Introduction : la géographie de l’île
L’île de Crète, longue de deux cent cinquante kilomètres et large de trente-cinq, se compose de plaines, comme Candie et Réthimo, et de groupes montagneux, comme Sélino et Kissamos. La péninsule de Sitia dessine une courbe descendante vers la meriii. Le blé est cultivé dans la plaine de la Messarée, ou le long des littoraux joignant Réthimo et Milopotamosiii. Le district de Sitia se révèle moins propice à la céréaliculture, mais moins densément peuplé, il peut produire un surplus céréalieriv.
Outre son rôle agricole, la Crète forme un nœud stratégique du réseau commercial vénitien car située au carrefour de la mer Egée et de la Méditerranée orientale, la Crète est un grenier à blé (et une source de revenus financiers) et constitue une colonie d’exploitation pour la métropole. Depuis son annexion par Venise à la suite de la Quatrième croisade, elle fait office de relais aux ports de Coron et Modon, principales bases de la flotte vénitienne, et joue un rôle essentiel face à la piraterie.
En dehors de son rôle stratégique au sein du Levant vénitien, son administration politique s’organise de la manière suivante. Au sommet de l’administration de l’île se trouvent le duc et ses conseillers. La carte réalisée par Freddy Thiriet montre que l’île de Crète se compose de châtellenies disposant de plusieurs châteauxv et regroupées en quatre districts, d’ouest en est, La Canée, Réthimo, Candie et Sitiavi. Des recteurs les dirigent et appartiennent, comme les châtelains, aux magistratures subalternes. Freddy Thiriet, se fondant sur les registres du Grand Conseilvii, démontre que les rectorats de La Canée et Réthimo ne furent créés qu’en 1307viii, tandis que celui de Sitia le fut en 1314ix. Ces trois chefs-lieux organisent et règlementent, sous la domination vénitienne, la vie civile de l’îlex.
Nous venons d’évoquer brièvement la géographie de l’île, sa place dans le système maritime vénitien et son administration politique. Plusieurs travaux ont éclairé les premiers siècles de la domination vénitienne sur cette île mais une partie de la documentation reste encore inédite et délaissée, notamment des notaires dont les archives sont entreposées à l’Archivio di Stato de Venise, en particulier dans les séries Cancelleria inferiore, Notai et Notai del Regno di Candia. Ces documents permettent d’affiner notre connaissance des évolutions que connaît la Crète de 1261 à 1334 et de mieux saisir quels sont les principaux enjeux de sa relation avec son centre dominant, Venise.
On évoquera d’abord le défi que représente pour Venise l’entretien de l’île de Crète comme colonie d’exploitation. Ensuite, on analysera les contestations de la domination vénitienne. Enfin, on terminera en expliquant en quoi ce nœud stratégique a une efficacité limitée au sein du réseau vénitien en mer Égée.
1. L’entretien malaisé de l’île de Crète comme colonie d’exploitation
1.1 L’évasion des responsabilités publiques en dépit de l’interdiction du refus et de l’obligation de rester sur place
Certains individus, à qui le Grand Conseil fait don de certaines châtellenies ne s’y rendent pas, privilégiant d’autres destinations. Ces largesses ne permettent pas à la métropole de bien contrôler ce qui se passe sur l’île. Le Grand Conseil engage une mesure de rétorsion le 25 mars 1324. Il décide que le titulaire d’un office en Crète perd cet office s’il en accepte un autre, à Venise ou dans le Dogado. Il en sera de même pour celui qui aura été pourvu, par grâce, d’un office ou d’une châtellenie situés en Crète et qui n’a pas accepté son mandat dans le délai d’une année. Celui-ci perd automatiquement ce mandat. Une telle décision s’explique car des offices et des châtellenies en Crète sont régulièrement concédés per gratiam à des gens peu soucieux de se rendre au lieu où ils doivent rentrer en fonction. De plus, ces derniers acceptent d’autres offices, n’allant « en Crète qu’au moment où cela leur plaîtxi ». Or, avant même la Serrata du Grand Conseil en 1297, qui peut être définie comme à la fois l’élargissement et la fermeture de cette assemblée vénitiennexii, le citoyen vénitien n’était pas libre d’agir aux dépens de l’intérêt de la communexiii. Aussi, Donald Queller conseille de faire la distinction entre offices désirés et non-désirésxiv. Il pose le problème ainsi : comment surmonter alors l’apparente contradiction entre la chasse aux offices publics et, dans le même temps, le refus de ceux-ci ?
