Barcaruoli et bateliers à Venise à l'époque moderne : profession plurielle et groupe social (XVI-XVIII siècles)

Résumés

Passeurs de rives, les barcaruoli désignent l'ensemble des bateliers professionnels dont l'activité est placée au service de l'économie urbaine et des habitants de la République de Venise. Approvisionner la ville, faciliter les échanges commerciaux, assurer la mobilité de tous les habitants de la cité, les barcaruoli exercent un rôle central dans le fonctionnement quotidien de la Sérénissime. A la lumière des sources normatives et des représentations qui en découlent, les historiens ont longtemps décrit l’existence d’un groupe social unique. Mais derrière la figure iconique du gondolier et l’utilisation d’une catégorie générique par la langue administrative, le métier de barcarolo renvoie à une myriade de métiers urbains distincts qui se côtoient dans l'espace public et se confondent dans les sources, mais qui se caractérisent chacun par des champs de compétences et des institutions qui leurs sont propres. L’étude du langage des acteurs, à travers l’analyse d’un corpus de sources varié -notariales, judiciaires et normatives- me permettra d’interroger l’existence d’un groupe social formé par les barcaruoli compte tenu des fortes différences et des subdivisions internes au métier. L’article se propose de voir donc comment une forte stratification et l’existence d’un groupe social peuvent finalement coexister. Je souhaite ainsi montrer que ce n’est pas seulement l’usage d’une catégorie qui permet d’évoquer l’existence d’un groupe social, mais bien un jeu complexe de relations et d’échanges de ressources entre les acteurs.

Barcaruoli include all the professional boatmen whose job is to serve the urban economy and inhabitants of the Republic of Venice. Barcaruoli play a key role in the daily lives of all the inhabitants of La Serenissima by supplying them with their needs, facilitating commercial exchanges, and ensuring their mobility. In the light of regulatory sources and the resulting representations, historians have long described the existence of a single social group. However, behind the iconic figure of the gondolier and use of a generic category in the administrative language, the barcaruolo trade refers to a myriad of distinct urban trades that coexist in the public space and merge in sources, but are each characterized by their own fields of competence and institutions. The study of the language used in relation to barcaruoli through the analysis of a corpus of a variety of sources - legal, judicial and normative - will allow me to question the existence of a closed social group formed by barcaruoli given the trade’s strong innate differences and subdivisions. This study proposes to see how a strong stratification and the existence of a social group can finally come to terms. I would also like to show that it is not just the use of a category but rather a complex set of relationships and exchange of resources between the people involved that makes it possible to conjure up the existence of a social group.

Plan

Texte

« Idiome de la stratification socialei », l'activité professionnelle est considérée par l’historiographie comme un élément par lequel les individus peuvent s'identifier et être identifiés par les autorités. Le métier a donc longtemps été considéré pour l’historien comme une l’une des « modalités de classement légitime des sociétésii », autrement-dit un élément central dans la trame du récit des trajectoires individuelles et collectives des acteurs sociaux.

Sans oublier que les habitants de Venise avaient une pluralité de références et d'appartenances telles la paroisse de résidence ou leur communauté d'origine, de nombreux travaux ont montré combien le métier faisait partie inhérente de l'imaginaire social des popolaniiii, en ce sens où il est un lieu de construction d'une identité collective et un moteur des relations socialesiv. Dans la continuité de ces études je souhaite, à travers l'exemple des barcaruoli et des gondoliers à Venise, proposer quelques éléments de réflexion quant aux modalités d’existence d’un groupe social à l’époque moderne identifié comme tel par les autorités et dont les membres se repèrent, se définissent, agissent par la pratique d’une même profession.

Dépositaires d'un savoir-faire important et valorisé par les magistratures citadines, le terme barcaruoli désignent l'ensemble des bateliers professionnels dont l'activité est résolument tournée au service de l'économie urbaine et de ses habitants. A la lumière des seules sources produites par les institutions urbaines reconnaissant la valeur du métier de barcarolo, jointe à l'image véhiculée par des chroniqueurs contemporains, les historiens réifièrent la catégorie de barcaruoli décrivant ces derniers comme un groupe social à part entière ayant une identité proprev.

Ainsi, je souhaite montrer dans un premier temps comment le langage administratif englobe tous les gondoliers à travers l'usage d'une seule et même catégorie générique renvoyant l’image d’un groupe d’acteurs au service de la République (1). Ensuite, m’appuyant sur l’analyse d’un corpus de sources varié (normatives, judiciaires et paroissiales), attentive au langage des barcaruoli et aux ressources interprétatives mobilisés par ces derniers, je mettrai en lumière la forte stratification ainsi que les grandes différences internes au métier, qui empêchent de penser les barcaruoli comme un groupe unique (2). Il s’agira, finalement, de montrer que l’existence de ce groupe social n’est pas soumise à l’impératif d’une « communauté uniquevi » mais permise par un jeu complexe d’interactions, de partage de ressources et des rapports sociaux institués entre tous les barcaruoli à l’échelle de la villevii(3).

1. Une profession au service de la République

« Bateliers de quelque sorteviii », il s'agit bien d'une formule courante usitée pendant toute l'époque moderne par les différentes magistratures vénitiennes pour désigner indistinctement les individus qui naviguent et travaillent sur les fleuves, les lagunes et les canaux urbains de la cité-Etat. Le terme barcarolo, du latin barcarolum, est un qualificatif hérité de la période médiévale, époque où les bateliers effectuaient simultanément le transport des marchandises et des personnes. Pourtant le XVe siècle annonce une division du travail à l’œuvre au cœur d'une profession qui regroupe désormais plusieurs métiers urbains distincts au service de la cité-État. Les domestiques, les barcaruoli des traghetti, les transporteurs de biens matériels, les bateliers embauchés au service des institutions, constituent plusieurs cercles socio-professionnels à l’intérieur d’une même catégorie. A la fois proches et différents, ces groupes d'acteurs se côtoient dans l'espace public mais ils se caractérisent chacun par des champs de compétences et d'actions, des espaces et des institutions qui leur sont propres.

1.1 Barcaruoli famegli delli gentilomeni 

Chroniqueurs et contemporains ne manquent pas de signaler la place occupée par les barcaruoli dans la société vénitienne, tel Cesare Vecellio affirmant que « les nobles et surtout les plus riches ont chacun leurs barques […] avec des hommes salariés ix». A la fin du XVIIIe siècle, Giovanni Grevembroch décrit également une ville où « presque toutes les familles nobles et citadines ont à leur service deux hommes, l'un s'appelle le serviteur de poupe et l'autre de prouex ». Pendant toute l'époque moderne, les déplacements en gondoles semblent donc s'imposer comme le moyen de transport privilégié des élites vénitiennesxi. Ainsi, les barcaruoli constituaient une catégorie de domestiques dont la présence était indispensable non seulement pour les patriciens mais aussi pour les plus riches citadiniixii. Néanmoins ces auteurs ont une vision idéalisée de la pratique de la ville dans laquelle les patriciens dans leurs pérégrinations quotidiennes n'empruntent que rarement les ponts et les ruelles réservés au peuple. Les Anagrafi, recensements à but non fiscal des habitants de la cité, sont une source d'informations précieuse sur la mobilité des Vénitiens dans la mesure où elles permettent de connaître le nombre de foyers possédant une ou plusieurs gondolesxiii.

Si se déplacer en gondole est à l'évidence un signe ostentatoire renvoyant à une culture matérielle aisée et à un élément central de la consommation nobiliaire à Venisexiv, cette pratique de la ville ne résume pas à elle seule les déplacements des patriciens et des cittadini. En 1633, à peine la moitié (49%) des chefs de familles patriciennes et seulement 8% des cittadini déclarent posséder une gondolexv. Toutefois, le nombre de barcaruoli domestiques restent considérables puisqu'à la même époque, plus d'un millier sont embauchés aux services d'un maître.

Figure Image 10000201000003B30000020E3A1CAF45C693DAB8.png1.

Tout en s'inscrivant dans une hiérarchie propre au monde de la domesticité fondée sur la qualité sociale du maître et la nature du service, les servitori da barcha appartiennent à la catégorie des domestiquesxvi. N'étant pas propriétaires de leurs gondoles, les barcaruoli privés sont soumis aux modalités de recrutement communes à tous les domestiquesxvii. Au moment de son embauche, le barcarolo est vêtu par son maître à l'instar de Lorenzo Fossa barcarolo qui reçoit une camisole en tissu de Palermexviii. Le serviteur reçoit enfin l'équipement nécessaire à l'armement de la gondole qui lui est confiée : forcole (mât), remi (rames) et cadena (chaîne). Sur l'échelle des rémunérations, les barcaruoli figurent parmi les serviteurs les mieux rétribués. Les gages d'un barcarolo sont fixés mensuellement à 36 lires de piccoli tandis qu'une massara (servante) ne reçoit que 14 lires par moisxix. Comment justifier de tels écarts de rémunération ? Une première explication réside dans l’absence d’obligation pour les barcaruoli de vivre sous le feu du maître. Prix de la fidélité ou reconnaissance de leur rôle, le salaire élevé des barcaruoli peut également être considéré comme un moyen permettant de contenir l'important « turn-over » de ces professionnelsxx. En dépit des règles, nombreux d'entre eux quittent leurs maîtres sans préavis, proposent leurs services à d'autres ou essayent de travailler sur un traghetto. Figures familières dans le paysage relationnel du maître, dépositaires d'un savoir-faire, les barcaruoli domestiques sont des individus frontières entre le monde des domestiques et le reste des barcaruoli avec qui ils partagent un langage professionnel commun.

