La TA à l’épreuve du texte littéraire : d’une (im)possible restitution de l’expérience de lecture ?

Plan

Texte

À un moment donné, dans l’analyse en constituants immédiats, la phrase était située dans une hiérarchie, et on disait que la phrase était l’unité ultime. Or, il suffit de prendre le phénomène d’anaphore et le phénomène de paragraphe, une bonne partie des phénomènes d’aspect, c’est-à-dire tous les phénomènes qui font qu’à un moment donné vous avez des relations — « relation » s’oppose à « proposition », si vous voulez —, et vous vous apercevez que vous ne pouvez absolument pas vous passer du transphrastique, de ce qui est au-delà de la phrase. (Culioli, 2002 : 25)

 Despite its rapid adoption by academia and industry and its recent success (see, e.g., Hassan et al., 2018), neural machine translation has been found largely incapable of exploiting additional context other than the current source sentence. This incapability stems from the fact that larger-context machine translation systems tend to ignore additional context, such as previous sentences and associated images. (Sébastien& Kyunghyun, 2019)

On trouve toujours en plus grand nombre des articles de spécialistes de linguistique informatique tentant de comparer la qualité respective de la traduction humaine et de la traduction automatique des textes littéraires. En effet, ces derniers sont réputés poser des problèmes insurmontables aux systèmes de traduction automatique même les plus avancés, du fait de leur plus grande complexité syntaxique, de leur richesse lexicale, du rôle joué par les phénomènes discursifs (chaînes de référence, relations anaphoriques), par les références culturelles, l’intertextualité, les registres de langue, bref par tout ce qui concourt à former le « style » d’un auteur (même s’il reste toujours difficile aux littéraires de définir ce concept de « style »).

Dans les récents articles qui examinent les performances des systèmes les plus avancés de TAN (dotés de l’architecture TRANSFORMER1), la préservation de la cohérence discursive, de « l’expérience de lecture2 » et, donc, la nécessaire prise en compte par la machine du contexte, sont très souvent mis en avant. Mais comment mesurer la qualité de la traduction et savoir si « l’expérience de lecture » a bel et bien été préservée ?

Comment, en particulier, passer d’une mesure quantitative automatisée qui s’appuie sur un texte découpé en segments à une évaluation qualitative de la traduction d’un texte littéraire ? En effet, l’évaluation de la qualité de traductions produites par TAN n’est pas sans soulever quelques questions. Le système automatisé utilisé pour mesurer plus rapidement les « progrès » accomplis par les différents modèles de TAN mis au point reste assez fruste, le fameux score BLEU (pour Bilingual Evaluation Understudy) étant le plus utilisé encore actuellement3 (avec parfois des améliorations). Et même quand l’évaluation est confiée à des traducteurs professionnels, censés avoir une excellente maîtrise des deux langues en jeu, ils établissent leurs comparaisons phrase par phrase, ce qui ne permet pas de mesurer (subjectivement) la cohérence discursive4.

Certains phénomènes proprement littéraires (ou plus particulièrement littéraires) font partie intégrante de ladite expérience de lecture et sont le fruit de combinaisons de marqueurs de surface propres à chaque langue, qui renvoient néanmoins à des opérations qui sont communes à toutes les langues.

Ainsi les phénomènes de point de vue, de focalisation interne, le discours indirect libre (DIL), sont attestés dans de nombreuses langues et à des époques reculées (dans la littérature, par exemple), mais ne s’expriment pas en surface de la même manière, même si un lecteur averti reconnaîtra une parenté (d’une langue à l’autre) de l’effet particulier produit5. Ces phénomènes peuvent d’ailleurs échapper à la sagacité de certains lecteurs humains — dans la mesure où ils mettent en jeu des capacités d’interprétation complexes ; a fortiori, on peut légitimement se demander comment une machine pourrait les percevoir.

Les phénomènes aspectuo-temporels complexes propres à chaque langue, s’exprimant au travers de marqueurs divers, ne sont pas calculables au seul plan de la « simple » combinatoire morphosyntaxique, ils mettent en jeu la relation scripteur-énonciateur / lecteur-co-énonciateur, qui elle-même implique nécessairement une part d’interprétation (c’est-à-dire un processus d’ajustements intersubjectifs). C’est pour cette raison que la traduction humaine ne peut être une simple opération d’encodage-décodage. Un même marqueur morpho-syntaxique dans une séquence textuelle peut donc recevoir des interprétations aspectuo-temporelles variées selon le co(n)texte.

Je me propose, à présent, d’observer ce qui se passe lorsque l’on soumet à la TAN des textes (un paragraphe ou plus) où ces phénomènes d’ajustements énonciatifs sont au premier plan. Je compare la traduction de ces textes par DeepL, parfois à deux périodes différentes afin d’observer les évolutions (ou involutions). J’ai écarté les traductions produites par Google Translate, pour ne pas surcharger l’étude et parce que ce système se révèle régulièrement moins performant que son concurrent allemand. On peut, d’autre part, raisonnablement penser que la paire de langue anglais-français permet d’obtenir parmi les meilleurs résultats au vu des énormes corpus parallèles disponibles.

Je compare ensuite ces traductions automatiques (anglais  français) à plusieurs traductions humaines publiées (quand elles sont disponibles) et parfois à mes propres traductions. Les passages sélectionnés mettent tous en jeu, à des degrés divers, le phénomène du point de vue subjectif (focalisation interne) et/ou du discours indirect libre, la frontière entre les deux étant parfois ténue. Dans un tel contexte, la question de la traduction du prétérit simple en français est récurrente, comme nous le verrons. Ce tiroir temporel est comme une plaque tournante en anglais, il est omniprésent dans la narration et est de loin le temps dominant de la prose de fiction. En français, si c’est le passé simple qui constitue souvent la colonne vertébrale du récit, il est concurrencé par bien d’autres temps, imparfait, plus-que-parfait, passé composé, mais aussi présent, subjonctif etc., qui tous peuvent traduire un prétérit simple anglais.

Nous verrons aussi se manifester d’autres phénomènes discursifs, supra-syntaxiques, qui mettent en jeu les repérages énonciatifs et la relation énonciateur-co-énonciateur.

I- La TAN au défi du prétérit anglais

Dans cette section, nous reprenons un certain nombre d’exemples étudiés par Frédérique Lab dans son article très précieux « Traduire le prétérit : imparfait ou passé simple ? » (LAB, 1994), afin de les soumettre à la TA. Le premier exemple est l’incipit de la nouvelle de D. H. Lawrence « Sun » :

Exemple 1

"Take her away, into the sun," the doctor said. She herself was sceptical of the sun, but she permitted herself to be carried away, with her child, and a nurse, and her mother, over the sea.

The ship sailed at midnight. And for two hours her husband stayed with her, while the child was put to bed, and the passengers came on board.

“Sun” D. H. Lawrence (1928)

Ce passage est particulièrement intéressant parce qu’on n’y trouve que des prétérits simples qui vont pourtant donner lieu à une diversité de traductions en français, comme nous pouvons l’observer dans les deux traductions publiées ci-dessous :

«Emmenez-la au soleil», dirent les docteurs.

La jeune femme n’éprouvait que scepticisme à l’égard du soleil, mais elle se laissa emmener avec son fils, une bonne d’enfant et sa mère de l’autre côté de l’Océan.

Le bateau levait l’ancre à minuit. Et son mari passa deux heures avec elle, pendant qu’on couchait l’enfant et que les passagers montaient à bord.

Trad. Jeanne Fournier-Pargoire, (1972)

«Emmenez-la au soleil», avait dit le médecin. Elle-même ne croyait guère au soleil, mais elle se laissa faire et, accompagnée de son fils, d’une bonne d’enfant et de sa mère, elle accepta d’embarquer pour l’Europe.

Le bateau partait à minuit. Son mari demeura avec elle pendant deux heures tandis que l’on couchait l’enfant et que les autres passagers montaient à bord.

