La, la, la, la, je vous aime
Disait la rengaine
La, la, mon amour
Des paroles sans rien d’sublime
Pourvu que la rime
Amène toujours
Une romance de vacances
Qui lancinante vous relance
Trois petites notes de musique
Les lecteurs de ce volume auront peut-être oublié (ou ignoraient jusque-là) que la chanson Trois petites notes de musique est tirée du film Une aussi longue absence, d’Henri Colpi, qui obtient la palme d’or en 1961, ex-aequo avec Viridiana de Luis Buñuel. Ces paroles, écrites par Colpi lui-même, sont indissociables de la belle musique de Georges Delerue1, et renvoient à l’impact d’une chanson2 sur notre mémoire et sur la fragilité de cette dernière :
Trois petites notes de musique ont plié boutique au creux du souvenir
C’en est fini d’ leur tapage, elles tournent la page et vont s’endormir
Mais un jour sans crier gare
Elles vous reviennent en mémoire…
Les mots s’effacent progressivement, laissant la mélodie prendre le dessus. Même des paroles « sans rien d’ sublime », lovées au fond de notre mémoire, resteront gravées à jamais dans notre cœur et seront prêtes à ressurgir pour peu qu’on en fredonne la musique.
Ce détour par ces trois petites notes de musique n’a d’autre dessein que celui de rappeler que dans une chanson, les paroles ne sont finalement pas si essentielles que cela : « parfois on change un mot, une phrase / Et quand on est à cours d’idée / on fait: / La la la la la la… » chante Charles Trenet dans l’Ame des poètes. Dans un tout autre registre, le succès planétaire de la chanson Jerusalema, chant religieux zoulou venu d’Afrique du Sud remis au goût du jour par un jeune producteur sud-africain Master KG et interprétée par la chanteuse Nomcebo Zikode, devenue virale après le confinement du printemps 2020, en est bien la preuve. Quelles sont les raisons d’un tel succès alors que l’immense majorité du public en ignore le sens ? Sont-ce les accents de la voix profonde et solennelle, son rythme entraînant ou son tempo dansant ? Nul besoin de comprendre le sens pour être happé par la joie profonde qui se dégage de cette chanson. Ce n’est que dans un deuxième temps que la curiosité pourra pousser l’auditeur à prendre connaissance d’une traduction écrite circulant sur le web. Mais revenons à ces trois petites notes de musique évoquées plus haut. Que se passe-t-il lorsqu’on les contraint au silence ?
Parce que le texte sonne quand la musique est bonne
Il faut d’emblée souligner le caractère inséparable du composant musical dans la traduction de la chanson. Comme le dit très intelligemment Manuel Ramos « mais on n’oubliera pas ensuite que le public habituel des chansons n’a accès aux paroles qu’en écoutant à chaque fois les mélodies qui en rendent compte : bref, les paroles et la musique constituent un alliage dont les grands appréciateurs de ce genre artistique auraient du mal à séparer les deux éléments principaux. Et si jamais il leur fallait trancher entre la musique et les paroles, ils pencheraient sans doute plutôt du côté de celle-là que du côté de celles-ci ». (RAMOS, 2007)
Lorsqu’on lit une chanson à haute voix, sans musique, une sensation étrange s’installe. La même sensation de gêne que lorsqu’un surprend quelqu’un dans sa nudité et à son insu. La voilà en effet déshabillée de sa mélodie, de son orchestration, de l’interprétation du chanteur, et du cadre habituel d’écoute (concert, radio, télévision, enregistrement, youtube, etc.). Les rimes, si puissantes lorsqu’elles sont portées par une voix qui chante, semblent pauvres et stupides lorsqu’on lit à haute voix. Le seul cas où ce malaise ne s’installera pas, sera lorsque la chanson était initialement poème et retrouve son support initial, la page3. Comme l’explique Sophie Nauleau dans sa préface à son anthologie de Je voudrais tant que tu te souviennes. Poèmes mis en chansons de Rutebeuf à Boris Vian « c’est que lorsqu’elle naît du poème, tel Dionysos le deux fois né d’une mortelle et d’un dieu, la chanson a des pouvoirs orphiques. Pourquoi ce surcroît inné de force et de beauté ? Sans doute parce que, comme disait Queneau qui connaissait la chanson, ça a toujours kékchose d’extrême un poème. » (NAULEAU, 2013, 9). L’opération de traduction d’une chanson -— cette opération étrange qui consiste, comme l’explique Peter Low, en un « interlingual transfer of content, especially meaning, from one language to another » — peut tout autant révéler cette magie, ces pouvoirs orphiques, que l’incroyable platitude et banalité d’un texte, parfois masquée par la puissance d’une musique.