1.2 Barcaruoli di traghetti

Se déplacer sur les eaux de Venise, n'est pas seulement l'apanage des catégories sociales les plus aisées. Francesco Sansovino, observateur de la vie quotidienne à la fin du XVIe siècle, assure qu'une gondole « est prête et dressée pour tous, dans chaque lieu et pour toutes les qualités de personnes, la nuit comme de jour, et avec peu d'argentxxi». A partir des années 1480, l'administration des traghetti, stations à partir desquelles il était possible de rejoindre plusieurs endroits dans la ville, fait figure de service de transport public accessible à tous les habitantsxxii. Au début du XVIe siècle, le chroniqueur Marino Sanudo fait la distinction entre trois types de traghetti : les traghetti da viaggio permettant de se rendre depuis Venise en Terre Ferme, les traghetti da bagatin permettant de relier les deux rives du Grand Canal en une dizaine de stations, et enfin, les traghetti per gaudagnar permettant de transporter les individus dans toute la villexxiii. Le traghetto est un terme qui désigne indistinctement à la fois la station et un collectif formé par les individus travaillant sur cette stationxxiv. Les traghetti s’ils sont des lieux, des quais, des rives, ils ne sont pas uniquement de simples microcellules urbaines, comme la rue ou un campo. Plus que des espaces de circulation identifiés dans les sources publiques médiévales, les traghetti deviennent au début de l’époque moderne des institutions officiellement reconnues par les autorités publiques pour encadrer l’activité des batelier à l’échelle d’une station. Mais, plus que des points de juridiction, les traghetti sont des espaces de référence qui structurent profondément la vie professionnelle et familiale des barcaruolixxv. Le XVe siècle et la première moitié du XVIe siècle constituent un moment particulier dans l’encadrement de cette profession qui jusqu’ici n’était placée sous l’autorité d’aucun office administratif spécifique. Il faut attendre le dernier quart du XVe siècle pour que quelques collectifs de bateliers travaillant dans le périmètre de leur station obtiennent l’autorisation de fonder une fraternité (fraglia) et de rédiger leur propres statuts de métier (mariegola)xxvi. Petites communautés de bateliers, arborant des droits et des privilèges dans un périmètre précis, les traghetti tendent donc à devenir tout au long de l’époque moderne des organisations juridiquement comparables aux corporations vénitiennes placées sous l’autorité d’un gastaldoxxvii. Toutefois, si ces associations d’un point de vue interne fonctionnent sur le modèle des corporations vénitiennes, celui-ci est reproduit et répété sur le territoire de chaque station. En résumé, les 57 traghetti situés dans la seule ville de Venise forment chacun une association de métier produisant localement des règles et des formes de sociabilité certes comparables mais différentes. Comme une petite corporation, chaque association de bateliers est attachée une confrérie (scuola)xxviii.

Figure 2. Localisation des 57 traghetti à la fin du XVIIe siècle

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Néanmoins, en dehors de cette reconnaissance institutionnelle des bateliers à l’échelle de leur traghetto, il n’est jamais question pour le gouvernement, et ce pendant toute l’époque moderne, de créer une seule et même corporation réunissant tous les acteurs du métier. Aussi, le métier de traghettatori et ses déclinaisons multiples montre que le cadre des corporations n’est pas en définitive une « formalisation complétement étrangèrexxix » à l’expérience quotidienne des barcaruoli. Cependant, cette expérience corporative est multiforme et l’existence des bateliers varient d’un lieu à un autre. Nous sommes ainsi en plein dans l’étude d’un métier urbain dont l’institutionnalisation est décentralisée et territorialisée. Jusqu’au début du XVIIe siècle, la comparaison des statuts et des normes élaborés à l’échelle des stations montre comment chaque traghetto dispose d’une certaine liberté dans le recrutement et la défense corporative de leur lieu de travail. Telle une petite corporation, le gastaldo convoque régulièrement l’assemblée des membres du traghetto (la banca) pour modifier le règlements interne à la station ou pour élire un nouveau membre. A l’échelle d’un territoire, un traghetto fonctionne comme une petite communauté d’ayants-droit. Il n’est pas aisé pour un batelier d’obtenir une libertà di traghettare. Licence professionnelle, la libertà matérialise concrètement l'exercice d'un droit exclusif accordé à quelques barcaruoli de travailler dans le paramètre précis d'un traghetto dont ils sont membresxxx. Titre à valeur juridique, dont l’attribution fait l’objet d’une procédure interne à chaque traghetto, la libertà sert à contrôler l’accès au métier et à signifier l’appartenance d’un batelier à une station.

1.3 Peateri et burchieri

Les peateri forment le groupe le plus important parmi les bateliers qui à bords de leurs bateaux chalands proposent leurs services aux marchands de la cité qui entreposent leurs marchandises dans les lazarets en Terre Ferme avant que celles-ci ne soient acheminées dans les entrepôts situés à Rialtoxxxi. Dans une supplique adressée en 1768 à l'inquisitorato delle Arte, 230 maîtres peateri défendent quant à eux le monopole du transport des biens matériels dans la ville et sa périphériexxxii. C'est l'occasion pour ces bateliers de produire un discours sur leur profession légitimant leur privilège. Selon eux, l'arte des peateri est destiné à « servir le commerce, et la négociation dans le transport des marchandises et des biens […] pour le commerce intérieur comme extérieur […] au bénéfice de la commune société ». D'autres barcaruoli travaillent aux côtés des peateri, à l'instar des burchieri da molin spécialisés dans le transport du blé, des burchieri da legne transportant le bois de chauffage, ou encore les burchieri cassaroti transportant la viandexxxiii. D'autres acteurs peuvent être également assimilés à ces bateliers tels les luganegher ou les frutarolixxxiv. Pour pouvoir ravitailler la ville, ces professionnels ont la permission de posséder une barque pour « faire station sur les voies publiques, quais, ponts et canauxxxxv ». Au plus près des consommateurs, l'embarcation de ces vendeurs ambulants n'est pas seulement un mode de transport de quelques denrées mais devient l'étal du marchand. Toutefois, ces boutiquiers mobiles ne sont jamais identifiés dans les sources publiques comme des bateliers. 

1.4 Ufficiali da barca

Professionnels sollicités par de nombreuses magistratures citadines, les barcaruoli n'ont pas une simple fonction de passeurs de rives. Le rôle politique des barcaruoli est réel et ne se limite pas à la mise en scène du pouvoir lors des processions civiques et religieuses. Plus qu'assurer les déplacements du personnel politique, les barcaruoli embauchés au service des institutions participent activement à l'administration et jouent un rôle d'intermédiaires essentiel dans de nombreux domaines. Maintenir l'ordre aux côtés des Signori di Nottexxxvi, lutter contre la contrebande, limiter l'ampleur des épidémies quand les barques et leurs conducteurs sont réquisitionnés par les Provveditori alla Sanitàxxxvii, les barcaruoli tels des « street-level bureaucratsxxxviii » sont également des agents privilégiés veillant au respect des normes. Très tôt, le contrôle des usages et des usagers de l'espace lagunaire impose le recrutement par le gouvernement de plusieurs ufficiali da barca, barcaruoli officiels recrutés sur la base de leurs compétences en matière de navigationxxxix. Dès 1406, le Conseil des Dix organise le recrutement de dix barcaruoli devant travailler sur la barque des Proveditori al Sal, dans le but de surveiller le commerce du sel dans la cité-État. Anciens gondoliers domestiques ou travailleurs des traghetti, ces bateliers travaillent exclusivement au service de la magistrature. Au XVIIIe siècle, à mesure que la lutte contre la contrebande s'organise, les ufficiali da barca forment un groupe de 226 fonctionnaires au service de huit magistratures différentes. A bord d'une trentaine d'embarcations mises à leur disposition, ces bateliers s'imposent comme des agents subalternes ayant le pouvoir de réquisitionner des marchandises, confisquer les barques et les gondoles des usagers naviguant sans licence et signaler les contrebandiers en tout genrexl.

2. Cerner et identifier les barcaruoli

Si tous les bateliers ont pour point commun d'exercer une activité de servicexli, la diversité des formes que revêt celle-ci permet de distinguer plusieurs catégories de barcaruoli. L'étude des capitoli et des proclama édictés entre le XVIe et le XVIIIe siècle révèle l'emploi invariable du terme barcaruoli par les différentes magistratures qui régissent cette profession donnant l'illusion d'une singulière homogénéité professionnelle.

