Entre défiance et collaboration : les Grecs d’Épire et du Magne aux XVIe-XVIIe siècles au regard des sources vénitiennes

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Mots-clés

Vénitiens, Épirotes, Maïnotes, Empire ottoman, soulèvements

Rubriques

Il Campiello – Études vénitiennes

Plan

Texte

Introduction

L’Épirote Argyro Mélissène dédia en 1606 au vice-roi de Naples un mémoire dans lequel il donnait des informations importantes sur les Turcs et la manière dont les chrétiens pouvaient les combattre1. Il mettait en garde, par la même occasion, le monarque espagnol contre les Vénitiens, dont il ne doutait pas qu’ils pourraient prévenir les Turcs de la présence d’agents et d’espions, privilégiant selon lui la paix afin de protéger leurs avoirs. Isolée diplomatiquement et inférieure sur le plan militaire, la République de Venise désirait avant tout conserver une position favorable au Levant, et pour cette raison mènerait une politique conciliante à l’égard du Turc, comportement que le pape et l'Espagne fustigeaient alors en l’accusant de connivence2. Venise jouait néanmoins un rôle majeur en Méditerranée en tant que centre de diffusion d’informations sur les Ottomans comme sur les populations levantines et balkaniques (notamment grecques)3. Certes plutôt conciliante avec les Turcs pour sauvegarder ses intérêts, la Sérénissime n’hésitait pas cependant à les affronter.

La bataille de Lépante marque une étape importante dans l’histoire de la région ; en effet, la mobilisation, victorieuse, d’une flotte chrétienne contre le pouvoir turc fut accompagnée de divers mouvements de révoltes au sein des Balkans, alimentés tantôt par la persistance d’une crise socio-économique, tantôt par l’espoir d’une aide militaire ou financière contre le pouvoir ottoman4. L’impact de ces mouvements de révolte n'est pas à négliger. En effet, ces soulèvements jouèrent un rôle certain dans les guerres qui opposaient les Turcs aux États chrétiens, facilitant le transfert d’informations par le biais de représentants régulièrement envoyés par les régions rebelles. À cette période, si les contacts entre les Grecs et les Vénitiens persistaient, notamment du fait des possessions maritimes de la Sérénissime et de la présence d’une importante communauté grecque exilée à Venise, soulignons que, suite au traité turco-vénitien de 1573, les Grecs se méfièrent de plus en plus de la République et que, si de nombreuses ambassades furent envoyées, ce fut, non pas nécessairement à Venise, mais plutôt vers la Couronne espagnole ou encore le Saint-Empire romain germanique.

Les régions de l’Épire et du Magne se révèlent particulièrement intéressantes en ce sens. En effet, ces territoires, placés sous une autorité ottomane plus théorique que réelle du fait de leur caractère montagneux rendant leur accès plus difficile aux troupes turques, constituaient deux foyers de révoltes constantes contre la Porte5. La proximité de la mer permettait à ces populations locales d’entretenir des échanges diplomatiques avec les puissances latines. Ces deux régions constituaient un atout inestimable dans le cas de l’envoi hypothétique d’une flotte ou d’une armée chrétienne contre le pouvoir ottoman de par leur emplacement géographique, faisant d’elles des voies d’accès idéales vers Constantinople. Elles représentaient une pièce maîtresse dans les réseaux d’informations, constituant une source de renseignements précieux, mais aussi un carrefour par où transitaient les messagers6. La proximité de Corfou pour l’Épire, mais aussi de ports anciennement vénitiens en Morée (Modon, Coron, Malvoisie…) ou de Cythère pour le Magne, a sans aucun doute facilité les rapports entre les voyageurs, ambassadeurs, espions ou négociants vénitiens et les populations locales.

Le terme « grec » doit pour cette période être utilisé et analysé avec précaution. Il a pu servir en effet à désigner autant les chrétiens orthodoxes sous domination ottomane que les marchands balkaniques. Par conséquent, cette expression ne fait référence ni à une identité nationale définie (alors inexistante), ni à une ethnie homogène, du fait de la prégnance d’identités régionales fortes. Maïnotes et Épirotes sont unis par l’usage du grec et la religion orthodoxe, mais l’identité locale de ces régions demeure forte. Les Maïnotes sont proches des Moréotes et les Épirotes des Albanais, cela entraine des confusions7. Il s’agit de populations montagnardes de culture guerrière, structurées en clans et en grandes familles, disséminées sur un territoire peu densément peuplé. Ces caractéristiques, et les liens particuliers les unissant à Venise (comme en témoigne la présence de nombreux ressortissants de ces communautés parmi les stradiotes combattant sous la bannière du lion de Saint Marc), les rendent plus enclins à participer aux projets de révolte.

Cependant, si une collaboration entre Venise et les Grecs semble possible, voire souhaitée, celle-ci s’avère également difficile. En effet, au regard des sources, une méfiance perdure de la part des Latins envers les Grecs, toujours perçus comme schismatiques. Les ressources dont ils disposent réellement et leur motivation laissent également les puissances catholiques sceptiques. Néanmoins, leur participation est aussi recherchée, et tout un discours de lamentation sur l’état de servitude de ces chrétiens sous domination musulmane est développé pour justifier une intervention.

On peut donc se questionner, du fait de ces ambiguïtés et de l’histoire complexe des relations entre ces populations et les « Latins », sur le regard porté sur les Grecs d’Épire et du Magne par les sources vénitiennes. Le discours officiel vénitien fluctue en effet au gré des nécessités politiques de la Sérénissime vis-à-vis de la Sublime Porte, entre soupçons, trahisons et promesses d’alliance. Dès lors, peut-on considérer ces déclarations comme révélatrices de la politique de Venise en Méditerranée, tenant plus du réalisme pragmatique que de l’idéologie, ou ne peut-on pas les contrebalancer par des sources plus informelles, qui laisseraient une plus grande place aux considérations personnelles ? Il faut ici insister sur la nature conflictuelle et l’évolution permanente des rapports entre Grecs et Latins, et plus particulièrement Vénitiens : de nombreux éléments sont à prendre en compte, du lourd passif hérité des conflits entre Byzance et la République à la signature du traité qui entérine la possession de Chypre par les Ottomans en 1573, tournant majeur pour l’image des prudents vénitiens auprès des populations hellénophones susceptibles de se révolter. Entre méfiance réciproque et intérêts tantôt divergents, tantôt convergents, la vision de l’Autre ne manque pas d’apparaître contrastée (si ce n’est menaçante) dans les deux camps. Pour autant, l’altérité supérieure (et supérieurement menaçante) de l’ennemi commun musulman peut aussi permettre de dépasser ces clivages entre chrétiens, voire de développer un discours de croisade devant amener à la libération des populations soumises (à commencer par les Épirotes et les Maïnotes, si proches et si enclins à la révolte), soudainement solidaires de l’Occident.