Pour éviter que ce genre de pratique ne se reproduise, le Grand Conseil, dans une pars datée du 7 mai 1298, décide qu’il est interdit désormais « d’échanger avec un magistrat ou un recteur l’office ou la charge auxquels on a été régulièrement désignéxv. » Quelques semaines plus tard, le 26 juillet, il décrète que les recteurs venus séjourner à la métropole pour cause de maladie ne peuvent y rester que deux mois au maximum. Au-delà, « ils perdront automatiquement leurs chargesxvi ».
1.2 Des problèmes de corruption mettent en péril la protection des biens de la Commune
Pourtant, ce système législatif connaît des limites avec l’irresponsabilité du patricien
vénitien dans de nombreux cas. La Commune de Venise utilise certes nombre de délibérations pour lutter contre « la cupidité des gestionnaires et les abus de pouvoirsxvii. » Cependant, la législation imposée par la métropole accuse certaines faiblesses : « les responsables qui appartiennent au même groupe social que les enquêteurs, parfois aux mêmes clans familiaux, sont rarement punis et les victimes jamais indemniséesxviii. » La Commune de Venise fait preuve de beaucoup de tolérance, coupable ou non, face aux comportements de certains de ses patriciens.
Prenons l’exemple de l’ancien duc de Crète Andrea Zen. Le Grand Conseil, dans une pars du 2 mars 1277 évoque son cas. Les Avocats de la Commune présentent au Grand Conseil leur rapport à son sujet. Il stipule que ce dernier s’est rendu coupable d’avoir accepté des cadeaux de ses administrésxix. Malgré l’évidente preuve de sa corruption, sur 268 présents au Conseil, 144 se prononcent pour l’acquittement (capta), 44 pour une condamnation tandis que 64 s’abstiennent (non sinceri)xx. Du fait des lacunes des sources, on ne peut pas savoir quels sont ceux qui, parmi les membres du Grand Conseil présents pour délibérer sur ce cas, ont intérêt à ce qu’Andrea Zen ne soit pas condamné.
On l’a vu, les tentatives de détournement des fonds existent, ou du moins peuvent être supposées. Une pars du Grand Conseil du 9 novembre 1288 accuse Andrea da Molin, duc de Crète de 1286 à 1287xxi, de diverses malversations. On pourrait s’attendre à une condamnation, mais « la proposition le condamnant est repoussée (seulement 43 voix pour, 100 contre et 47 non sinceri)xxii. »
Ainsi, le Grand Conseil sait s’adapter à certaines situations et passer outre les lois habituelles. Le 16 mars 1305, il fait grâce de l’office de châtelain de La Bicorne (Apokoronas), situé sur l’île de Crète, pour deux ans à Marco Venier. L’excellence de ce personnage dicte le choix du Grand Conseil. Pourtant les statuts interdisaient de faire grâce d’un office en faveur d’un particulierxxiii. Toutefois, selon Donald Queller, « l’empire vénitien offrait de multiples possibilités d’emplois pour les nobles pauvresxxiv. » Il se fonde sur l’exemple des châtellenies et des postes de commandements vénitiens utilisés en temps de paix pour distribuer les offres. Et peu importe d’ailleurs si une guerre éclate soudainement. En effet, une grâce de l’année 1311 concède la châtellenie de Castro Nuovo sur l’île de Crète à Giovanni Zancaruolo, car ce dernier a passé onze mois en prison ayant été capturé pendant la guerre de Ferrarexxv.