2.1 Langage administratif et catégorie générique

Mais derrière la figure iconique du barcarolo se cache plusieurs réalités sociales complexes difficilement perceptibles par le langage administratif. Le pluralisme juridique, la coexistence de plusieurs administrations, expliquent des définitions et des critères de distinction concurrentes du métier de barcarolo. La catégorie professionnelle est mouvante et son contenu évolue en fonction des magistratures qui adoptent chacune leurs propres modes d'identification des personnes. L'étude comparée des formulaires d'enregistrement des personnes de deux magistratures, les Provveditori alla Sanità et la Milizia da Mar, démontre l'absence d'un dispositif administratif commun pour identifier les habitants de Venise. C'est que, ces deux administrations ne poursuivent pas les mêmes objectifs et l'action d'identifier ne recouvre pas les mêmes enjeux. Les Provveditori alla Sanità, magistrats chargés des affaires sanitaires, veillent à prévenir les épidémies à l'échelle de la cité. Compter les vivants est l'une des missions de cette administration qui ponctuellement recense tous les habitants de Venise et du Dogadoxlii. Dans chaque paroisse, ces derniers sont dans un premier temps répartis en trois groupes respectant l'ordonnancement de la société vénitienne : les nobles, les citoyens et le peuple. Dans un second temps, ces registres renseignent le nom de tous les chefs de familles ; viennent ensuite la profession puis le nombre des personnes vivant dans chaque foyer. Les barcaruoli sont séparés en deux groupes : la mention barcaruol suivi de la lettre « S » distingue le domestique des autres barcaruoli signalés par la lettre « G ». Cette subdivision souligne une différence statutaire et la possibilité des domestiques d'habiter sous le feu du maître.

Les registres de conscription de la Milizia da Mar proposent quant à eux une taxinomie plus détaillée de la société vénitienne et de ses composantes. Le recrutement des galeotti volontaires devant ramer sur les galères de la République justifie dès la seconde moitié du XVIe siècle la mise en place d'une véritable ingénierie. L'enrôlement des chiourmes, confié à la Milizia da Mar, s'opère principalement à l'échelle des corporations professionnellesxliii. Pour chaque arte soumis à cette obligation, le Collegio maritimo calcule une caratta, c'est-à-dire un nombre de conscrits proportionnel aux membres de la confrérie et aux besoins de la chambre de l'armementxliv. Le système d'enregistrement repose donc sur une logique d'encellulement des hommes. Les barcaruoli enrôlés sont classés par arte et fraglie des traghetti. L'organisation de la conscription nécessite un effort de classement, elle est l'occasion pour le pouvoir de produire un discours sur la société, dans laquelle les individus sont identifiés au travers des institutions auxquelles ils appartiennent.

On l'aura compris, les logiques d'identification administrative ne sont pas uniformes et ne peuvent offrir une grammaire complète de la nomination professionnelle des acteurs dans la mesure où elles ne permettent pas d'atteindre la manière dont ces derniers sont perçus par eux-mêmes et par les autres. Les catégories sociales ont un caractère construit, autrement dit le jeu de la qualification institutionnelle ne suffit pas à comprendre comment les individus s'inscrivent ou non dans un groupe et revendiquent le cas échéant leur appartenance à celui-cixlv. Atteindre les catégories indigènes présentes dans les mariegole et les sources judiciaires, permettra d''interroger la validité de la catégorie « barcaruoli » à la lumière des pratiques sociales, du vocabulaire employé par les acteursxlvi. Les mariegole, livres de métier tenus par chaque confrérie de barcaruoli, conservent la mémoire d'un traghetto. Source d'informations précieuses sur les conditions d'accès au métier, la hiérarchie interne et la distribution des charges à l'intérieur des traghetti ; les offrent une description originale de l'univers professionnel des barcaruolixlvii. Les sources judiciaires enfin, témoignages et suppliques, décrivent des pratiques, des conflits mais surtout le discours des acteurs sociaux sur leurs activités professionnelles, leurs appartenances et leur place dans le jeu socialxlviii. Nombreuses affaires judiciaires opposent les barcaruoli révélant les tensions, les phénomènes de concurrence ainsi que les lots de conflits du travail inhérents à chaque métier. Les justiciables et les témoins déclinent leur identité et sont invités à définir leurs occupations professionnelles. A la question « quel métier fais-tu ? », la nature de l'embarcation, le lieu de navigation, la fonction du barcarolo sont des éléments souvent mentionnés par les acteurs dans l'exercice de la nomination professionnellexlix. L'étude de ces critères révèle des pratiques de l'espace, des compétences et des épreuves spécifiques soulignant ainsi les distinctions que les barcaruoli établissent entre eux.

2.2 La nature de l'embarcation

En 1728, un conflit judiciaire oppose les barcaruoli de la ville de Mestre et les bateliers de la corporation des Aquavite chargée de ravitailler la ville de Venise en eau douce par l'acheminement de blocs de glace et de neigel. Bortolo Frizzele effectue chaque jour le voyage en barque entre Venise et les régions montagneuses situées en amont de la Brenta. Toutefois, il n'est pas le seul usager qui remonte le fleuve et croise quotidiennement les barcaruoli du traghetto de Mestre qui transportent plusieurs fois par jour à bord de leurs gondoles des passagers entre Venise et Mestre. Les barcaruoli travaillant au traghetto affirment en effet que l'aquaruol n'a pas le droit de conduire une barque semblable en tout point à « une barque faite au format des barques de Mestreli ». Les barques de Mestre sont en effet facilement identifiables. Réservées au transport des personnes, ces gondoles reconnaissables par leurs felze, habitacle protégeant les passagers des dangers de la navigation en milieu lagunaire, sont exclusivement la propriété du traghetto. Les aquaruoli défendent tout d'abord un argument sémantique auquel les bateliers de Mestre opposent un argument technique. Il ne s'agit pas d'une gondola di Mestre mais bien de la barque à neige. Pour les aquaroli, l'objet est défini par son usage et sa fonction et non par son apparence. Pour les barcaruoli, la barque à neige ressemble trait pour trait à une gondole de voyage, même si elle ne dispose pas d'un « ferro di gondola », celle-ci pourrait être sollicitée pour transporter des passagers au détriment du traghetto. Le procès jugé en appel à l'Avogaria di Comun condamne la corporation des aquavite à se procurer auprès d'un squerarol, constructeur de barques, une barchetta aux dimensions réduites en conformité avec la mission qui leur est allouée.

Ce procès mettant en scène plusieurs bateliers, illustre parfaitement les nombreux conflits d'usages entre différents acteurs dont l'enjeu est la maîtrise du transport des biens et des personnes dans la lagune. Élément indispensable du métier de batelier, la barque est un élément consubstantiel de l'identité d'un barcarolo, elle peut être considérée comme un mode d'appropriation du mondelii. Les nombreuses embarcations, burchielli coperti di particolari, gondola a due remi, peote (etc.), renvoient toutes à des compétences nautiques spécifiques ou à des fonctions particulières. Cette grande variété de barques dessine une hiérarchie interne entre les barcaruoli qui repose donc en partie sur un critère matériel et technique et qui prouve une forte spécialisation dans le domaine de la navigation.

Figure 3 L’entrée du Grand Canal, Canaletto, 1730

Légende : De gauche à droite : 1. Un burchio ; 2. Une peota ; 3. Un batelleto ; 4. Une gondole à deux rameurs avec felche.

2.3 Le lieu de navigation

Le double contrôle des embarcations par le pouvoir et les acteurs eux-mêmes est motivé par des impératifs de sécurité et de sûreté des passagers. En 1643, un nouvel ordine des Censori rappelant aux barcaruoli les règles de navigation entre Venise et Mestre souligne le lien étroit entre la qualité des embarcations et les compétences des hommes qui les conduisentliii. Les Censori, administration chargée entre autres d'attribuer les licenze autorisant à naviguer sur les eaux de Venise, vérifient si la nature de l'embarcation et les compétences des bateliers sont adaptées à l'environnement où ces derniers exercent leurs activitésliv.

Ainsi, au nom de la « sécurité des passagers », le voyage doit être réservé aux patrons de barques de la ville de Mestre, seuls « hommes expérimentés et suffisantslv » pouvant arriver à destination sans encombre. Tandis que les Censori élèvent les barcaruoli du traghetto de Mestre au rang d'experts de la navigation en milieu lagunaire, plusieurs lois interdisent aux bateliers de la ville de Venise d'effectuer ce trajet considérant qu'emprunter la lagune ou traverser les canaux urbains ne mobilisent pas la même expertise profane des lieux.

Les lieux enfin, aux delà des « savoirs des systèmes locauxlvi », renvoient à des identités et participent à un processus de différenciation des barcaruoli. A l'échelle de la ville de Venise d’abord, un traghetto est davantage qu'un simple espace de circulation, c'est un territoire délimité où l'on observe des rivalités entre acteurs pour son appropriation. Le 7 février 1693, Zuan Baldin barcaruol au traghetto delle Prigione à San Marco est accusé d'avoir levé des passagers dans « les confins du traghetto de la Doana ». Bien que ce dernier se défend d'avoir une libertà au traghetto voisin et qu'il n'a pas pour « métier de préjudicier les autres [barcaruoli] », sa gondole est confisquée le temps de son procès pour qu'il ne puisse plus naviguer et travailler à proximité des autres traghettilvii.

