historiographie essentiellement anglo-saxonne dont quelques grands noms continuent de se dégager41.

De surcroît, c’est une guerre de coalition qui oppose à l’Allemagne quatre nations – France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique – et dans laquelle certains pays pourtant neutres sont impliqués (au moins l’Irlande, la Suisse et le Luxembourg), soit que des ressortissants s’engagent dans les combats, soit que des espaces aériens soient violés. Cela invite à étendre les recherches au champ des relations internationales, elles aussi influencées par la dimension aérienne des combats.

Les combats, de septembre 1939 à juin 1940, se livrent depuis les côtes anglaises jusqu’au bassin de la Ruhr (voire jusqu’à Berlin), et des Pays-Bas jusqu’à l’Italie – surtout s’agissant des combats aériens. L’emploi de la force aérienne implique un nouveau rapport aux frontières, au front, à l’arrière. Avec le développement de l’aviation de bombardement apparaissent les concepts de dissuasion, de coercition42, lesquels ont un impact sur les opinions publiques des pays en armes, qui jouent un rôle dans la mise en œuvre des forces armées43.

Les groupes combattants sont caractérisés par une forte dimension multinationale – ici encore, c’est particulièrement net s’agissant des forces aériennes. Ainsi, les pays d’Europe centre-orientale tels que la Pologne ou la Tchécoslovaquie fournissent des aviateurs aux forces aériennes françaises, tandis qu’on retrouve derrière les cockpits de la Royal Air Force des personnels issus de l’ensemble du Commonwealth. Les modalités de leur engagement, leurs trajectoires combattantes possèdent nécessairement des spécificités qui les distinguent de la nation aux côtés de laquelle ils se battent.

Le présent dossier, inscrit dans le contexte mémoriel des quatre-vingts ans de la « bataille de France », souhaite proposer une étude des combats aériens de mai et juin 1940 à l’aune d’enjeux historiographiques actualisés. Le dossier ambitionne de déconstruire certains mythes encore vivaces, tel celui des « mille victoires », tout en restituant les différentes phases successives de relecture dont le « moment 1940 » a fait l’objet jusqu’à nos jours. De surcroît, la dimension aérienne du conflit se retrouve ancrée dans le champ de l’histoire sociale militaire, dans celui de l’histoire des représentations et des sensibilités, ainsi que dans celui de la nouvelle histoire militaire. Sur le plan diachronique, les combats ne surgissent pas ex nihilo. En effet, une grande attention est apportée au substrat politico-militaire des années 1930, mais également à la séquence de l’immédiat après-défaite, tout en s’inscrivant dans l’espace européen du conflit. Par exemple, les travaux consacrés aux évolutions des doctrines militaires sont mis en perspective avec les engagements aériens de 1940 – qu’il s’agisse de l’aviation de bombardement, des considérations aéroterrestres ou aéronavales. Le dossier, bien qu’il ne prétende pas à l’exhaustivité, se veut enfin un éclairage sur certains angles morts de l’historiographie – en proposant notamment une approche multinationale, par l’étude des combattants étrangers.

Les articles qui composent ce dossier sont répartis en quatre grandes parties thématiques, la première consacrée aux chefs de l’armée de l’Air ainsi qu’à la formation des cadres dans le contexte d’une armée nouvelle en quête d’une identité propre, à la croisée d’idéologies et de doctrines diverses, et d’une marche vers un conflit majeur. La deuxième partie s’intéresse au profil des combattants étrangers dans la « bataille aérienne de France », ainsi qu’au rapport entre forces aériennes et relations internationales en situation de conflit européen. La troisième partie, quant à elle, est consacrée à la préparation des combats puis aux combats eux-mêmes, lesquels sont envisagés selon une dimension interalliée, interarmées, opérationnelle et technique. La quatrième et dernière partie s’intéresse aux lendemains de la défaite : quel impact cette dernière a-t-elle sur la France résistante, quelles conséquences sur la reconstruction de l’armée de l’Air à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ? Quels enseignements tirent les belligérants de la campagne aérienne pour la suite des opérations militaires ? Enfin, un article consacré à l’écriture de l’histoire des combats de mai-juin 1940 pose la question de l’articulation entre construction mémorielle et évolution de l’historiographie.

