May Telmissany et Mona Latif-Ghattas : L’invisibilité de l’écrivain – traducteur comme gage d’authenticité

Résumés

La présente étude s'intéresse au cas des écrivains-traducteurs dans un contexte de francophonie littéraire. À travers une réflexion à la fois littéraire et traductologique, nous tentons de comprendre les mécanismes sous-jacents à ce phénomène. Nous nous basons tout spécialement sur le cas d’écrivains qui se sont traduits mutuellement dans le but d’expliciter les choix et les positions prises lors de ce dialogue traductif hors commun ; ainsi que les répercussions directes d’une telle osmose sur l’œuvre qui en résulte. Cette réciprocité de l’acte traductif et ce curieux va-et-vient - entre les deux facettes complémentaires de l’acte de création (Écrire et traduire) nous amènent à nous interroger sur le statut du traducteur et à repenser quelques notions - relatives à la pratique traductive - à la lumière de la théorie sur l’invisibilité du traducteur de Lawrence Venuti.

The present paper examines the case of Authors-translators in a literary francophone context. The study is especially focused on the case of Authors who have translated each other in order to explain the choices and positions taken during this extraordinary translational dialogue; and to highlight the direct impact of such an osmosis on the target text. This reciprocity of the translating act and this curious and endless back and forths between the two facets of the creation (Write and translate) lead us to revisit the status of the translator as well as his relationship with both the original text and its author. This case study is endeavouring to understand the mechanisms of this phenomenon as well as its direct repercussions on the translated text with reference to Lawrence Venuti’s theory on the translator’s invisibility.

Plan

Texte

« Traduire n’est traduire que quand traduire est un laboratoire d’écrire. »

Henri Meschonnic (1999 : 459)

Question houleuse que celle de définir la nature du rapport entre Écrire et Traduire. Si certains théoriciens ont déjà tranché sur cette question houleuse, le rapport entre ces deux pratiques n’en demeure pas moins dialectique et intriguant. Toutefois, si l’on a toujours le plus grand mal à rendre compte de cette liaison dans tous ses tenants et ses aboutissants, l’on peut quand même espérer en comprendre quelques mécanismes sous-jacents en observant certains phénomènes qui naissent de cet union séculaire. L’un de ces phénomènes représente le point de départ des réflexions que la présente étude se propose de mener.

Être auteur et signer en même temps des traductions n’est-ce pas une expérience singulière susceptible de mettre au clair certains aspects du mystère de la créativité ?

Pour la commodité de notre propos et afin de délimiter distinctement le champ de notre étude, il importe de faire d’emblée quelques précisions importantes. Dans ce contexte, inutile de rappeler que le bilinguisme constitue de facto la condition sine qua non de l’existence même du phénomène des écrivains traducteurs qui sera étudié selon les principes de base suivants : la littérarité, la contemporanéité (un binôme d’écrivains contemporains) et la réciprocité (de l’acte traductif).

Les cas individuels ne nous intéressent pas dans la mesure où l’on ne cherche point à dresser le portrait d’un traducteur quelconque ou à dessiner le profil d’un écrivain. Il s’agit plutôt de tirer au clair cette sorte d’osmose qui s’établit entre deux univers, a priori si différents, et qui continuent à s’enrichir mutuellement tout en donnant vie, de part et d’autre, à une œuvre artistique originale et riche. De ce fait, nous avons été principalement attirés par la traduction de textes littéraires. Dans ce cas-là, l’écrivain a entre les mains le texte d’un confrère et non pas une plate production d’un simple écrivant de texte pragmatique. Il a donc à faire avec un génie qui lui est presque égal. Et finalement, nous avons choisi de nous pencher sur des auteurs qui se sont traduit mutuellement ce qui veut dire qu’ils sont contemporains l’un de l’autre.

Deux âmes créatrices qui se rencontrent et fusionnent en une inversion des rôles et un double mouvement qui incitent à la réflexion.

Le curieux va-et-vient en question nous amènera à nous interroger sur le statut du traducteur ainsi que sur son rapport à la fois avec le texte original et son auteur. Il nous permettra également de réévaluer certaines notions attachées à la traduction et d’insister sur son caractère dialogique dans la mesure où ces écrivains assurent un va-et-vient non seulement entre deux langues cultures mais également entre ces « deux facettes complémentaires de l’acte de création » (Yourcenar, 1984 : 152) que sont la traduction et l’écriture. Cela dit, notre propos n’est pas tant de démêler l’enchevêtrement inextricable de ces deux formes de création que de démontrer les répercussions directes de leur osmose sur l’œuvre qui en résulte, de montrer comment elles s’influencent mutuellement.

Nous pourrions par la suite expliciter les choix et les positions prises lors de ce dialogue traductif dans le but de répondre à quelques interrogations fort importantes telles que : un écrivain traducteur tend-il à avoir une attitude différente devant le texte à traduire ? Peut-il se contenter d’être un simple médiateur ou passeur de la pensée d’autrui comme le ferait un traducteur qui n’est pas lui-même écrivain ? Réussirait-il à s’effacer devant le talent d’un confrère pour rendre le plus impartialement possible l’âme de son texte ? Ou bien sa traduction donnerait-elle lieu à une certaine appropriation ? Dans une situation pareille, les rapports entre l’original et la traduction sont-ils subvertis ? Quel type d’échange peut naître d’un rapport si complexe ? Et à quel niveau ? Quelle est la part de visibilité et d’invisibilité du traducteur face au texte et face à l’auteur ?

L’ambition modeste de cette étude est d’apporter un peu d’eau au moulin de la recherche sur la traduction grâce à ce sujet complexe et singulier. Nous chercherons à comprendre dans quelle mesure le cas examiné remet en question les catégories traditionnelles de la traduction. Ainsi, des notions automatiquement attachées à la pratique traductive seront repensées à la lumière de la théorie sur l’invisibilité du traducteur de Lawrence Venuti.

Créateurs sans frontières

C’est un truisme de rappeler qu’entre écrire et traduire les similitudes ont toujours été curieuses. Cependant, il nous sera sans doute difficile et inutile d’entrer ici dans le détail de toutes ces parités. Nous nous focalisons plutôt sur la complémentarité qui lie les deux activités. En vérité, toutes deux ne peuvent se faire séparément. Traduire est le bourgeon d’écrire tandis qu’écrire est le couronnement du traduire.1 Au fil du temps, leur forte intrication a donné naissance à plusieurs catégories d’acteurs assurant un incessant aller-retour dans cet espace créatif ouvert et sans frontières :

  • Un écrivain attaquant la traduction après des années de création littéraire ;

  • un traducteur épris, après un bout de chemin dans la traduction littéraire, par l’envie de faire son propre œuvre ;

  • un écrivain devenu traducteur mais ne procédant pas à l’autotraduction.

  • un traducteur devenu écrivain et renonçant à la traduction de ses propres œuvres ;

  • un écrivain sans expérience en traduction et qui devient momentanément traducteur pour restituer une œuvre précise déclenchant chez lui un désir subit de traduire ;

  • un écrivain traduisant un autre écrivain qui, à son tour, traduit un troisième ;

  • des écrivains traducteurs renonçant à l’autotraduction mais qui se traduisent mutuellement.

Auteur/traducteur ou traducteur/auteur, peu importe laquelle des deux activités est antérieure à l’autre dans la carrière d’un créateur en particulier. D’une manière générale, le phénomène est très ancien. Depuis l’Antiquité, dans les grandes civilisations, ce sont essentiellement des écrivains ou des personnes exerçant d’autres métiers qui assurèrent les traductions jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle où l’on voit émerger la figure de traducteur se dévouant pleinement et presque uniquement à cette activité.