En Terre Ferme, les barcaruoli des traghetti se partagent les voies fluviales et défendent leur espace de travail. En 1674, Zuane Sartorio, barcarolo naviguant sur le canal de Polesine, artère du système fluvial du Pô reliant Venise à Ferrare, rédige une supplique demandant l’élévation d'un traghetto dans la localité de la Polesellalviii et obtenir dès lors le monopole de la navigation dans ce périmètre géographique précis. L'élévation d'une station située aux confins du réseau fluvial du Pô répond à plusieurs arguments développés dans la supplique. Stabiliser la navigation sur le Pô, pérenniser les relations commerciales avec les États voisins, voici les principaux éléments qui justifient l'érection du traghetto. Pour les bateliers du Polesine, le cours d'eau est politiquement et socialement situé puisqu’il matérialise la frontière entre la république de Venise et le duché de Ferrare. La démarche des barcaruoli du traghetto réside dans une logique d'appropriation de l'espace et d'exclusion des barcaruoli forestiere, ces bateliers étrangers ne faisant pas partie de leur pays de connaissanceslix. Conformément aux souhaits exprimés dans la supplique, les Provveditori di Comun dans la lettre patente instituant le nouveau traghetto déclarent « qu'aucune personne, de quelque état, grade ou état qu'il soit, n'étant ni décrite, ni enrôlée dans la fraglia et arte des bateliers du traghetto de la Polesella [ne pourra] sans exception charger en petite ou grande quantité en quelque barque ou burchio que ce soit […] dans cette ville de Venise par les eaux du Pôlx ». Les anciennes conventions autorisant les bateliers de Ferrare, de Bologne, de Modène et de Florence à emprunter la stradda del Pô sont caduques. Désormais, le transport des marchandises en direction de Venise est l'apanage des barcaruoli du traghetto. Fonder un traghetto participe donc à la construction d'une localité où les acteurs manifestent leur intention de partager une ressource et des relations sociales sur un territoirelxi. Les suppliques ou les procès dans lesquels les barcaruoli défendent leurs privilèges révèlent l'existence de « nous-collectifs » à l'échelle des traghetti, pouvant s'exprimer à travers l'exclusion de ceux qui n'en font pas partielxii.

Au cœur de la désignation professionnelle, les contextes géographiques et les appartenances locales des barcaruoli sont l'un des éléments structurants de leur identitélxiii. Les lieux sont associés à des usages, à des pratiques cognitives et à un rapport au métier de barcarolo sensiblement différents. Ainsi, la lagune, les réseaux de canaux urbains, les fleuves et les cours d'eau de Terre Ferme renvoient à des réalités différentes, à des systèmes spatiaux complexes localisables et identifiables par les êtres et les choses qui les peuplent.

2.4 La fonction du batelier : transporter les biens et les personnes

La dénomination barcaruoli enveloppe également plusieurs types d'activités tout en sachant que les mêmes personnes peuvent pratiquer simultanément ou successivement plusieurs de ces activités. Transport des personnes versus celui des marchandises, il s'agit bien d'un premier niveau de distinction qu'il convient d’adopter pour comprendre les différences de statuts entre barcaruoli. Ainsi les burchieri et les peateri qui transportent à Venise les biens de consommation et les matières premières se différencient des barcaruoli domestiques ou publics qui transportent les personneslxiv. La fonction du batelier est déterminante dans la mesure où elle génère, nous le verrons, à la fois des différences statutaires, des niveaux de considération et d'honorabilité variables ainsi que des configurations sociales spécifiques. Ce même critère de distinction biens/personnes suppose également une pratique de la ville différente du point de vue des interactions sociales. Si les peateri interagissent avec les marchands ou artisans seulement pour charger et décharger les marchandises, l'action de transporter des passagers sur une gondole peut être considérée comme un « dispositif sociotechniquelxv » qui agence les situations d'échanges entre les individus. Espace public, la gondole du barcarolo travaillant sur un traghetto est un lieu de visibilité réciproque entre les gondoliers et tous les habitants de la cité. Inversement, la gondole du domestique est un espace privé où se côtoie le maître et son familier.

3. Une expérience commune du monde social 

3.1 Mobilité professionnelle et circulation entre des cercles professionnels proches

Parmi les dénominateurs communs qui lient les barcaruoli entre eux, le partage d'un même métier est un élément central. Les conditions d'apprentissage et la transmission des savoirs identiques lient l'ensemble des barcaruoli en même temps qu'elles créent des « sphères d'équivalencelxvi » entre les différentes catégories de batelierslxvii. Cette proximité entre tous les bateliers s'illustre par une forte mobilité et une circulation des acteurs au sein d'un même univers professionnel. Cette articulation de divers mondes communs, l'enchevêtrement de différents cercles professionnels n'est pas sans poser problème au autorités patriciennes. Dès 1530, le Sénat déplore que « les gentilshommes et citoyens de notre cité sont les plus mal servis par leurs familiers qu'aucune cité du monde »lxviii, dans la mesure où un grand nombre de barcaruoli privés quittent leurs maîtres sans préavis dans le but d'intégrer un traghetto. La magistrature des Censori, créée en 1541 pour encadrer le service domestique, enregistre régulièrement les plaintes adressées par les maîtres et les serviteurs. C'est ainsi que le 23 février 1670, Messer Antonio Montesso accuse son servitor di barca d'avoir volé dix caisses de vinlxix. Cependant, la grande majorité des plaintes -83% des cas recensés entre 1658 et 1760- racontent la même histoire, celle d'anciens serviteurs contraints de quitter leur place faute d'avoir été payés. Quel que soit la raison, la durée moyenne des contrats enregistrés à cette époque n’excède guère un trimestre. Le service domestique peut donc être considéré comme la première étape du parcours professionnel d'un barcarolo, à l'instar d'Antonio Angelini jugé « inexpert et peu pratique » au moment de son embauche. Le 7 juin 1684, après quatorze mois passés au service du patricien Marco Antonio Loredan, le barcarolo connaît désormais son métier ; propriétaire d'une gondole offerte par son maître, Antonio Angelini peut espérer travailler sur un traghetto.

Mais avant de quitter son maître, un barcarolo domestique doit prendre congé de celui-ci plusieurs semaines auparavant avec son accord. Le barcarolo pourra donc obtenir de la part de son ancien employeur une « déclaration de bon service » qui lui permettra d'obtenir un bolletino, certificat d'aptitude, de la part des Provveditori di Comun ou des Censori. Toutefois, l'obtention de ce bolletino est soumis à une condition d'âge minimal, élevé à 40 ans en 1530, et à une obligation de service auprès d'un noble ou d'un cittadino d'au moins quatre années continueslxx. Le « life-cyclelxxi » d'un barcarolo peut ainsi être considéré comme une carrière des honneurs débutant par le service domestique et aboutissant à l'intégration de la scuola des peateri ou mieux dans une fraglia d'un traghetto. Signe que la mobilité professionnelle n'est pas le fait de quelques cas isolés elle est prévue et réglementée dans les statuts et les capitulaires de chaque traghetto et dans la mariegola des peateri. La Giustitia Vecchia, administration chargée des affaires marchandes dans la cité, de concert avec les Censori oblige l'arte des peateri à refuser l'entrée d'un nouveau membre si celui-ci n'a pas auparavant « servis pendant trois années continues un noble ou un citoyenlxxii ». Pendant toute l'époque moderne, le service domestique est considéré comme une forme d'apprentissage indispensable ouvert à des acteurs de divers horizons géographiques, mais il ne garantit pas une place sur un traghetto. Pour devenir membre d’une fraglia, les efforts entrepris par un individu sont considérables. Le candidat doit répondre à un certain nombre de critères qui deviennent de plus en plus contraignants pendant l’époque moderne. Être âgé d'au moins dix-huit ans, avoir effectué au moins une période d'apprentissage de cinq ans en qualité de garzoni ou de gondolier au service d'un particulier et être propriétaire de sa gondole : les exigences sont nombreuses et un nombre important de bateliers ne parviennent pas à être élevés au rang de principali de traghettolxxiii. Au XVIe siècle, le choix des membres fait l'objet d'une procédure interne à la confrérie. À la mort d'un barcarolo, la banca, l'assemblée de tous les détenteurs d'une libertà, présidée par le gastaldo se réunit dans le but de ballotare un individu jugé esperte et abile à la navigation. Si l'assemblée des membres d'un traghetto favorise en priorité l'accès aux fils des barcaroli inscrits au traghetto, les hommes nouveaux maîtrisant l'art de guadagnar sont régulièrement acceptés, comme en témoignent les terminazione d'investiture où les gastaldi des traghetti contrôlent les compétences des candidats.

L'exemple des barcaruoli permet ainsi de mettre en lumière les formes de mobilité sociale à Venise. En définitive, l'accès au métier de barcaruoli n'est pas réductible à une origine sociale ou géographiquelxxiv. À la frontière de la domesticité et du monde des corporations, les barcaruoli forment une vaste communauté hiérarchisée où la mobilité est permise par une commune expertise de la navigation.