Le cas de l’île de Crète est symptomatique de tentatives frauduleuses. Pour éviter qu’elles se reproduisent, la métropole resserre son contrôle. En effet, l’avidité pour les offices de l’île de Crète, liée à la libéralité avec laquelle ils sont concédés, est l’objet d’un décret du Grand Conseil le 17 décembre 1304xxvi. Ils doivent dorénavant être distribués seulement avec le consentement de cinq membres du Conseil ducal, trente membres des Quarantexxvii (et les deux tiers du Grand Conseil)xxviii. En dépit de cette mesure, la fraude continue. La pars du 16 septembre 1326 affirme d’abord que le décret du Sénat réservant la moitié des offices aux vénitiens habitant l’île, notamment les feudataires, doit être respecté, « sans aucune restriction ni fraudexxix. »
L’autre moitié doit être laissée à la discrétion des recteurs. Concernant les feudataires, la nomination nécessite d’être faite par un vote du Grand Conseil de l’île de Crète. Le partage entre ces deux moitiés a pour obligation d’être référencé sur une liste des offices, envoyée par le duc de Crète à la métropole. C’est la condition sine qua non pour que les offices soient concédés. En outre, les membres du Regimen de Crète n’ont pas le droit de faire des concessions d’office, sinon ils s’exposent à une « peine de cinquante livres (de petits deniers) d’amende imposée au conseiller ou à tout magistrat défaillantxxx. » On est en présence d’une véritable carence de l’application des loisxxxi. En effet, pour Donald Queller, la simple répétition des lois sur le même sujet peut être l’indicateur le plus évident du fait que la pénalisation des refus et des démissions des offices n’était pas appliquée avec continuité et cohérencexxxii. Par exemple, les nombreuses lois contre la corruption évoquées précédemment montrent que le problème ne se résout pas.
De ces limites ressort une conclusion, dictée par Guillaume Saint-Guillain : « nul ne niera que l’État vénitien produit dès cette époque de l’idéologie, mais c’est moins elle qui le fait tourner au quotidien que la résultante des intérêts privés confrontés dans le cadre des institutionsxxxiii. » La détermination de la Commune de Venise est de facto la conséquence des intérêts en jeuxxxiv. En veillant à la bonne des gestions des affaires d’Orient, ici l’île de Crète, le patriciat veille ainsi aux intérêts du groupe qu’il incarne. L’honneur est une question de point de vue, celui d’un groupe social dirigeant, dont l’image de soi se construit depuis plusieurs décennies autour d’un concept fondé sur des origines illustres, dont les chroniques vénitiennes du XIIIe et XIVe siècles se font l’échoxxxv.
L’honneur est un principe politique servant de prétexte pour rendre les patriciens vertueux et légitimes aux yeux du popolo, notamment des hommes du popolo minoto, qui ne peut accéder aux postes à responsabilité en Orient, puisqu’ils n’appartiennent pas au Grand Conseil. Cette emprise du patriciat pour les offices de intus et de foris au Levant n’est pas seulement générale. Elle est la somme du regroupement de stratégies nobiliaires mises en place par les familles, avec les répercussions afférentes sur la fama du patricien et du lignage concerné. En effet, les familles, amis et autres personnes avec qui ils partageaient des intérêts économiques et politiques soumettaient les nobles qui détenaient des charges à de nombreuses et lourdes pressionsxxxvi.
1.3 Une colonie d’exploitation avec une faible population de colons
Au-delà des détenteurs des charges, qu’en est-il de la population vénitienne sur cette île ? Les Vénitiens constituent une minorité, « quelques milliers tout au plusxxxvii. » Ils ont des possessions dans les campagnes, même s’ils n’y habitent pas, puisqu’ils doivent vivre dans les villes. Une loi les oblige en effet à « résider à Candie, sous la surveillance constante du duc de Crètexxxviii. » Les actes de la pratique sont indispensables pour donner un bref aperçu, avec le prisme du patriciat, de cette présence vénitienne.