En Occident comme en Orient, les grands traducteurs dans l’Histoire - qui établirent des modèles devenus par la suite des théories de traduction - furent des non spécialistes en traduction. Les exemples sont nombreux. On pense tout spécialement à Cicéron, ce célèbre homme d’État et auteur latin. Ou encore à saint Jérôme, considéré comme le patron des traducteurs grâce à sa traduction de la Vulgate, et qui fut grand voyageur, moine et docteur de l’Église latine. Il en est de même pour l’Orient où ce furent principalement des spécialistes dans tous les domaines du savoir, des hommes de lettres et des religieux qui eurent la possibilité de se voir attribuer des travaux de traduction par les grands Califes désireux de profiter de leurs profondes connaissances du latin, du grec, de l’hébreu et du syriaque. Ils eurent ainsi un rôle prépondérant dans l'enrichissement de l'Occident par le transfert des grands textes des savants musulmans. Des noms comme Ḥunayn ibn Isḥāq2 (médecin), Thābit ibn Qurra (astronome, mathématicien et musicologue), ou Abū Bishr Mattā ibn Yūnus3 (philosophe) restent gravés dans la mémoire et l’Histoire des grandes écoles de traduction dans le monde arabe.

Il n’empêche que si l’on laisse de côté l’aspect temporel du phénomène et le tandem purement géographique Occident/Orient, notre attention se trouve vite attirée par un tiers espace représentant un entre-deux idéalement accueillant au dit phénomène pour de multiples raisons dont la plus saillante est, sans doute, un taux relativement élevé de bilinguisme résultant d’une forte population immigrante. Nous parlons bien entendu du Canada.

Dans un important article4 sur les traducteurs québécois, Jean Delisle évoque l’ampleur du phénomène sur cette terre qui baigne dans le multiculturalisme en affirmant avoir recensé pas moins de 225 écrivains- traducteurs. Le nombre témoigne à l’évidence de l’importante présence de la traduction dans l’univers littéraire québécois.

Dans la présente étude, on se penchera tout particulièrement sur le cas de deux écrivaines égyptiennes solidement insérées dans la société canadienne tout en restant attachées à conserver étroitement le lien avec la terre-culture d’origine. Il s’agit de Mona Latif-Ghattas et de May Telmissany.

Trajectoires parallèles

Il suffit de lire un peu dans les biographies des deux auteures pour se rendre compte de la concordance entre leurs vies respectives : parcours similaire, intérêts communs et goûts artistiques voisins. Bien de faits ont pu unir ces deux tempéraments créateurs. Nous évoquons ici les plus parlants : un goût prononcé des arts et une sensibilité esthétique se traduisant par des activités professionnelles. Un amour sans faille pour leur patrie : nos deux auteures se rejoignent pleinement dans la même préoccupation inlassable, parfois même tourmentée, vis-à-vis des conditions sociopolitiques dans leur pays natal. Un altruisme dynamique : œuvrer pour le bien d’autrui est l’une des priorités des deux écrivaines concrétisée par un nombre d’initiatives qu’elles ont lancées et parrainées, chacune de son côté, selon leurs aptitudes et prérogatives. Une ouverture sur le monde : s’ouvrir au monde et développer une appartenance universelle sont les deux devises résumant un idéal cher à nos deux auteures et dont sont teintées aussi bien leurs actions que leurs déclarations.

De tout ce qui précède, l’on peut se permettre de dire que tout pousse à avoir un regard convergent sur ces deux écrivaines ; d’autant plus que les divergences entre leurs profils se réduisent à deux points seulement. Le premier est la langue d’écriture : celle de Mona Latif Ghattas est le français dans lequel son œuvre est exclusivement écrite et vers lequel elle traduit. Inversement, May Telmissany fait son œuvre littéraire exclusivement en arabe qui reste aussi la langue cible de ses traductions. Cela dit, le français comme l’anglais sont, pour elle, des langues exprimant ses idées professionnelles et projets académiques. Le second élément qui diverge entre les deux écrivaines est relatif à leurs débuts en traduction. Ceux de Mona Latif Ghattas sont bien postérieurs à sa notoriété en littérature : son premier roman est publié en 1985, alors que ce n’est qu’en 2000 que paraît sa première traduction. À l’inverse, les débuts de May Telmissany en traduction précédent d’un an ses débuts littéraires.

Le texte : maître de la situation

Chercher à révéler ici le vrai moteur déclenchant ce va-et-vient entre écriture et traduction est, stricto sensu, inutile à nos yeux. Nous sommes beaucoup plus intéressés à tirer au clair un rapport très complexe dont l’impact n’est pas à négliger lorsqu’on s’interroge sur les origines de ce phénomène ; à savoir : le rapport au texte.

Souvent axées sur le processus de transfert – avec ses mécanismes et procédés – les études de traduction ont longtemps laissé dans l’ombre le sujet traduisant. Les analyses se faisaient «  dans un schéma symétrique et parfaitement statique […], un schéma où tous les acteurs (auteur, traducteur, lecteur) sont absents » (Lambrechts, 1994, 92), comme le souligne Rémy Lambrechts, avec qui nous partageons l’avis critique affirmant que « ce n’est pas la meilleur façon d’aborder la traduction littéraire ». Or, il a fallu attendre les travaux de Berman pour voir apparaître un appel en faveur d’une pensée autour du sujet traduisant. Depuis, les études invoquant le personnage du traducteur restent toujours, hélas, peu nombreuses en dépit du fait qu’« il importe de braquer la lumière sur le traducteur parce que c’est lui qui, en dernière analyse, opère les choix cruciaux qui vont structurer le texte cible, lui donner sa cohérence. », comme le précise Paul Bensimon (Bensimon, 1994 , 9).Par ailleurs, sur le plan littéraire, tandis que les théories de la réception ont minutieusement examiné le rapport du créateur à son récepteur, d’autres ont étudié le message et son moule. Le rapport du créateur à son œuvre fait cependant souvent l’objet d’une réflexion cherchant à penser tantôt l'auteur par son œuvre, tantôt l'œuvre par son auteur. Ou, à insister essentiellement sur la notion d’autorité codifiée par des lois d'appropriation et relevant de la propriété intellectuelle.

Partant de là, si l’on s’arrête sur le moins étudié de part et d’autre (écrire/traduire) on obtiendra un angle d’approche très intéressant : celui du rapport entre l’Être humain (sujet écrivant et traduisant) et l’œuvre. L’adjectif humain est intentionnellement employé ici pour mettre l’accent sur la dimension psychologique de ce rapport aux dépens des autres dimensions (légale, stylistique, autobiographique…etc.).

Dans une volonté de ne point brûler les étapes et avant d’aller au cœur du sujet – en évoquant la traduction dialogique ou l’éventuelle (in)visibilité dans le cas des écrivains traducteurs – nous tenons à signaler que nous nous retrouvons avant tout devant un cas de renoncement à l’autotraduction. La décision de traduire autrui est, dans ce cas, précédé d’un délaissement de son propre texte.

L’autotraduction a toujours suscité un vif intérêt auprès des critiques qui nous apprennent avec rigueur que la question de la motivation est capitale dans la pratique autotraductive. Plus intriguant que le quand et le comment, le pourquoi de cet acte a alimenté de nombreuses études. Mais, s’est-on déjà interrogé une fois sur le cas contraire ? Peut-on nier que ne pas s’autotraduire, lorsque l’on possède toutes les facultés nécessaires pour le faire, est aussi déconcertant?