3.2 Des rapports institués à l'échelle de la ville

Dès lors, l'historien peut faire l'hypothèse que les rapports sociaux entre barcaruoli s'inscrivent dans la durée, dans la matérialité de la société et dans l'espace de la ville. Ainsi, on observe des pratiques, comme le co-voisinage ou l'endogamie qui révèlent des liens de solidarité et de sociabilité. Ces phénomènes ne sont pas exceptionnels à Venise où le choix de résidence des habitants est souvent conditionné par l'exercice d'un métierlxxv. La communauté des pêcheurs regroupés dans les paroisses de San Nicolo et Angelo Raffaele constitue un parfait exemplelxxvi.

Les Anagrafie réalisées en 1633 par les Provveditori alla Sanità dans chaque paroisse permettent de recenser 865 chefs de famille de barcaruoli habitant à Veniselxxvii. Ces derniers sont concentrés principalement dans les paroisses populaires du sestiere de Cannaregio délaissant les paroisses centrales où les familles patriciennes et citoyennes sont plus nombreuses. Prix du foncier accessible, paroisses situées à proximité des lieux où sont entreposées les embarcations, il est difficile d'expliquer ces phénomènes de concentration selon de simples raisons affinitaireslxxviii. Ce travail de localisation doit en effet être étayé par une analyse plus fine mêlant des facteurs économiques et des éléments relevant de la morphologie urbaine. Pour autant, à l'aune de ces premiers résultats, certains îlots-paroisses constituent également des îlots sociaux originaux dont le tissu social est marqué par la présence de 20-30% des habitants qui exercent une activité de batelier, telle la paroisse de San Marziale ou la paroisse de Santa Maria Maddalena. L'analyse croisée des comportements matrimoniaux à l'échelle de ces paroisses où les barcaruoli sont très représentés révèle l'existence de microsociétés qui participent à la composition du paysage urbain, influencent les relations sociales et les liens de solidarité. Le dépouillement des registres paroissiaux des contrade de San Geremia et de Santa Sofia entre 1604 et 1622 soulignent le rôle du métier dans la pratique matrimoniale des barcaruoli et de leurs familles. Dans ces deux paroisses, le niveau d'endogamie est relativement important dans la mesure où 27% des barcaruoli épousent la fille d'un barcaruol. L'appartenance à l'un des cercles professionnels cités plus tôt n'est pas déterminante puisqu’un domestique peut épouser la fille d'un barcaruol travaillant sur un traghetto et inversement. Ainsi, la pratique matrimoniale vécue par les barcaruoli montre comment le mariage est un outil permettant la réitération des conditions sociales. A la même période, douze barcaruoli du traghetto de Marghera habitant tous la paroisse de San Geremia ont contracté un mariage dans l'église paroissiale. Parmi ces derniers, huit ont épousé la fille d'un confrère membre du même traghetto. L'identité familiale et identité professionnelle sont intimement liées dans l'action de se marier. Comme n'importe quel corps de métier, le mariage permet aux contractants de garantir une position économique et sociale en pays de connaissances. Les barcaruoli du traghetto s'assurent du maintien d'un capital actif entre les membres de cette confrérie. Il s’agit d’un capital familial qui prend une dimension à la fois économique et sociale pour lequel les femmes exercent un rôle pour sa préservation. L'étude des trajectoires des filles ou des veuves de barcaruoli éclaire la construction par ces dernières de projets socio-professionnels cohérents en lien avec la profession du père ou de leur premier époux. Au-delà du premier cercle de prétendants constitués par les barcaruoli, épouser un marin ou un fabricant de barques (squerarol), ces professionnels qui interagissent avec le monde de la batellerie, est régulièrement fréquent et participe à cette stratégie de groupe. Comme tout bien matériel la fille d'un barcarolo peut recevoir en dot la barque de son père ou l'argent nécessaire permettant à son mari de louer ou d'acheter une libertà di traghettare. Ces familles de bateliers s'assurent donc d'une forme de continuité dans la transmission des savoir-faire et des ressources dans le cadre de réseaux étroits, qui contribuent au maintien des dynasties de bateliers dont les membres habitent la même paroisse de résidence.

La reconstruction de ces réseaux peut être complétée par le choix des témoins donnant un aperçu des dynamiques relationnelles et les cadres dans lesquels elles s'exercent. Toujours dans les paroisses de San Geremia et de Santa Sofia, respectivement 40% et 54% des barcaruoli ont choisi leurs témoins parmi les rangs de leurs confrèreslxxix. L'homophilie des témoins de mariage rappelle le conditionnement des interactions et des relations sociales par l'appartenance des individus à un groupe professionnel. En outre, le choix de résidence et les alliances des barcaruoli témoignent des mécanismes de transmission du métier communautaire et familial, révélant les stratégies de groupe dont les membres agissent dans leurs intérêts collectifs. S'il n'est pas possible en effet de vérifier l'intentionnalité des acteurs et l'existence d'une « conscience sociale [d'un] espace » particulierlxxx, ces pratiques peuvent être interprétées comme étant la Image 10000000000002E6000002163DF81070617F43F1.pngpreuve d'une conscience collective des barcaruoli tout du moins à l'échelle de la cité.

Figure 4.

3.3 La conscience aiguë d'un rôle économique et social fort

L’ensemble des missions des bateliers ont pour point commun une culture professionnelle, une culture du service définie dans un premier temps par le pouvoir mais qui au-delà du discours normatif est une expérience vécue, racontée et revendiquée par les acteurs eux-mêmes.

Cette rhétorique du « servicio universale », développée par les magistratures citadines pour justifier le contrôle d'une profession œuvrant pour le « bien commun », est largement présente dans le discours des barcaruoli. Les nombreuses suppliques dans lesquelles les acteurs écrivent au pouvoir pour obtenir un privilège constituent des espaces de paroles où les barcaruoli se désignent à travers le temps et l'espacelxxxi. Lors de cet exercice d'écriture, les barcaruoli sont amenés à évaluer leur grandeur et à apprécier la place qu'ils occupent dans la cité.

Au début du XVIIe siècle, afin d'échapper à la conscription et au service sur les galères armées, les barcaruoli des traghetti rédigent une centaine de suppliques à la Milizia da Mar. Dans le but d'obtenir un privilège, le champ lexical de la paupertas est bel et bien une arme rhétorique au service d'une argumentation qui souligne la place indispensable des barcaruoli dans le fonctionnement urbain. C'est dans ce contexte que les barcaruoli du traghetto de Padoue rappellent leur soutien « à tous les besoins de la cité, [eux] les très fidèles du traghetto de San Zuan de Padova sommes toujours prêts aux commandements de sa seigneurie ». Mais les auteurs de la supplique font le constat suivant : une fois que les barcaruoli seront partis ramer pendant plusieurs mois sur les bâtiments militaires, plus personne ne pourra subvenir aux besoins quotidiens de la ville. Dans la même veine, les burchieri da legne, barcaruoli acheminant le bois de chauffage et de construction à Venise rédigent dans une supplique dans laquelle ils mentionnent le lien de dépendance existant entre les barcaruoli et la cité-État toute entière. En évoquant les périls que pourrait engendrer « l'abandon d'une profession » par le système de la conscription, les bateliers produisent un discours sur leur métier. Seuls professionnels « habiles et experts » dans la navigation ne pouvant être substitués par des personnes « instables, vagabondes et libres », les barcaruoli apprécient leur grandeur et prétendent à l'existence d'un groupe professionnel qui a conscience d'agir au service de la communauté.

Lorsqu'en 1768, les Inquisitori alle Arti proposent de rendre « le métier de peateri libre et commun à chacun », les barcaruoli qui avaient jusque-là le monopole du transport des marchandises défendent âprement leur droit d'accès à cette ressource et réactivent le même argument développé 150 ans plus tôt par leurs prédécesseurslxxxii.

« […] Tous les peateri de cette ville exposent les différentes servitudes à laquelle nous sommes sujets. Peut votre excellence de considérer les antiques et les récentes preuves données à l'excellente magistrature de la Santé pour laquelle [les peateri] ont servis pendant le temps de la peste dans le transport des cadavres infectés. Et servent encore dans les besognes de la santé publique. De même pour l'excellentissime magistrature de Tre esecutori agli armi e desarmi degli navi da guerra et pareillement à la maison excellentissime de l'Arsenal.Et Finalement la servitude pour l'amour de notre prince quand nous érigeons chaque année quatre ponts à l'occasion des processions. »lxxxiii

Pendant cette controverse sur la suppression de l'arte des peateri, ces derniers réemploient un système de justification au cœur duquel la communauté désigne sa place dans l'ordre du monde. Plus que de défendre un cadre corporatif, les bateliers ici sont animés par un désir de reconnaissance sociale. Pour affirmer leur dignité collective, les auteurs de la supplique se placent d'abord comme les serviteurs de la cité au nom d'un principe supérieur commun : servir la Sérénissime.

Conclusion

Ainsi, en dépit des conditions d'exercice différenciées d'un même métier, sur la base des expériences, diverses mais structurellement analogues, des systèmes de valeurs, il est possible de conférer une existence, même relative, au groupe social formé par les barcaruoli. Groupe professionnel, ils ont en commun l'exercice du monopole de la navigation sur les eaux de Venise. Les compétences, la transmission des savoirs, une commune soumission à des règles éthiques constituent le socle d'un métier partagé. Au-delà, la performativité du langage des acteurs qui produisent un discours sur leur place et leur prestige social donne une forme de reconnaissance et une légitimité réelle à une profession indispensable au fonctionnement urbain.