Mais qu’est-ce que traduire ? On affirmera d’emblée avec Meschonnic que traduire un texte se situe dans la pratique et la théorie des textes, qui se situent elles-mêmes dans une théorie translinguistique de l’énonciation (MESCHONNIC, 1973, 307). Ainsi affirme-t-il que « La traduction n’est homogène à un texte que si elle produit un langage-système, travail dans les chaînes du signifiant (dans et par le texte-système, des chaînes qui font système, de la petite à la grande unité) comme pratique de la contradiction entre texte étranger et réénonciation, logique du signifiant et logique du signe, une langue-culture-histoire et une autre langue-culture-histoire. » (MESCHONNIC, 1973, 313) .
Ainsi, si « La fonction de la traduction est d’être [une] transformation poétique et culturelle » (Ibid, 318), on observe que cette fonction concerne de façon privilégiée la traduction des chansons. Quelle meilleure illustration de la traduction comme décentrement et non comme annexion que la chanson Les cornichons 4 de Nino Ferrer, traduite par lui-même en italien sous le titre Il baccalà en 1969. Le contenu du pique-nique français et celui du panier italien sont bien différents:
Des cornichons/ De la moutarde/ Du pain, du beurre/ Des p'tits oignons/ Des confitures/ Et des œufs durs. Des cornichons/ Du corned-beef/ Et des biscottes/ Des macarons/ Un tire-bouchon/ Des petits-beurre/ Et de la bière/ Des cornichons (…)
Un po' di pane/E di banane/Un panettone/Del minestrone/La cioccolata/E l'insalata/Il baccalà/Il parmigiano/Lo zafferano/ La mozzarella/ E la cannella/ La pasta al pesto/ Il pollo arrosto/ Il baccalà
Traduire ou ne pas traduire
Alors, traduire ou ne pas traduire la chanson ? On peut délibérément choisir de ne pas traduire. Et si l'on ne traduit pas, est-ce parce que les paroles en question ont trop d'importance (sacralisation), ou parce qu'elles n'en ont guère (indifférence) ? Ainsi, lorsqu’on traduit des chansons célèbres en anglais dans une version française littérale, les paroles se révèlent parfois mièvres, stupides, on découvre alors qu'on n'avait pas vraiment compris les paroles de morceaux qu'on a longtemps fredonnés. L’opération de traduction constitue alors une forme de « désacralisation », qui peut d’ailleurs constituer un ressort comique5. Alors peut-être est-il toujours préférable de cultiver le mystère d’une chanson ? C’est en tout cas pour cette troisième hypothèse que penche Şebnem Susam-Sarajeva (2008, 192) lorsqu’elle déclare : “non-translation in the case of music may allow the imagination more leeway [...]”). Mais étant donné que « la musique ne s’oppose pas à la poésie, pas plus que la traduction poétique n’est impossible (RAMOS) » pourquoi ne pas se lancer dans cette magnifique aventure…
Cependant, il ne faudrait pas croire, que malgré l’explosion des sites internet6 consacrés à la traduction de chanson, malgré les recettes magiques prodiguées dans les articles (telles que « Traduire une chanson n’est pas que pour les initiés. Pour y parvenir, il suffit d’avoir une bonne oreille, de faire preuve de créativité et de suivre quelques règles de base » (LALIBERTE, 2019) ou les ouvrages destinés aux traducteurs (LOW 2017), que « bien » traduire une « bonne » chanson est à la portée de toutes les oreilles. Avec l’humour qui le caractérise, Boris Vian constate à propos de Jérome Kern, Richard Rodgers ou Cole Porter qu’ils (…) ont écrit nombre de chansons bien faites et originales. Or quatre-ving-dix-neuf fois sur cent, leurs chansons sont massacrées à l’adaptation (…). On se demande parfois si les auteurs et les paroliers français ne construisent pas de la sorte une espèce de barrière de protection douanière contre la chanson américaine qui dispose de très forts atouts commerciaux ; saboter par des paroles minables une jolie mélodie, c’est peut-être, en fin de compte, un réflexe de défense de la part des auteurs. Innombrables sont ainsi les thèmes de qualité qu’une maladroite (nous sommes polis) adaptation condamne à la poubelle la plus malodorante. (VIAN, 2009, 55).