Nous nous attachons ici à démontrer que le cas étudié représente une pratique singulière qui donne à voir des relations et des attitudes auctoriales différentes vis-à-vis du texte. Une position qui nous invite à reconsidérer l’évaluation exclusivement positive que l’on fait systématiquement de toute seconde œuvre placée sur un piédestal pour la simple raison qu’elle est née sous le signe de l’autotraduction. En réalité, il n’y a pas que du positif en autotraduction. Cette dernière peut bien être conçue comme une situation à double tranchant. Une expérience à fuir, pour certains.

Pour mieux comprendre cela, il serait raisonnable de mettre en lumière une zone peu éclairée dans le rapport auteur/texte. En fait, une fois l’écriture achevée, le texte devient subitement étranger à son auteur. Avant même d’être publié, il acquiert déjà une existence indépendante sur laquelle son créateur n’a plus aucun contrôle ou presque. Une sorte de perte d’autorité de type éditorial et économique s’installe, mais qui doit aussi être comprise en termes psychologiques. Une perte d’autorité doublée certes d’un gain d’autonomie pour le texte. Ce n’est pas dans un contexte de mêmeté absolue qu’il mène cette existence mais plutôt comme un « autre soi-même ». En conséquence, l’auteur développe vis-à-vis de son propre texte une tension proche de celle caractérisant les situations coloniales. Répulsion et désir s’entremêlent. S’installe donc un imbroglio qui, dans certains cas, se dresse contre un « vouloir redire » de la part de l’auteur, cédant ainsi la place à la traduction allographe.

Le refus de se traduire serait donc doublement lié à une angoisse et à un désir. D’abord, l’angoisse de voir son propre texte trahi par ses mains, à en croire le « paradoxe de trahison par ennoblissement » de Steiner. (Steiner, 1998, 406). Puis le désir de sortir hors de la sphère de l’écriture purement personnelle pour une quête d’autres univers, d’autres imaginaires, d’autres mondes parallèles. C’est ainsi que le texte devient maître de la situation en guidant tous les cheminements afférents à ce phénomène : l’appel du texte qui est de l’ordre de la séduction pousse vers la traduction de l’autre ; tandis que la rébellion de son propre texte rend presque impossible toute autotraduction.

Traduction dialogique et (in)visibilité du traducteur

Après s’être demandé pourquoi ne pas s’autotraduire, il nous semble, néanmoins, tout à fait logique de s’interroger : pourquoi traduire l’autre ?

En vérité, la complexité susmentionnée du rapport au texte nous apprend également que, tout en renonçant à l’autotraduction, l’écrivain traducteur se traduit, en quelque sorte, lui-même à travers l’autre. Dans ce cas spécifique, le rôle du commanditaire en matière de sélection du texte à traduire est relativement limité, et l’on voit rarement un écrivain suivre des directives lorsqu’il met la main à la pâte traductive. Tant s’en faut, il se réserve le droit de choisir l’écrivain et même le texte à transférer. Et ce choix, il le fait – bien évidemment – selon sa propre sensibilité d’artiste, comme le souligne Jean Darbelnet : « L’avantage du traducteur-écrivain est que, n’étant pas obligé de traduire, il peut suivre son inclination […] et par conséquent de choisir ce qui lui convient comme étant bien accordé à sa sensibilité personnelle ». (Darbelnet, 1979, 53). Dans ce contexte, L’importance de l’empathie semble évidente. Il s’agit de cette « empathie de bon aloi qui se situerait plutôt au niveau de l’écriture et donc de cette fameuse « vision du monde » […] », dont parle Françoise Wuilmart. (Wuilmart, 2009 ,30).

Avant même d’avancer une réponse à notre première interrogation, une deuxième, non moins importante, vient s’imposer instamment : et la traduction dans cette situation dialogique ? Serait-elle là pour agir ou subir ? Facteur influençant ou exercice influencé ?

C’est autour de cette interrogation que sera érigée la suite de notre étude.

L’union des muses : un binôme d’écrivaines-traductrices

De toute évidence, se trouvent réunis à l’origine de tels projets traductifs plusieurs facteurs qui peuvent être d’ordre esthétique ou psychologique, ou les deux à la fois. L’appel du texte, qui est de l’ordre de la séduction, constitue sans doute une première motivation inconsciente dans ces projets. Il y a également le fait de ressentir une affinité profonde avec l’œuvre ou le style de l’Autre, ou même de reconnaître, quelque part, chez lui une création sœur de la sienne. Il y a là un certain processus d’identification qui ne manque de nous rappeler les célèbres propos de Baudelaire traducteur, décrivant ainsi sa rencontre avec son double : « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi et écrites par lui vingt ans auparavant » (Baudelaire, 1947, 386).

Dans le cas de deux écrivains se traduisant mutuellement, ce processus d’identification n’agit pas seulement comme principal moteur à l’entreprise traductive, mais également comme déclencheur d’un vif échange sur divers plans. Le binôme Ghattas/Telmissany laisse plus précisément voir des échos d’ordre thématique à ne point négliger. De part et d’autre, et quel que soit le genre littéraire adopté, résonnent des thèmes comme : la souffrance, la perte, la mort, l’absence, le souvenir, la lutte contre l’oubli, le rêve, l’écriture (son rôle et ses effets thérapeutiques). Pleinement ancrées – d’un côté de l’autre – dans les registres pathétique et lyrique, les œuvres montrent de facto un important dialogue au niveau rhétorique puisqu’elles grouillent d’images et de métaphores nées d’une même matrice : paysages égyptiens (Nil et Marioutieh), monuments pharaoniques (pyramides et mastabas), quartiers cairotes (Héliopolis et mousski), sensations (l’angoisse et la douleur), esprit et corps humain (cerveau et utérus), …etc. Force est de constater qu’une dernière complicité se fait, en outre, ressentir sur le plan générique : les deux auteures optent pour des genres narratifs voisins où la quête mémorielle forme le noyau dur ; tels que l’écriture épistolaire (lettres fictives dans Momo et Loulou de Ghattas), le témoignage (Doniazade, roman-mémoires de Telmissany – Ma chambre belge de Ghattas), le journal intime (A capella de Telmissany), le roman autobiographique (souvenirs d’enfance, Héliopolis de Telmissany – souvenirs d’une enfance scolaire, Les filles de Sophie Barat de Ghattas), le roman-hommage (Un moment Anne de Ghattas), l’histoire d’une lignée familiale (Nicolas le fils du Nil, de Ghattas).

Or, ce dialogue entre deux génies devient à la fois plus compliqué et plus intéressant dès qu’on tente de répondre à la question de savoir si l’exercice traductif se trouve, ou non, influencé par leurs talents d’écrivains. Afin d’examiner plus à fond la question loin de toute déduction injustifiée, il importe de se baser sur des traductions effectuées par nos deux écrivaines. Pour des raisons d’ordre pratique, ce travail ne peut porter, de toute évidence, sur l’ensemble de leurs œuvres traduites. Nous avons donc choisi de fonder notre analyse sur des textes relevant de trois genres différents afin d’élargir l’étendue de l’investigation. Les récits qui nous ont particulièrement interpellés sont : Doniazade (romanesque), Momo et Loulou (épistolaire) et Le livre ailé (poétique)5.

Aussi, le sujet traité nous incite à opter pour une analyse qui l’approche de trois angles ayant directement trait aux trois piliers du processus en question ; à savoir : l’auteur, l’œuvre littéraire et le traducteur. À chacun de ces trois parties correspond un concept d’une grande importance : l’Auctorialité (pour l’auteur), l’Identité (de l’œuvre littéraire) et la Subjectivité (du traducteur). Regroupés dans un seul cas, les trois concepts ne cessent d’interagir en générant des problèmes et en soulevant une série de questions qui constituent une belle matière à réflexion pour les chercheurs souhaitant mieux comprendre les nouveaux défis de la traduction littéraire.