De 1278 à 1281, les actes notariés de Leonardo Marcello recensent quelques patriciens, dont un Nicolaus de Canalxxxix, et deux feudataires, Andrea et Giovanni Corner, qui louent à perpétuité une terre, située dans le casal de Lembaro, à leur vilain (à l’origine tout habitant d’une villa, d’où le sens de paysan)xl Michalli Fornicataxli. Ensuite, d’après les actes du notaire Crescenzio Alessandrino, l’île de Crète est fréquentée de 1281 à 1285 par les case Michielxlii, da Canalxliii, da Molinxliv et Signoloxlv. Certains sont possesseurs d’un casal (c’est-à-dire d’une tenure dotée d’une habitation, d’une exploitation rurale familiale, dans les régions méditerranéennes) xlvisur l’île, d’autres passent des contrats avec des hommes d’affaires grecs et latins. Les actes des notaires Angelo de Cartura et Donato Fontanellaxlvii, édités par Alan Stahlxlviii, donnent un aperçu supplémentaire respectivement pour les années 1305-1306 et l’année 1321xlix.
Dans les différents actes édités par Sally McKee pour son étude sur les testaments dans cette îlel, on recense plusieurs familles de dirigeants. On retrouve Biagio Semitecolo, dont on est pas sûr qu’il fut le futur châtelain de Cérigoli, témoin d’un testament rédigé le 4 mai 1321 par le notaire Andreas de Bello Amore pour Maria, fille de Filippo Querinilii. On découvre des liens matrimoniaux existants entre la Cà Barbarigo et la Cà Corner, avec le cas de Filippa, exécutrice testamentaire de feu Giovanni Barbarigo, le 18 mai 1324liii. On croise aussi des membres de la Cà Giustinianliv. Pour les actes du notaire Giovanni Gerardolv, Sally McKee trouve notamment un Giovanni Trevisan pour le 28 juillet 1334lvi. De notre côté, pour les actes du notaire venant uniquement de la busta 100, nous avons repéré un acte mentionnant un Zorzi de la Cà Zenlvii, et quelques autres actes faisant référence à nouveau à des membres de la Cà Cornerlviii. De même, on peut déceler aussi la Cà Gradenigo en 1329lix. La Cà Corner semble entretenir des liens avec la Cà Barbo aussilx. En 1327, des membres de la Cà Barozzi sont cités avec Agnes, épouse et exécutrice testamentaire de feu Giovanni Querinilxi. Deux ans plus tôt, le 26 septembre 1325, on trouve un Fantino Soranzo, alors originaire de Venise, de la paroisse Santa Marialxii. En somme, nous sommes en présence d’un réseau d’alliances matrimoniales tissé par des familles de feudataires, exerçant leur domination sur l’île de Crète. Certains Vénitiens, tels ceux de la Cà Soranzo, semblent être de passage sur cette île en 1325.
2. Une domination vénitienne contestée au sein de l’île
Si les Vénitiens s’installent et colonisent l’île, leur domination se révèle loin d’être aisée : la pacification de l’île progresse difficilement. Plusieurs révoltes éclatent contre le « pacte colonial » organisé par la métropole. « Les deux plus graves sont celles de Georges Cortazzi et d’Alexis Kalergislxiii. »
Le premier grand mouvement insurrectionnel dure de 1264 jusqu’en 1299. En 1267, lors d’une bataille dans la plaine de la Mésarée, les Vénitiens subissent une défaite. Ils connaissent un autre échec en 1274. Toutefois, Freddy Thiriet doute de la fiabilité de cette chronologie fournie par le chroniqueur Antonio Kalergislxiv. L’intraitable Georges Cortazzi préfère l’exil en 1269, car il ne veut pas se soumettre à des maîtres latinslxv. La famille des Cortazzi fait encore parler d’elle en 1275, quand le duc de Crète Marino Zen trouve la mort dans une embuscadelxvi.
