De mère en fille : devenir une prostituée dans la Venise de la Renaissance

Une étude de cas

Résumés

Dans la Venise de la Renaissance, la question du devenir des enfants de prostituées préoccupe les moralistes et a de notables influences légales et professionnelles sur les premières concernées. L’initiation à la profession par la mère de la jeune fille est aussi bien une pratique courante qu’un topos littéraire. À travers l’étude d’un cas conservé dans les archives de l’Avogaria di Comun, cet article cherche à reconstruire le parcours d’une courtisane, Giulia, pour montrer de quelle manière sa carrière s’insère dans un réseau exclusivement féminin qui peut se heurter au pouvoir de ses clients patriciens.

In Renaissance Venice, the question of what should happen to the children of prostitutes preoccupied moralists and had a significant legal and professional impact on the women first involved. Initiation into the profession by the young girl’s mother was both a common practice and a literary topos. By studying a case preserved in the archives of the Avogaria di Comun, this article seeks to reconstruct the career of a courtesan, Giulia, to show how her career became part of an all-female network that came up against the power of her patrician clients.

Plan

Texte

p. 1-12

Introduction

Dans la plus célèbre de ses lettres, la courtisane Veronica Franco répond à une mère qui entend initier sa fille à la profession. Franco, la courtisane par excellence de la Venise du XVIe siècle, qui elle-même a été formée par sa mère, cherche à décourager vivement le projet de sa correspondante, en exposant l’état de servitude matérielle que connaissent jusqu’aux plus célèbres des femmes vénales. Nous pouvons citer ici en entier cette lettre souvent tronquée :

Or finalmente non ho voluto mancar di farvi queste righe, essortandovi di nuovo ad avvertir al caso vostro, a non uccider in un medesimo colpo l’anima e l’honor vostro insieme con quella della vostra figlia, la quale per considerarla cosa carnalmente ancora, è così poco bella per non dir altro, perché gli occhi non mi ingannano, e ha così poca gratia e poco spirito nel conversar, che romperete il collo credendola far beata nella profession delle cortegiane, nella quale ha gran fatica di riuscir chi sia bella e habbia maniera e giuditio e conoscenza di molte virtù; non che una giovane che sia priva di molte di queste cose e in alcune non ecceda la mediocrità: e perché ostinatamente persistendo nell’errore mi potreste dir che questo sia giuoco di fortuna, prima vi rispondo che non si può così facilmente, e più esser ministra del male, come bene; ma chi ha buon senno per non trovarsi finalmente ingannato, fabrica le sue speranze sul fondamento di quel ch’è in lui e che può esser fatto da lui. Ma poi soggiungo che, presupposto che la fortuna sia per esservi in ciò tutta favorevole e benigna, non è questa vita tale che in ogni esito non sia sempre misera. Troppo infelice cosa e troppo contraria al senso umano è l’obligar il corpo e l’industria di una tal servitù che spaventa solamente a pensarne. Darsi in preda di tanti, con rischio d’esser rispogliata, d’esser rubata, d’esser uccisa, ch’un solo un dì ti toglia quanto con molti in molto tempo hai acquistato, con tant’altri pericoli d’ingiurie e d’infermità contagiose e spaventose; mangiar con l’altrui bocca, dormir con gli occhi altrui, muoversi secondo l’altrui desiderio, correndo in manifesto naufragio sempre delle facoltà e della vita: qual maggior miseria? qual ricchezze, quai comodità, quai delizie posson acquistar un tanto peso? Credete a me: tra tutte le sciagure mondane questa è l’estrema; ma poi se ne aggiungono a rispetti del mondo quei dell’anima, che perdizione e che certezza di dannazione è questa? Guardate a quel che si dice e non vogliate servirvi nelle cose ch’appartengono alla vita e alla salvezza dell’anima dell’altrui essempio, non sostenete che non pur le carni della misera vostra figliola si squarcino e si vendano, ma d’esserne voi stessa il macellaio: considerate al fin delle cose e se volete pur osservar gli essempi guardate quel che sia incontrato e che tuttodì incontra alla moltitudine delle donne in quest’esercizio. 1

La lettre suit un crescendo dans l’exposition de la misère de la profession : la jeune fille en question ne brille pas par sa beauté ni par son esprit et s’expose donc à l’échec et à la misère ; elle pourrait certes compter sur la chance pour obtenir le succès ; mais ce succès serait de tout manière illusoire, car il ne protège pas des risques constants qui affligent les courtisanes, le premier desquels est une absolue absence de liberté, une totale dépendance du bon vouloir de ses clients.