En fait, à l’horizon du problème de la traduction faite par un écrivain se profile la question de l’identité de l’œuvre littéraire elle-même dans son rapport très compliqué avec la créativité du traducteur. Le statut spécial de ce dernier, sa double qualité en tant qu’auteur et en tant que traducteur rend sa marge d’action nettement plus large que celle d’un traducteur ordinaire et confère à sa traduction une autorité indiscutable. Et se pose de facto le problème de savoir si le texte produit d’une telle traduction – faite par un créateur qui pourrait être tenté à y être omniprésent – est une réplique ou une contrefaçon.

À ce stade de l’étude, nous sommes en mesure de constater que l’affirmation de l’identité auctoriale et le respect de la poétique d’une œuvre sont autant d’éléments cruciaux liant le phénomène écrivain/traducteur à la problématique de l’invisibilité du traducteur. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le souci de transparence et l’appel à l’invisibilité et l’effacement du sujet traduisant ont été – depuis tout temps – posés comme éthique de l’art du traduire : le traducteur devant s’effacer derrière le style de l’auteur afin de fournir au lecteur un texte d’une grande fidélité, qui coule de source, ne présente aucune étrangeté ou ambiguïté et surtout qui « ne sent pas la traduction ».

Dans La tâche du traducteur, Walter Benjamin définit ainsi la « vraie traduction » : « A real translation is transparent ; it does not cover the original, does not block its light, but allows the pure language as though reinforced by its own medium, to shine upon the original all the more fully »6 (Benjamin, 1969,79).

D’autres théoriciens sont allés plus loin dans l’idée de l’anéantissement du rôle du traducteur. Nous pensons tout particulièrement à Coindreau qui décrit cette servilité vivement prônée en avançant l’image suivante :

En premier lieu, un traducteur est un homme qui n’a aucun droit, il n’a que des devoirs. Il doit témoigner à son auteur une fidélité de caniche, mais un caniche étrange qui se conduirait comme un singe. C’est Mauriac, si je ne m’abuse, qui a écrit : ʺle romancier est le singe de Dieuʺ. Eh bien, le traducteur est le singe du romancier. Il doit faire les mêmes grimaces, que ça lui plaise ou non  (Coindreau, 1992 ,131-132).

En réalité, le traducteur n’est pas seul à être appelé à l’invisibilité. Maurice Blanchot insiste sur l’effacement auquel celui qui ÉCRIT, en général, est invité. « Dans l’effacement auquel il est invité, le grand écrivain se retient encore  […]. L’écrivain qu’on appelle classique – du moins en France – sacrifie en lui la parole qui lui est propre, mais pour donner voix à l’universel »  (Blanchot, 1995, 22-23) ?

De ce qui précède, doit-on déduire qu’un écrivain-traducteur serait doublement appelé à l’effacement ? À évacuer son subjectivisme ?

Avant de répondre à cette interrogation fort délicate, il convient de noter que, dans les deux dernières décennies, certains traductologues ont commencé à se pencher sur le statut du sujet traduisant. En 1995, Lawrence Venuti – pour la première fois dans l’histoire des études sur la traduction – pousse à réfléchir sur la pratique invisible du traducteur. Dans son ouvrage intitulé The Translator’s Invisibility, il appelle à une théorie et des pratiques en traduction où la notion de lisibilité est révisée et mise en question puisqu’il estime qu’adopter une stratégie traductive basée sur la lisibilité et la transparence relève d’un « cultural narcissism »7 (Venuti, 2008, 306).

Pour lui, la transparence, en traduction, n’est qu’un effet qui masque la médiation entre l’original et la copie et gomme le travail du traducteur pour un semblant de présence et de contrôle, certes illusoire, de l’auteur sur son œuvre. « The translator works to make his or her work « invisible », producing the illusory effect of transparency(…). »8 (Venuti, 2008, 5)

À vrai dire, ce tandem visibilité vs invisibilité n’est pas sans rappeler la fameuse dualité qui teinte tout travail ou propos sur la traduction littéraire. On parle souvent de naturalisation et d’exotisation à propos de l’invisibilité du traducteur. Domestication method vs foreignizing method pour employer les termes de Venuti. Target-oriented translation vs Source-oriented translation selon Gédéon Toury. Et en remontant un peu dans le temps verres transparents vs verres colorés (Mounin), ou aussi sourciers vs ciblistes (Ladmiral).

Selon Venuti, loin d’être de simples relais du discours, les traducteurs ont le pouvoir de faire de leur travail une pratique lucide, engagée et transformatrice. Pour ce faire, ils doivent sortir de leur invisibilité, de l’ombre où ils se contentent de transmettre servilement le message de l’auteur de l’original.

Toutefois, si nous admettions de le suivre sur cette piste de visibilité, nous serions en présence d’une nouvelle conception de la figure du traducteur ; celle-ci serait encore plus compliquée si ce traducteur est avant tout un écrivain.

Dans la théorie de Venuti, un traducteur peut être visible moyennant certaines mesures bien définies. En premier lieu, en choisissant de ne pas réprimer l’étrangeté du texte et de ne pas effacer la trace de l’Autre. En second lieu, des pratiques extratextuelles sont aussi recommandées ; telle une participation publique accrue du traducteur dans l’espace critique et littéraire afin de mieux exprimer et partager son expérience (davantage de préfaces, d’interviews, d’articles et de participation à des colloques). Cela dit, c’est la partie concernant le travail sur la langue d’accueil (en la réinventant selon un mode propre à la langue source)9 qui retient le plus notre attention puisqu’elle permettrait (dans certains cas comme celui qui fait l’objet de notre étude) une déstabilisation des normes et des valeurs du Propre.

Il faudrait ici préciser que ce à quoi appelle Venuti n’est point que l’écriture originale soit remplacée mais qu’elle soit agrémentée d’un autre souffle, d’une nouvelle voix. Cette voix serait celle du traducteur qui s’évertuerait à éviter la transparence qualifiée par Venuti de « discours autoritaire de la traduction » (Venuti, 2008, 6), en assumant une écriture qui porte son empreinte et « dévoile les coulisses d’un théâtre qui le met en scène aussi. » (Basalamah, 2008, 351)

Le tout sera de savoir s’il est possible de réussir une équation où la visibilité de l’une des deux parties ne masque pas celle de l’autre. Rappelons, à ce propos, l’avis de Milan Kundera qui souligne que l’identité d’une œuvre littéraire – sa différence constituant tout son intérêt ; ce grâce à quoi elle fait œuvre – réside dans ce qu’il appelle « l’autorité suprême », à savoir le style de l’auteur. Ce que d’autres théoriciens comme Antoine Berman nomment particularité poétique, parti-pris esthétique, ou encore « la lettre ». Ainsi, en traduction littéraire, « L’autorité suprême, pour un traducteur, devrait être le style personnel de l’auteur », comme le précise Kundera dans Les Testaments trahis (Kundera, 1995, 134-135).

Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’une relation classique d’auteur à traducteur, mais d’une relation exceptionnelle d’auteur à auteur. Alors, comment assurer un juste équilibre entre la nécessité de transmettre fidèlement un imaginaire quelconque et le désir de ne pas devenir esclave du texte ou de se laisser dominer par la voix d’autrui quand on est soi-même écrivain ?

En fait, sans vouloir battre en brèche l’optique militante de Venuti en faveur de la visibilité du traducteur, ni même invalider sa théorie, nous voudrions juste mettre en garde contre la généralisation du modèle qu’il propose et auquel échappent certaines situations traductives.