Trad. Pierre Nordon (1986)

Les traducteurs ont fait un choix différent pour traduire la première phrase ; le recours au plus-que-parfait par P. Nordon nous paraît justifier du fait que le premier paragraphe constitue une sorte d’analepse ou de flashback par rapport au début du récit proprement dit (le départ de la femme, de son fils et de la nurse pour l’Europe). L’emploi du passé simple par la première traductrice n’est possible, selon nous, que par le passage au pluriel du sujet (les médecins), ce qui permet de renvoyer non pas à une occurrence unique située temporellement, mais à une classe d’occurrences indéterminée. En ce qui concerne The ship sailed at midnight, la traduction à l’imparfait s’impose absolument comme le montre F. Lab6. En effet, il y aurait incohérence à utiliser un passé simple qui impliquerait que la bateau a quitté le port, alors que dans la phrases suivante les passagers sont décrits en train de monter à bord et que le mari est encore aux côtés de sa femme. En français, des verbes au passé simple qui se suivent dans le texte impliquent que les actions qu’ils décrivent se succèdent dans la chronologie de la diégèse. Il est clair qu’une telle contrainte ne pèse pas sur le prétérit simple anglais. Lorsqu’on se tourne vers les traductions automatiques de ce passage par le système DeepL à deux moments différents, on s’aperçoit que celui-ci n’a pas tenu compte du fait que le premier paragraphe est une analepse et surtout du fait que l’imparfait s’imposait pour traduire The ship sailed at midnight.

De plus, c’est l’alternance, visiblement aléatoire, entre passé simple et passé composé qui pose également problème pour traduire And for two hours her husband satyed with her. La traduction de 2021 ne constituant pas un progrès à cet égard :

« Emmenez-la au soleil », dit le médecin. Elle-même était sceptique face au soleil, mais elle s'est laissée emporter, avec son enfant, une nourrice et sa mère, par-dessus bord de mer.

Le bateau est parti à minuit. Pendant deux heures, son mari resta avec elle pendant que l'enfant était couché et que les passagers montaient à bord.

(DeepL 2019)

"Emmenez-la au soleil", dit le médecin. Elle-même était sceptique quant au soleil, mais elle se laissa emporter, avec son enfant, une infirmière et sa mère, sur la mer.

Le navire appareille à minuit. Et pendant deux heures, son mari est resté avec elle, pendant qu'on couchait l'enfant et que les passagers montaient à bord.

(DeepL 09/21)

Le présent qui apparaît dans la TA de 2021 (appareille) pour traduire sailed est intrigant. Tout se passe comme si le système avait pour ainsi dire tenu compte du fait que l’imparfait est ici une translation d’un présent, qu’il a en réalité une valeur prospective — tout comme le prétérit semble être la translation d’un présent simple7.

II-Prétérit en contexte de discours indirect libre

Dans le même article, F. Lab examine un extrait de « The Garden Party ». Elle y montre comment l’aspect lexical des verbes, la présence ou l’absence de bornes à droite dans le co(n)texte des procès, l’interprétation en termes de discours indirect libre ou pas, orientent le choix de traduction du prétérit (passé simple vs. imparfait) ou impose d’opter pour un type de procès qualitativement plus déterminé. Nous avons nous-même repris cet extrait pour en examiner un énoncé très singulier, situé entre représentation de la perception et discours indirect libre (Now the Broad road was crossed) (PONCHARAL, 2004a) ; ce passage illustre très bien l’articulation et le glissement imperceptible de la perception subjective à la représentation du discours intérieur au DIL :

It was just growing dusky as Laura shut their garden gates. A big dog ran like a shadow. The road gleamed white, and down below in the hollow the little cottages were in deep shade. How quiet it seemed after the afternoon. Here she was going down the hill to somewhere where a man lay dead, and she couldn’t realise it. Why couldn’t she? She stopped a minute. And it seemed to her that kisses, voices, tinkling spoons, laughter, the smell of crushed grass were somehow inside her. She had no room for anything else. How strange! She looked up at the pale sky, and all she thought was, “Yes, it was the most successful party.”

Now the broad road was crossed. The lane began, smoky and dark.

“The Garden Party”, K. Mansfield, 1922

Nous nous intéresserons donc aux segments en caractères gras et à leur traduction, respectivement, par trois traductrices et par le système DeepL à deux dates différentes.

Le crépuscule commençait à tomber comme Laura refermait la grille de leur jardin. Un gros chien passa en courant, pareil à une ombre. La route luisait toute blanche et là-bas dans le creux, les petites maisons étaient plongées dans une obscurité profonde. Comme tout semblait tranquille après cette journée ! Voilà qu’elle descendait la colline, allant quelque part où un homme gisait mort, et elle ne parvenait pas à saisir la réalité de ce fait. Pourquoi ne le pouvait-elle pas ? Elle s’arrêta une minute. Et il lui sembla que les baisers, les voix, les tintements de cuillères, les rires, l’odeur de l’herbe piétinée étaient, elle ne savait comment, en elle. Il n’y avait pas de place pour autre chose. Que c’était étrange ! Elle leva les yeux vers le ciel pâle, et la seule pensée qui lui vînt fut celle-ci : » Oui, c’était la fête la plus réussie. »

Maintenant elle avait traversé la large route. La ruelle s’ouvrait, enfumée et sombre.

(trad. M. Duproix, 1994 [1929], p. 98-99)

Le crépuscule tombait quand elle ferma le portail. Un grand chien passa comme une ombre. La route luisait, blanche, et en dessous, dans le creux, les petites maisons étaient plongées dans l’obscurité ? Comme tout semblait tranquille après l’agitation de cet après-midi. La voilà qui descendait la colline pour aller vers un lieu où reposait un homme mort, mais elle ne pouvait y croire. Pourquoi donc ? Elle s’arrêta un instant ? Et il lui sembla que les baisers, les voix, le tintement des cuillères, l’odeur de l’herbe écrasée étaient d’une certaine façon en elle. Il n’y avait de place pour rien d’autre ? Comme c’était étrange ! Elle leva les yeux vers le ciel pâle, et tout ce qui lui vint à l’esprit fut « oui, c’était une fête très réussie ».

Maintenant elle avait franchi la large route. Là commençait la ruelle, enfumée et sombre.

(trad. Ann Grieve, Langues pour tous/Pocket, 2000, p. 51)

Le soir commençait à tomber quand Laura referma la barrière du jardin. Un grand chien passa telle une ombre. La chaussée était blanche et luisante, et, en contrebas dans les creux, les petites maisons étaient plongées dans l’obscurité. Comme tout semblait tranquille après l’animation de l’après-midi. Elle descendait cette côte, se rendait quelque part où gisait un mort, mais cela n’avait aucune réalité pour elle. Pourquoi donc ? Elle s’arrêta quelques instants. Et il lui sembla que les baisers, les voix, le tintement des petites cuillers, les rires et l’odeur de l’herbe écrasée étaient en quelque sorte en elle ? Il n’y avait pas de place pour autre chose. Comme c’était étrange ! Elle leva les yeux vers le ciel pâle, et sa seule pensée fut : « Oui, la garden-party a vraiment été une réussite. »

Maintenant, elle avait traversé la large avenue et se trouvait à l’entrée de la ruelle enfumée et sombre.

(trad. Françoise Pellan, Gallimard, 2002, p. 73)

Conformément à l’analyse de F. Lab, les trois traductrices ont rendu le premier segment par un verbe d’action au passé simple (passa), écartant le verbe d’activité courir qui apparaît, au premier abord, comme la traduction « naturelle » de run. Elles ont en revanche toutes conservé la conjonction de coordination du segment suivant (And it seemed to her) et traduit le verbe au passé simple, alors qu’il était possible de la supprimer et de rendre le prétérit « seemed » par un imparfait (Il lui semblait), dans la continuité de leur traduction de How quiet it seemed. En effet, l’imparfait nous paraît préférable, car il s’inscrit dans la série de marques du discours indirect libre qui émaillent le paragraphe, contrairement au passé simple. Il s’impose d’ailleurs dans la traduction de l’interjection « How strange ! ».