Selon Veronica Franco la liberté dont elle jouit n’est qu’apparente ; c’est dans ce sens que Daria Perocco comprend la lettre, dénonçant une indépendance que « solo una lettura erratamente femministica le può attribuire »2. Mais le fait même que la poétesse choisisse d’inclure cette missive dans ses Lettere familiari, dont la valeur se veut paradigmatique comme c’est le cas depuis le modèle des lettres de l’Arétin, montre que la pratique était courante à la Renaissance.

En nous penchant sur les sources judiciaires de la Sérénissime nous allons pouvoir détailler un cas concret, le parcours d’une jeune femme, Giulia, elle-même fille de courtisane, et l’élévation graduelle de son statut. Le procès qui la met en cause l’oppose à un ancien client, le noble Hieronimo Longo, qu’elle souhaite faire reconnaître comme le père de sa fille.

C’est là un point crucial : la question de l’initiation au métier par la mère est un topos de la littérature de l’époque qui s’inscrit dans le cadre plus large du débat sur les enfants des femmes vénales. Le sort de la progéniture des prostituées préoccupe les moralistes, crée des enjeux légaux dans les rapports des femmes avec leurs clients et entraîne de notables conséquences professionnelles.

1. Les enfants de prostituées : un problème moral, légal et professionnel

Sperone Speroni, dans son Orazione contra le cortigiane, souligne les dangers que représente la grossesse pour une femme vénale :

[la cortigiana] essendo femmina di ciascuno, non vuol di alcuno esser madre; anzi accorgendosi d’esser gravida, usa ogni arte a gran rischio, per isconsciarsi e disgravidare; sappiendo ella che ‘l partorire, portare in collo i figlioli, e poiché in corpo per molti mesi gli avrà portati, lattarli appresso per altri molti, vegghiar per essi la notte, e compartire alle lor bisogne, sono sì fatte operazioni, che sminuiscono la bellezza, e maggior fanno parer la etade.3

En effet, faute de méthodes de contraception efficaces, la carrière d’une femme vénale avait de fortes chances d’être rythmée par des grossesses à répétition. Il est toutefois notable – mais certes non entièrement concluant, étant donné le faible nombre de cas rencontrés – que sur les neuf procès pour infanticide4 du XVIe siècle conservés dans le fond de l’Avogaria di Comun5 aucun ne concerne une prostituée. Des femmes rompues à l’exercice de la sexualité et de ses risques étaient peut-être beaucoup plus préparées, attentives aux peines considérables – de la prison à perpétuité à la peine de mort pure et simple – souvent appliquées sans état d’âme par la justice vénitienne. Dans le cas où les tentatives d’avortement échouent, l’existence même de l’enfant est un problème :

« partorendo la cortigiana, potrebbe esser che non sapesse ella stessa, chi fusse padre di suo figliolo; e se ella il sapesse, tal potrebbe essere questo padre, che ella affermando e con giuramento e con altri indicii la verità, non trovarebbe chi la credesse ».6

La fantaisie de Speroni se laisse alors aller à craindre des conséquences de mémoire antique :

« onde avvenisse poi facilmente, che un’altra volta Edipo il padre uccidesse, e colla madre si maritasse; Mirra e Cinira similmente, e quel Macareo colla sorella rinovellassero i loro incesti per troppo amore odiosi »7

Loin de ces réminiscences humanistes, un procès de 1533 conservé par l’Avogaria di Comun nous permet d’apercevoir quelles étaient les stratégies mises en place par les femmes publiques pour parer à l’apparition de ces enfants, qui mettaient en péril le libre exercice de la profession ; en l’occurrence, la progéniture est celle d’une dénommée Giulia, qui vit près du Ponte dei Mori dans la partie septentrionale du sestier de Cannaregio8. Le procès est un appel, déposé par le noble Hieronimo Longo contre une sentence prononcée en sa défaveur par les Signori di Notte9. Le plaignant, un homme marié depuis six ans, reconnaît avoir fréquenté quelques années avant ces procès la prostituée Giulia. Au temps où il était l’un de ses clients, elle lui avait fait reconnaître comme sien un enfant, Bernardo, qui vit désormais avec son lui. Mais c’est quand elle exige qu’il reconnaisse également Lucina, une jeune fille qui a douze ans en 1533, et qu’il refuse, que les anciens amants se retrouvent au tribunal : d’abord donc devant les Signori di Notte puis devant l’Avogaria di Comun.

Dans sa plainte, Hieronimo affirme que Giulia avait déjà tenté de lui confier un enfant dont il n’était pas le père, mais que faute de pouvoir raisonnablement prouver sa paternité elle avait été obligée de trouver un autre amant à qui le confier : en effet, au moment de la conception, Hieronimo se trouvait hors de Venise pour des raisons militaires.