Note de fin

i

Davis John, People of the Mediterranean. An Essay in Comparative Social Anthropology, Londres-Henley-Boston, Routledge and Kegan Paul, 1977.

ii De nombreuses réflexions en histoire sociale réinterrogent la valeur heuristique et la signification des catégories socioprofessionnelles, ici voir Cosandey Fanny, Dire et vivre l'ordre social en France sous l'Ancien régime, Paris, Éditions de l'EHESS, 2005, p. 10. L’historiographie récente interroge la validité des formes de classification des sociétés. Pour un état de la question voir Bernardi Philippe, « Le métier : réflexions sur un mode d'identification », dans Mathieu Arnoux et Pierre Monnet (dir.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, 1250-1650, Rome, École française de Rome, 2004, p. 93 ; Avanza Martina, Laferte Gilles, « Dépasser la ‘construction des identités’ ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses 4/2005 (no 61), p. 134-152 ; Anheim Etienne et al., « Repenser les statuts sociaux », Les Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2013/4 (68e année), p.949-953 ; Pour le terrain vénitien voir en particulier Judde de Larivière Claire, Salzberg Rosa M., « Le peuple est la cité. L'idée de popolo et la condition des popolani à Venise (XVe-XVIe siècles) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2013/4 (68e année), p. 1113-1140.

iii La catégorie popolani peut faire l’objet de deux emplois différents. Une première définition conventionnelle assimile les popolani à la majorité des habitants de la Sérénissime formant le peuple. Ainsi, sans se détacher de la vision convenue par l'élite, les historiens établissent une tripartition de la société vénitienne. Les patriciens d'abord qui constituent l'élite au pouvoir, les citoyens ensuite dont le statut est comparable à celui de « bourgeois » au sens médiéval du terme ; et enfin le peuple qui constitue un tiers ordre n’ayant aucune fonction politique. Parmi les travaux qui s’inscrivent dans une définition wébérienne des classes et des groupes sociaux à Venise voir en particulier Beltrami Daniele, Storia della popolazione di Venezia dalla fine del secolo XVI alla caduta della Repubblica, Padova, Cedam, 1954. Romano Dennis, Patricians and Popolani, the Social Foundations of the Venetian Renaissance State, Londres, Johns Hopkins University Press, 1987 ; Trebbi Giusseppe, « La società veneziana », dans Gozzi Gaetano et Prodi Paolo (dir.), Storia di Venezia. Dalle origini alla caduta della Serenissima, vol. VI, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1994, p. 129-201. Néanmoins les travaux d’Andrea Zannini et de Claire Judde de Larivière ont depuis nuancé une lecture trop statique de la société vénitienne et souligné le caractère multiple du monde populaire à Venise. Il s’agit de rappeler que le peuple vénitien divisé en métiers, en nationalités, en lieux de residence, est en somme remarquable du fait de son hétérogénéité. Voir en particulier Zannini Andrea, « L'identità multipla: essere popolo in una capitale (Venezia, XVI-XVIII secolo) », dans Essere popolo. Prerogative e rituali d'appartenenza nella città italiane d'antico regime, dans Delille G. et Savelli A., Ricerche storiche, XXXII, 2-3, 2003, p. 247-262 ; particulier Judde de Larivière Claire, Salzberg Rosa M., « Le peuple est la cité. L'idée de popolo et la condition des popolani à Venise (XVe-XVIe siècles) », op.cit.

iv En ce qui concerne la place de l’activité professionnelle dans la construction de l’identité des acteurs et leur pratique du jeu social à Venise à l’époque moderne, voir en particulier Romano Dennis, « The World of Work : Guild Structure and Artisan Networks », Patricians and Popolani, the Social Foundations of the Venetian Renaissance State, Londres, Baltimore, 1987, p. 65-90 ; MACKENNEY Richard, Tradesmen and Traders. The World of the Guilds in Venice and Europe, c. 1250-c. 1650, Croom Helm, London & Sidney, 1987; Bellavitis Anna , "Ars mechanica" e gerarchie sociali a Venezia tra XVI e XVII secolo dans Arnoux Matthieu, Monnet Pierre(dir.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, op.cit., p. 161-179.

v On peut ainsi regretter que les historiens n’aient pas interroger la validité des catégories produites par les sources institutionnelles ou littéraires produites par l’élite patricienne. Ainsi dans la continuité de l’historiographie du XIXe siècle, beaucoup de travaux affirment l'existence au sein de la société vénitienne d'un espace de contestation formé par les gondoliers, d’une « corporation qui se situait en permanence aux frontières de la délinquance » pour reprendre l’expression de Georgelin Jean, Venise au siècle des lumières, Paris, Editions de l’EHESS, 1978, p. 37 ; Voir également l’étude du langage des gondoliers à lumières des sources judiciaires proposée par Horodowich Elizabeth dans Language and Statecraft in Early Modern Venice, New York, Cambridge University Press, 2008.

vi Boltanski Luc, Les cadres : la formation d'un groupe social, Paris, Les Éditions de minuit, 1982, p. 48.

vii Cerutti Simona, La ville et les métiers : Naissance d'un langage (Turin, XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 25-40.

viii ASVe, Compilazione delle leggi, b .76

ix Vecellio Cesare, De gli habiti antichi, e moderni di diverse parti del mondo, 1590.

x A l’entrée « barcarolo » du dictionnaire de Grevembroch Giovanni, « Barcarolo » dans Gli abiti de'veneziani di quasi ogni età con diligenza raccolti e dipinti nel secolo XVIII, Venezia, Filippi, 1981.

xi La structure urbaine d’une cité « assise sur la mer », contraint les déplacements des habitants et la barque s’impose dans le quotidien des vénitiens qui abandonnent très tôt l’usage du cheval au XVe siècle. Sur la question de la mobilité voir Calabi Donatella, « Una città seduta sul mare », Tenenti Alberto et Tucci Ugo (dir.), Storia di Venezia, vol.XII, Il Mare, p. 135 ; Calabi Donatella, « Canali, Rive, approdi », ibidem, p. 761. Sur l’interdiction des chevaux dans la ville voir Mallett Michael et Rigby Hale John, The Military organization of a Renaissance state: Venice c. 1400 to 1617, Cambridge, Cambridge university press, 1984, ici p. 209. Depuis 1485, les voyageurs étrangers utilisent l’expression de “carosses flottants” pour désigner les désigner les gondoles comme le souligne le travail récent sur les représentations et les fonctions des barques à Venise de l’époque médiévale à nos jours: Marzo Magno Alessandro, La carrozza di Venezia: storia della gondola, Venezia, Mare di carta, 2008.

xii Il s’agit du groupe correspondant à la bourgeoisie vénitienne, exerçant également des responsabilités dans gouvernement de la République. Voir à ce sujet Zannini Andrea, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna: i cittadini originari (sec. XVI-XVIII), Venezia, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 1993.

xiii Les Anagrafie constitue l’une des sources incontournables étudié par Zannini Andrea, « Un censimento inedito del primo Seicento e la crisi demografica ed economica di Venezia », Studi Veneziani, 26, 1996, p. 87-116.

xiv Pour une réflexion sur les modes de vie nobiliaire appliquée au terrain vénitien, voir Descimon Robert, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la France moderne, la Noblesse, « Essence » ou rapport social ? » dans Revue d'histoire moderne et contemporaine (46/1), 1999, p. 5-21.

xv Ces statistiques sont établis à l’aide d’un recensement à but non fiscal réalisé par les Provveditori alla Sanità appelés Anagrafi. Les Anagrafi, recensements à but non fiscal des habitants de la cité, sont une source d'informations précieuse sur la mobilité des Vénitiens. Effectuant ponctuellement des grands recensements des habitants sur les territoires de la République, les Provveditori alla Sanità, magistrats chargés des affaires sanitaires, veillent à prévenir les épidémies à l’échelle de la cité. Le recensement s’opère de la manière suivante : dans chaque paroisse, les habitants de Venise et du Dogado sont répartis en trois groupes respectant l’ordonnancement de la société vénitienne : les nobles (patrizi), les citoyens (cittadini) et les gens du peuple (artifici). Dans un second temps, suivant le modèle du recensement des feux de l’époque médiévale, les magistrats enregistrent le nom de tous les chefs de familles, viennent ensuite la profession puis le nombre des personnes vivant sous un même toit (épouse, parents, enfants, domestiques etc.). Le nombre de gondoles possédé par chaque foyer constitue le dernier élément recensé par les magistrats et qui nous permet d’effectuer une statistique de tous les propriétaires de gondoles à l’échelle de la cité. ASVe, Provveditori alla Sanità, Anagrafi, pour l’année 1633 consulter les buste 568-569.

xvi Romano Dennis, Housecraft and Statecraft. Domestic Service in Renaissance Venice 1400-1600, New York, John Hopkins University Press, 1996.