Les trois traductrices ont traduit la première phrase du paragraphe suivant à la voix active. Il s’agit ici d’une contrainte forte (voir PONCHARAL, 2004a). F. Pellan a même choisi de réunir les deux premières phrases et de marquer ainsi la continuité discursive qui est bel et bien présente. La voix passive en anglais a pour conséquence l’effacement du sujet-agent (She/Laura) et permet au lecteur-co-énonciateur d’occuper, pour ainsi dire, cette place vide et donc de se trouver dans la position de Laura qui vient de franchir cette frontière symbolisée par la grand-route qui sépare un monde de l’autre. On a affaire ici à une expérience de lecture singulière et difficilement traduisible.

Lorsqu’on se tourne vers la TA, on s’aperçoit — sans surprise — que ran a été rendu par courait (les deux fois), ce qui produit un effet assez étrange, du fait que l’imparfait ne construit pas de bornes au procès, donnant l’impression que ce chien court de toute éternité. DeepL 2020 traduit le segment And it seemed to her à l’imparfait tout en conservant la conjonction de coordination, ce qui est discutable : Et il lui semblait ; en revanche, la machine semble avoir rectifié le tir en 2021 et opté pour la passé simple, sans que l’on sache si c’est l’effet du hasard, puisque l’énoncé qui précède est, quant à lui, traduit dans les deux cas au passé composé. Encore une fois, on constate une absence de cohérence dans le choix entre passé simple et passé composé. De même, la TA ne paraît pas tenir compte du contexte passé (discours indirect libre) dans sa traduction de l’exclamation How strange!, le présent donnant l’impression que cette exclamation est attribuable au narrateur et non plus au personnage. Enfin, évidemment la voix passive a été conservée en dépit de son incongruité patente en français8 :

Le crépuscule commençait à s'estomper quand Laura a fermé les portes de leur jardin. Un gros chien courait comme une ombre. La route était d'un blanc éclatant, et en contrebas, dans le creux, les petits chalets étaient à l'ombre profonde. Comme c'était calme après l'après-midi. Elle descendait la colline jusqu'à un endroit où un homme gisait mort, et elle ne pouvait pas s'en rendre compte. Pourquoi n'a-t-elle pas pu ? Elle s'est arrêtée une minute. Et il lui semblait que des baisers, des voix, des cuillères à tintement, des rires, l'odeur de l'herbe broyée étaient en elle. Elle n'avait pas de place pour autre chose. Comme c'est étrange ! Elle leva les yeux vers le ciel pâle et se dit : "Oui, c'était la fête la plus réussie."

Maintenant, la large route était traversée. La voie commençait, enfumée et sombre.

(DeepL, 2020)

Le crépuscule commençait à poindre lorsque Laura a fermé le portail du jardin. Un gros chien courait comme une ombre. La route brillait de mille feux, et en bas, dans le creux, les petits cottages étaient dans une ombre profonde. Comme tout semblait calme après l'après-midi. Elle descendait la colline vers un endroit où un homme gisait mort, et elle ne pouvait pas s'en rendre compte. Pourquoi ne le pouvait-elle pas ? Elle s'est arrêtée une minute. Et il lui sembla que les baisers, les voix, les cuillères qui tintent, les rires, l'odeur de l'herbe écrasée étaient en quelque sorte en elle. Elle n'avait de place pour rien d'autre. Comme c'est étrange ! Elle a regardé le ciel pâle, et tout ce qu'elle a pensé, c'est : "Oui, c'était la fête la plus réussie."

Maintenant, la grande route était traversée. La ruelle commençait, enfumée et sombre.

(DeepL, 09/2021)

III- Traduire la représentation de la perception subjective

Le texte suivant extrait du roman de Graham Greene The Heart of the Matter (1948) fournit de nombreux exemples de problèmes de traduction et permet de pointer des différences notables entre l’anglais et le français, touchant à la construction du point de vue subjectif. Il se situe au début de la section 4 du chapitre 1 de la troisième partie du roman ; on peut donc considérer qu’il constitue une unité textuelle relativement autonome (en gras dans le texte original les passages sur lesquels je vais m’arrêter) :

Exemple 2

It was nearly one in the morning before he returned. The light was out in the kitchen quarters and Ali was dozing on the steps of the house until the headlamps woke him, passing across his sleeping face. He jumped up and lit the way from the garage with his torch.

‘All right Ali. Go to bed.

He let himself into the empty house – he had forgotten the deep tones of silence. Many a time he had come in late, after Louise was asleep, but there had never then been quite this quality of security and impregnability in the silence: his ears had listened for, even though they could not catch, the faint rustle of another person’s breath, the tiny movement. Now there was nothing to listen for. He went upstairs and looked into the bedroom. Everything had been tidied away; there was no sign of Louise’s departure or presence: Ali had even removed the photograph and put it in the drawer. He was indeed alone. In the bathroom a rat moved, and once the iron roof crumpled as a late vulture settled for the night.

Scobie sat down in the living-room and put his feet upon another chair.

G. Greene, The Heart of the Matter, 1948

1) It was nearly one in the morning before he returned 

Dans la première phrase c’est la circonstancielle de temps introduite par before qui retiendra notre attention. En effet, It was nearly one in the morning when he returned serait peut-être plus attendue et surtout plus facilement (littéralement ?) traduisible : « Il était presque une heure du matin quand il rentra ».

La question qui se pose alors est celle de la nuance de sens impliquée par le recours à before plutôt que when dans la circonstancielle. On peut remarquer que la proposition circonstancielle, When he returned et la proposition principale, It was nearly one in the morning peuvent très bien échanger leur place respective.

En revanche, la proposition introduite par before ne peut en aucun cas être antéposée, ce qui tend à montrer qu’elle ne constitue pas elle-même une proposition repère mais qu’elle est bien dans la dépendance de la principale. En effet before he returned contrairement à when he returned ne permet pas de mettre en relation une relation prédicative avec le moment de sa validation ; cela n’a rien d’étonnant puisque before renvoie précisément à l’intervalle précédant le moment de validation de la relation prédicative en question, c’est-à-dire le moment où p n’était encore que visé (en français, cela entraîne l’emploi du subjonctif après avant que) ; dans le même temps, la valeur p n’est pas écartée, puisqu’elle est en quelque sorte validée de droit du fait même que it was nearly one in the morning lui procure un ancrage temporel. La situation est donc complexe.

Before, dans cette configuration, apparaît comme un facteur de modalisation de l’énoncé dans son ensemble, au sens où il fait subtilement émerger un repère point de vue privilégié, même si à ce stade, ce point de vue reste indéterminé. On peut se demander d’ailleurs si before aurait été possible sans l’adverbe aspectuo-modal nearly dans la proposition initiale. En effet, nearly qui indique que l’on se situe dans la zone frontière de « une heure du matin » entre en résonance avec before qui est la marque d’un écart avec la validation de he-return. Cet énoncé laisse apparaître (comme en filigrane) le moment où le sujet (S) n’en était qu’à envisager son retour, sans qu’il soit effectif ; à ce titre, il est comme l’expression de la division de ce sujet ; tout se passe comme si le sujet se reportait « mentalement » au moment précédant l’entrée à l’intérieur du domaine notionnel, ce qui signe la dimension aspectuelle de l’énoncé, et rend compte de l’émergence d’un point de vue. Cette première phrase, du fait qu’elle combine des repérages par rapport aux paramètres T et S, est marquée par une certaine instabilité référentielle qui contribue à instituer une dimension d’attente (voire de reproche, ressortissant à la modalité appréciative), ce qui implique la mise en jeu d’une relation intersubjective (entre le personnage représenté par le pronom personnel he et un ou une autre qui reste indéterminé(e) ; ou un dédoublement du personnage avec un jeu de dissociation entre énonciateur et co-énonciateur). On voit, au passage, à quel point aspect et modalité sont noués. On constatera aisément qu’une traduction littérale en français n’est pas possible :

1a) * Il était presque une heure du matin avant qu’il ne rentre.