De son côté, Alexis Kalergis mène une autre série de révoltes. Celle-ci dure dix-huit ans, de 1281 à 1299, si l’on s’en réfère au document édité et publié en 1857 par Ludwig Friedrich Taffel et Georg Martin Thomaslxvii. La signature du traité de paix par le duc de Crète Vitale Michiel, mentionnée dans la Cronica brevis d’Andrea Dandololxviii, ne constitue pas une victoire pour Venise, mais un soulagementlxix. Elle est l’aveu de l’incapacité de la métropole à résoudre ce conflit autrement qu’en faisant de nombreuses concessions à un chef autochtone. De plus, elle montre l’inefficacité de la colonisation militaire engagée de 1211 à 1252lxx. Pourtant, si l’on cite Michel Balard :
« par la Concessio Cretae de septembre 1211, le doge Pietro Ziani réserve à l’État vénitien la région de Candie en toute propriété et concède le reste de l’île à perpétuité à 180 colons vénitiens, soit 132 chevaliers et 48 fantassins […] Les feudataires vénitiens, membres des grandes familles de la Sérénissime, reçoivent des « chevaleries », s’engagent à défendre l’île par un service militaire permanent. Les fantassins, recrutés parmi les gens du peuple, reçoivent des « sergenteries » et sont tenus de servir avec un armement approprié à leur rang. Le recrutement s’effectue sur la base du volontariat, mais reste toujours inférieur aux besoins, de sorte que d’autres contingents sont envoyés en 1222, 1233 et 1252, pour l’installation desquels le gouvernement vénitien est contraint à un engagement financier accrulxxi. »
Pour résumer, cette colonisation militaire combine mise en valeur de la terre et mise en défense de l’îlelxxii.
Les feudataires et la métropole ont beaucoup de chance qu’Alexis Kalergis ne réponde pas à l’appel des Génois en 1296lxxiii. Toutefois, Venise, en apaisant un des plus puissants archontes de l’île de Crètelxxiv, espère pouvoir ainsi pacifier l’île, d’autant que le soutien de Constantinople à la résistance crétoise s’affaiblit progressivement au XIVe sièclelxxv. Il n’est pas étonnant que la création des districts de La Canée, Réthimo et Sitia ne date que du début du XIVe siècle.
La création de ces trois districts n’empêche pas la révolte de 1333-1334, organisée par les feudataires. Elle dure quelques mois autour du castel-Selinolxxvi. La limitation du pouvoir du duc de Crète n’améliore pas la situation. Ainsi, le 25 septembre 1308, il « n’a pas à se mêler des affaires qui opposent la communauté des feudataires à cinq nobles de Candielxxvii. »
En outre, la métropole doit tenir compte des revendications des feudataires. « En 1302, les feudataires de la Canée s’élèvent contre la détention, par des bâtards et des Grecs, de fiefs ou d’offices qui leur sont réservés, et contre leur présence dans des assemblées de feudataireslxxviii. » Cette protestation est causée par le non-respect de l’interdiction de 1293, qui interdit « à tous les Latins détenant des fiefs ou des terres en bourgeoisie de conclure des alliances matrimoniales avec des Grecs, sous peine de perdre les biens et d’être expulsés de l’îlelxxix. » La métropole donne raison aux feudataires de la Canée, sauf pour le cas des fiefslxxx.
Cette politique de ségrégation de la Commune contre les mariages mixtes, pour éviter la naissance de vasmulilxxxi, ne doit pas nous amener à conclure à une volonté d’homogénéité ethnique, selon Sally McKeelxxxii. Les actes notariés qu’elle a édités montrent au contraire que les Latins et les Grecs de Candie et ses districts font du commerce ensemble. D’ailleurs si les Kalergis ne sont pas « les premiers à franchir « la barrière ethnique », comme l’a écrit Freddy Thiriet »lxxxiii, leur exemple, comme union mixte entre les feudataires latins et les familles grecques nobles n’est pas isolélxxxiv.