xvii Comme les apprentis dans les corporations, les conditions d’embauche d’un serviteur sont formulées dans un contrat dans lequel on précise les obligations réciproques du maître et du futur domestique. Les contrats sont à partir du XVIe siècle enregistrés par les Capi sestieri puis par l’office des Censori. A propos la dimension contractuelle du service domestique à Venise lire Romano Dennis, Housecraft and Statecraft, op.cit, ici p. 57-59.

xviii Archivio di Stato di Venezia-puis ASVe, Censori, scritture in causa, 12/05/1658, b 16.

xix ASVe, Censori, capitoli, b 1 ; Biblioteca Museo Correr -puis BMC- Gradenigo, Censori, n°76 c. 1.

xx Notons que la forte mobilité des domestiques n’est pas une spécificité vénitienne mais l’exemple des barcaruoli domestiques démontrent encore une fois l'intérêt d'étudier les trajectoires des acteurs dans le monde de la domesticité. Voir sur ce sujet le bilan historiographique de Sarti Raffaella, « Historians, Social Scientists, Servants and Domestic Workers : Fifty years of Domestic and Care Work », International Review of Social History, vol. 59, 2, Août 2014, p. 279-314

xxi Sansovino Francesco, Venetia citta nobilissima et singolare, 1663, réédition, t.1, Venezia, Filippi, 1968, p. 456.

xxii Zanelli Gugliemo, Traghetti veneziani. La gondola al servizio della città, Venezia, Cicero editore, 2004.

xxiii Marino Sanudo dresse la liste des premiers traghetti, De origine, p. 54-55.

xxiv Romano Dennis, « The gondola as a marker of station in Venetian society », The Society for Renaissance Studies, Vol 8, n°4, Oxford University Press, 1994, p. 360-374.

xxv Lieux de passage très fréquentés, les traghetti sont le décor de nombreux conflits judiciaires arbitrés notamment par les Signori di NotteCrows Nest, neétés de l'dete : detano

xxvi L’étude des mariegole des traghetti conservées au Museo Correr et à l’Archivio di Stato di Venezia permet décrire la reconnaissance institutionnelle des traghetti en tant qu’associations professionnelles comme un processus étalé dans le temps et l’espace. Pour les seuls traghetti située dans la ville de Venise, la chronologie des fondations est la suivante : entre les XIVe et XVe siècles, 11 traghetti sont élevés au rang de fraglia, au XVIe siècle 18, au XVIIe siècle 27 et au XVIIIe siècle. ASVe Milizia da Mar, mariegole di traghetti, b. 866 à 882 ; BMC mariegole, b. 61, 78, 148, 149, 170, 173, 180, 214.

xxvii Les hiérarchies internes à l’échelle d’un traghetto sont copiées sur le modèle des autres corporations étudiées par Andrea Zannini et Francesca Trivelatto, dans Meriggi Marco et Pastore Alessandro, Venezia in età moderna, Milano, Franco Angeli, 2000.

xxviii Dans le cadre vénitien les associations professionnelles sont également des confréries religieuses. Les guildes jouent donc ces deux rôles en encadrant à la fois les activités professionnelles et dévotionnelles des acteurs. Sur ce point particulier voir le travail de Scarabello Giovanni, « Caratteri e funzioni socio-politiche dell’associazionismo a Venezia sotto la Republica », Scuole di arti mestieri e devozione a Venezia, Venise, Arsenale Cooperativa Editrice, 1981, p. 5-22 ; Ortalli Francesca, Per salute delle anime e delli corpi : scuole piccole a Venezia nel tardo Medioevo, Venezia, Marsilio, 2001.

xxix L’analyse du langage du discours des acteurs est une préoccupation constante de l’historien qui doit s’interroger sur les modes de désignations des contemporains et par conséquent ne pas appliquer des classifications éloignées de la réalité quotidienne des acteurs sociaux. Sur ce point précis, je me réfère aux jalons méthodologiques posés par Simona Cerutti dans La ville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif (Turin, 17e-18e siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 5-24, ici p. 8.

xxx ASVe Compilazione leggi, Barcaruoli e barche, b 76.

xxxi Voir les premiers chapitres de la mariegola des peateri précisant les privilèges de leur corporation. ASVe Arti, peateri mariegola, b 7 

xxxii ASVe Inquisitorato delle Arti, peateri, b 69.

xxxiii Le terme burchieri désigne les conducteurs de burchi, c’est-à-dire ces « barques fortes » employées exclusivement pour le transport des marchandises. Semblables aux gribanes de la somme et aux gabarres de la Loire, les burchi disposant d’une voile sont des embarcations très maniables capables de remonter les fleuves et les fiumi situés en Terre Ferme. Pour une description des burchi utilisés à Padoue voir Cessi Benvenuto, « Le fraglie dei barcaroli in Padova durante la dominazione della Repubblica veneta », dans Ateneo veneto : Atti e memorie dell’Ateneo veneto, 1902, vol.1, p. 365-410. Le métier de burchieri se distingue en plusieurs spécialités disposant chacune son propre statut de métier. On recense pour l’époque moderne 4 mariegole : ASVe Arti, burchieri da Molin mariegola, b 23 ; ASVe Giustitia Vecchia, Burchieri da legne, b 134 filza 109 ; ASVe Milizia da Marn burchieri cassaroti, b 815.

xxxiv Ces trois termes désignent respectivement les vendeurs de saucisses, les marchands de primeurs

xxxv ASVe Provveditori di Comun, b.60.

xxxvi Selon le chroniqueur Marino Sanudo, cette magistrature jouent un rôle de police dès le XIIIe siècle. Pendant les heures sombres de la nuit, mais aussi le jour, les six seigneurs de la nuit assistés par leurs hommes d'armes et leurs bateliers sillonnent l’espace urbain. Sur ce point en particulier voir Crouzet-Pavan Elisabeth, « Violence, société et pouvoir à Venise (XIVe-XVe siècles) : forme et évolution de rituels urbains ». Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes 96, 1984, p. 903-936.

xxxvii ASVe Provveditori alla Sanità, Proclami, Ordini in materia di Sanità (1630-1730), b 155.

xxxviii Sur la question des intermédiaires et des agents au service du pouvoir politique se référer aux travaux de Brodkin Evelyn Z., « Les agents de terrain, entre politique et action publique », Sociologies pratiques, 2012/1, 24, p. 190 ; L’exemple des crieurs publics peuvent également être cités en exemple pour comprendre le rôle des figures intermédiaires dans les sociétés d’Ancien Régime. A ce sujet se référer aux travaux de Offenstadt Nicolas, En place publique. Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle, Paris, Stock, 2013 ; Judde de Larivière Claire, La révolte des boules de neige : Murano face à Venise, 1511. Paris, Fayard, 2015, p. 192-200.

xxxix ASVe Provveditori sopra dazi, b 17.

xl Le recrutement de barcaruoli dans la lutte contre la contrebande est attesté dès la période médiévale. Sur ce point précis, se référer à Faugeron Fabien, « Postes douaniers : palate, routes obligatoires et contrebande », dans Nourrir la ville. Ravitaillement, marchés et métiers de l’alimentation à Venise dans les derniers siècles du Moyen Age, Paris, Ecole française de Rome, 2014, p. 497-500.

xli Bien qu’anachronique, la notion de service pour les historiens désigne la manière dont les individus agissent au nom de l’intérêt général. Sur l’usage de cette notion voir l’article de Margairaz Dominique et Dard Olivier, « Le service public, l’économie, la République (1780-1960) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52, 2005, p. 10-33.

xlii ASVe Proveditori alla Sanità, Anagrafie b 568-569.

xliii BMC, Dona Rosa, busta 228.

xliv ASVe Militia da Mar, buste 705, 707, 714.

xlv Noiriel Gérard, (dir.), L'identification. Genèse d'un travail d’État, Paris, Belin, 2007, p. 3-27.

xlvi Sur l’utilisation des catégories endogènes, je m’inscris dans la continuité des réflexions portées par Cerutti Simona, « Commentaire : Langage des acteurs, langage des historiens. De quoi parlent les souces judiciaires ? », in L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 05, 2009. Cette forte remise en question des catégories produites par les chercheurs a depuis influencé les travaux d’histoire sociale, voir l’ouvrage collectif de Georges Hanne et Judde de Larivière Claire, Noms de métiers et catégories professionnelles. Acteurs, pratiques, discours (XVe siècle à nos jours), Toulouse, Méridiennes, 2010.

xlvii Humphrey Lyle, La miniatura per le confraternite e le arti veneziane. Mariegole dal 1260 al 1460, Venezia, Fondazione Giorgio Cini – Cierre edizione, 2015, p. 30-32.

xlviii Farge Arlette, « Les voix de chaque jour en milieu populaire », dans Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, Paris, Bayard, 2009, p. 76-145.cerutti

xlix Cerutti Simona, La ville et les métiers, op.cit., p. 25-40.

l ASVe Avogaria di Comun, Miscellanea Civile, b. 4371.

li « Una barca fatta in forma delle barche di Mestre ».

lii Romano Dennis, « The gondola as a marker of station in Venetian society », The Society for Renaissance Studies, Vol 8, n°4, Oxford University Press, 1994, p. 360-374.

liii ASVe Compilazione leggi, Barcaruoli e barche, b.76, c. 218.