Avant que entraîne l’emploi du subjonctif comme mode de l’irréel, du validable, alors qu’en anglais qu’on ait when ou before on aura une même forme : le prétérit. On ne peut pas avoir le même jeu de dissociation entre T et S dans le calcul des repérages qu’autorise le prétérit (voir PONCHARAL, 1998). Cependant, on pourrait suggérer la traduction suivante :

1b) Il ne rentra pas avant presque une heure du matin.

qui permet, comme en anglais, de mettre l’accent sur l’heure (tardive) du retour en mettant en avant l’extérieur du domaine notionnel (non-p jusqu’à une heure du matin, p après une heure du matin), on reste dans la modalité assertive, seul le paramètre T est pris en compte : avant une heure du matin, complément circonstanciel de temps, renvoie à la borne temporelle avant laquelle p n’est pas validé, la zone de validation est ainsi déterminée par défaut, en creux ; mais, contrairement à l’anglais, la prise en charge subjective (S) me semble neutralisée par le passé simple, et seul le paramètre T est activé. On est en tout ou rien, d’où le flottement introduit par le maintien de presque qui me paraît une valuation aspectuo-modale peu compatible avec le passé simple. Tournons-nous à présent vers les résultats de la TA :

Il était presque une heure du matin avant son retour. La lumière était éteinte dans la cuisine et Ali dormait sur les marches de la maison jusqu'à ce que les phares le réveillent, passant sur son visage endormi. Il s'est levé et a éclairé le chemin depuis le garage avec sa torche.

D'accord Ali. Va te coucher.

Il se laissa entrer dans la maison vide - il avait oublié les tonalités profondes du silence. Bien des fois, il était arrivé en retard, après que Louise s'était endormie, mais il n'y avait jamais eu cette qualité de sécurité et d'imprenabilité dans le silence : ses oreilles avaient écouté, même si elles ne pouvaient pas capter, le léger bruissement du souffle d'une autre personne, le petit mouvement. Il n'y avait plus rien à écouter. Il est monté et a regardé dans la chambre. Tout avait été rangé ; il n'y avait aucun signe du départ ou de la présence de Louise : Ali avait même enlevé la photo et l'avait mise dans le tiroir. Il était en effet seul. Dans la salle de bains, un rat bougea et, une fois le toit de fer froissé, un vautour tardif s'installa pour la nuit.

Scobie s'assit dans le salon et posa ses pieds sur une autre chaise.

(DeepL 2020)

Il était presque une heure du matin quand il revint. La lumière était éteinte dans la cuisine et Ali somnolait sur les marches de la maison jusqu'à ce que les phares le réveillent, passant sur son visage endormi. Il s'est levé d'un bond et a éclairé le chemin depuis le garage avec sa torche.

"Très bien Ali. Va te coucher.

Il entra dans la maison vide - il avait oublié les sons profonds du silence. Il était souvent rentré tard, après que Louise se soit endormie, mais il n'y avait jamais eu cette qualité de sécurité et d'imprenabilité dans le silence : ses oreilles avaient écouté, même si elles ne pouvaient pas capter, le léger bruissement du souffle d'une autre personne, le moindre mouvement. Maintenant, il n'y avait rien à écouter. Il monta à l'étage et regarda dans la chambre. Tout avait été rangé, il n'y avait aucun signe du départ ou de la présence de Louise : Ali avait même enlevé la photo et l'avait rangée dans le tiroir. Il est bien seul. Dans la salle de bains, un rat bougea, et une fois, le toit de fer se froissa alors qu'un vautour tardif s'installait pour la nuit.

Scobie s'est assis dans le salon et a posé ses pieds sur une autre chaise.

(DeepL 09/2021)

La première version de DeepL donne lieu à une nominalisation, recourant à l’un des procédés de traduction bien connu, la « transposition ». Cette traduction n’est clairement pas acceptable et la seconde version, qui semble avoir corrigé cette erreur, produit une traduction parfaitement recevable, sans que l’effet de sens produit par « before » n’ait pu être reproduit. En revanche, dans la phrase suivante, le problème de traduction posé par la conjonction temporelle until reste entier. En effet, until ne pourra en aucun cas être rendu par jusqu’à ce que dans la traduction française ; une fois encore, on devra lui substituer la conjonction quand :

2a) Ali somnolait sur les marches de la maison quand les phares (de la voiture) le réveillèrent.

La proposition introduite par quand vient borner l’intervalle intrinsèquement non-borné construit par l’imparfait. Jusqu’à ce que9 nécessite la préconstruction d’une borne de droite, ce que ne permet pas l’imparfait, c’est pourquoi avec le passé simple dans la principale l’emploi de jusqu’à redevient possible:

2b) Ali somnola sur les marches de la maison jusqu’à ce que les phares (de la voiture) le réveillent.

Mais, dans ce cas, l’ancrage situationnel induit par la forme aspectuelle be+ing en anglais est perdu, en même temps que l’effet point de vue, il s’agit d’un pur énoncé narratif. Until, en tant que marqueur de parcours qui va du passé vers le présent combiné avec l’opérateur be+ing, me paraît contribuer à l’émergence du point de vue d’Ali, même si paradoxalement, ce dernier nous est présenté comme somnolent.

En tout cas, nous sommes témoins d’un jeu contrôlé avec les marqueurs, ces légers décalages qui caractérisent l’écriture littéraire et qui permettent en l’occurrence de produire des « effets point de vue » souvent difficiles à conserver dans toute leur subtilité en traduction, humaine ou automatique.

3) His ears had listened for …

Ce segment est intéressant parce qu’il semble, à première vue, contredire le principe propre à l’anglais d’homogénéisation des catégories du réel : C0 animé + SV animé ou C0 inanimé + SV inanimé10. Paradoxalement, c’est en français qu’une traduction « littérale » serait difficilement acceptable, voire légèrement comique : ses oreilles avaient cherché à entendre. Il me paraît, en outre, délicat de faire entrer ears/oreilles dans la catégorie des animés, voire même dans celle des animables, comme d’autres parties du corps, alors que le verbe listen for semble, lui, bien posséder les propriétés d’un verbe animé (GUILLEMIN-FLESCHER, 1981 : 216-220). Remarquons que tout le paragraphe est centré sur la perception auditive du personnage principal. La séquence débute, une fois que le personnage (Scobie) a pénétré dans la maison, par l’énoncé oxymorique he had forgotten the deep tones of silence ; puis d’autres retours tardifs par le passé sont mis en relation avec ce retour en particulier. La remarque sur les différences qualitatives entre ce silence-là et le silence qui régnait avant le départ de Louise (There had never been quite this quality of security etc.) ; le déictique this, puis le now de la phrase suivante, mettent en évidence un repérage de type situationnel dont le personnage est l’origine, ce qui invite le lecteur à faire de celui-ci le centre des perceptions11 et notamment de la perception auditive, telle qu’elle est mise en relief à travers l’énoncé qui nous occupe.

Remarquons que seul listen suivi de la préposition for semble admettre ears comme sujet. En effet his ears listened to the faint rustle of another person’s breath paraît étrange. Avec listen for l’agentivité du procès est renforcée, puisque c’est l’effort pour entendre qui est thématisé. Et, au plan de la fiction, cette formulation qui peut sembler un peu surprenante en anglais12 permet une focalisation sur les perceptions du personnage, et donc la construction du point de vue subjectif. Le français ne permet pas ici de jouer sur le décalage entre perception actualisée (listen to) et perception anticipée ou visée (listen for)13.

Pour rendre l’effet de sens de la particule for, on pense évidemment au verbe de conation « chercher à », et à une traduction par la périphrase chercher à écouter  (à entendre ?), mais cela n’est guère satisfaisant ; il faudra donc trouver une solution de « contournement », je propose : 

3a) Il avait tendu l’oreille, en vain [sans rien percevoir toutefois], à l’affût du moindre souffle, du moindre mouvement trahissant une présence.

La locution tendre l’oreille rend compte de la dimension conative de listen for, mais elle est intransitive, donc ne permet pas de spécifier un objet de la perception, d’où le recours à la locution « à l’affût ».

Sans surprise, les deux versions de DeepL nous proposent une traduction littérale : « ses oreilles avaient écouté … ».

4) In the bathroom a rat moved.