1. Une méfiance persistante entre Grecs et Vénitiens

Les Grecs : schismatiques, indignes de confiance et vendus aux Turcs ?

Une certaine méfiance vis-à-vis des Grecs revient régulièrement dans les sources officielles vénitiennes (dispacci, relazioni …). On peut en effet constater une insistance sur l’altérité des Hellènes, pourtant chrétiens. Le discours anti-grec assez fort qui se développe alors met notamment en avant le caractère schismatique de la région qu’ils professent. Les disparités culturelles induites par ce schisme nuisaient à la mobilisation latine pour la libération des populations orthodoxes. Le bayle vénitien de Constantinople, Matteo Zane, écrivait dans sa relation de 1594 :

« […] il y a l'opinion chez les Turcs que les Grecs sont naturellement ennemis des Latins, étant mieux disposés envers les Turcs qu'envers l’Église romaine ; et je peux le confirmer véritablement, ayant aperçu certains prélats grecs à Constantinople pratiquement arabes et opposés à la foi apostolique ; et j'ai vu beaucoup d'efforts dans la séparation totale de l'année grégorienne, qui n'est pas acceptée dans le rite grec […]8 ».

Le bayle vénitien Giovanni Moro, dans sa relation de 1590, met en garde le Sénat que si certains peuples balkaniques pourraient grossir les rangs des armées chrétiennes, certains Grecs, notamment parmi les renégats, seraient également susceptibles de rejoindre les Turcs9. De plus, il affirme avoir eu vent du cas de Grecs, littéralement associés à des bandits, travaillant pour les Ottomans, voire vendant leurs services au plus offrant10. Si cette méfiance tend à s'appliquer à l'ensemble des peuples orthodoxes dans les Balkans, elle semble plus accentuée à l’égard des Grecs, du fait de ressentiments plus anciens. En effet, à la suite du grand schisme de 1054 entre les Églises catholique et orthodoxe, le fossé entre les Latins et les Grecs n'a cessé de se creuser, avec pour point culminant la première chute de Constantinople en 1204 sous les coups des Latins, chute dans laquelle le rôle des Vénitiens ne fut pas oublié11. La crise au sein du clergé orthodoxe et du peuple byzantin provoquée par le concile de Florence en 1439, lequel se conclut par l'union des Églises, témoigne du sentiment anti-unioniste d'une majorité des Grecs, dont une partie de l'élite12. Épirotes et Maïnotes, quoique plus portés vers la négociation avec les Occidentaux et plutôt pragmatique, étant éloignés du pouvoir constantinopolitain, ne faisaient pas nécessairement exception s’agissant des préjugés religieux des Vénitiens. Du fait d’une telle méfiance, la République soupçonnait fréquemment les Grecs d'être des espions à la solde de l'Empire ottoman13. Cela nuisait à la cause des Épirotes et des Maïnotes en Europe, populations parmi les plus actives dans la recherche de soutiens financiers, politiques ou militaires en Occident, tâche déjà relativement ardue, compte-tenu de l'attitude prudente des États catholiques.

Grecs et Vénitiens : une relation ambigüe

Les relations entre Venise et Grecs d’Épire et du Magne tendent à s’envenimer suite à 1573 : la Sérénissime, craignant la menace turque, tout comme les velléités impériales, papales et espagnoles en Méditerranée, redoubla de méfiance vis-à-vis des Grecs qui, pour certains, n’hésitaient pas à collaborer avec le premier qui leur fournirait une aide concrète contre les Ottomans. Le cas de l’archevêque d'Ohrid d'origine grecque, Athanase, se révèle particulièrement éclairant à cet égard. Il est l’instigateur d’une rébellion vers 1595-1596 dans la région de la Chimarra, en Épire, pourtant dépendante de l’évêché de Delvinon, suffragant de Ioannina, mais très lié à Valona et à Ohrid. On peut noter le synchronisme de ce soulèvement avec la série de révoltes secouant alors les Balkans, de l’Albanie actuelle à la Valachie du voïvode Michel le Brave. Selon une lettre adressée au Conseil des Dix en 1596 par le bayle, provéditeur et capitaine de l’île de Corfou, Athanase, décrit comme un « homme discret, intelligent, de bon aspect, d’une trentaine d’années, de grande estime et prélat important », serait entré secrètement en contact avec le provéditeur vénitien de Corfou à Butrint en donnant de faux prétextes aux Ottomans « pour parler du malheur de l’Albanie sous la tyrannie des Turcs »14. Selon les propos du prélat rapportés par le Vénitien, un soulèvement est prévu, la situation semble opportune compte tenu du mécontentement général de populations locales, « la République pourrait facilement apporter son aide et s’apporterait l’affection des locaux »15. L’archevêque affirme avoir vu des preuves formelles que les Espagnols agitent la population de Valona et d’Albanie mais prétend plutôt offrir aux Vénitiens tout le pays, avec Durazzo et Valona contre une aide de 2 000 à 3 000 hommes ainsi que des armes16. Il se rend dans la Chimarra toute proche dans l’attente de la réponse du gouvernement de la Sérénissime, qui s’avère négative17.

Athanase devait en effet recevoir des armes, fournies par les Napolitains, par l’entremise d’un espion et saboteur corfiote au service de la couronne espagnole, Pierre Lantza, personnage sulfureux détesté par Venise et soupçonné d’être un agent double, ce qui permet à la République d’accuser l’archevêque de trahison. Sur l’ordre de Doria, aucune aide supplémentaire n’est accordée aux rebelles et Athanase se résout alors à venir demander du soutien directement en Italie, se rendant à Naples en 159618. C’est le début d’un long périple, qui voit l’archevêque aller et venir entre Naples (où le vice-roi refuse de le recevoir au cours de son premier séjour), Lecce (où il retrouve une forte communauté grecque) et Rome (pour demander de l’aide au pape), puis même à Prague, à Côme, en Allemagne et jusqu’en Russie19. Quittant Naples pour la deuxième fois en 1598 pour se rendre à la cour de Rodolphe II à Prague, alors en guerre contre le Turc et allié de Michel le Brave, il donne à l’empereur un mémoire dans lequel il accuse Venise de vendre des informations aux Turcs et d’empêcher les soulèvements20. Il prend ensuite le chemin de Milan via la Suisse en 1599 avec des lettres de recommandations du souverain, mais est arrêté par l’Inquisition à Côme et emprisonné avec défense de contacter l’empereur. Il parvient cependant à lui envoyer une lettre le 19 mars de la même année, où il fait part à mots couverts de ses soupçons à l’égard de Venise, cause supposée de ses tourments21. Athanase aurait en effet affirmé à Prague que la situation serait bien meilleure si Corfou appartenait à l’Espagne ; il ajoute même devant Crusius que les Vénitiens n’entretiennent pas de bonnes relations avec les Albanais, qu’ils soupçonnent de sympathie envers les pirates uscoques virulents en Adriatique, grande source de préoccupation pour les marchands de la République22, ce pour quoi l’archevêque cherche à éviter de passer dans les possessions vénitiennes23. Cette animosité persiste : lorsqu’Athanase tente encore en 1614 de provoquer un soulèvement, c’est vers Naples qu’il se tourne, partageant avec Pedro Téllez-Girón, duc d’Osuna (vice-roi de Sicile, puis de Naples), une commune aversion à l’encontre de Venise, soupçonnée de vendre ses informations aux Ottomans. La République, qui maintient une surveillance constante envers le prélat, constate rapidement l’échec de ses pourparlers24.