Si la sentence des Signori di Notte n’a pas été conservée, il est aisé de comprendre de la plainte de Hieronimo qu’elle donnait raison à Giulia et confiait la garde de Lucina à son père putatif. Mais Hieronimo affirme que tous les témoins qui avaient été interrogés durant le premier procès étaient des compagnons de débauche de Giulia : Vicenza, épouse d’un certain Antonio Rizzo mais maîtresse d’un prêtre ; une femme, non nommée, chez qui Giulia et Vicenza recevaient leurs amants – il s’agit d’Elisabeta Foscolo, une veuve qui apportera un témoignage clef en soutien du plaignant, et dont Hieronimo Longo tait le nom probablement pour préserver son témoignage favorable. Il cite encore Antonio Rizzo, le mari de Vicenza, un homme bien compréhensif : lors d’un voyage à Padoue, affirme Hieronimo – et ce sera confirmé par des témoins – il a dormi dans le même lit que le frère de Giulia, pour laisser sa femme partager celui du prêtre. Enfin, une certaine Bianca, voisine de Giulia qui habite l’étage en dessous de chez elle, et dont la maison communique avec celle de l’accusée. Or, tous ces témoins ont déclaré que Hieronimo avait été le seul amant de Giulia, lui évitant ainsi la qualification infamante de prostituée, et orientant le procès vers un cas de défloration ou d’adultère. Enfin, Hieronimo accuse de partialité les Signori di Notte, qui auraient refusé d’enregistrer certains témoignages qui lui étaient favorables.

Il ressort de ce procès le nombre d’enfants conséquent de Giulia. Nous avons déjà mentionné Bernardo et Lucina, dont elle attribue la paternité à Hieronimo ; puis celui qu’elle voulait lui confier, mais qu’elle a dû donner à un autre amant faute de pouvoir prouver la responsabilité de Hieronimo. S’ajoutent enfin trois ou quatre autres enfants, qui ont été confiés à un autre amant, noble, Hieronimo de Nadalin Contarini. Au moins sept enfants de Giulia ont donc survécu, et la prostituée a toujours cherché à les confier à un homme, souvent marié, et si possible nanti. Dans la vie de cette femme qui multiplie les amants, et se rend même en leur compagnie sur la Terreferme, les enfants semblent bien être une gêne dont il n’est jamais trop tard pour se débarrasser. Mais il ne nous est pas interdit non plus d’imaginer que les intentions de Giulia prennent également en compte l’intérêt de sa progéniture, en la plaçant dans une situation familiale plus stable que celle qu’elle est capable de lui offrir.

Le lien entre les enfants de prostituées et les clients de celles-ci n’est pas qu’une affaire de liberté de mouvement et de soulagement économique ; une habile manigance peut faire d’un enfant un enjeu financier et social de taille, comme le montre une sentence rendue par la Quarantia le 21 août 1529, et enregistrée par l’Avogaria di Comun10. Il s’agit là d’un cas de « parto supposito », c’est-à-dire de faux accouchement ou de substitution d’enfant, digne d’une trame de comédie. La plainte a probablement été déposée par un certain Hieronimo Capello – il est le principal bénéficiaire de la sentence –, contre la prostituée Bianca Ferro et l’obstetrix Apolonia. Le frère de Hieronimo, Paolo Capello, avait entretenu une relation avec Bianca, et celle-ci, aux dires de Hieronimo, en avait profité. Avec la complicité d’Apolonia, qui avait enlevé un orphelin de l’hôpital, elle avait feint d’accoucher d’un enfant mâle, et avait affirmé à Paolo qu’il en était le père. Celui-ci avait laissé l’enfant à la garde de sa mère – ce qu’elle-même avait probablement exigé, pour conserver le contrôle du bambin – mais il l’avait bien reconnu comme son fils naturel, baptisé Francesco, et dans son testament du 2 juin 1527 l’avait fait héritier de tous ses biens ; dans le cas où Francesco serait mort, Bianca devenait son héritière.

C’est donc après la mort de Paolo que son frère Hieronimo, qui se découvre privé du moindre héritage, porte plainte. Ne disposant que de la raspa, nous n’avons bien sûr pas le détail de l’identité des témoins, ni leurs déclarations ; mais il est clair que le témoignage capital dans l’établissement de la sentence est celui d’Apolonia. Celle-ci est mise à la torture, et promet de tout avouer si elle obtient en échange la promesse d’être amnistiée ; les avogadori accèdent à sa requête, et elle raconte les faits en confirmant tout ce que contenait la plainte de Hieronimo. Bianca est condamnée le 21 août l529 à un an d’exil à Mestre ; en cas d’infraction elle serait ramenée à Venise, soumise à une amende de trois cents livres, et emprisonnée six mois. Apolonia est, comme promis, relâchée le même jour ; le testament de Paolo Capello est annulé au profit de son frère Hieronimo.