Hors contexte, ce segment pourrait être considéré comme un simple commentaire du narrateur omniscient (focalisation externe), mais comme nous venons de le voir, tout le passage vise à (nous) (re)présenter les perceptions subjectives du personnage, notamment ses perceptions auditives. On peut penser que Scobie, ne se trouvant pas dans la salle de bain, entend un bruit caractéristique provenant de celle-ci qu’il interprète comme signe de la présence d’un rat ; de même qu’il déduit du craquement que fait le toit en tôle l’arrivée d’un vautour. Ainsi cette phrase apparaît à la fois comme un commentaire, une description « objective », et comme la représentation des « pensées » ou « réflexions » du personnage déclenchées par ses perceptions. Quand on en vient à traduire, on s’aperçoit vite qu’une traduction « littérale » n’est guère recevable :

4a) ?? Dans la salle de bain, un rat bougea/bougeait.

On retombe sur le problème posé par A big dog ran like a shadow. La question la plus épineuse concernant le choix du verbe d’une part, et de sa forme aspectuelle d’autre part, les deux étant liés. On s’aperçoit rapidement que quel que soit le verbe de mouvement ou de déplacement en français, aucun ne va convenir. Si l’on choisit un verbe comme « détaler » qui a des propriétés inchoatives, le passé simple sera possible, mais rappelons que ce dernier est incompatible avec la représentation du point de vue subjectif (focalisation interne) ; un verbe comme « fureter » est sans doute plus acceptable et compatible avec l’imparfait, ce dernier ne venant pas bloquer la représentation de la perception subjective  :

4b) Dans la salle de bain, un rat furetait.

Néanmoins on peut se demander, étant donné le contexte, si la traduction la plus naturelle en français, en apparence très éloignée de l’énoncé original, n’est pas la suivante :

4c) Il entendit un rat dans la salle de bain.

On peut considérer que cette traduction constitue une explicitation de l’énoncé anglais, puisque les deux pôles de la relation de perception sont rétablis (Il-entendre-rat) et donc qu’encore une fois il y a bien représentation d’un événement de perception, mais pas représentation du point de vue ou de la perception subjective. Par ailleurs, Dans la salle de bain, il entendit un rat indiquerait que Scobie se trouve dans la salle de bain quand il entend le rat ; en anglais, Scobie étant devenu au fil du texte la source des repérages, le groupe prépositionnel antéposé in the bathroom est à la fois repéré par rapport à cette source énonciative, et fournit un ancrage spatial à l’événement rat-move. Donc il a un double statut. C’est parce que Scobie sait où se trouve la salle de bain dans la maison (le the accompagnant bathroom est donc la marque d’un repérage situationnel plutôt que contextuel14) qu’il peut situer spatialement le déclencheur de sa perception auditive et dans un second temps la qualifier (il s’agit probablement d’un rat qui furète) ; cette qualification s’appuyant sans doute sur le fait que ce n’est pas la première fois qu’il entend un rat, qu’il sait qu’il y a des rats et qu’ils ont une tendance à vaquer à leurs occupations la nuit et à l’abri des regards. En anglais, si le complément de lieu était postposé, a rat moved in the bathroom, il servirait d’abord à délimiter l’espace où se déroule l’événement rat-move.

Ce texte appellerait une multitude d’autres commentaires concernant diverses difficultés de traduction, mais j’ai surtout voulu montrer ici comment ces difficultés pouvaient se « négocier » concrètement, c’est-à-dire à travers des propositions de traduction, tout en mettant au jour les agencements de marqueurs d’opérations à la source des effets « stylistiques » et/ou « narratologiques » produits — ces derniers ressortissant aussi bien d’une analyse littéraire. Le dernier segment que je souhaite analyser ressortit à la fois de la question de l’anaphore et du point de vue subjectif.

5) Scobie sat down in the living-room and put his feet upon another chair

Ce qui nous intéresse dans cet énoncé c’est l’emploi du déterminant anaphorique « another » (qui implique la reprise d’un élément déjà posé dans le co(n)texte gauche). Or, le mot « chair » n’apparaît pas, de manière explicite, en revanche on peut considérer qu’il est représenté implicitement par le verbe sit down, sit et chair appartenant tous deux au même domaine notionnel. On pourrait donc parler ici d’une anaphore notionnelle, ou encore conceptuelle ou cognitive, selon d’autres dénominations admises. Or, il apparaît que dans ce cas précis, une telle reprise n’est pas possible en français. Ce que le système de traduction automatique n’a pas pu prendre en compte, une fois encore, car il ne s’agit pas ici d’une contrainte purement syntaxique, mais bien d’un mode privilégié de repérage et de construction des relations anaphoriques dans une langue et dans l’autre. Remarquons, d’autre part, que c’est du point de vue de Scobie qu’il s’agit d’une « autre » chaise, autrement dit, la présence de « another » participe une fois encore de l’expérience de la perception subjective.

Nous proposons la traduction suivante du passage :

Il était déjà une heure du matin quand il rentra. La lumière était éteinte dans les cuisines et Ali somnolait sur le perron de la maison quand il fut réveillé par la lueur des phares qui passait sur son visage endormi. Il se leva d’un bond et éclaira l’allée du garage.

–– C’est bon Ali. Tu peux aller te coucher.

Il pénétra dans la maison vide — il avait oublié les tonalités sourdes du silence. Souvent il était rentré tard, alors que Louise dormait déjà, mais jamais alors le silence ne lui avait paru aussi impénétrable, aussi inexpugnable. Il avait tendu l’oreille, mais en vain, à l’affût du moindre souffle, du moindre mouvement trahissant une présence. Désormais, c’était inutile. Il monta à l’étage et inspecta la chambre. Tout y avait été remis en ordre : plus aucun signe ne demeurait de la présence ou du départ de Louise : Ali avait même enlevé la photo qu’il avait remise dans le tiroir. Il était bel et bien seul. Il entendit un rat dans la salle de bains, et le grincement du toit en tôle tandis qu’un dernier vautour s’installait pour la nuit.

Scobie s’assit dans le salon et posa ses pieds sur une chaise.

(trad. B. Poncharal)

La traduction publiée tend à montrer que le bio-traducteur peut parfois traduire comme la machine :

Il était près de quatre heures [sic] du matin lorsqu’il rentra.

[…] Ses oreilles guettaient, même sans les saisir, le faible frôlement d’un souffle, le moindre petit mouvement.

Un rat bougea dans la salle de bain et le toit de tôle grinça sous le poids d’un vautour attardé qui s’installait pour la nuit.

Scobie s’assit dans le salon et posa ses pieds sur une chaise.

(trad. Marcelle Sibon, Robert Laffond, 1949)

IV-Préserver la continuité discursive et l’expérience de lecture

Le texte suivant, tiré d’une célèbre nouvelle de Hemingway, nous offre la description d’un paysage africain vu du ciel ; il est une sorte d’analogue littéraire des séquences aériennes présentées par certains documentaires animaliers que nous avons tous pu voir à la télévision. La scène semble presque entièrement vue par les yeux d’un passager embarqué dans un petit avion :

Exemple 3

Compton started the motor and got in. He waved to Helen and to the boys and, as the clatter moved into the old familiar roar, they swung around with Compie watching for wart-hog holes and roared, bumping, along the stretch between the fires and with the last bump rose and he saw them all standing below, waving, and the camp beside the hill, flattening now, and the plain spreading, clumps of trees, and the bush flattening, while the game trails ran now smoothly to the dry waterholes, and here was a new water that he had never known of. The zebra, small rounded backs now, and the wildebeeste, big-headed dots seeming to climb as they moved in long fingers across the plain, now scattering as the shadow came toward them, they were tiny now, and the movement had no gallop, and the plain as far as you could see, gray-yellow now and ahead old Compie’s tweed back and the brown felt hat. Then they were over the first hills and the wildebeeste were trailing up them, and then they were over mountains with sudden depths of green-rising forest and the solid bamboo slopes, and then the heavy forest again, sculptured into peaks and hollows until they crossed, and hills sloped down and then another plain, hot now, and purple brown, bumpy with heat and Compie looking back to see how he was riding. Then there were other mountains dark ahead.