Notes

1 Voir Bracher Julia (éd.), Riom 1942. Le procès, Omnibus, Paris, 2012. Retour au texte

2 Voir D’Abzac-Epezy Claude, L’Armée de l’Air des années noires. Vichy 1940-1944, Economica, Paris, 1998, p. 34-35 et 38-47. Retour au texte

3 Voir D’Abzac-Epezy Claude, « Le secrétariat d’État à l’Aviation et la politique d’exclusion des Juifs », Archives Juives, 2008/1, vol. 41, p. 75-89. Il s’agit en l’occurrence d’exclure des dérogations les membres des familles de militaires juifs morts pour la France. Retour au texte

4 Service historique de la Défense (Vincennes), Air, 3D 382, « Un bilan de la bataille aérienne sur le front français du 10 mai au 10 juin 1940 » (note 151 3/0/IGAA signée Joseph Vuillemin, 29 juillet 1940). Retour au texte

5 Sur la construction et les évolutions de la figure d’un « as » français pendant la Grande Guerre et dans la première décennie de l’entre-deux-guerres, voir Accoulon Damien, « The Construction of an Image in Aviation : the Case of René Fonck and the French Press (1917-1926) », Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial, n° 5, automne 2018 [en ligne : http://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=654]. Retour au texte

6 Voir par exemple Chambe René, Équipages dans la fournaise, Flammarion, Paris, 1945. Sur les quatre chapitres que compte cet ouvrage, on en trouve un consacré à l’aviation d’assaut ainsi qu’un autre consacré à l’aviation de bombardement. Retour au texte

7 Accart Jean-Mary, On s’est battu dans le ciel, B. Arthaud, Grenoble/Paris, 1942. Retour au texte

8 Clostermann Pierre, Le grand cirque : mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, Paris (première édition : 1948). Retour au texte

9 Saint-Exupéry Antoine (De), Antoine de Saint-Exupéry. Pilote de guerre, Gallimard, Paris, 1972 (première édition : 1942). Retour au texte

10 Voir D’Abzac-Epezy Claude, op. cit., p. 23. Retour au texte

11 Paquier Pierre, Trois de l’aviation, Didier, Toulouse, 1943. Retour au texte

12 Voir Ruffray Françoise (De), « L’image du héros dans le choix de la carrière d’aviateur à travers les archives orales du Service historique de la Défense », in D’Abzac-Epezy Claude et Martinant De Préneuf Jean (dir.), Héros militaire, culture et société (xixe-xxe siècles), IRHiS/IRSEM, Villeneuve d’Ascq, 2012 [en ligne : https://books.openedition.org/irhis/246]. Retour au texte

13 D’Astier de La Vigerie François, Le Ciel n’était pas vide, 1940, R. Julliard, Paris, 1952. Retour au texte

14 Voir Garraud Philippe, « La contribution des données chiffrées à l’élaboration d’un mythe. L’armée de l’Air “invaincue” en 1940 », Histoire & Mesure, 2010/2, vol. XXV, p. 3-23. Retour au texte

15 Voir D’Abzac-Epezy Claude, « Mémoire militaire et histoire. L’exemple de l’armée de l’Air », in Barrière Jean-Paul et Ferrière Le Vayer Marc (dir.), Aéronautique, marchés, entreprises. Mélanges en l’honneur d’Emmanuel Chadeau, Pagine éditions, Paris, 2004, p. 308-310. Retour au texte

16 Voir Laborie Pierre, Penser l’événement. 1940-1945, Gallimard, Paris, 2019, p. 105-106. Retour au texte

17 Stanley Hoffman et alii, À la recherche de la France, Seuil, Paris, 1963. Retour au texte

18 Voir Nord Philippe, France 1940. Défendre la République, Perrin, Paris, 2017, p. 11-12. Retour au texte

19 Paxton Robert, Parades and Politics at Vichy: the French Officer Corps under Marshall Pétain, Princeton University Press, Princeton, 1966. Retour au texte

20 Voir notamment Facon Patrick, L’Armée de l’Air dans la tourmente : la bataille de France, 1939-1940, Economica, Paris, 2005 (première édition : 1997). Retour au texte

21 Voir Champonnois Sylvain, « Le Service historique de l’armée de l’Air et son écriture de l’histoire des forces aériennes françaises (1934-2004) », in Drévillon Hervé et Guillemin Dominique (dir.), Histoire des opérations militaires. Sources, objets, méthodes, Service historique de la Défense, Vincennes, 2018, p. 177-188. Retour au texte

22 Voir D’Abzac-Epezy Claude, L’Armée de l’Air des années noires…, op. cit., préfacé par le général d’armée terrestre Maurice Schmitt (chef d’état-major des armées de 1987 à 1991), ainsi que Facon Patrick, Histoire de l’armée de l’Air, La Documentation française, Paris, 2009, préfacé par le général d’armée aérienne Stéphane Abrial (chef d’état-major de l’armée de l’Air de 2006 à 2009). Retour au texte

23 Le concept d’« air power » n’est pas nouveau – il commence à être théorisé dès l’après Seconde Guerre mondiale, reprenant à l’aune de l’expérience acquise au cours des opérations les théories élaborées avant-guerre sur la bataille aérienne. Voir notamment Tedder Arthur, Air Power in War, Hodder and Soughton, Londres, 1947. Retour au texte

24 Voir par exemple Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial, « Giulio Douhet, l’air power et la pensée militaire occidentale », n° 9, 2020 [en ligne : http://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=988]. Retour au texte