Si les populations épirotes gréco-albanaises ont en effet demandé à maintes reprises l’aide des Vénitiens, du fait de leur proximité avec l’empire maritime de la République, elles n’hésitaient pas à contacter également le Pape, les Impériaux, ou encore les Espagnols. Le recteur et provéditeur de Kotor, Barbaro, prévenu par un habitant de Budva, le 9 octobre 1595 de velléités papale sur les possessions vénitiennes et de l’aide proposée aux populations locales par le Saint-Père contre le joug turc25, écrivit dans une lettre datée du 12 octobre 1595 : « Les Albanais sont vraiment déterminés à se libérer de la tyrannie turque » ; selon lui, ils « sont résolus de donner le territoire au premier qui serait prêt à prendre en main leur protection »26. Ses propos sont confirmés par Nicolo Donato, dans sa lettre adressée le 15 octobre 1595 à son frère Leonardo, alors procurateur vénitien en ambassade à Constantinople, dans laquelle il parle de révoltes en Épire et en Albanie, soulignant la menace que représentaient l’Espagne et le Pape, et sous-entend l’opportunité qu’il pourrait y avoir pour Venise d’informer les Turcs des évènements qui se préparent. Ces correspondances, issues des secrets d’État de Venise, éclairent d’un jour nouveau la nature des relations entre Vénitiens et populations balkaniques, ici épirotes.

La tension qui se devine dans les rapports entre Athanase et la République s’explique par un contexte politique délicat pour la Sérénissime, soucieuse de préserver ses intérêts en Méditerranée : un soulèvement contre le Turc paraîtrait bel et bien « inopportun » si les concurrents chrétiens de Venise en retirent tous les bénéfices. Tous ne partagent pas cette opinion, le provéditeur de Corfou par exemple, davantage confronté au problème turc, prenait au sérieux les propos du prélat grec Athanase. L’expérience de cet archevêque est à l’image de celle de ses compatriotes épirotes, ou maïnotes (qui ne manquent pas eux non plus d’envoyer des ambassades en Occident à cette période ; l’une d’entre elles aurait même croisé le chemin d’Athanase à Naples lors de leur recherche de soutien)27. La multiplication des correspondances et des ambassades grecques témoigne des vaines tentatives des Hellènes pour acquérir une audience et une aide concrète, et l’attitude de Venise n’est pas sans les décourager de s’adresser à elle. Les projets de révolte de 1609-1619 dans le Magne, pour lesquels les Grecs cherchèrent une aide en France auprès du duc de Nevers, en Espagne ou encore auprès de l’empereur et du pape, et qui intéressaient tant le métropolite grec de Tarnovo en Bulgarie Dionysos Rhallys qu’Athanase, Jeronimo Combis28 ou les ambassadeurs maïnotes, ne furent ainsi aucunement soumis aux Vénitiens, jugés peu fiables29.

Jeronimo Combis offre justement un autre cas intéressant. D’origine probablement épirote30, il servit dans un premier temps comme officier dans la cavalerie coloniale vénitienne. Fait prisonnier par les Turcs en 1570 ; libéré peu après (serait-ce après le traité de 1573 entre ceux-ci et la Sérénissime ?), il passe alors au service de la couronne espagnole, pour laquelle il visite la Grèce afin de collecter des renseignements et d’évaluer les chances de réussite d’un soulèvement, notamment en Épire et dans le Magne. Se rendant de Naples à Corfou en 1601 pour son premier voyage31, il rejoint le continent et donne dans son rapport une opinion très positive quant à l’opportunité d’une intervention militaire, insistant sur l’écrasante supériorité en hommes des Grecs32. On peut ici citer deux de ses lettres faisant suite à son deuxième voyage de 1604-1605. La première, du 30 mai 1605, compare la Grèce centrale au Magne, jugeant la deuxième région plus propice à une rébellion, car si elle offrait moins de combattants, ceux-ci étaient mieux organisés et armés, donnant de meilleures garanties33. La deuxième lettre, du 1er juin, expose la méfiance des Grecs vis-à-vis des Vénitiens suite à leur abandon de la Ligue en 1573 : le traité de paix signé par ceux-ci avec les Turcs, faisant de Chypre un territoire exclusivement ottoman, a laissé des traces dans leur mémoire et pourrait provoquer une certaine difficulté à les mobiliser34. En effet, les Maïnotes avaient commencé les hostilités contre les Turcs vers 1568 avant de s’emparer en 1570 d’une forteresse ottomane, avec l'aide d’une flotte vénitienne de 25 galères qui se dirigeait de la Crète vers Corfou35. Les Vénitiens projetèrent alors de conquérir avec l'aide des Grecs tout le Péloponnèse, mais ils les abandonnèrent rapidement afin de reprendre leur destination initiale36. Insatisfaits, les Maïnotes écrivirent à Venise afin de requérir l’aide d’une armée. Elle accepta, voyant une occasion de nuire au Turcs dans le cadre de la guerre autour de Chypre. Or, si une armée de la République fut envoyée, sous le commandement de Sébastien Venier, elle n’accomplit aucune action concrète et ne resta qu'un mois avant d’abandonner les populations au joug turc37. On ne peut donc nier une réelle déception parmi les peuples hellénophones suite à la paix signée entre les Turcs et Venise en 1573.

Argyro Mélissène de Ioannina, en Épire, avait quant à lui été envoyé à Naples comme ambassadeur avec plusieurs Grecs de différentes régions, afin de demander une aide étrangère dans le cadre d'un soulèvement contre la domination ottomane. Dans son mémoire de 1606 destiné à la couronne espagnole, il met en garde le souverain contre les Vénitiens, lesquels avaient vu d’un mauvais œil la visite de Jéronimo Combis à Corfou, et ne doute pas que ceux-ci pourraient avertir les Turcs38. La lettre de Giovan Carlo Scaramelli au Sénat du 26 juin 1601 sur les causes du voyage de Combis à Corfou confirme les propos d’Argyro Mélissène sur la surveillance exercée sur les activités de Combis : « il semble que le capitaine Jeronimo Combis, actuellement à Tarente, a l’intention d’analyser en Albanie ou en Morée les soulèvements dont on parle ces temps-ci »39.