Une prostituée qui cherche à tout prix à placer ses enfants hors de son domicile, et une autre qui désire au contraire en conserver la garde une fois que la paternité en a été reconnue : ces deux affaires semblent opposées, mais elles partagent en réalité plusieurs caractères communs. Tout d’abord, elles montrent la centralité stratégique de l’enfant dans la relation entre une prostituée et son client. De père incertain, les enfants des prostituées sont un instrument puissant dans les mains de ces femmes, dont parfois elles n’hésitent pas à se servir à des fins strictement économiques. De plus, nous avons vu que quand il s’agit de promouvoir ses intérêts, la prostituée n’agit pas seule. Elle sait mobiliser autour d’elle un réseau social plus ou moins vaste, qui comprend éventuellement ses amants du moment, mais comporte surtout des femmes : autres prostituées avec qui elle travaille de conserve, logeuses qui lui prêtent – ou louent – leur maison pour ses rendez-vous, voire sage-femme dont le savoir-faire est un précieux atout technique pour duper un homme que l’on imagine peu au fait de certaines réalités biologiques. Ces complices semblent systématiquement avoir un intérêt économique propre dans l’affaire, à tel point que dans le premier procès Hieronimo Longo va jusqu’à accuser de corruption les fonctionnaires des Signori di Notte. Enfin, nous avons vu que la justice est si soucieuse de clarté dans la transmission du sang et du rang qu’elle prend très au sérieux de tels cas de paternité incertaine, et n’hésite pas à recourir à la torture, pourtant peu pratiquée dans les procès civils, pour découvrir la vérité – ce qui pour nous rend bien sûr suspecte l’exactitude de la version ainsi établie.

Malgré le cas de la petite Lucina, que Giulia avait cherché à placer chez Hieronimo, ce sont surtout les enfants mâles qu’une prostituée fait miroiter à un client privé de descendance comme Paolo Capello. Les filles des femmes vénales peuvent, elles, s’attendre à un autre sort : suivre leur mère dans la profession. Que l’on pense à un exemple littéraire bien connu, celui du Ragionamento et du Dialogo de l’Arétin, dans lesquel la courtisane Nanna choisit pour sa fille Pippa la carrière de femme vénale et la fait bénéficier de son expertise.

Dans le Catalogo di tutte le più honorate cortigiane di Vinegia11, une liste habituellement datée de 1558-60 qui mentionne nom, adresse, prix et entremetteur de deux cent douze courtisanes, l’accès aux services des femmes vénales est à trente-sept reprises, soit 17,5 % des cas, assuré par la mère. Dans le poème de Lorenzo Venier Il trentuno della Zaffetta, que nous avons déjà cité, la mère n’est pas en reste pour s’emparer des biens du client, et fait même partie d’un cérémonial organisé avec précision :

Un giunge in casa della sua Signora,
E giunto appena, vien via la massara
Per soldi, per sapon; ne vien poi fuora
La madre, che par proprio il cento para;
E tanto sfacciat’è la traditora,
Che uscir bisogna di natura avara.
Eccoti adosso al fin la Diva corsa,
Che bacia te, per baciar poi la borsa.12

Une telle réalité – l’exercice de la prostitution à l’intérieur même de la famille – pousse également les autorités à craindre l’existence de voleuses d’enfant. Une raspa de l’Avogaria di Comun13 rapporte une sentence rendue le 12 juin 1532. Une femme du nom de Viena s’était rendue à la Pietà, et avait adopté une fille de sept ans. Mais cette adoption avait inquiété le procurateur de l’hôpital, qui craignait que Viena ne veuille préparer cette enfant à la vie de prostituée. Viena est alors appelée à se défendre, et elle se présente devant les magistrats de la Quarantia, circonstance toujours atténuante pour la justice vénitienne. Elle est aisément relâchée lors du vote, à trente voix contre cinq, et une voix nulle. La raspa ne nous dit rien sur les arguments qui ont permis à Viena de ne pas être condamnée.

Toutefois, le chroniqueur Marin Sanudo, qui rapporte brièvement la tenue du procès, précise d’une manière ambiguë que Viena « havia uno favor grandissimo di nostri zentilhomeni, ne meritava per questo esser condanada »14. Mais ce n’est pas l’absolution qui frappe le 26 août 1500 une certaine Rada di Jadra, prostituée et entremetteuse qui vit au ponte de l’Arco. Elle tenait chez elle un bordel dans lequel elle formait des jeunes filles à la prostitution et, circonstance d’une extrême gravité, soumettait celles-ci à la sodomie. Elle est condamnée à la peine la plus sévère et la plus infamante : conduite depuis par le Grand Canal depuis Saint-Marc jusqu’à Santa Croce, elle est ensuite décapitée15.