Hemingway, “The Snows of Kilimanjaro”, 1922

Dans la première phrase, le point de vue est apparemment externe ; dès la deuxième phrase, le lecteur doit opérer un ajustement au moment où, tombant sur une nouvelle occurrence du nom propre Compie, il découvre que le pronom personnel « He » à l’initiale ne peut pas être une reprise anaphorique de ce nom propre, mais doit nécessairement renvoyer au passager que l’on vient de hisser à l’arrière de l’avion ; ce dernier devient siège et origine des perceptions sonores : as the clatter moved into the old familiar roar ; et visuelles : and he saw them all below. À partir de là, Hemingway va essayer de nous faire « vivre » l’ascension de l’avion comme si nous étions installé(s) à la place de ce passager (qui est aussi le personnage central de la nouvelle). L’impression produite est véritablement cinématographique. Toute la cohérence du texte est construite à partir de ce qui se profile dans le champ visuel du personnage en fonction du déplacement de l’avion dans l’espace en trois dimensions. La continuité du mouvement est rendue par le recours systématique à l’opérateur –ing, tandis que chaque nouvelle occurrence de and constitue au contraire comme un jalon, permettant un séquençage des actions. On pourrait voir une sorte de contradiction entre la volonté de présenter l’enchaînement des événements de la manière la plus fluide possible et ce recours constant à la conjonction de coordination, qui introduit à chaque fois une sorte de césure dans le continuum temporel ; tout comme on remarquera la juxtaposition de procès au prétérit simple avec la forme en –ing et le déictique now. Cela me semble confirmer la capacité de l’anglais à combiner les formes aspectuelles, et notamment celle du prétérit, protéiforme, à côtoyer des marqueurs de deixis, renvoyant donc nécessairement à un repérage par rapport à un énonciateur et non à un repérage « en rupture » avec lequel on associe souvent le marqueur –ed15. Ici, c’est bien évidemment le marqueur temporel now qui permet de mettre en rapport le perçu avec un sujet percevant inscrit dans la situation (le passager de l’avion), avec une originalité supplémentaire, du fait que l’on a affaire à un repère mouvant. En effet, le déictique « now » remet constamment au premier plan le moment origine de l’énonciation, ici, de la perception ; si bien que, alors même que le texte est, pratiquement en totalité, écrit au prétérit simple et à la troisième personne, nous avons l’impression d’être installés dans le présent continu de la perception, en prise directe, pour ainsi dire, avec l’expérience perceptuelle du personnage. C’est donc cette « expérience de lecture », pour reprendre les termes utilisés par les linguistes computationnels, qu’il faudrait viser à préserver en traduction.

Je vais à présent comparer la traduction de Deepl, la traduction publiée et ma propre traduction. J’ai souligné et comptabilisé les occurrences de « and », de « now » et de participes présents dans le texte original, pour faire des comparaisons avec les trois traductions. J’indique également le nombre de mots pour chacun des textes :

Compton started the motor and got in. He waved to Helen and to the boys and, as the clatter moved into the old familiar roar, they swung around with Compie watching for wart-hog holes and roared, bumping, along the stretch between the fires and with the last bump rose and he saw them all standing below, waving, and the camp beside the hill, flattening now, and the plain spreading, clumps of trees, and the bush flattening, while the game trails ran now smoothly to the dry waterholes, and there was a new water that he had never known of. The zebra, small rounded backs now, and the wildebeeste, big-headed dots seeming to climb as they moved in long fingers across the plain, now scattering as the shadow came toward them, they were tiny now, and the movement had no gallop, and the plain as far as you could see, gray-yellow now and ahead old Compie’s tweed back and the brown felt hat. Then they were over the first hills and the wildebeeste were trailing up them, and then they were over mountains with sudden depths of green-rising forest and the solid bamboo slopes, and then the heavy forest again, sculptured into peaks and hollows until they crossed, and hills sloped down and then another plain, hot now, and purple brown, bumpy with heat and Compie looking back to see how he was riding. Then there were other mountains dark ahead.

(240 mots ; 24 and, ; 7 now ; 10 present participles)

Compton a démarré le moteur et est monté dans l'avion. Il salua Helen et les garçons et, alors que le bruit se transformait en un rugissement familier, ils tournèrent autour, Compie surveillant les trous de phacochères, et rugirent, en faisant des cahots, le long du tronçon entre les feux et avec le dernier cahot, il se leva et les vit tous debout en bas, et le camp à côté de la colline, s'aplatissant maintenant, et la plaine s'étendant, des bouquets d'arbres, et la brousse s'aplatissant, tandis que les pistes de gibier courent maintenant doucement vers les points d'eau secs, et il y avait une nouvelle eau qu'il n'avait jamais connue. Les zèbres, petits dos arrondis maintenant, et les gnous, points à grosse tête semblant grimper alors qu'ils se déplaçaient en longs doigts dans la plaine, puis se dispersant lorsque l'ombre venait vers eux, ils étaient minuscules maintenant, et le mouvement n'avait pas de galop, et la plaine à perte de vue, gris-jaune maintenant et devant le dos en tweed du vieux Compie et le chapeau de feutre brun. Puis ils ont franchi les premières collines et les gnous les ont grimpées, puis ils ont franchi des montagnes avec des profondeurs soudaines de forêt verte et des pentes de bambou solides, puis la forêt lourde à nouveau, sculptée en pics et en creux jusqu'à ce qu'ils se croisent, et les collines descendent en pente et puis une autre plaine, chaude maintenant, et brun pourpre, bosselée par la chaleur et Compie regardant en arrière pour voir comment il chevauchait. Puis il y avait d'autres montagnes sombres devant.

(trad. DeepL 09/21)

(265 mots ; 20 « et » ; 6 « maintenant », 1 « puis » ; 8 participes présents)

Comme d’habitude, on constate dans la traduction générée par DeepL un manque de cohérence dans l’emploi des temps, preuve renouvelée de traduire le prétérit anglais vers le français. Pratiquement tous les « now » ont été traduits par « maintenant » et une grande majorité des « and » par la conjonction « et » ; et 8 sur 10 des participes présents ont été conservés. Le nombre de mots est légèrement supérieur mais reste proche de celui du texte original, si l’on compare avec les bio-traductions (Duhamel : 294 ; Poncharal : 298), ce qui est sans doute l’indice d’une traduction plus littérale produite par la TA. Mais, ce qu’il faut surtout retenir, à la lecture, c’est le sentiment d’avoir un texte très décousu, notamment en raison du retour constant de la conjonction de coordination « et », et de la traduction presque systématique des « now » par l’adverbe « maintenant », dont la répétition est beaucoup plus sensible en français, ne serait-ce que du fait de ses trois syllabes. Il y a de nombreux autres problèmes qui sautent aux yeux et que nous ne pouvons pas analyser en détail ici.

Si l’on regarde la traduction de Duhamel, on constate une diminution sensible du nombre de « et », il n’y a plus que 3 «  maintenant », et évidemment, le traducteur a opté pour la passé simple, en alternance avec l’imparfait tout du long. Il y a autant de participes présents que dans la traduction DeepL :

Compton mit le moteur en marche et monta. Il agita la main vers Hélène et les boys, et tandis que les pétarades sèches se muaient peu à peu en un vrombissement assourdissant qui lui était familier, l’avion vira – Compie à l’affût des trous de phacochères – mugissant, cahotant sur la bande de terrain entre les feux, et dans une dernière secousse s’éleva et il les vit tous en bas, agitant la main, le camp à flanc de colline qui allait s’aplatissant, la plaine se déployant au loin, les bouquets d’arbres et la brousse qui se plaquait au sol, avec les pistes de gibier qui maintenant menaient insensiblement aux trous d’eau taris, et il y avait un nouveau point d’eau dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Les zèbres, petits dos ronds maintenant, et les gnous, taches à grosses têtes qui semblaient grimper alors qu’ils se déplaçaient à travers la plaine en longues antennes, se désagrégeant maintenant que l’ombre approchait ; ils devenaient minuscules et uniquement mouvement sans galop, et la plaine à perte de vue, gris jaune à présent avec devant le dos de tweed de vieux Compie et le chapeau de feutre marron. Ensuite, ils se trouvèrent au-dessus des premières hauteurs avec les gnous qui les escaladaient par les pistes puis au-dessus des montagnes avec de brusques abîmes de forêts dressant le vert de leurs cimes, les pentes couvertes de bambous qui se détachaient si nettement, et de nouveau l’épaisse forêt sculptée en saillants et en creux, jusqu’à ce qu’ils l’eussent franchie, et les monts peu à peu dévalèrent, puis une autre plaine, brûlant à présent et d’un brun pourpre – ballottés à cause de la chaleur et Compie se retournant pour voir comment il supportait le voyage. Ensuite, ils eurent d’autres montagnes sombres devant eux.