L’attitude des Vénitiens vis-à-vis des Grecs semble clairement dépendre de leurs relations avec les Turcs. En effet, si une aide était recherche durant la bataille de Lépante40, le traité de paix autour de la question chypriote avec les Turcs marque clairement la fin d’une période où le désir de collaboration avec les Grecs prévalait, notamment dans les régions de l’Épire et du Magne, dont l’activité semble activement surveillée, du fait de leur proximité avec les routes commerciales de l’empire vénitien. Ainsi, on constate un discours d’altérité, associant les Grecs à des schismatiques peu dignes de confiance, voire à des renégats turcs. Ce discours visant à discréditer les populations helléniques et leurs projets de soulèvements était avant tout dicté par une stratégie politique : nécessité faisant loi, il importait de ménager l’ogre ottoman pour préserver les précieuses voies commerciales, artères de la République. Toutefois, l’Épire et le Magne, comme quelques îles, pouvaient servir de relais d’information, élément précieux pour les Vénitiens, d’autant plus que la Sérénissime accueillait la plus grande communauté d’exilés grecs d’Occident41. Les réseaux intellectuels, religieux et familiaux entre les exilés vivant à Venise et les Grecs des régions d’Épire, du Magne, voire au-delà, facilitaient les rapports entre les populations balkaniques et la République, tout comme la situation géographique de ces régions, proches de la mer et des possessions vénitiennes. Malgré les tensions existantes, la coopération entre Venise et les Grecs (Épirotes et Maïnotes) ne pouvait donc pas s’interrompre brutalement.

2. Grecs et Vénitiens : une collaboration délicate, entre nécessité politique et aspirations communes

Des liens anciens et étroits 

La période suivant la bataille de Lépante marque une certaine évolution dans les relations entre les Vénitiens et les Grecs d’Épire et du Magne : la méfiance s’avérait réciproque. En effet, les Vénitiens voulaient absolument éviter d’offrir un prétexte aux Ottomans pour les attaquer, et avaient par conséquent adopté une attitude très prudente à leur égard42. Selon un manuscrit italien inédit anonyme daté approximativement de 1572, si une victoire militaire dans l'archipel grec et en Morée serait stratégiquement très profitable aux chrétiens, ceux-ci devaient tenir compte d'une difficulté notable : « […] les Grecs ont dit qu'ils ne se révolteraient pas avant que la victoire soit certaine »43. La peur des représailles et la crainte de se trouver livrés à eux-mêmes ne pouvaient manquer en effet de les faire réfléchir avant de se lancer dans une révolte. Les exemples ne manquent pas : le soulèvement lancé en 1611 à Ioannina par Dionysos le Philosophe, ancien évêque d’origine épirote parti collecter des fonds à Venise avant de lever une armée de paysans faiblement équipés, se solde par une répression sanglante : les Grecs sont expulsés des murs de la citadelle, leurs meneurs exécutés, et un monastère ayant abrité Dionysos rasé et remplacé par une mosquée une fois ses moines mis à mort44. C’est ce type de menaces qui dissuaderait les Grecs, selon l'auteur anonyme, de participer aux opérations contre l’occupant, au moins dans un premier temps. Nicolo Suriano, provéditeur de l’armée, dans sa relation datée de 1583, illustre l’inhospitalité des Maïnotes à Porto delle Quaglie (Porto Kagio) vis-à-vis des vaisseaux vénitiens du fait de la présence des galères turques dans la région45. Or, le traité turco-vénitien de 1573, ainsi que l’attitude ambigüe de la Sérénissime vis-à-vis des populations grecques, n’était pas pour améliorer les relations.

Néanmoins, il est important de souligner que la collaboration entre ces peuples et Venise remontait à bien avant. De nombreux Grecs, notamment issus de régions sous domination vénitienne ou à proximité de celles-ci, furent employés tout au long des XVIe-XVIIe siècles (et au-delà) au sein des flottes et des armées de la République. Nicolo Suriano n’hésite pas ainsi à qualifier les gréco-albanais employés comme soldats de personnes « de valeur » et « de bonne foi »46. De plus, des représentants étaient tout de même envoyés à Venise afin d’obtenir une aide financière, comme le fit l’archevêque Athanase dans un premier temps (vers 1596) ; non seulement la République constituait une puissance non négligeable, mais celle-ci partageait également des liens historiques avec les Grecs, ne serait-ce que par la présence d’une grande communauté d’exilés grecs en son sein, dont notamment de nombreux Épirotes47. La Sérénissime était également intervenue lors de certaines révoltes, notamment autour de la période de la bataille de Lépante. Une révolte maïnote avait inquiété les Ottomans en 1568, qui avaient par conséquent édifié une forteresse à Porto Kagio afin de renforcer la surveillance de ces populations locales turbulentes. Les Vénitiens reprirent la forteresse aux Ottomans en 1570, évènement accompagné d’un soulèvement maïnote contre la domination turque. Une carte illustrant cette bataille fut éditée par le Vénitien Giovanni Francesco Camocio, cartographe, éditeur et imprimeur vénitien entre 1571 et 1574, puis rééditée par le biais d’une imprimerie grecque48.

Le même Camocio illustre le siège de la ville de Margariti, en Épire, effectué par une armée vénitienne en 157149. Cette campagne menée dans la Chimarra par les troupes de la Sérénissime en 1570-1571 fait l’objet d’une autre illustration, figurant le siège de Soppoto (aujourd’hui Borshi) en 157050. Un contingent albanais y est représenté combattant aux côtés des chrétiens sous le commandement d’un Grec, Manoli Mormori, officier d’origine crétoise au service de la Sérénissime qui allait ensuite lui confier cette garnison, et dont la famille, originaire de Nauplie, avait essaimé de l’Épire à Candie. Une version antérieure de cette gravure était même plus explicite : l’expédition vénitienne, non contente de comprendre un détachement gréco-albanais, fait suite aux négociations menées avec les populations chimarriotes pour les faire revenir dans le giron de la Sérénissime, montrant bien la volonté affichée alors par Venise de contribuer aux soulèvements dans la région, en accord avec l’esprit de croisade qui semble régner pour l’occasion51. Cette volonté est pourtant bel et bien de façade : lorsque les Albanais, l’année suivante, tentèrent de provoquer un soulèvement plus général, ils obtinrent de Venise la promesse d’un renfort de 6 000 hommes ainsi que des otages en garantie, mais n’eurent, une fois leur révolte ouvertement lancée, pratiquement aucun soutien réel. Ils subirent alors une vigoureuse répression des troupes ottomanes, en marche vers le Nord pour reconquérir les cités perdues en 1570, à commencer par Soppoto, où ils font prisonnier Mormori.