C’est dans ce cadre légal que s’inscrit le parcours de Giulia et le procès qui l’oppose à son ancien client. En effet, les avogadori di comun, en cherchant à établir avec certitude la profession de prostituée de Giulia – un état qu’elle avait nié lors de son premier procès aux Signori di Notte – vont dans leurs interrogatoires mettre à jour les débuts de la carrière de la jeune femme.

2. Les débuts de Giulia

Nous avions déjà mentionné le fait que Hieronimo, pour sa défense, apportait un témoignage clef : celui d’Elisabeta, la veuve de Giovanni Foscolo. Or cette femme connaît Giulia depuis l’enfance et a dans toute l’histoire un rôle de premier plan qu’elle cherche systématiquement à diminuer, afin de se poser en victime des volontés d’autrui. Qui plus est, elle ne se contente pas de répondre aux questions de l’avogadore, qui cherche avant tout à recadrer l’interrogatoire sur les circonstances qui ont entouré la naissance de Lucina, l’enfant qui est la pomme de la discorde entre les deux anciens amants, mais se lance dans de longs monologues dictés par la rancoeur qui brassent une bonne partie de la vie de Giulia, fournissant des détails que corroborent ensuite d’autres témoignages.

Elisabeta habite aux Do corte à San Marcilian, à côté de la maison où Giulia a grandi, sur la fondamenta dei Mori : la mère de Giulia, Anastasia, y avait déménagé alors que Giulia était enfant. Elisabeta insiste dès le début sur le fait qu’Anastasia elle aussi était une prostituée, qui avait eu comme clients d’abord un certain Sebastian Falcon, puis le tenancier d’une auberge – elle ne se souvient plus s’il s’agissait de celui de l’hostaria da la Campana à Rialto, ou d’une autre à Saint Marc – et enfin d’un certain Pier Paolo, qu’elle désignera plus tard comme le père de Giulia. Anastasia ne devait pas être une prostituée de bas étage, car elle avait proposé à Elisabeta de prendre sa fille Felicità comme domestique, et de lui apprendre à lire. Elisabeta avait accepté avec joie, mais peu à peu, en échange de cette faveur, Anastasia lui demandait des services de plus en plus importants. Ainsi, un jour de 1518 ou 1519, Giulia était venue chez elle accompagnée d’un certain Andrea Loredan de la Cà d’Oro, et s’était enfermée dans une chambre avec lui ; cette habitude avait continué plus d’un an.

Interrogée par les avogadori sur la raison du choix de sa maison comme lieu de rencontre, Elisabeta répond que c’était par peur du père de Giulia, qui gardait jalousement sa fille. Celle-ci avait déjà profité des absences de Pier Paolo, qui ne manquait jamais les vêpres, pour recevoir l’un de ses premiers amants, le prieur de la Scuola della Misericordia. Mais cette solution était précaire – et Elisabeta a été témoin direct et involontaire de leur commerce charnel, ouvrant un soir la mauvaise porte au mauvais moment. C’est ainsi qu’en fréquentant son nouvel amant Andrea Loredan, elle préfère utiliser un autre lieu de rendez-vous : ce sera la maison d’Elisabeta. Il est intéressant de remarquer que les débuts des amours vénales de Giulia s’organisent dans des réseaux d’échange de services strictement féminins, excluant la figure d’un père qui veille sur la chasteté – ou tout du moins sur l’honnêteté – de sa fille. Une voisine d’Elisabeta, Caterina épouse d’Antonio Burcario, précise les modalités avec lesquelles était reçu un client régulier comme Andrea Loredan :

Interrogata Che fevela là in casa de dicta donna Isabetha? Respondit Mi credo che la feva le male fin, perché come la era la dicta Julia de boto ge andava uno zovene da cha Loredan, credo nomà miser Andrea, el qual Loredan mandava cesti da dicta donna Isabetha. Che le cesti vennero avanti, et lui Loredan vigniva poi.16

Mais quand plus d’un an et demi plus tard Elisabeta s’aperçoit que Giulia est tombée enceinte, elle refuse de la recevoir à nouveau et retire sa fille Felicità du service d’Anastasia, pour la placer dans une autre maison dans la paroisse voisine de Sant’Alvise. La compensation pour l’utilisation de sa maison à des fins de prostitution était donc bel et bien financière, à travers l’entretien de Felicità qui évitait une dépense conséquente à sa mère. La réaction d’Elisabeta ne semble pas dictée par une indignation morale, mais bien plus par le « fastidio grando » de voir sa maison utilisée comme lieu de rendez-vous. En effet Giulia et Andrea Loredan n’étaient pas toujours seuls, et venaient parfois accompagnés d’une certaine Vincenza, de son mari Andrea Rizzo, son amant le prêtre Vincenzo, et d’une autre femme, Franceschina Zonfa. Ce qui peut potentiellement la faire tomber sous le coup de la loi qui prohibe d’héberger chez soi des prostituées.