liv L’eau à Venise est considérée par le pouvour comme une ressource dont la gestion est le ressort de plusieurs administrations dont les principales sont les Giudici del Piovego et les Provveditori di ComunCrows Nest, neétés de l'dete : detano, étudiées notamment par Crouzet-Pavan Élisabeth, « Sopra le acque salse ». Espaces pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, École Française de Rome, 1992, p. 217-290. Une considération récente sur le rôle fondamentale de l'eau à Venise, voir Orlando Ermanno, Altre Venezie. Il dogado veneziano nei secoli XIII e XIV (giurisdizione, territorio, giustizia e amministrazione), Venezia 2008, p. 95-138 ; Orlando Ermanno, « Statuti e politica stradale. Una fonte per la conoscenza della viabilità veneta », in Strade, traffici, viabilità in area veneta. Viaggio negli statuti comunali, Roma, Viella, 2010. Pour les problématiques relatives au gouvernement de l'eau et au traitement de la ressource, voir en particulier Backouche Isabelle, in La trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Éditions de l'EHESS, 2000, p. 142 et Ingold Alice, « Gouverner les eaux courantes en France au XIXe siècle. Administration, droits et savoirs », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1/2011 (66e année), p. 69-104

lv ASVe. Compilazione leggi, Barcaruoli e barche, b.76, c. 139-140.

lvi Expression empruntée à Alice Ingold évoquant l’expertise profane des acteurs dans Alice Ingold, « Gouverner les eaux courantes en France au XIXe siècle. Administration, droits et savoirs », op.cit., p. 70.

lvii ASVe Milizia da Mar, Processo Zuan Baldin barcaruol, b.808, 07/02/1693.

lviii ASVe Cinque Savii alla Mercanzia, Traghetto della Polesella, b. 177, f. 4.

lix Le terme forestiere ou étranger désigne ici les bateliers qui ne sont pas reconnus comme des membres de la station. Le traghetto fonctionne comme une corporation, autrement dit telle une structure excluant les travailleurs mobiles qui ne sont pas « enracinés, reconnus ou ancré dans le territoire ». Sur les différentes définition de l’extranéité voir en particulier Cerutti Simona, Étrangers : étude d'une condition d'incertitude dans une société d'Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012, p. 198.

lx « Che non si sia nessuna persona di che stato, grado o conditione esser si voglia non descritta, ne arollata nella fraglia et arte de burchieri del traghetto della Polesella, non potra […] nesuno eccettuato cargar in pocca o molta quantita in qual si sia barcha o burchio di qualunque sorte […] in questa città di Venezia per l'acque del Pô. »

lxi La notion de « localité » développée par Torre Angelo, Luoghi. La produzione di località in età moderna e contemporanea, Roma, Donzelli Editore, 2011, met en lumière le dialogue heuristique entre la discipline historique et la géographie. Cette étude fait largement écho à toute une littérature en géographie phénoménologique attachée au concept de l'habiter et où l'espace est considéré comme une expérience et une construction sociale et culturelle. Lire Mathis Stock, « L’habiter comme pratique des lieux géographiques », EspacesTemps.net, Travaux, [en ligne], 2004.

lxii Cerutti Simona, Étrangers, op.cit, ici p. 199-201.

lxiii Bernardi Philippe, 2004. « Le métier : réflexions sur un mode d'identification », in Arnoux Mathieu et Monnet Pierre (dir.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, 1250-1650, Rome, École française de Rome, p. 93-107.

lxiv Cette liste exhaustive des bateliers est permise par la consultation des registres de conscription tenus par la Milizia da Mar, les caratte. L'enrôlement des chiourmes devant ramer sur les galères armées de la Sérénissime s'opère principalement à l'échelle des corporations professionnelles et des traghetti. Tout en gardant à l'esprit que les carrate est un modèle normatif ordonnant la société, cette source offre une grille de lecture assez fine de la société. ASVe Milizia da mar, bb. 705 et 714.

lxv Houdart Sophie et Thiery Odile (dir.), Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales. Paris, La Découverte, 2011, p. 7-15.

lxvi Crocq Laurence, Les frontières invisibles : groupes sociaux, transmission et mobilité sociale dans la France moderne », dans Bellavitis Anna, Crocq Laurence, Martinat Monica (dir.), Mobilité et transmission dans les sociétés de l'Europe moderne dans les sociétés de l’Europe moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 25.

lxvii Sur la question de la mobilité professionnelle à Venise, voir en particulier les travaux d'Anna Bellavitis, Identité, mariage et mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle, Ecole française de Rome, 2001 et l'ouvrage collaboratif de Bellavitis Anna, Crocq Laurence, Martinat Monica (dir.), Mobilité et transmission dans les sociétés de l’époque moderne, op. cit.

lxviii ASVe Giustitia Vecchia, Cinque Savvi sopre le mariegole. B.5 filza 13.

lxix ASVe Censori, Scritture in causa, b 16.

lxx ASVe Compilazione leggi, barcaruoli e barche, b.76.

lxxi Davidoff Leonore et Hawthorn Ruth, Day in the life of a Victorian Domestic Servant, Crows Nest, Allen and Unwin, 1976.

lxxii ASVe Giustitia Vecchia, peateri parti, b 192

lxxiii BMC, Mariegola Traghetto Pordernon, b.78 ; BMC, Mariegola Traghetto Mirano, b. 148.

lxxiv L’absence d’apprentissage explique la présence d’hommes nouveaux sur les traghetti. L’accès au métier de barcarolo peut donc être considéré comme l’un des modes d’entrée en ville. Sur ce point voir Lanaro Paola, « Corpotrations et confréries : les étrangers et le marché du travail à Venise (XV-XVIIIe siècles) », Histoire urbaine, n°21, 2008, p. 31-48 ; Lowe Kate « Visible Lives : Black Gondoliers and Others Black Africans in Renaissance Venise », in Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2, été 2013, p. 421-45.

lxxv Sur les modes d’appropriation de l’espace par les corps de métier artisanaux à Venise voir Chauvard Jean-François, « Investir au plus proche. Le comportement immobilier de commerçants et d’artisans dans la Venise du XVIIe siècle », Histoire urbaine, 2001/2, (N°4), p. 8-26.

lxxvi Ces phénomènes ne sont pas exceptionnels à Venise où le choix de résidence des habitants est souvent conditionné par l'exercice d'un métier. La communauté des pêcheurs regroupés dans les paroisses de San Nicolo et Angelo Raffaele constitue un parfait exemple. Sur ce point voir Zago Roberto, « Capitolo terzo. La comunità, il governo » in I Nicolotti. Storia di una comunità di pescatori nell'età moderna, Roma, Francisci editore, 1982, p. 57 ; Rivoal Solène, « Agir en être collectif. L’État, la communauté des Nicolotti et l’approvisionnement de Venise à l’époque moderne » in Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 29 | 2015.

lxxvii ASVe Provveditori alla Sanità, Anagrafie, 1633, buste 568-569.

lxxviii Concina Ennio, Structure urbaine et fonctions des bâtiments du XVIe au XIXe siècle : une recherche à Venise. Venezia, Unesco-Save Venice, 1982.

lxxix Archivio storico patriarcale di Venezia, registri matrimoni, Santa Sofia et San Geremia.

lxxx Torre Angelo, Luoghi. La produzione di località, op.cit., p. 15.

lxxxi Pour le cadre théorique voir à ce sujet Cerutti Simona, Vallerani Massimo (dir.), « Suppliques, lois et cas dans la normativité de l'époque moderne », L’atelier du centre de recherches historiques, 13, 2015 ; sur le terrain vénitien en particulier Sambo Alessandra et Chauvard Jean-François, « Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècles) », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 70, n° 4, octobre-décembre 2015, Paris, p. 819-880.

lxxxii A titre de comparaison, voir Grancher Romain, « Écrire au pouvoir pour participer au gouvernement des ressources. L'usage des mémoires dans la controverse sur le chalut (Normandie, premier XIXe siècle) », L'Atelier du Centre de recherches historiques, [en ligne], 13, 2015.

lxxxiii « peateri tutti di questa città, espongono le varie servitu alle quale sono soggeti […] Puo vostre eccelence persava dalle antiche e recente prove date dalle medeme dall'eccelentissimp magistrato della Sanita al al qual servirono anche nel tempo della peste nell asporto de cadaveri infetti e servono di presente ancora per li pubblici bisogni di sanita. Cosi pure al magistrato eccelentissimo de Tre esecutori nagli armi e disarmi della navi da guerra e parimenti alla cassa eccelentissima dell'arsenal in tutti incontri di trasporti, e finalmente la servitu che al adorato nostro principe prestiamo nelli quattri ponti, che annualmente si eriggono in occasion e delle publiche votivefunzuini » (ASVe Inquisitorie alle Arti, b 69.)

Citer cet article

Référence électronique

Robin Quillien, « Barcaruoli et bateliers à Venise à l'époque moderne : profession plurielle et groupe social (XVI-XVIII siècles) », Line@editoriale [En ligne], 10 | 2018, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1725

Auteur

Robin Quillien

Doctorant contractuel EHESS-Crh-Ladéhis, robinquillien@hotmail.fr