Ce durcissement des rapports entre Grecs et Vénitiens au tournant des XVIe-XVIIe siècles n’empêche pas le maintien de relations suivies tout au long de cette période. Venise reste l’un des principaux centres de diffusion des ouvrages grecs, issus de tous les territoires balkaniques et des îles helléniques, du fait de l’importance de la communauté grecque. Cela permet un véritable transfert d’une littérature portant sur la lutte contre le Turc en Occident mais surtout à travers les Balkans, qu’il s’agisse de projets de révoltes ou d’appels à la croisade. Un grand nombre de ces exilés grecs était d’origine épirote. À titre d’exemple, les Glykis, originaires d’Ioannina, auraient réussi à acquérir, par le biais de liens d'affiliation, une situation économique et politique favorable, via notamment la création d'une imprimerie grecque à Venise par Nicolas Glykis et la mise en place d’alliances matrimoniales avec la famille des Doukas qui dirigeait en Moldavie52. Le frère de Nicolas, Léondaris, était demeuré à Ioannina afin d'assurer la diffusion des ouvrages que son frère éditait. Nicolas, qui bénéficiait ainsi d'un réseau s'étendant de la République de Venise à la Moldavie en passant par la Grèce, avait accès à un grand marché pour son imprimerie. Certes, il s'agit d'une période chronologique un peu plus tardive (deuxième moitié du XVIIe siècle), dépassant le strict cadre de cette étude. Toutefois, elle nous permet de démontrer le maintien de réseaux d’informations et d’idées diffusées depuis Venise et qui transitaient par l’Épire ; à titre d’exemple, l’imprimerie Glykis édita deux chroniques portant sur la révolte du voïvode valaque Michel le Brave contre le pouvoir ottoman vers la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, à laquelle des Grecs avaient participé53.

De plus, une grande méfiance existait entre Vénitiens et Grecs à cette période, mais on constate au sein des documents officiels, relazioni et dispacci, un discours plus nuancé à l’égard des populations grecques. Les communications des bayles et des ambassadeurs vénitiens résidents à Constantinople, d’ordre plutôt général, offrent cependant des informations sur l’Empire ottoman. Leurs auteurs n’hésitent pas à souligner, parfois de manière précise, l’état lamentable des populations chrétiennes dans les territoires sous domination turque, à commencer par les Grecs, évoquant la possibilité pour celles-ci de se révolter contre l’autorité ottomane et de se joindre aux puissances chrétiennes en lutte contre la Porte, marquant l’intérêt que les Hellènes pouvaient présenter pour les Vénitiens.

Des aspirations communes, un ennemi commun : vers une possible alliance ?

De nombreux récits et témoignages soulignent l’existence de soulèvements, réels ou encore à l’état de projets, parmi les populations grecques désireuses de recouvrer leur liberté. L'une des principales causes avancées par les bayles vénitiens serait l’état de servitude et de pauvreté auquel ils seraient réduits et voudraient pouvoir échapper. En effet, les Grecs sont décrits de manière générale comme une population véritablement asservie par les Turcs, si ce n’est anéantie par ces derniers. Dans sa relation, de manière assez classique, le Vénitien Octavo Bon fait une description plutôt générale de l'empire ottoman, accordant une attention particulière aux possessions turques en Europe et aux populations chrétiennes vivant sous son emprise. Il insiste sur l'extrême pauvreté de ces populations, écrasées par les guerres depuis des années, qu'il décrit comme étant « pauvres et détruites », « totalement désespérées », et déplorant le sort de leurs enfants victimes d’enlèvements. Ce bayle de Constantinople souligne même le risque de conversion de ces populations qui, sans l'aide des princes chrétiens, ne trouveraient pas d'autre remède à leurs souffrances54. Son discours s'inscrit dans une grande tradition rhétorique (les Lamenti) visant à présenter une image dramatique du sort des populations soumises aux Ottomans, permettant de démontrer par l’occasion leur désespoir et la possibilité d'obtenir leur aide. Son propos est partagé par le bayle Octavo Sapienca : selon lui, les Grecs, entre autres les Maïnotes, espéraient être sauvés de l'oppression turque et de la servitude55. Son avis est confirmé par plusieurs témoins, dont Giovanni Corraro, bayle vénitien à Constantinople en 1578, qui affirmait ni plus ni moins que la moitié des chrétiens de la partie européenne de l'Empire ottoman priaient continuellement Dieu afin d'être libérés de la servitude et de la misère dans laquelle ils se trouvaient56. Certains bayles assuraient qu’un vent de révolte soufflait sur les Balkans en proie à ces conditions déplorables, et qu’il serait aisé pour Venise de l’attiser, notamment parmi les populations gréco-albanaises et moréotes. Federico Seneca décrit par exemple l’état lamentable et l’assujettissement des Hellènes sous la tyrannie des Turcs, au point, dit-il, que les anciens Grecs ne se reconnaitraient pas eux-mêmes. Une expédition militaire pourrait selon lui être montée avec une grande facilité, du fait du profond désir de révolte de ces populations57.

C’est également le cas du bayle vénitien Matteo Zane dans sa lettre adressée au Sénat en 1594, quand il affirme, en parlant du peuple grec assujetti aux Turcs, que le désespoir l’incitait à la rébellion58. Si certains de ces envoyés de la Sérénissime associaient ce désir de révolte à la tyrannie turque, insupportable pour les populations, d’autres, plus réfléchis, mettaient plutôt l’accent sur la cupidité des autorités locales et la conjoncture économique difficile. Le Vénitien Lorenzo Bernardo, dans un rapport daté de 1590, porte ainsi une attention particulière au comportement des Turcs sur l'ensemble des populations soumises, qu'il juge lui aussi tyrannique et cruel :

« Ce grand empire est habité de diverses nations. Les deux tiers de la partie en Europe sont habités par des chrétiens, Grecs, Albanais, Sclavons, Hongrois et Bulgares […] toutes cependant bien qu’elles soient de diverses sectes chrétiennes sont très mécontentes de la domination turque. Car elles sont consumées et détruites par de grandes cruautés.»59

La volonté de la République de Venise n’était pas nécessairement, on l’a vu, de faire la guerre contre les Ottomans, désireuse qu’elle était de protéger ses possessions au Levant ainsi que le privilège d’envoyer un bayle permanent à Constantinople. Pour autant, la menace perpétuelle que représentait la Porte pour les territoires de l’empire vénitien était également une réalité bien tangible dont il fallait tenir compte, et le recours à la force pour les protéger ne pouvait être exclu. Certains représentants officiels de la Sérénissime n’ont pas manqué de réfléchir à des itinéraires maritimes et terrestres pour les armées de la République, voire à des plans de lutte plus généraux contre l’empire ottoman. Certes, l'ensemble des projets de dépeçage de l’empire ottoman n’incluait pas la participation des peuples levantins à la curée. Néanmoins, les terres grecques constituaient une position stratégique, permettant de frapper l'Empire ottoman à la fois par la voie maritime et par la voie terrestre, ce qui explique que la participation de leurs habitants à leur projet était envisagée par un grand nombre de Latins. Les mouvements de révolte pouvant naître dans certaines régions ne pouvaient que favoriser de telles prévisions.