Elisabeta ne veut alors plus entendre parler de Giulia. Mais durant une nuit de janvier (la nuit de la Saint-Sébastien), au milieu d’une tempête de neige, Anastasia vient frapper, désespérée, à sa porte : Giulia est sur le point d’accoucher et elle a besoin d’aide. Laissons la place à ses propres mots, dans la langue fluide et théâtrale des procès vénitiens :

Quel che li facesseno non so, ma juditiava che li havesseno a far insieme, et questa cosa durò piu de uno anno et mezo che li vignivano a casa mia come ho ditto, et poi intisi da essa Julia medesima coma la era grossa et mi non voleva più intenderlo che la vignisse a casa mia, et vene questo miser Andrea et me disse chara donna Isabetha per amor mio lassèla vignir a far fante in casa vostra, et mi dissi non voglio, voglio che più presto me doglia la borsa che l cuor, et mi tolsi la mia puta via de là, et la missi a San Alvise da una masera vechia. Et quando fu la notte de San Sebastian, de quel tempo che nevegava, cusì suso la mezanote che era in letto senti bater a la porta « Impressa, impressa ! », et mio marito levò suso, et Julia et sua madre disse « Avèrzemi per l’amor de Dio! », et cusì l’averse e disse « Che cosa è questo ? » e sua madre disse « Julia ha le doglie! » et vene in casa, et mi andai a chiamare donna Isabella comare che sta al ponte de l’axeo dove che la la leva, et dicta Julia fece una fia la qual rimase in casa mia, et mi non so altro salvo che di tanto che la stete là da mi, che la stete da octo o x di, dicto miser Andrea Loredan vegniva là et ge comprava caponi, columbini, pernixe et vini de marca, et ciò che ge bisognava.17

Pour Elisabeta la paternité d’Andrea Loredan ne fait guère de doute, puisque c’est lui qui apportait des mets de choix pour aider Giulia à se remettre de l’accouchement. Quelques jours plus tard une nourrice vient chercher la petite Lucina, et Elisabeta n’aura plus, semble-t-il, de contact avec l’enfant ni avec sa mère, même si la rage que démontre sa déposition quinze ans plus tard laisse planer le doute sur son intérêt dans cette affaire. Si le témoignage d’Elisabeta fournit de nombreux renseignements sur les débuts de la carrière de Giulia, l’un des derniers témoins va nous permettre de remonter avant même sa fréquentation d’Andrea Loredan.

En 1533, Baldassare Aquilante vit à San Simeon Grande, dans le sestier de Santa Croce. Mais une quinzaine d’années plus tôt il fréquentait les Do Corte assidûment pour faire la cour à Marieta Nigro, qu’il épousa. Domenico Nigro, l’homme qui allait devenir son beau-frère, fréquentait alors Giulia à l’occasion de fêtes qu’il organisait chez lui : « spesse volte la sera fevemo festini a li quali veniva la dicta Julia, et stava in bertha cum el dicto Domenego »18. Mais, fait plus intéressant, il rapporte une confidence que lui fit Giulia lors d’une discussion dans la maison de Domenico :

in quelli anni che era inamorà in Marieta, uno zorno parlando cum dicta Julia li dimandai chi havea havuta la sua virzinità, laqual me rispoxe che la era sta in barca cum uno – salvo el vero – miser Francesco da Trento in questa tera, el qual la volse schizar et non potè ma el ge sbocò infra le gambe, e ge imbratò tuta la camisa, et questo fo in casa de Domenego Negro, dove sopragionse persone, et la non me potè più de dir ogni cosa. Et ho visto dapoi dicto forestier qual cognosco che lie dixeva che li fece quel acto in barca portar galline et altre cose in casa sua cum essa Julia da solazo, et desmontar de barca et intrar in casa ma da dove vignisseno non so.19

Nous ne saurons donc pas à quel âge Giulia a eu son premier amant, mais nous savons que celui-ci était un forestier de Trento, qui fréquentait occasionnellement Venise et ne manquait pas de dédommager la jeune fille en nature.