Assurément, l’union de deux univers littéraires n’est point une opération anodine. D’emblée, la double position du traducteur-écrivain permet ou plutôt incite à une marge de liberté et d’action plus large que celle du traducteur dit « ordinaire ». De plus, s’il adhère aux idées de Venuti et s’emploie à réaliser une traduction où sa marque est visible, le résultat sera immanquablement périlleux.

Pour la présente étude, nous nous trouvons face à un cas qui exige – contrairement aux prescriptions de Venuti – un maximum de transparence en traduction car la visibilité d’un tel traducteur, de statut différent, serait ici gage d’une violence faite au texte et d’un conflit direct avec l’identité première de l’œuvre en traduction. Affirmant sa présence en y mettant un peu du sien (lecture et interprétation personnalisées), le traducteur-écrivain risque d’ajouter une nouvelle couche de sens à l’original ; et cela revient à noyer l’œuvre dans le collectif (puisque plus d’un talent s’y côtoient) en lui enlevant sa raison d’être fondée sur le particulier (le style d’un seul créateur ou l’autorité suprême susmentionnée). La marque qui vient s’ajouter – à des degrés différents – à celle de l’auteur principal risque de l’atténuer voire l’effacer complètement.

Manifestement, la vieille hantise de la trahison [Traduttore, traditore] peut très obsédant dans ce cas ; car trahir l’auteur original en échouant à transférer son message (en rendre une imitation inférieure) n’est guère plus dangereux que le trahir en habillant son message d’une autre pensée qui éclipserait, ne serait-ce que légèrement, la sienne. Nous citons à ce propos une excellente remarque de Nabokov10 au sujet des traducteurs-écrivains. Il souligne :

« […] The main drawback, however, in his case is the fact that the greater his individual talent, the more apt he will be to drown the foreign master-piece under the sparkling ripples of his own style. Instead of dressing up like the real author, he dresses up the author as himself »11 (Nabokov, 1941, 4).

Nul ne peut nier que la subjectivité ne saurait être évitée dans de telles situations ; ou du moins partiellement. La trahison se trouve alors doublée car non seulement il y a subjectivité et omniprésence d’un autre esprit dans le texte, amis également cet autre esprit se trouve être un génie  « différent », égal et peut-être même concurrent.

Ainsi, en l’absence des « Self-effacement attitudes », communs aux traducteurs et que critique Venuti dans son ouvrage, l’œuvre traduite perd une dimension importante de son identité et risque fort de devenir un simulacre qui présente une déviation du travail de l’auteur original. À ce moment-là, la traduction peut encourir un vrai risque d’inauthenticité qui serait un peu l’opposée du processus de « neutralisation de l’œuvre » dont parle Walter Benjamin dans la Tâche du traducteur.

Fausser, courber ou forcer le sens. Contaminer ou dénaturer l’œuvre. Éclipser, déloger ou détrôner l’auteur. Quelle que soit la nature des répercussions sur les piliers de l’action traductive, en se rendant visible, l’écrivain-traducteur risque d’invisibiliser l’auteur original. Ceci nous pousse à dire que, pour un écrivain-traducteur, un subtil équilibre est à réaliser entre la démarche analytique du traducteur et l’élan créateur de l’écrivain susceptible d’être attiré, séduit et piégé par la tentation de la transformation, la transgression et la réécriture. En d’autres termes, l’idéal serait d’adopter une position médiane entre visibilité et invisibilité. Mieux encore, de parvenir à se mouvoir entre l’une et l’autre en toute dextérité et souplesse, et suivant le skopos du projet traductif à accomplir. C’est ce que Ghattas et Telmissany ont corrélativement réussi d’après ce que montre l’examen de la façon dont elles se sont acquittées de leur tâche dans les œuvres choisies.

Le dialogue traductif Ghattas/ Telmissany : Doniazade et Momo et Loulou

Le rapport dialogique qui existe entre ces deux traductrices-écrivaines constitue sûrement un facteur facilitant le maintien d’une correspondance non-accidentée. Les échelons similaires de leurs trajectoires artistiques respectives les placent aussi, sans aucun doute, en position d’empathie réciproque. Comme le souligne Françoise Wuilmart, « C’est grâce à cette empathie que le traducteur trouvera plus spontanément et plus vite le mot ou la phrase ou le rythme adéquats, puisque d’une certaine manière il est sur la même longueur d’ondes » (Wuilmart, 2009, 31).

Mais, au-delà de cette proximité qui les unit, elles ont l’une et l’autre renoncé à la visibilité qui aurait pu marquer leurs traductions et ont réussi à échapper aux dérives menant jusqu’à l’appropriation du texte de l’Autre. Les traductions Ghattas/Telmissany sont, en fait, des textes jouissant d’une double paternité sans rivalité.

Armée d’une dose sage d’invisibilité et d’une sincère volonté de ne point masquer la plume de l’autre, s’inspirant en même temps d’une affinité esthétique et d’une communion idéologique éminente, chacune des deux traductrices réalise une traduction qui se veut fidèle à l’esprit du texte original – dont l’intégrité est respectée12 – comme à la sensibilité de son auteur. Le processus traductif qu’elles suivent dénote un vrai détachement de soi à soi doublé d’une concentration sur autrui et – plus important – sur un objet/texte émanant d’un imaginaire étranger à soi. Leur talent d’écrivaine ne prend jamais le dessus pour stimuler une réécriture altérante. Bref, chez elles, et au cours de cette action, l’écrivaine ne prend point les devants de la traductrice.

En scrutant les textes choisis, on obtient plus de renseignements sur leurs démarches respectives. Et l’on se rend tout de suite compte du dialogue ou de l’osmose qui régit leurs rapports ou échanges traductifs.

De façon générale, l’analyse de ces trois œuvres démontre que pour Ghattas et Telmissany, l’harmonie entre leurs styles et leurs pensées est assez grande pour donner chair à de belles traductions des deux côtés. De part et d’autre, on a affaire à un transfert qui fait aisément passer l’atmosphère particulière de l’œuvre en traduction : toutes deux se délectent dans la modeste position de celle qui s’oublie un moment ; le temps de se couler dans la voix, la logique et l’écriture de l’autre afin de les copier ou les reproduire le plus fidèlement possible. Nous dirions même les imiter. Schlegel ne disait-il pas que « Les traductions sont des mimes » ?

Soulignons également que de nombreuses similitudes entre les procédés et mécanismes mis en œuvre dans la traduction de Doniazade et Momo et Loulou ont été repérées. Voici dans ce qui suit quelques remarques les concernant :

  1. Aucune des composantes littéraires et stylistiques des textes ne disparaît dans les traductions et les changements qui laissent des traces considérables sont catégoriquement inexistants ;

  2. Les deux traductions laissent voir un grand respect pour l’esprit du texte à traduire. Une forte tendance à la minutie et au souci du détail sans verser dans la littéralité se fait clairement ressentir dans leur travail ;

  3. Aucun problème de compréhension ou d’assimilation du contenu n’est perceptible dans les deux versions, chose qui ne laisse pas place aux digressions – sans cesse condamnées par les traductologues – et aux écarts substantiels par rapport au rythme initial ;

  4. Chaque cas représente une élaboration créative du texte alliant les avantages suivants : une reproduction fidèle qui coule de source, qui est faite dans un beau style sans piétiner celui de l’auteure originale, qui se veut authentique et qui ne sent pas la traduction ;

  5. En matière du transfert des expressions idiomatiques et figées, les deux traductrices arrivent à jongler avec les mots et les images pour réussir des modulations et équivalences très heureuses grâce à une forte imprégnation de la logique qui sous-tend l’œuvre de cet « Autre soi-même ».