(trad. M. Duhamel, Gallimard, 1946, Folio : 40-41)

(294 mots ; 17 « et » ; 3 « maintenant », 2 « à présent » ; 8 participes présents)

Néanmoins, à la lecture de cette traduction, on perçoit les difficultés que posent cette combinaison et cette accumulation, pas si inédites en anglais, de prétérits simples, de formes en –ing, de « and » et de « now », c’est-à-dire de marqueurs qui renvoient alternativement et simultanément à la succession temporelle et à la durée, au continu et au discret, sans réelle contradiction. C’est cette combinaison de marqueurs aspectuels qui est difficile à tenir en français ; combinaison qui fait que les actions, d’une part, se succèdent, et sont donc envisagées comme disjointes les unes des autres, et d’autre part (et en même temps) sont rassemblées dans le mouvement synoptique et continu d’un regard subjectif. On constate que, de toute façon, il n’a pas été possible de « coller » au texte anglais ; on ne peut pas traduire tous les « and » par « et », ni tous les « now » par « maintenant », ni toutes les formes en –ing par des participes présents. La traduction française publiée ne me paraît, en définitive, pas atteindre le degré de fluidité produite par le texte original, par-delà les effets de ponctuation et de relance engendrés par la répétition du coordonnant « and ». Au contraire, on a constamment le sentiment d’un texte mal ajusté, un peu bancal, à la limite de la rupture syntaxique ; cela est presque certainement inévitable. J’ai tenté de remédier en partie à ces problèmes dans la traduction que je propose. On verra qu’il n’y a plus un seul « maintenant », plus que 11 « et » contre 24 dans le texte original. En revanche, comme pour toutes les autres traductions, le nombre de participes présents est comparable à ce que l’on observe dans le texte source :

Compton lança le moteur et monta dans l’avion. Il fit un signe de la main à Hélène et aux boys, puis, tandis qu’au fracas initial succédait ce vrombissement si familier, ils firent demi-tour, puis, Compie gardant un œil sur les trous creusés par les phacochères, ils s’élancèrent, vrombissant, cahotant, sur la bande de terre délimitée par les feux, et dans un dernier soubresaut, s’élevèrent – il les voyait tous en bas qui agitaient la main, ainsi que le campement au pied de la colline, qui semblait s’aplatir, la plaine se déployant, avec ses bouquets d’arbres, la savane comme nivelée, les pistes du gros gibier formant à présent un tracé ininterrompu jusqu’aux points d’eau asséchés ; c’est alors qu’il en aperçut un dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Les zèbres, petites croupes arrondies désormais, les gnous, petits points surmontés de grosses têtes, qui semblaient gravir la plaine en formant de longs doigts, avant de se disperser à l’approche de l’ombre projetée par l’avion ; ils étaient minuscules à présent et comme portés par un galop invisible, tandis que la plaine qui s’étendait à perte de vue, avait pris une teinte gris jaune, et juste devant lui, il y avait le dos couvert de tweed de ce brave Compie et son chapeau de feutre brun. Alors ils survolèrent les premières collines que les gnous remontaient lentement, puis ce furent les montagnes et leurs brusques abîmes d’où s’élevaient des forêts verdoyantes, et leurs pentes entièrement couvertes de bambous, puis à nouveau l’épaisse forêt, sculptée en pics et en creux, et une fois sur l’autre versant, des collines en pente douce et une autre plaine, brûlante cette fois, d’un brun pourpre, ondulant sous la chaleur — alors Compie se retourna pour voir comment il supportait le voyage. D’autres sombres montagnes se profilaient à l’horizon.

(trad. B. Poncharal)

(298 mots ; 11 « et » ; 0 « maintenant », 1 « désormais », 1 « à présent » ; 1 « cette fois » ; 7 participes présents)

Ce qui me frappe le plus, finalement à la lecture de la traduction, c’est la différence entre ces deux petits mots que sont « and » en anglais et « et » en français. And me semble pratiquement avoir, dans sa fonction inter-propositionnelle, valeur de relais énonciatif : à chaque fois qu’il introduit un nouveau procès, il est en même temps la marque d’une prise en charge énonciative poursuivie ; ainsi, à côté de now, des formes en –ing, il participe donc à la construction du point de vue subjectif. Il ne me semble pas, a contrario, que « et » puisse remplir cette fonction ; il me paraît davantage cantonné dans un rôle purement syntaxique, c’est pourquoi dans la traduction son maintien systématique semble souvent incongru. Mais cette question mérite certainement une analyse plus approfondie16. Par ailleurs, « maintenant », contrairement à « now », me semble renvoyer inexorablement au moment de la lecture, au « maintenant » du lecteur-co-énonciateur, plutôt qu’au moment de perception du personnage, comme c’est le cas en anglais.

L’effort de réécriture (par le traducteur) nécessaire à la préservation de l’expérience de lecture singulière qui s’attache à ce passage — sorte de « morceau de bravoure » où vient culminer la nouvelle (bien à l’opposé de la vision stéréotypée de l’écriture « minimaliste » de Hemingway) — semble bien ici dépasser les capacités de la machine à traduire.

Conclusion

Les articles spécialisés traitant de la traduction automatique des textes littéraires font presque systématiquement référence à la nécessité de prendre en compte le contexte, pour dépasser le niveau de la phrase et ainsi assurer une meilleure cohérence textuelle. Cependant, ils ne définissent pas ce qu’ils entendent par contexte, au-delà de la phrase, ou des quelques phrases qui précèdent celle soumise à la traduction, sachant que le contexte aval peut aussi avoir son importance dans certains cas. Le bio-traducteur, en revanche, gardera en mémoire tout ce qui a précédé la phrase ou le paragraphe qu’il s’apprête à traduire, que ce soit mémoire consciente ou le plus souvent inconsciente. Le contexte, c’est aussi tout ce qu’il sait ou ignore de l’auteur, de ses textes, tout son bagage culturel, sa connaissance du monde (proche ou lointain). Bref, il n’y a pas de bornes bien définies à ce qui constitue le « contexte » dans le cas d’une traduction par un humain. On pourrait dire que le contexte pour un traducteur humain, c’est le monde.

Les chercheurs s’intéressant à la TA des textes littéraires insistent également sur le fait qu’au-delà du sens (« meaning »), il s’agit dans ce cas particulier, de préserver l’expérience de lecture17. Mais que faut-il entendre exactement par « expérience de lecture » ? Celle-ci ne fait-elle pas partie intégrante du « sens » quand il s’agit de textes littéraires ?

Nous pensons que les critères retenus par ces chercheurs manquent tous une dimension essentielle des textes (et pas seulement des textes littéraires), qui est aussi une dimension essentielle des langues et, plus généralement, du fonctionnement du langage humain : la dimension énonciative, c’est-à-dire la relation énonciateur/co-énonciateur, les repérages par rapport à une situation d’énonciation, tels que définis par Antoine Culioli, et avant lui, par Émile Benveniste18.

Le rôle des ajustements intersubjectifs constamment mis en avant par A. Culioli ne se bornent pas aux échanges de paroles entre deux locuteurs, ils s’expriment également au fil de la lecture, lorsque des ajustements constants ont lieu dans la « tête » du lecteur, ce qui confère une dimension interprétative à toute expérience de lecture19. Nous avons tenté de montrer dans les analyses contrastives des textes littéraires que nous avons effectuées, au travers des phénomènes de point de vue subjectif et de discours indirect libre, qui ressortissent à une expérience de lecture peut-être propre au discours littéraire, la complexité des opérations mises en jeu et l’ampleur des remaniements nécessaires pour tenter de préserver ces effets de sens en traduction. Nous avons vu combien le prétérit anglais posait régulièrement un problème complexe d’interprétation en contexte, interprétation qui décide en définitive du choix du temps par lequel il devra être traduit en français. En d’autres termes, on ne peut savoir comment traduire un prétérit simple sans comprendre la séquence textuelle dans laquelle il se situe.