Conclusion

En reconstruisant le parcours de Giulia nous avons vu qu’après une première relation commencée dans un cadre tout sauf confortable Giulia a cherché à améliorer sa condition : les fêtes organisées par Domenico Nigro sont pour la jeune femme l’occasion de se procurer un amant semble-t-il moins démuni. Mais, surtout, la liste des clients que nous avons rencontrés suit une courbe ascendante, qui culmine avec la fréquentation d’Andrea Loredan, un noble qui vit dans la splendide Ca’ d’Oro sur le Grand Canal. C’est là un parcours exemplaire de courtisane : elle-même fille d’une prostituée, elle ne semble pas connaître des amants d’un soir mais seulement des relations qui s’inscrivent dans la durée avec des hommes influents, tandis qu’aucun témoignage ne fait état de transactions monétaires mais plutôt de riches présents en nature. Enfin, les accusations de corruption des Signori di Notte que Hieronimo Longo explicitait dans sa querella montrent que Giulia avait alors acquis une influence notable même au sein des forces de l’ordre.

Notes

1 Veronica Franco, “Lettera XXII”, Lettere, Venezia, 1580, ried. da Stefano Bianchi, Roma, Salerno Editrice, coll. Minima, 1998. Retour au texte

2 Daria Perocco, « Nel clima intellettuale veneziano: alcuni esempi significativi di conflitti di culture nel rinascimento », in Rotraud von Kulessa, Daria Perocco, Sabine Meine, Conflitti culturali a Venezia dalla prima età moderna a oggi, Roma, Franco Cesati Editore, 2014, p. 25. Retour au texte

3 Sperone Speroni, Orazione contra le cortigiane, in Opere, vol. III, p. 222 : « [la courtisane] étant la maîtresse de chacun, ne veut être mère de personne. Au contraire, quand elle s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle a recours aux pratiques les plus risquées pour avorter. Car elle sait que l’accouchement, le fait de porter les enfants dans ses bras après les avoir porté de nombreux mois en son sein, de les allaiter longtemps encore, de veiller pour eux la nuit et de s’occuper de leurs besoins sont des opérations qui diminuent la beauté et font paraître plus vieille ». Retour au texte

4 C’est-à-dire avortement, ou meurtre du nouveau-né dans les heures suivant l’accouchement. Les procès sont : 1557 Paganich Caterina infanticidio AdC, MP, 267.3 [4417] ; 1562 ignota infanticidio 1562 AdC, MP, 460.3 ; 1571 Galvani Maria e Fiore sua madre infanticidio AdC, MP, 27.9 [4177] ; 1585 Negro Ottaviano procurata fuga all’infanticida Trieste Maria AdC, MP, 246.12 [4396] ; 1587 Carnia da Caterina infanticidio AdC, MP, 383.9 [4533] ; 1589 Marangon Luchina moglie di Zorzi percosse e morte del bambino Maffebon Marino AdC, MP, 4551.11 ; 1591 Mori da, Maria infanticidio, esecuzione di sentenza di morte ; Bosello bartolommeo bandito liberato AdC, MP, 401.33 [4551] ; 1591 Ignoto per infanticidio AdC, MP, 4177.16 ; 1593 Stranghelin Mattea e Sebastiano incesto e infanticidio AdC, MP , 97.5 [4247]. Retour au texte

5 Sur cette magistrature centrale dans la République, cf. notamment Setti Cristina, « L’Avogaria di Comun come magistratura media d’appello », in Il Diritto della Regione, n°1, Venezia, Regione de Veneto, 2009, p. 143-171 ; Cristina Setti, « La terza parte a Venezia: l’Avogaria di Comun tra politica e prassi quotidiana (secoli XVI-XVIII), in Acta Histriae, 22, Capodistria, 2014, p. 127-144. Retour au texte

6 Sperone Speroni, Orazione contra le cortigiane, op. cit., p. 222 : « une fois que la courtisane a accouché, il se pourrait qu’elle-même ne sache pas qui est le père de son fils ; et si elle savait, il pourrait advenir que bien qu’elle affirme la vérité par des serments et d’autres indices, elle ne trouvât personne pour la croire ». Retour au texte

7 Ibid: « il pourrait alors advenir aisément qu’Œdipe tue à nouveau son père et épouse sa mère ; et que de la même manière Myrrhe et Cynire, et ce Macarée avec sa sœur, renouvellent leurs incestes odieux pour cet excès d’amour ». Retour au texte

8 Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, Miscellanee Penali, 398.6 [4145], Longo Girolamo contro certa Giulia meretrice, 1533. Retour au texte

9 Les « Signori di notte » sont une force de police nocturne divisée par sestiers. Cf. Andrea Da Mosto, L’Archivio di Stato di Venezia - Indice generale, storico, descrittivo ed analitico: Archivi dell’amministrazione centrale della Repubblica Veneziana e archivi notarili, op. cit. Retour au texte