Dans le but d’illustrer nos propos, voici quelques traces identifiées par notre étude comparative :

بدأ عقلي يعمل كالمطرقة
Le sang cognait à mes tempes.

قال أخي ان فمها يشبه رقمʺ ٨ʺ
Mon frère a remarqué que sa bouche avait une forme de triangle.

أتوسل اليها و أعدها بلح الشام و عنب اليمن
Je la supplie lui promettant mers et mondes

دقت الطبول ورفعت الرايات عندما ولد أخي
Jouez, haut-bois, résonnez musettes. Mon frère est né.

و نظل أنا و أخي و رفيق كمن على رؤوسهم الطير
Je me retrouve seule dans la maison avec mon frère et mon oncle Rafik, tous les trois ahuris.

جاك، صار لنا زمان ما سمعنا صوتك الحياني!
Jacques, ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu ta voix d’opéra.

D’un côté de l’autre, on a pu distinguer dans la traduction quelques procédés de transformation du texte, tels que l’expansion, la réduction et l’élimination – employés dans des limites très restreints. Commençons par l’élimination qui s’applique à un seul élément paratextuel ; à savoir : la dédicace. Dans la version française de Doniazade comme pour la version arabe de Momo et Loulou, la dédicace existante dans l’original disparaît sans raison apparente en traduction. La similarité entre les deux mondes en question touche même cet élément périphérique au texte mais qui revêt – aussi bien chez Ghattas que chez Telmissany – une importance émotionnelle et psychologique conséquente. Ces dédicaces tirent leur particularité du fait qu’elles sont adressées à des proches et membres de famille : petit fils, neveux et nièces, filleuls et amis, ou plus proche encore, fils aîné et fille morte-née (personnage principal du roman). En réalité, l’absence de la dédicace en traduction ne devrait pas être exclusivement mise sur le compte du traducteur vu que d’autres actants ont de plus en plus le pouvoir de décider de la disposition matérielle de l’œuvre traduite (éditeur, commanditaire de la traduction …etc.).

Quant à l’expansion, ce n’est point en tant que transformation à proprement parler qu’elle est pratiquée. Elle est légitimement motivée par un souci d’explicitation, ou plus encore un besoin d’éclaircissement à propos d’un élément présent dans l’original. Comme le fait Ghattas en grande admiratrice et bonne connaisseuse de l’Histoire de l’Égypte, soucieuse de bien expliquer au lecteur du texte français un élément ayant trait à la civilisation pharaonique. En voici l’exemple tiré de Doniazade :

أشرع في بناء مسطبة كمساطب الفراعين.

 Je me mets à construire un mastaba comme celui des pharaons ; une tombe pyramidale à trois degrés.

Le groupe nominal apposé en fin de phrase correspond à une expansion, absente du texte arabe. On notera l’emploi du terme « tombe », qui permet d’accentuer, en cohérence avec le contexte et pour mieux valoriser le message, l’atmosphère funéraire que tente de décrire l’auteure de l’original.

De même, la traductrice recourt parfois à l’ajout pour une nécessité de redistribution ou encore d’étoffement (le plus souvent adjectif, adverbe ou nom) visant toujours à clarifier le message original comme dans l’exemple suivant :

تسلم استقالتي متخوفا. وقع بالاستلام.

 Il a reçu ma démission avec anxiété. Il a accusé réception de la copie. 

Sans oublier bien sûr l’ajout par extension qui prend forme de note infrapaginale apportant plus de lumière sur un élément presque « obscur » pour un lecteur francophone. C’est le cas, par exemple, des personnalités de grand renom dans toute société. Dans Doniazade, la note de la traductrice éclaire le lecteur sur l’identité d’une grande figure de l’intelligentsia égyptienne des temps modernes dont le nom est avancé, dans le cœur du texte, démuni de toute forme introductive.  En ce qui concerne la réduction, elle est presque inexistante dans Doniazade. Dans Momo et Loulou, il est clair qu’elle n’a pas pour but d’alléger intentionnellement le texte original : quand elle n’advient pas par inadvertance, elle est opérée pour éviter une répétition ou éliminer un élément superflu et qui n’est pas indispensable pour la compréhension du message. Le seul cas où l’on se heurte à une omission arbitraire et qui présente une forme d’atténuation, c’est lorsque, pour des raisons de  « censure », Telmissany omet de traduire « whisky » et se contente de parler d’un verre ou d’une boisson. Sa traduction reste néanmoins précise, adéquate et ne présentant aucun trait d’omission de longs fragments du texte.

Nous avons pu également noter un autre procédé dont est fait un large usage dans le binôme Ghattas/Telmissany ; à savoir : l’emprunt. Aussi bien en tant que traductrices qu’en tant qu’écrivaines, toutes deux s’appliquent à émailler leurs textes de ces unités linguistiques reflétant des faits sociolinguistiques d’une grande signifiance. De ce fait, Momo et Loulou – qui raconte l’Égypte des années 50 – laisse voir la place qu’occupe la langue française dans la vie de l’aristocratie cairote à l’époque, tandis que Doniazade grouille d’exemples qui tracent un changement radical : l’invasion de la langue anglaise dans les années 70 en Égypte.

En assurant méticuleusement le transfert des emprunts de Ghattas, Telmissany en introduit d’autres dans le texte d’arrivée sans compliquer les choses. Comme ferait tout autre traducteur, qui choisit d’employer cette unité en traduction, elle la fait suivre de quelques lexèmes explicatifs13 ou s’en abstient lorsque l’unité en question est déjà avancée dans l’original par un terme introductif14 ou se trouve être un emprunt déjà implanté et légitimé par l’usage de la langue d’arrivée15. Ainsi agit aussi Ghattas en traduisant Doniazade, à la seule différence qu’elle ne s’engage pas à faire passer littéralement tous les emprunts qu’emploie Telmissany. Certains ne passent pas dans le texte d’arrivée mais se trouvent vite remplacés par les dénominations françaises équivalentes ; comme (سونار) par exemple rendu par « une échographie ». D’autres, inexistants dans le texte de départ, sont le fruit d’un libre choix de la part de Ghattas comme (Gallabieh), (mastaba) et (short). Sans oublier ceux qui y figurent et qui connaissent un passage en l’état dans la traduction tels que (cow boys) et (full automatic).

En conservant la pensée avec le même degré de lumière sans ternir ni augmenter son éclat, les deux traductrices commettent néanmoins quelques défauts et maladresses inhérents à tout processus traductif. Il nous sera évidemment difficile d’entrer ici dans le détail de tous les écarts (qui ne sont pas nombreux de toute façon). Nous nous focalisons donc sur certains points récurrents.

8.1 De part et d’autre, il n’est pas rare de relever quelques changements relatifs aux temps verbaux. Les exemples se limitent à une transformation injustifiée du passé composé en futur de l’indicatif. Que l’arabe soit la langue de départ ou d’arrivée, Ghattas et Telmissany étaient allées curieusement trébucher – lors du transfert – sur la pierre d’achoppement que représente le couple (Lam / Lan). Ces deux particules, par le biais desquelles s’obtient essentiellement la négation dans une phrase verbale en arabe, dupent souvent aussi bien les utilisateurs de la langue que les traducteurs, les amenant à une défaillance plus grave encore : confondre l’accompli et l’inaccompli dans la phrase. Avançons deux exemples tirés aux traductions examinées :

Je n’arriverai jamais à jouer du piano. لم أتمكن ابدا من عزف البيانو

Oui. Je viens de me le rappeler. (Et peut-être ne l’oubliera-t-il jamais). اه ... أنا دلوقتي افتكرت (وربما لم ينس ابدا)

Décidément, leurs méthodes respectives sont tellement en harmonie que leurs traductions représentent les mêmes écailles. Notons avant d’aller plus loin que c’est cette ressemblance – même dans l’erreur – qui nous intrigue et pas le nombre de fois que cela arrive, puisque celui-ci est très restreint.