25 Cette collection, lancée en 2010, se propose de « contribuer au renouveau de la pensée stratégique française » [en ligne : https://www.defense.gouv.fr/actualites/memoire-et-culture/le-cesa-lance-une-nouvelle-collection-d-ouvrages-disponibles-en-librairie]. Retour au texte

26 Sand Ivan, « 29 septembre 1940. La première unité parachutiste de la France Libre », Air Actualités, n° 732, août-septembre 2020, p. 58-61. L’infanterie de l’air est aussi mise à l’honneur l’année précédente (Sand Ivan, « Les groupes d’infanterie de l’air. Aux origines des unités parachutistes françaises », Air Actualités, n° 718, février 2019, p. 58-61). Retour au texte

27 De Lespinois Jérôme (dir.), Histoire de l’armée de l’Air et de l’Espace, Pierre de Taillac, Paris, 2021 (à paraître). Retour au texte

28 Voir Laqueur W. Thomas, Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, Gallimard, Paris, 2018, p. 502-510. Retour au texte

29 Voir De Lespinois Jérôme, « La surprise technique : matrice de la guerre aérienne ? », Stratégique, n° 106, 2014/2, p. 61-71. Retour au texte

30 Facon Patrick, Histoire de l’armée de l’Air, La Documentation française, Paris, 2009, 558 pages. Retour au texte

31 Vivier Thierry, La Politique aéronautique militaire de la France, janvier 1933-septembre 1939, L’Harmattan, Paris, 1997, 649 pages. Retour au texte

32 Voir Colom Y Canals Baptiste, Le Renseignement aérien en France (1945-1994), thèse, sous la direction d’Olivier Forcade, Université Paris 4, 2016. Retour au texte

33 Voir par exemple Rougeron Camille, L’Aviation de bombardement, Lavauzelle, Paris, 2003, 2 volumes, 681 pages (première édition : Berger-Levrault, 1936). Retour au texte

34 Surtout Armengaud Paul, Batailles politiques et militaires sur l’Europe, témoignages, 1932-1940, éditions du Myrte, Paris, 1948, 341 pages. Retour au texte

35 Voir Aubout Mickaël, Les Bases de la puissance aérienne. 1909-2012, La Documentation française, Paris, 2015, 452 pages. Retour au texte

36 Voir Venesson Philippe, Les Chevaliers de l’air : aviation et conflits au xxe siècle, Presses de Sciences politiques & Fondation pour les études de défense, Paris, 1997. Retour au texte

37 Voir Murrray Williamson, « The Luftwaffe Experience, 1939-1941 », in Cooling Benjamin F. (dir.), Case Studies in Close Air Support, Office of Air Force History, Washington, DC., 1990, p. 71-115 et Chandler Michael J., Gen Otto P. Weyland, USAF. Close Air Support in the Korean War, « Chapter 2. History and Evolution of Close Air Support. World War I to the Korean War », Air University Press, Maxwell Air Force Base, 2007, p. 5-14. Retour au texte

38 Voir Powell Matthew L., « Partners in Name Only: the Royal Air Force and Armée de l’Air during the Battle of France, 1940 », in Paget Steven (dir.), Allies in Air Power: A History of Multinational Air Operations, University Press of Kentucky, Lexington, 2021, p. 31-51. Retour au texte

39 Cot Pierre, L’Armée de l’Air 1936-1938, Grasset, Paris, 1939, p. 243. Retour au texte

40 Voir Manchon Jean-Baptiste, L’Aéronautique militaire française outre-mer, 1911-1939, PUPS, Paris, 2013. Retour au texte

41 Citons entre autres Overy Richard J., Air Power, Armies and the War in the West, 1940, US Air Force Academy, Boulder, 1990 et May Ernest R., The Strange Victory. Hitler’s Conquest of France, IB Tauris, Londres/New-York, 2000. Retour au texte

42 Voir Pape Robert, Bombarder pour vaincre, La Documentation française, Paris, 2011. Retour au texte

43 Voir par exemple Holman Brett, « The Air Panic of 1935: British Press Opinion between Disarmament and Rearmament », Journal of Contemporary History, n° 46, 2011/2, p. 288-307. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Charles Foucrier et Aurélien Renaudière, « Introduction. Les victoires d’une défaite ? L’écriture de l’histoire des forces aériennes dans la bataille de France (1940-2020) », Nacelles [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 10 mai 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1259

Auteurs

Jean-Charles Foucrier

Chargé de recherche et d’enseignement au bureau Air du Service historique de la Défense à Vincennes. Docteur en histoire contemporaine de Paris-IV Sorbonne.
jc.foucrier@gmail.com

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Aurélien Renaudière

Chargé de recherche et d'enseignement au Service historique de la Défense. Doctorant en histoire moderne et contemporaine.
aurelien.renaudiere@gmail.com

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