10 Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, Raspe, Registre 3666, f. 31[39]v-32[40]v. Retour au texte

11 Nous pouvons par exemple le lire dans Marisa Milani, Contro le puttane. Rime venete del XVI secolo, Bassano, Ghedina & Tassotti, 1994. Retour au texte

12 Lorenzo Venier, Il Trentuno della Zaffetta, Venezia, 1531, réed. Paris, 1883, et par Gino Raya, Catania, Libreria Tirelli di F. Guaitolini, 1529 : « L’on arrive à la maison de sa Dame, / Et à peine arrivé, apparaît la gouvernante / Qui veut sous et savon ; puis vient / La mère, qui semble être les cent paires de diables. / Et la traîtresse est si insolente / Qu’il faut abandonner toute nature avare. / Voici enfin qu’arrive en courant la Déesse, / Qui t’embrasse pour ensuite embrasser ta bourse ». Retour au texte

13 Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, Raspe, reg. 3667, f. 25[34]v. Retour au texte

14 Marin Sanudo, Diarii, Venezia, LVI, 1901, col. 397 : « avait les faveurs de nos gentilhommes, et pour cela ne méritait pas d’être condamnée ». Retour au texte

15 Anonimo, Leggi e Memorie Venete sulla Prostituzione fino alla caduta della Repubblica, Venezia, A spese del conte di Oxford, 1870-2, p. 84-6. Retour au texte

16  Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, Miscellanee Penali, 398.6 [4145] : « Interrogée : Que faisait-elle chez la dite dame Isabetha ? Elle répond : Je crois qu’elle faisait les “mauvaises fins”, parce que dès que Julia y était un jeune homme de Cà Loredan, qui s’appelait je crois monsieur Andrea, envoyait des paniers chez la dite dame Isabetha. Les paniers venaient d’abord, et lui – Loredan – venait ensuite ». Retour au texte

17 Ibid. : « Ce qu’ils faisaient je n’en sais rien, mais j’imaginais bien qu’ils devaient avoir à faire l’un à l’autre, et ils vinrent chez moi pendant plus d’un an et demi comme je l’ai dit. Puis j’ai su que cette même Julia était enceinte et je n’ai plus voulu qu’elle vienne chez moi, et ce monsieur Andrea vint me voir et me dit “Chère dame Isabetha, permettez pour mon amour qu’elle vienne accoucher chez vous”, et moi je répondis “Je ne le veux pas, je préfère avoir mal à ma bourse qu’à mon cœur”, et j’enlevais ma fille de cette maison [chez la mère de Julia] et je la plaçai à Sant’Alvise chez une vieille domestique. Et quand arriva le nuit de Saint Sébastien, alors qu’il neigeait, j’étais au lit quand au milieu de la nuit j’entendis frapper à la porte “Vite, vite !”, et mon mari se leva, et Julia et sa mère disaient “Ouvrez-moi pour l’amour de Dieu”, et ainsi il leur ouvrit. Il leur demanda “Qu’est-ce qui se passe ?” et sa mère dit “Julia va accoucher !”, et ils entrèrent, et moi je suis allée appeler dame Isabella, une sage-femme qui vit au ponte de l’Axeo. Et Julia accoucha d’une fille qui resta chez moi, et je ne sais rien de plus si ce n’est que tant qu’elle resta chez moi, c’est-à-dire environ huit ou dix jours, ledit monsieur Andrea Lorendan venait et lui achetait des chapons, des colombes, des perdrix et des vins de qualité, et ce dont elle avait besoin ». Retour au texte

18 Ibid. : « Nous faisions souvent des fêtes le soir, auxquelles venait ladite Julia et elle fréquentait ledit Domenego ». Retour au texte

19 Ibid. : « Ces années-là pendant lesquelles j’étais amoureux de Marieta, un jour, en parlant avec ladite Julia, je lui demandai qui avait eu sa virginité. Elle me répondit qu’elle avait été en barque avec – si elle n’a pas menti – un certain monsieur Francesco de Trente, ici à Venise, qui voulut avoir un rapport avec elle mais ne put pas et finit entre ses jambes, et lui tâcha sa chemise. Cette discussion eut lieu chez Domenico Negro, mais des gens arrivèrent, et elle ne put pas tout me dire. Et j’ai ensuite vu ledit étranger, que je connais, dont elle disait qu’il lui fit ça dans sa barque, qui portait des poules et d’autres choses chez Julia, et arrivait en barque avec Julia puis entrait dans la maison, mais je ne sais pas d’où ils venaient ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Fabien Coletti, « De mère en fille : devenir une prostituée dans la Venise de la Renaissance », Line@editoriale [En ligne],  | 2023, mis en ligne le 21 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1816

Auteur

Fabien Coletti

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