8.2 Un autre trait commun aux démarches traductives de Ghattas et Telmissany est représenté par un traitement sui generis des hypocoristiques (termes d’affection) dans les textes. Probablement par crainte d’égarer le lecteur du texte traduit, Ghattas juge plus sage d’effacer cet effet et de retourner au nom original au lieu de faire passer le petit nom en traduction. Ainsi, lorsque, dans l’original, Telmissany emploie (زاد الرمال) comme hypocoristique pour désigner le bébé que son mari vient d’enterrer – sans qu’elle ait pu le voir ou l’appeler par son vrai nom « Doniazade » –, Ghattas se contente d’écrire « Doniazade » dans la traduction. Exploitant les potentialités que représente ce nom composé, – à l’instar de Schéhérazade –, Telmissany transforme « Doniazade » (l’équivalent littéral de « nourriture de la vie ») en « Zad Al Rimal » (l’équivalent de « nourriture du sable ») retraçant ainsi, de la façon la plus éloquente, l’amertume d’une mère face à l’ensevelissement de sa petite fille morte à la naissance et dont le corps, enfoui dans le tombeau, est devenu de la simple nourriture pour la terre.

Moins chargé d’images et de sens, le second exemple montre l’effacement d’un vrai petit nom «  بوبا  », rendu simplement par le prénom du fils aîné de la narratrice «  Chihabeddine  ». Ici même et nulle part ailleurs dans le texte, le dorlotement n’est point fortuit, il traduit l’inquiétude d’une mère qui se sent menacée lorsqu’elle découvre que son petit garçon d’à peine cinq ans s’est épris d’une camarade de classe. Elle tente donc de le reconquérir en employant ce nom d’affection dans leur conversation.

Parallèlement, dans Momo et Loulou, l’effet créé par l’emploi de l’emprunt à l’américain « honey » (pour désigner l’épouse ou la bien aimée dans le contexte canadien) est complètement effacé sinon bafoué lorsque Telmissany le rend par «  يا عسل » qui non seulement se veut une traduction littérale du lexème mais laisse également baigner toute la phrase dans un registre familier voire vulgaire et qui n’est point celui de l’original.

À l’inverse, c’est en choisissant de jouer sur l’allitération qu’elle réussit à se rapprocher du terme d’affection « Coucoune » en produisant un effet d’harmonie phonique dans la langue d’arrivée. Coucoune se transforme en « كوكي » (Kouki) qui est largement employé dans le contexte d’accueil comme hypocoristique pour s’adresser aux petites filles et qui ne déforme pas l’effet du message original mais au contraire laisse voir une bonne manipulation des aptitudes scripturaires et traductives chez l’écrivaine traductrice.

Cela dit, notre propos ici ne consiste pas à relever les écarts et les libertés prises par la traduction. Il s’agit surtout de mettre essentiellement en évidence le fait que Ghattas et Telmissany – en tant que traductrices – n’imposent pas leurs talents d’écrivaines pour apporter des changements qui transforment radicalement le texte source et débouchent sur une réécriture qui s’en démarque littéralement ou presque.

Bref, la traduction, telle que nous venons de la vivre avec le duo Ghattas/Telmissany ne manque pas de mettre en exergue la devise d’un homme d’expérience dans le domaine. Il s’agit d’André Gide qui déclare :

« Chaque fois qu’il m’est arrivé de traduire, j’ai eu pour règle de m’oublier complètement moi-même, et de traduire l’auteur comme il pouvait souhaiter d’être traduit, ou comme je pouvais souhaiter d’être traduit moi-même » (Gide, 1939, 545).

La traduction en arabe du recueil de poésie Le Livre ailé : un cas de « révision poétique »

Le cas qui semble, toutefois, susciter plus de réflexion concerne la traduction de la poésie de Ghattas et l’aventure de sa révision par le poète égyptien Ahmed Al Shahawi. Aventure. En effet, le mot est bien choisi et n’a rien d’exagéré puisque traduire la poésie est déjà une entreprise réputée trop risquée. Pour ce qui est du cas étudié, le surcroît de la difficulté de cette expérience unique est dans le naturel et la spontanéité du talent du réviseur qui prend ici le dessus (sur le travail d’une auteure-traductrice tenant à rester invisible dans sa traduction) autorisant certains écarts ou infidélités que le lecteur mettrait probablement sur le compte de l’imaginaire de l’auteure-traductrice.

Au nom de l’autorité que lui confère le statut de réviseur, Al Shahawi s’autorise forcément, non pas des trahisons voulues en tant que telles mais des « échappées » où son propre souffle nourrit le texte de sa consœur sans jouer sur la réécriture. C’est du moins ce que nous inspire le mea-culpa caché derrière la mention introduisant son nom sur la couverture du livre : «  مراجعة شاعرية », « révision poétique ». Ce poète chevronné met en œuvre une démarche poétique qui se distingue foncièrement du mode d’expression de Telmissany qu’on a pu découvrir en examinant sa traduction de Momo et Loulou. Quant à celle du Livre Ailé, elle laisse voir des modifications moins limitées ne portant toutefois pas préjudice au contenu de l’original.

En réalité, la traduction révisée du Livre Ailé et la version arabe qui en résulte mériterait une étude à part pour rendre compte de la richesse de l’expérience. Nous ne retiendrons ici que ce qui a trait à notre réflexion majeure sur l’invisibilité.

Ce qu’impose le poète-réviseur au texte de Ghattas et ce qu’il fait subir à la première version élaborée par Telmissany prend bel et bien la forme de modifications que nous tenterons de recenser dans ce qui suit. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit nullement pour Al Shahawi de donner une image pâle du texte de Ghattas ; bien au contraire il tente de le revêtir d’une coloration poétique – affichée d’ailleurs dès la couverture – qui mettrait en relief son identité générique première.

Les modifications répertoriées diffèrent certes au niveau de l’intensité et de l’importance. Commençons par celles que nous jugeons majeures.

Les changements les plus importants sont, à nos yeux, ceux qui appartiennent à l’aspect formel du texte. le livre Ailé, ayant pour sous-titre « Traversées poétiques », est un recueil de poésie en prose. Ou même dirait-on de poésie narrative puisqu’il met en scène des caractères et raconte une histoire : comme le sous-titre l’indique, des traversées poétiques au milieu de thèmes chers à la poétesse.16 Le poète-réviseur se donne la liberté de changer la présentation formelle en ayant recours à la disposition traditionnelle d’un poème. le texte est ainsi mis en vers sans pour autant utiliser les techniques de versification ou l’architecture sonore. La division intérieure du texte, en traversées, reste la même et dans le même ordre mais le titre de chaque traversée connaît un petit ajout lui conférant une numérotation.

Deuxième changement qui saute aux yeux, les différentes formes de suppression appliquées sur les deux plans : textuel et paratextuel. En ce qui concerne le paratextuel, nous avons remarqué la disparition de la dédicace dans la version arabe. Se trouvent aussi omises du texte traduit deux épigraphes placées à l’ouverture du texte dans l’original. La première présente quelques vers du grand poète soufi Djâllal-al-Din Ibn Rûmi, alors que la seconde rapporte des propos de la nourrice de la poétesse. Les deux tirent leur valeur significative du rapport direct qu’elles entretiennent avec le personnage principal et quelques thèmes des traversées.