Et de conclure une peu plus loin que
A la race des auteurs et des parolier, ajoutons donc celle des adaptateurs, qui devraient bien se dire une chose : le métier de traducteur, ça s’apprend. Oh d’accord pour adapter un rock d’Elvis Presley, autant ne pas se gêner et confier le boulot à un illétré, ça aura l’avantage de respecter l’esprit du modèle…Mais Porter, Hart, Brecht et divers autres méritent autant de respect que Trenet ou Brassens si on les adaptait dans une langue étrangère. (VIAN, 2009, 58)
En effet, traduire la chanson ça ne s’improvise pas, et tout le monde n’a pas le talent d’un Georges Moustaki pour s’astreindre aux signifiés et traduire les signifiants, les effets phonétiques, pour transmettre l’émotion d’une image poétique, et trouver pour « a chuva chovendo », « l’averse qui verse ». Sachant que comme l’affirme Meschonnic « le rythme gouverne le sens », la fidélité à la musique, le sens du rythme des mots, la sensibilité aux rimes, aux accents syllabiques, constituent le secret de trouvailles de traducteur telle que la traduction du vers « E pau, é pedra, é o fim do camino » par « un pas, une pierre, un chemin qui chemine ».
Comme le rappelle Myriam Roche dans ce volume, la traduction d’une chanson sera bien différente selon qu’elle doit être chantée dans la langue d’arrivée ou simplement lue. Dans le premier cas, les contraintes sont énormes en termes de musicalité et de chantabilité (métrique, rimes, syllabes, accents toniques), et le traducteur en vient à créer une nouvelle version de la chanson, toujours cohérente avec l’esprit de l’original, mais différente. Si la traduction de la chanson est destinée à être lue, elle pourra plus aisément rester fidèle à la lettre du texte (ROCHE, dans ce volume). Par conséquent, il me semble plus judicieux d’employer le mot « adaptation » pour désigner le passage d’une chanson chantée dans une langue A à une chanson chantée dans une langue B, voire « tradaptation » (GUILLEMAIN, 2019), voire encore « version très libre » basée sur des principes de liberté, d’infidélité et de créativité vs version très livre, que l’on réserverait aux pages imprimées.
Lorsque la tradaptation est réalisée par un chanteur de talent, elle aura à voir avec le dialogue, le partage, et sera finalement une sorte de déclaration d’amour à l’auteur de la version originale…. Finalement « que traduit-on lorsqu’on traduit des paroles de chanson » s’interroge Nicolas Froeliger dans ce volume. C’est à cette question que les auteurs des douze contributions réunies dans ce numéro ont tenté de répondre.
Un pas, une pierre, un chemin qui chemine
Dans le cadre des activités scientifiques du laboratoire ILCEA4 (Institut des langues et culture d'Europe, Amérique, Afrique et Australie), nous organisons depuis deux ans, Caroline Bertonèche et moi-même, des journées d’étude et des colloques internationaux consacrés à la relation entre poésie et musique: le premier "Chanter les poètes" dont les actes ont été pour partie publiés dans la revue ILCEA7 et la revue ATEM (en cours de publication), a fait émerger un questionnement autour duquel des chercheurs spécialistes de traduction ou de musicologie se sont réunis lors d'un deuxième colloque qui s'est tenu en décembre 2019, et que nous avions intitulé "Traduire la chanson". De ce colloque à vocation pluridisciplinaire et transnationale est né ce numéro spécial de La main de Thôt, consacré à la question de la traduction et des transferts culturels, pensé comme un dialogue entre différentes périodes —Renaissance, époque moderne, époque contemporaine—, différentes aires géographiques (Europe, Amérique), et différentes approches qui correspondent aux domaines de spécialités des auteurs (langue et littérature française, italienne, espagnole, américaine, germanique, russe ; musicologie ; traductologie ; histoire).