Ce que les informaticiens, spécialisés dans le TAL et la TAN, ne voient pas, c’est qu’il y a, au-delà de l’apparente fixité ou identité à soi-même du texte écrit, une ineffaçable altérité. Qui se manifeste par le phénomène de la lecture (ou de l’écoute). C’est-à-dire qu’un texte (écrit ou oral) n’existe d’une certaine manière qu’au moment où il est lu, déchiffré ; mais, s’agit-il dans ce déchiffrement d’un décodage ? Non, car comme le dit A. Culioli, la langue n’est pas un code20. Or, dans tous les articles scientifiques portant sur l’amélioration des architectures de TAN, il est question d’encodage et de décodage, ou plus précisément d’encodeur et de décodeur. C’est-à-dire qu’on en reste à une vision du langage naturel humain comme « langue » au sens saussurien ou comme code, et non comme « parole ». La parole est une dimension indépassable, ineffaçable du langage naturel, comme le montre bien Benveniste dans ces dernières leçons du Collège de France (BENVENISTE, 2012) 21. La lecture d’un texte (littéraire ou pas) met toujours en jeu deux sujets et non pas un « encodeur » et un « décodeur ». C’est cette part de subjectivité, de jeu, d’interprétation (qui peut laisser place aussi au malentendu) qui fait que finalement je ne traduis qu’à la mesure de ce que je comprends du texte d’origine.

Enfin, par définition, ou par nature, le texte littéraire (ce qui fonde sa littérarité) fait surgir, révèle des énoncés inouïs, improbables, singuliers, à la limite de l’acceptabilité, ou rendus acceptables par un co(n)texte spécifique — bref , il fait jouer à plein la créativité de la langue dans laquelle il s’écrit. Or, il me semble que la TAN s’appuie, pas nécessité, de par son fonctionnement fondamentalement statistique, sur les régularités, les stéréotypes des langues en jeu dans la traduction, ce qui va à l’encontre de l’écriture littéraire.22

Note de fin

1 Voir Toral et al., 2020.

2 « According to Toral and Way (2015), a key challenge in literary translation is preserving not only the meaning, but also the reading experience. This is a key difference to other domains, for example the above-mentioned technical or legal texts » (TORAL A., OLIVER A. & RIBAS-BELLESTÍN P., 2020 : 279).

3 Il s’agit de comparer une traduction de référence (produite par un humain) avec une traduction automatique : « Le score BLEU est calculé en découpant Tref et Tauto en segments de longueur 1 à n (il est généralement admis que le résultat le plus fiable est obtenu avec une valeur n=4) et en comparant le nombre de segments communs » (Poibeau, 2019 : 158).

4 « Enfin, les évaluations humaines sont rendues d’autant plus compliquées, et leurs conclusions d’autant plus difficiles à interpréter, par le fait que les évaluateurs sont familiers soit de la technologie, soit avec la traduction littéraire, mais jamais dans les deux domaines. Parfois même, les évaluateur.trices.s ont très peu d’expérience dans ces deux tâches » (Hansen, 2021 : 39)

5 « The challenge of translating FID is that its linguistic markers vary in different languages », (K.Taivalkoski-Shilov, 2019 : 37).

6 « Il ne s’agit pas ici d’un choix préférentiel entre deux possibilités, imparfait ou passé simple, mais d’une contrainte absolue. Traduire le procès à bornes confondues et au prétérit sailed par un passé simple aurait eu pour effet de l’inscrire comme événement premier d’une chaîne chronologique dont le deuxième aurait été stayed (her husband stayed with her). Après le départ du bateau, le mari serait donc resté à bord. Quant aux passagers, ils seraient montés à bord d’un bateau ayant déjà levé l’ancre. » (Lab, 1994 : 81).

7 Encore une fois voir Lab (1994) pour une explication détaillée.

8 Voir Poncharal, 2004 pour une discussion détaillée de cet énoncé à la voix passive.

9 Jusques, marque le terme final, la limite que l’on ne dépasse pas, selon le dictionnaire Le Robert. Par ailleurs, la visée portée par la préposition à peut expliquer l’emploi du subjonctif dans la circonstancielle, bien que l’indicatif soit attesté quand l’occurrence du procès est actualisée.

10 Voir Guillemin-Flescher, 1981, chapitre 6, « L’animation des inanimés ».

11 Alors qu’au premier paragraphe, la source subjective était relativement encore indéterminée.

12 En utilisant le moteur de recherche Google, on trouve de nombreuses occurrences de cette formule, en voici quelques exemples :

His eyes looked out over the expanse of lawn towards the house, while his ears listened for the sound of anything unfamiliar.

His ears listened for any further explosions.

His ears listened for anything and everything from the crunch of his combat boots to the crackle of a tumble weed rolling by.

On notera la présence dans chacun de ces exemples du quantifieur indéterminé ANY, marqueur de parcours. L’indétermination de l’objet de la perception semble donc constituer un critère important dans l’émergence de cette configuration surprenante.

13 Sur les verbes de perception en français dans une perspective culiolienne, voir Frankel et Lebaud, 1990. Voir sur la préposition For, E. Gilbert (1999) ; si je souscris à son affirmation selon laquelle « for marque un décalage, un décrochage, et plus précisément un hiatus entre la délimitation quantitative et la délimitation qualitative de l’occurrence considérée », qui s’appuie sur l’analyse de nombreux emplois de for, je remarque qu’il ne dit rien de son emploi avec listen.

14 L’opposition « classique » dans le cadre de la TOE entre ces deux types de repérage me paraît poser un problème ; en effet, on ne peut parler de repérage situationnel qu’en fonction de la situation fictive telle qu’on peut la reconstruire à partir du texte, en ce sens elle est toujours contextuelle.

15 La parenté avec ce que l’on constate au DIL et que je ne cesse de relever dans ma thèse et mes articles est patente. Sur le rôle du prétérit et pour une analyse contrastive anglais/français, voir Poncharal, 1998.

16 Voir nos développements sur ce point dans Poncharal (2008), et sur les répétitions et l’économie lexicale, dans Poncharal (2002).

17 On peut citer ce paragraphe d’introduction dans l’article de A. Tezcan, et al. (2019) « When a ‘sport’ is a person and other issues for NMT of novels » : « In literary translation, unlike in most other types of translation, the goal is not just to offer an adequate translation that preserves the meaning of the original, but rather to offer the reader a comparable reading experience » (Toral and Way, 2015).

18 Voir « L’appareil formel de l’énonciation » (Benveniste, [1974] 2012) ».

19 « […] la relation entre sujets énonciateurs entraîne un ajustement complexe, parce que nous ne fonctionnons pas comme des machines pré-réglées et synchronisées, qui auraient en commun un stock de représentations fixes. […] Cela signifie que nous nous accordons, nous nous ajustons les uns aux autres, de sorte que nos représentations subjectives soient à portée d’autrui. » dans « Accès et obstacle dans l’ajustement intersubjectif » (Culioli, 1999 : 92).

20 « Donc, si on avait affaire à un « code », comme on le dit souvent, il suffirait que l’autre, à l’autre bout, ait le code : vous codez le texte, l’autre à sa machine à décoder, et il décode ! Tout va bien, il n’y a pas de raté, pas de malentendu » (Culioli, 2002 : 187).

21 « À ce système [le sémiotique] s’oppose dans la langue un autre système (est-ce vraiment un système ?) celui du vouloir-dire qui est lié à la production et à l’énonciation des phrases, le sémantique » (Benveniste, 2012 :144).

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Référence électronique

Bruno Poncharal, « La TA à l’épreuve du texte littéraire : d’une (im)possible restitution de l’expérience de lecture ? », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 11 décembre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/983

Auteur

Bruno Poncharal

Université Sorbonne nouvelle

EA4398 PRISMES

bruno.poncharal@sorbonne-nouvelle.fr