Une grande partie de la relation datée de 1590 de Giovanni Moro, porte sur les moyens de lutter contre le Turc60. Contrairement à ses contemporains, l’auteur fait preuve d'un certain réalisme quant à la possibilité d'une participation des populations levantines à une mobilisation chrétienne. En effet, plutôt que d’assurer comme certains l’engagement des Grecs, il souligne simplement que ceux-ci ne représenteraient pas forcément une menace pour les armées catholiques, tout en émettant quelques réserves. Selon lui, malgré les nombreuses possessions ottomanes en Europe, et par conséquent un grand nombre de sujets, la Porte ne pourrait se fier aux populations chrétiennes dans le cas où il y aurait une confrontation d’une expédition occidentale avec l'armée turque :

« Mais pour arriver à une connaissance particulière des forces de guerre, la principale considération est le nombre de sujets ; si leur nombre correspondait à la grandeur du pays, il inspirerait à lui seul la frayeur; mais au-delà du fait que le pays se trouve dans plusieurs lieux, comme je l'ai dit, peu habité, et dans certains lieux déserts, les villages en Europe et aussi dans l'Asie étant habités en grande partie par des Grecs, et en Afrique par des Maures, il est possible de dire, que concernant les besoins de l’armée, le nombre des sujets est encore plus réduit car les Turcs ne se servent pas de ceux-là. »61

Il souligne également le dommage provoqué par la division des chrétiens, insistant sur le profit qu’en retirent les Turcs, donnant à son discours certaines connotations en lien avec l’idée de croisade62.

Il est tout de même symptomatique que d’alliés potentiels, les Grecs deviennent une menace probable dans le cadre d’une intervention militaire contre l’ogre ottoman. Si Giovanni Moro prend la peine de formuler un avis rassurant sur l’attitude des chrétiens levantins en cas d’offensive catholique, c’est bien que la Sérénissime s’inquiète de l’éventuelle opposition qu’elle pourrait rencontrer parmi ces populations en territoire ennemi. Entre la répugnance traditionnelle des autorités vénitiennes à offrir la confiance, les évolutions récentes de leurs relations avec elles et les éventuelles frictions qui ont pu apparaître dans les territoires frontaliers des possessions de la République, on comprend que ces collaborateurs potentiels puissent être suspects aux yeux du Sénat. Ces relations étaient d’autant plus ambiguës du fait des divergences religieuses dans la région balkanique, et ceci dès le XVe siècle, mais peu d’études ont abordé à ce jour le sujet63.

Conclusion

Ainsi, le regard des Vénitiens sur les Grecs d’Épire et du Magne se révèle contrasté ; s’ils semblent en général plutôt soupçonneux et méfiants vis-à-vis de ces populations grecques, tantôt du fait d’un préjugé enraciné, tantôt à cause d’un contexte politique tendu, une collaboration n’est pas écartée face au pouvoir ottoman, ennemi commun des chrétiens. Il est important de souligner le caractère très généraliste des sources officielles lorsqu’il s’agit d’évoquer les populations grecques : les Vénitiens avaient parfois du mal à distinguer les populations autochtones, notamment les Grecs des Albanais, tous deux étant des peuples guerriers organisés en familles, vivant au sein des montagnes, et potentiels alliés ou ennemis. Une chose est évidente, les Vénitiens mentionnent de manière très claire la volonté des Épirotes et des Maïnotes de se libérer du joug turc par le biais de soulèvements, et leur désir d’obtenir une aide chrétienne. Si ce désir de liberté s’exprime clairement dans les sources, la possibilité d’une coopération ne l’est pas nécessairement. Le discours des Vénitiens illustre bien la position délicate de la Sérénissime en Méditerranée, acculée entre un pouvoir ottoman très menaçant et la concurrence des autres puissances chrétiennes au Levant et dans les Balkans. De ce fait, les propos que la République tient sur les Grecs sont révélateurs d’un certain pragmatisme, voire d’opportunisme, et témoignent de sa stratégie politique (tortueuse) en Méditerranée. Les bayles de Constantinople, dans leurs lettres, soulignent régulièrement l’intérêt que Venise pouvait tirer profit du vent de révolte qui soufflait sur les Balkans pour mener une offensive contre le pouvoir ottoman. Il est intéressant de noter que la Sérénissime s’empara de la Morée lors de la sixième guerre turco-vénitienne de 1684-1699 (aussi connue précisément sous le nom de guerre de Morée). Si les Grecs d’Épire, et notamment de la Chimarra, se révoltèrent contre le pouvoir turc, aidés par les Vénitiens, de nombreux gréco-albanais se joignirent aussi à l’armée commandée par le pirate maïnote Limberakis Gerakaris64 pour le compte des Ottomans contre la République. Bien que les événements donnent raison à Giovanni Moro quant à la menace représentée par les Hellènes, l’utilisation des soulèvements épirotes par les Vénitiens illustre bien ici la possibilité d’une coopération qui pouvait s’avérer utile à la Sérénissime, désireuse de sauver son empire.

Note de fin

1 José M. FLORISTAN IMIZCOZ, Fuentes para la política oriental de los Austrias: la documentación griega del archivo de Simancas, 1571-1621, Universidad de Leon, 1988, p. 39 et 208.

2 Voir à ce sujet les ouvrages portant sur les croisades tardives de Géraud POUMAREDE, Pour en finir avec la Croisade mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Presses universitaires de France, 2009 ; Stefan OLTEANU, Les pays roumains à l'époque de Michel le Brave: l'Union de 1600, Bucarest, Editura Academiei Republicii socialiste România,1975.

3 Raphaël CARRASCO, « L'espionnage espagnol du Levant au XVIe siècle d'après la correspondance des agents
espagnols en poste à Venise », Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs-Les systèmes de renseignement en Espagne à l'époque Moderne, Béatrice Perez (dir.), Paris, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2010, p. 207. Voir également Éric DURSETELER, « Power and Information: The Venetian Postal System in the Mediterranean, 1573-1645 » in Diego RAMADA CURTO et al., From Florence to the Mediterranean: Studies in Honor of Anthony Molho, Florence, Olschki, 2009 ; Agostino PERTUSI, et al., Venezia centro di mediazione tra Oriente e Occidente, Aspetti e problemi, Florence, Leo S. Olschki, 1977.

4 Voir Michel LESURE, Lépante : la crise de l’Empire ottoman, Paris, Gallimard, 2012.

5 Ces régions ont constitué des foyers de révoltes contre le pouvoir ottoman bien avant la période que nous étudions. Voir Bernard DOUMERC, « Le recul vénitien dans les Balkans (1463-1503) », Etudes Balkaniques, Sofia, 2007.

6 Emmanuelle PUJEAU, Paolo Giovio et la question turque, thèse de doctorat, Toulouse, Université de Toulouse II- Jean Jaurès, 2006, p. 300.

7 Sur le thème de l’identité épirote dans une période antérieure (XIIIe-XVe siècle), voir Brendan OSSWALD, L'Épire du 13e au 15e siècle, Université de Toulouse- Jean Jaurès, 2011.