D’autres suppressions non-justifiées touchent autant le corps même du texte : des phrases entières, des paragraphes complets et même de longs fragments s’étendant parfois sur des pages entières sont tout simplement inexistants dans le texte traduit. Et ceci ne s’applique pas à une partie du texte mais à sa totalité. Aucune des traversées n’est exempte de ces coupures. Mais celles-ci, malgré leur fréquence assez importante et leur ampleur, sont faites avec beaucoup de doigté. À la place du fragment ciselé, les deux extrémités du hiatus sont magistralement recousues de façon à éviter tout effet de discontinuité. Raison pour laquelle les allègements en question ne sont jamais déclarés ou affichés par quelque moyen que ce soit.

Dans cette traduction révisée du Livre Ailé, des traces des tendances déformantes décrites par Antoine Berman sont repérables. Dans sa théorie, il en recense douze et met en garde contre le danger qu’elles représentent sur le résultat du travail traductif. Parmi ces tendances déformantes, deux sont les plus fréquentes dans la traduction révisée par Al Shahawi ; à savoir : l’ennoblissement et l’appauvrissement qualitatif. En fait, ces deux-là sont plus présentes que d’autres parce qu’elles résultent de visées purement esthétiques. Le poète qui assure la révision du texte traduit penche vers une rhétorisation embellissante. En se servant de l’original comme matière première, il ajoute des métaphores supplémentaires et utilise parfois un lexique recherché. Mais le résultat n’est toujours pas réussi. Ces ajouts le rapprochant parfois de l’opposé de l’ennoblissement : l’appauvrissement qualitatif. La réduction de sens que cette dernière déformation implique est due à l’utilisation de termes et expressions privés de la richesse signifiante de l’original que le réviseur ne connaît pas ; son travail ayant pour support et point de départ la traduction de Telmissany qu’il doit orner d’une touche poétique. Un sillon se creuse alors naturellement entre le produit d’un passeur soucieux de transférer fidèlement un fond et celui d’un orfèvre préoccupé essentiellement par la forme. En d’autres termes, la traduction du Livre Ailé se place dans un point central entre la dépendance de la traduction proprement dite et la liberté de la réécriture. Entre l’invisibilité et la visibilité, pour employer les termes de Venuti. Entre ces deux créateurs actant sur la traduction, dans un jumelage de muses sans pareil, celui qui s’abstient de laisser une trace est bien celui qui – au cours du processus – met en priorité ses réflexes de traducteur. Tandis que l’artiste, lorsqu’il endosse la position du réviseur, n’y peut rien contre ce danger de visibilité certes nuisible dans ce cas.

Conclusion

En définitive, et d’après ce qui précède, nous soutenons l’idée que la tâche d’un écrivain-traducteur ne peut pas aller dans le sens de cette visibilité prônée par Venuti. Que l’on ne s’y trompe point : il ne s’agit pas d’encourager le traducteur à rester prisonnier d’une invisibilité obscure mais de montrer que :

  • Il est des cas où la visibilité est à proscrire, du moins si l’on ne veut pas que se produise une hybridation et un effacement de l’empreinte du créateur originel.

  • L’invisibilité n’est pas exclusivement un dogme à rejeter, qui revient à nier l’apport du traducteur dans la transmission de l’œuvre, le réduisant à un simple passeur d’idées.

  • Une invisibilité saine et équilibrée ne versant pas dans la littéralité absurde peut, au contraire, préserver l’identité première d’une œuvre.

Largement d’accord avec la prise de position de Venuti en faveur de la manifestation du traducteur (mais en dehors du texte lui-même : notes, préfaces, interviews …etc.), nous nous élevons contre toute tentative de généralisation aveuglante ou d’application inflexible de quelque théorie que ce soit. Et nous sommes, en ce qui concerne le texte lui-même, favorable à une position intermédiaire, celle qu’adoptent les écrivaines-traductrices ici présentées, lorsqu’elles se traduisent mutuellement, à mi-chemin entre l’invisibilité et la visibilité.

Il est vrai que trop d’invisibilité nuit, mais peu de visibilité est aussi néfaste, voire périlleux au même degré. Le cas étudié en est peut-être la meilleure preuve. Cela nous invite à conclure qu’au cours de l’exercice traductif, l’idéal est sans doute de renoncer aux prises de position rigoristes et de parvenir à se mouvoir entre l’une et l’autre, avec dextérité et souplesse, en fonction du projet traductif.

Nous serons, de ce fait, tenté de formuler l’espoir que le traducteur soit en mesure de choisir – suivant le cas, le moment et le skopos – d’être visible, invisible ou alterner les deux positions dans un même projet traductif. Un espoir qui se joint aisément à la réflexion de Salah Basalamah qui, sur un ton platonicien, s’interroge : « Serait-il possible que le traducteur ait l’insigne privilège de pouvoir jouir de ce dont d’autres ont tant rêvé : disparaître et apparaître à volonté ? Un nouveau Gygès ? » (Basalamah, 2008 : 345).

Note de fin

1 Puisque d’un côté, l’écriture est à la base une forme de traduction de l’émoi d’un écrivain, et de l’autre côté, tout acte de traduction se termine forcément par une écriture « reformulation » comme l’appellent les traductologues.

2 Hunayn Ibn Ishaq était surnommé le « maître des traducteurs ».

3 Mattā ibn Yūnus a joué un rôle très important dans la transmission des œuvres d'Aristote aux Arabes.

4 Intitulé « Les traducteurs de papier : traducteurs et interprètes dans la littérature québécoise », Traduire, N° 226, SFT, 2012. Pages ??

5 Doniazade (éd. Sharqiyyat, 1997) pour l’original arabe, (éd. Actes Sud, 2000) pour la traduction française. Le livre Ailé (éd. Trois, 2004) pour l’original français, (éd. ESIG, 2007) pour la traduction arabe. Momo et Loulou (éd. Remue-ménage, 2004).

6 « Une vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, elle n’en bloque pas la lumière, mais permet au langage pur, comme renforcé par son propre médium, de briller d’autant plus pleinement sur l’original ». Qui traduit ?

7 Narcissisme culturel.

8 « Le traducteur s’efforce de rendre « invisible » son travail, produisant un illusoire effet de transparence ». police à revoir

9 Selon Venuti, c’est ainsi que le traducteur affirme son action et souligne sa présence loin de l’illusion que ce serait l’auteur seul qui écrit. Référence ?

10 Célèbre poète, romancier et critique littéraire d’origine russe. Grand traducteur aussi qui collaborait souvent avec les traducteurs de ses propres œuvres et à qui l’on doit d’importants commentaires et opinions en matière de traduction littéraire.

11 « Le principal inconvénient, cependant, dans son cas, est le fait que plus son talent individuel est grandiose, plus il sera apte à noyer l’original étranger sous les ondulations pétillantes de son propre style. Au lieu de se déguiser en vrai auteur, il habille l’auteur comme lui-même. »

12 Si l’on excepte quelques légers changements que nous exposerons par la suite.

13 Maman se met en pantalon trois-quarts. ترتدي أمي سروالا ترواكار يصل الى منتصف الساق

14 Nous disposons la porcelaine sur la nappe. نضع الخزف بعناية فائقة على المفرش اجوريه

15 Pantoufles (بانتوفل) , pyjama ( بيجاما), parfum (برفان ) .

16 Tels que la beauté, l’adversité, le bonheur, la douleur, la tendresse, la perte et l’écriture.

Citer cet article

Référence électronique

Sahar Youssef, « May Telmissany et Mona Latif-Ghattas : L’invisibilité de l’écrivain – traducteur comme gage d’authenticité », La main de Thôt [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/751

Auteur

Sahar Youssef

Faculté des Sciences humaines, Département de langue et de littérature françaises et d’Interprétation.
Université Al Azhar du Caire
sahar.samiryoussef@gmail.com