Le volume s’ouvre sur trois contributions portant sur le domaine hispanique. Séverine Delahaye et Sebastián León se penchent sur la réception des formes italiennes pétrarquistes au XVIe siècle en Espagne et montrent que l’importation de formes métriques nouvelles (hendécasylalbes et heptasyllabes) s’accompagne d’un style musical nouveau. Le processus de traduction implique à la fois des décisions linguistiques et musicales : choix de la mélodie, choix des paroles, choix du mode, choix de l’instrument, nombre de voix…
C’est sur le vaste répertoire du cante flamenco que Vinciane Trancart porte son attention, et en particulier sur le problème de la traduction de la poésie orale des coplas flamencas en français, traduction le plus souvent destinée à la lecture. Puis Myriam Roche étudie les traductions de chansons de Leonard Cohen par le chanteur espagnol Joaquín Sabina. La traduction en une langue autre que celle de l’original par l’auteur lui-même est la question abordée par Fabien Coletti à travers l’exemple d’Herbert Pagani et en particulier de son album et spectacle « Mégalopolis », créé en français puis traduit en italien.
Avec l’article de Violaine Anger, on plonge dans un tout autre répertoire, et l’on retourne vers le XIXe siècle. Entre les Mélodies irlandaises de Bunting parues à Dublin en 1796 et les Mélodies irlandaises d’Hector Berlioz parues à Paris en 1829 se trouve une chaîne de traduction incluant non seulement le texte, du gaélique à l’anglais et au français, en prose comme en vers, mais aussi la musique instrumentale entendue comme langue c’est-à-dire comme susceptible de traduire et d’être traduite.
Les trois articles suivants proposent une étude traductologique de différentes chansons de Bob Dylan. Nicolas Froeliger s’intéresse aux trois adaptations successives de Blowin' in the Wind en français, Jean-Charles Meunier analyse les deux versions françaises de Shelter from the Storm, alors que Philippe Usseglio nous fait pénétrer dans l’atelier du traducteur, expliquant en effet les choix de traduction opérés par différents traducteurs et par lui-même.
Toujours dans le domaine anglo-saxon, Mélanie Guérimand aborde la traduction en français des chansons dans les longs-métrages d’animation de Walt Disney.
Dans le domaine de la chanson russe, Isabelle Després fait également une analyse traductologique de deux traductions de chansons de l’artiste Vladimir Vyssotski (1938-1980) : Le vol arrêté, traduite également sous le titre La fin du bal, et la chanson tsigane , traduite Variations sur un thème tzigane ou Rien ne va. Elle met en lumière les stratégies auxquelles ont recours les traducteurs pour en transmettre non seulement les mots, mais également le sens profond, le contexte historique et culturel de ces chansons.
Les deux derniers articles abordent deux types de chansons diamétralement opposées. Si Stéphane Resche s’intéresse aux chansons candidates à l'Eurovision Song Contest (2010-2019), et questionne les stratégies linguistiques, notamment de traduction et d'adaptation culturelle liée à ce concours dont la qualité artistique laisse largement à désirer (et ce n’est pas un euphémisme), Elise Petit réalise pour sa part une analyse traductologique et musicale d’un hymne international, Le Moorsoldatenlied. Cet hymne concentrationnaire fédérant toutes les victimes du nazisme a connu un destin singulier puisqu’il a suscité de multiples versions musicales et de très nombres traductions. L’incroyable circulation et diffusion de cet hymne, de la simple reprise à la véritable « tradaptation », met au jour l’effacement progressif de l’original. Traduire la chanson dans d’autres langues, d’autres cultures, d’autres Histoires, c’est lui reconnaître sa valeur, tout en la soumettant aux réinterprétations parfois abusives de ses passeurs.
Un pas vers un genre injustement considéré comme mineur, une pierre à l’édifice de la recherche traductologique, un chemin qui chemine vers une connaissance plus approfondie de la traduction de la chanson : telle est notre modeste ambition commune à travers cet ouvrage.