8 Luigi FIRPO, Le relazioni degli Ambasciatori veneti al Senato Eugenio Albèri, Florence, Società editrice florentina, 1855, p. 388-389.

9 Ibid., p. 346 - 347.

10 Ibid., p. 350 et p. 354.

11 Donald NICOL MACGILLIVRAY et Hugues DEFRANCE, Les derniers siècles de Byzance, 1261-1453, France, Paris, Les Belles Lettres, 2005.

12 Deno John GEANAKOPLOS, Interaction of the sibling Byzantine and Western cultures in the Middle Ages and Italian Renaissance, New Haven, Londres, Yale University Press, 1976.

13 José M. FLORISTAN IMIZCOZ, « Las relaciones hispano-griegas en los ss. XVI-XVII », Mésogeios, n.8, 2000, p. 55.

14 Il s’agit d’une lettre, datée de 1596, du bayle, provéditeur et capitaine de l’île de Corfou au chefs du Conseil des Dix Voir Vladimir LAMANSKY, Secrets d’État de Venise, Saint-Pétersbourg, imprimerie de l’Académie impériale des sciences, 1884, p. 498-500 : « Con non minor secretezza, che confidenza a me Proc. Et Cap. Fu da Butintro fatta capitare l’occlusa lettera, […] ci si fece incontro persona molto discreta et intelligente, di grato aspetto, di età di anni trentasei, di gran stima, et di principal autorità nella prelatura, per haver sotto il cuo commando diecisette vescovati. Cominciò in lingua franca a discorrer dell’infelicità dell’Albania, sottoposta a tanta tirrannide de Turchi, conosciuta da lui in questa sua visita, per sollevatione della quale le pareva [...] ».

15 Ibid., p. 499 : « [...] che il Sr. Dio havesse sin’hora mandato occasione commoda, et opportuna, et da altri tentata con sommo suo dispiacere, mentre che la Republica poteva facilmente di quella impatronirsi, et che per l’affettione che portava a questo Serenissimo Dominio si era mosso a veni costi, per affermarci, che da Spagnuoli si opera la sollevatione di tutta Albania contra il Turco, et di venir l’anno venturo a prender la Vallona, as instantia del Re di Spagna. »

16 Ibid. : « Si offerse questo per l’autorità, che ha sopra genti, che si trovano in pronto, con il solo aviso di doi et tre mille soldati dar la Vallona, et tutta l’Albania da Durazzo in qua, alla Serenissima Signoria […] ».

17 Ibid., p. 500.

18 J.-P., PECHAYRE, « Les archevêques d'Ochrida à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe », Échos d'Orient, t. 36, n. 188, 1937, p. 410-411.

19 Ibid., p. 412-418.

20 Il s’agit d’un rapport de l'ambassadeur vénitien à Naples, Scaramelli, adressé au Sénat vénitien le 19 août 1598. Voir Antonella BARZAZI, Corrispondenze diplomatiche veneziane da Napoli (27 mars 1597- novembre
1604), Rome, Istituto poligrafico e zecca dello Stato, Libreria dello Stato, 1991, p. 210, doc. CXCVI : «L'arcivescovo Atanasio, a quanto si è appreso, ha presentato all'imperatore un memoriale in cui si lamenta del viceré, il quale, pur di compiacere la Serenissima, avrebbe impedito le sollevazioni che si preparavano in Albania e in Grecia contro il Turco. Poiché Atanasio cercherà ora di farsi ricevere dal re di Spagna, l'Olivares va raccogliendo prove della falsità delle accuse rivoltegli e dei « delitti di fede » del prelato e del greco che l'accompagna ».

21 Il évoque « les ennemis de l’empereur », mais un rapport de l’ambassadeur de Venise à Prague, Brendamin, indique clairement que c’est la Sérénissime qui serait en cause. Voir J.-P. PECHAYRE, op. cit., p. 415.

22 Voir les ouvrages de Michael MALLET et John R. HALE, The Military organization of a Renaissance state: Venice c.1400 to 1617, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; Alberto TENENTI, Cristoforo Da Canal : La marine vénitienne avant Lépante, Université de Paris, 1962.

23 Vladimir LAMANSKY, op. cit., p. 592.

24 Deux dispacci sont envoyés par l’agent vénitien Scaramelli au Sénat le 3 juin 1597 et le 8 juillet 1597. Le premier explique que l’archevêque, qui était venu pour demander une aide pour le soulèvement des Chimariotes, fut renvoyé par le vice-roi de Naples. Le deuxième document informe qu’Athanase n’obtint aucun résultat à Naples, et qu’il quitta la cité pour se rendre à Lecce, où il y avait des contacts grecs. Antonella BARZAZI, op. Cit., p. 41: « L'arcivescovo Atanasio ha inviato a Napoli die messi a chiedere aiuti militari per una prossima sollevazione dei cimarioti, ma il viceré li ha printamente licenziati. », et p. 57 : « L'arcivescovo Atanasio, avendo visto ritornare i messi da lui inviati a Napoli senza alcun risultato concreto, s'è deciso a trasferirsi personnalmente nel Regno.Il viceré ha già dato ordine che sia fermato ed ospitato col suo seguito a Melendugno, casale di Lecce, ove alcuni greci vivono nel loro rito. ».

25 Vladimir LAMANSKY, op. cit., p. 496-497.

26 Ibid., p. 498 : « gli Albenesi hanno veramente determinato di liberarsi dalla tirannide turchesa, cresciuta per l’insuportabile comando del novo sanzacco…sono rissoluti di darsi a chi prima prenderà la loro prottettione, anzi si tiene opinione che le galee di Sua Maestà passate verso Brindisi siano per venire alla volta di Albania per far impresa delli sudetti luoghi, la quale dubito che non segua, se la contrarietà di tempi non differisce la essecutione » ( Extrait d’une lettre d’Alv. Barbaro, recteur et provéditeur de Kotor le12 octobre 1595).

27 José M. FLORISTAN IMIZCOZ, « Los contactos de la Chimarra con el reino de Nápoles durante el siglo XVI y comienzos del XVII », Erytheia, n. 13, 1993, p. 61 -63.

28 José M. Floristan Imizcoz fait de Combis un gréco-albanais descendant d’Épire (p. 617), néanmoins, selon l’une des sources éditées par celui-ci, il serait chypriote. José M. FLORISTAN IMIZCOZ, Fuentes para la política oriental de los Austrias, op.cit., doc. XI, p. 196.

29 Voir José M. FLORISTAN IMIZCOZ, Fuentes para la política oriental de los Austria, op. cit, p. 270-271 ; Vretos M. PAPADOPOULOS, « Descriptions du pays et courage des Maynottes, leur dessein de d'élever contre le Turc et leur demande à la France à cet effet », Mélange néohellénique, Athènes, Paris, Imprimerie Royale, 1856, p. 13-14.