3. Un nœud stratégique à l’efficacité relative
Sur le plan interne, la métropole et les familles de feudataires présents sur l’île à partir de la Concessio Cretae de 1211 peinent à s’imposer. Cette pénétration limitée n’empêche pas l’intégration de la Crète dans l’empire vénitien. L’île forme un avant-poste relativement efficace pour la métropole face aux dangers en Méditerranée orientale et en mer Égée.
En effet, une pars (délibération) du 29 novembre 1309 nous apprend que le Grand-Maître des Hospitaliers, Foulques de Villaret, compterait s’emparer de Mytilène, voire de Chypre et même de Candie, alors qu’il fait route vers Rhodes. Le gouvernement charge le Regimen de Crète d’organiser la défense de l’île. Pour ce faire, il lui envoie des armes et de l’argentlxxxv. De plus, il informe le duc et les conseillers de Crète que Niccolò Trevisan vient de recevoir l’ordre de gagner La Canée, avec une bonne galère, afin de protéger le port des attaques possibles de la part de la flotte des Hospitaliers. La galère de Trevisan doit apporter des armes, qui seront débarquées à La Canée et à Candielxxxvi.
Ainsi on peut constater que l’influence du duc de Crète ne se limite pas à l’île de Crète. Plus tard, le duc de Crète Niccolò Zane et ses conseillers Marinus Viglioni et Giacomo Gradenigo rappellent à l’ordre le seigneur de Santorin Andrea Barozzi en 1318 : une sentence enregistrée à Candie le 7 septembre donne raison à Gerardo Desdelxxxvii. En effet, Andrea Barozzi demande avec insistance à Gerardo Dresde de lui fournir un vilain, mais Gerardo Dresde ne cède pas à sa requêtelxxxviii.
Malheureusement pour Venise, les excès des feudataires, les abus de pouvoir ou la négligence dont font preuve les officiers désignés par la métropole mettent à mal l’efficacité de cet avant-poste. Le 5 décembre 1330, les membres du Conseil des Dix approuvent « à l’unanimité la proposition de poursuite contre Andrea Bragadin. » Ce dernier, alors recteur de la Canée, a fait preuve d’incurie : il n’a pas recherché les traîtres de la Cà Barozzi, en dépit des ordreslxxxix. La conjuration des frères Barozzi ayant eu lieu en 1328xc, soit deux ans auparavant, il s’avère donc peu étonnant que le Conseil des Dix décide de poursuivre Andrea Bragadin. Il serait intéressant de savoir si le lignage auquel appartient Andrea Bragadin avait des relations matrimoniales ou de commerce avec le lignage des Barozzi incluant les traîtres. Cela pourrait expliquer le peu d’entrain du recteur à accomplir sa tâche. La série comissarie du fond des Procurateurs de Saint-Marc de l’Archivio di Stato de Venise pourrait peut-être donner des informations à cet égard. En effet, on peut espérer y trouver parmi les exécuteurs testamentaires les personnes susdites, membres des deux Cà concernées.
Conclusion
L’île de Crète est une colonie d’exploitation de l’empire vénitien en Méditerranée. Le contrôle et la gestion de la Crète, colonie d’exploitation de l’empire vénitien en Méditerranée se révèle malaisé. Trois explications nous semblent déterminantes : l’irresponsabilité de certains patriciens, la collusion entre bien privés et biens publics dont certains patriciens sont responsables et le faible nombre de colons.
Ces dysfonctionnements entrainent une contestation récurrente de la domination vénitienne sur l’île. Malgré une colonisation militaire engagée de 1211 à 1252, les conflits demeurent endémiques de 1261 jusqu’en 1334 ». (La révolte des années 1360 n’est pas prise en compte ici vu les bornes chronologiques de notre enquête)
L’île de Crète est bien un nœud stratégique du réseau vénitien en mer Égée mais, il faut le souligner, elle « dépend du regimen de Coron et Modon pour la défense de la thalassocratie vénètexci. » Son efficacité est relative à l’échelle régionale, c’est-à-dire celle de la mer Égée.