30 José M. FLORISTAN IMIZCOZ, Fuentes para la política oriental de los Austria, op. cit, doc. II, p. 477-478.

31 Ibid., doc. XI, p. 196.

32 Ibid., p. 19.

33 Ibid.,doc. IV, p. 39.

34 Ibid., doc. V.

35 Ibid., p. 248-250.

36 Ibid.

37 Ibid., p. 250.

38 Ibid., p. 204 : Ibid : « […] nos hemos tambié de guardar dellos/ como de los mismos turcos, porque los venecianos / sospecharán qualquer cosa por lo que passó quan/do fue el capitán Hierónimo Copi, y di esa/ vez sienten los venecianos que V(est)ra mag(esta)d embió/ dos cavalleros, al momento penserán lo que es/ y los prenderán y haviserán al Turco[...] esto se ha de/ hacer secretamente sin que lo entiendan los vene/cianos [...] ».

39 Antonella, BARZAZI, op. cit., p. 385-386 : « Sembla che il capitano Geromino Combi, attualmente a Taranto, intenda passare in Albania o in Morea per le sollevazioni di cui da tempo si parla. »

40 Là aussi le livre de Michel Lesure serait une bonne référence.

41 Voir Brunehilde IMHAUS, Les minorités orientales de Venise du XIVème siècle au début du XVIème
siècle : du particularisme à l'intégration ? », thèse d'état, vol. I-II, Université Toulouse II- Jean Jaurès, 1987 ; Chryssa MALTEZOU, et al., I Greci durante la venetocrazia, Venise, istituto ellenico du studi bizantini e postbizantini di Venezia, 2009 ; Heleni PORFYRIOU, « La presenza greca : Rome e Venezia tra XV e XVI secolo», in Donatella Calabi et Paola Lanaro, La città italiana e i luoghi degli stranieri XIV-XVIII secolo,Rome, 1998, p. 21-38.

42 Vladimir LAMANSKI, op. cit., p. 800.

43 Trandafir G. DJUVARA, Cent projets de partage de la Turquie (1281-1913), Paris, Librairie Félix Alcan, 1914, p. 116.

44 José M. FLORISTAN IMIZCOZ, José M., « Felipe II y la empresa de Grecia tras Lepanto (1571 -1578) », Erytheia, n. 15, 1994, p. 155-190, p.2.

45 Vladimir LAMANSKI, op. cit., p. 602.

46 Ibid., p. 565.

47 Voir Lidia COTOVANU, « Autours des attaches épirotes du futur prince de Moldavie Constantin Duca », in Cristian LUCA et Ionel CÂNDEA, Studia Varia in Honorem, Bucarest, Editura academiei rômane, Muzul Brailei editura Istros, 2009, p. 465-488 et Alain DUCELIER, Bernard DOUMERC, Brünehilde IMHAUS, Jean De MICELI, Les chemins de l’exil bouleversements de l’Est europén et migrations vers l’Ouest a la fin du Moyen âe, Paris, Armand Colin, 1992.

48 Giovanni Francesco CAMOCIO, Isole famose porti, fortezze, e terre maritime sottoposte alla Ser.ma Sig.ria di Venetia, ad altri Principi Christiani, et al Sig.or Turco, novamente poste in luce, Venise, alla libraria del segno di S.Marco, 1574, [en ligne] http://eng.travelogues.gr/item.php?view=45684 (consulté 03/09/2015).

49 Giovanni Francesco CAMOCIO, Isole famose porti, fortezze, e terre maritime sottoposte alla Ser.ma Sig.ria di Venetia, ad altri Principi Christiani, et al Sig.or Turco, novamente poste in luce, Venise, alla libraria del segno di S.Marco, 1574, [en ligne] http://eng.travelogues.gr/item.php?view=45657 (consulté 03/09/2015).

50 Giovanni Francesco CAMOCIO, Isole famose porti, fortezze, e terre maritime sottoposte alla Ser.ma Sig.ria di Venetia, ad altri Principi Christiani, et al Sig.or Turco, novamente poste in luce, Venise, alla libraria del segno di S.Marco, 1574, [en ligne] http://eng.travelogues.gr/item.php?view=45680 (consulté 03/09/2015).

51 Giovanni Francesco CAMOCIO, Fortezza di Soppoto, Venise, libraria del segno di S. Marco, [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8494686c/f1.zoom (consulté 03/09/2015); Ibid., [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550004938/f1.item.zoom (consulté 03/09/2015).

52 Lidia COTOVANU, op. cit., p. 472.

53 Il s’agit des chroniques de Matthieu de Myre et de Stavrinos le Vestiar. Voir LEGRAND, Émile, Recueil de poèmes historiques en grec vulgaire relatifs à la Turquie et aux principautés danubiennes, Paris, E. Leroux, 1877, p. 16.

54 Luigi FIRPO, op. cit., p. 489.

55 Octavo SAPIANCA, Nuevo tratado de Turquia : con una descipcion [sic] del sitio y ciudad de Constantinopla, costumbres del gran Turco, de su modo de gouierno ... martyrios de algunos martyres, y de otras cosas notables, Madrid, Alonso Martin (éd.), 1622, p. 61-62.

56 ASV, Collegio, Relazioni, b. 5, 1578, Relatione del Clarissimo messer Giovanni Corraro del baylazo di Costantinopoli : « [...] tutto quello possiede in Europa è tutto habitato da Christiani i quali altro non bramano né d'altro pregano continuamente il Signor Dio che di esser un giorno liberati dalla servitù et molta miseria nella quale si ritrovano. ».

57 Luigi FIRPO, op. cit., p. 315 : « Et credo che, si li Greci delli antiqui tempi ritornassero a vederle, non le riconosceriano : a tanto è devenuta per la tirannide la loro deiettione [...] ».

58 Ibid., p. 393-394 : « [...] come dicono ora nella guerra d'Ungheria dalli rassiani, popoli greci, sudditi turcheschi, di confine, che per disperazione s'inducono a ribellione. ».

59 Maria Pia PEDANIS-FABRIS, Relazioni di ambasciatori veneti al senato- Constantinopoli : relazioni inedite (1512-1789), Turin, Bottega d'Erasmo, 1996, p. 316-317.

60 Ibid., p. 434 et suiv.

61 Luigi FIRPO, op. cit., p. 338.

62 Ibid., p. 364- 365.

63 Bernard DOUMERC, « La révolte des Kladiotes : défense de la foi ou guerre de libération en Morée vénitienne à la fin du XVe siècle », p.2.

64 Ancien serviteur de Venise, il devient pirate avant de se faire emprisonné par les Ottomans. Voir Apostolos E. VACALOPOULOS, Origins of the Greek Nation, New-Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1970.

Citer cet article

Référence électronique

Alexandra Laliberté De Gagne, « Entre défiance et collaboration : les Grecs d’Épire et du Magne aux XVIe-XVIIe siècles au regard des sources vénitiennes », Line@editoriale [En ligne], 8 | 2016, mis en ligne le 13 avril 2023, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1650

Auteur

Alexandra Laliberté De Gagne

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