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Il y a une quarantaine d'années, comme beaucoup de mes amis étudiants, j’ai lu Cent ans de solitude (1967) de Gabriel García Márquez. Si les souvenirs que j’en garde ont malheureusement perdu de leur éclat, il en est un qui demeure : le sentiment de dépaysement, l’impression d’être entièrement plongé dans l’atmosphère du livre, qui m’avait accompagné pendant près d’une demi-heure après en avoir lu la dernière page. C’était bien sûr l'œuvre de García Márquez que j’avais lue, mais, plus pragmatiquement, c’étaient l’anglais, les rythmes et les sonorités de Gregory Rabassa, son traducteur. Même si j’avais été capable d’apprécier l'œuvre originale en espagnol, je n’aurais pas eu besoin de comparer l’original à la traduction pour savoir que ce que Rabassa avait produit était indéniablement réussi.
Qu’est-ce qui détermine la qualité d’une traduction ? La question se pose depuis la querelle de St Jérôme et St Augustin à propos de la manière la plus fidèle de traduire la Bible (St Augustin prônant le respect du canon, et St Jérôme œuvrant pour “la beauté d’une chose bien dite”) et, en dépit des siècles d’études, nous sommes toujours aussi loin d’en avoir trouvé la réponse. À l’heure de Google Traduction et de l’intelligence artificielle, nous pourrions laisser nos smartphones faire le travail, et délaisser complètement cette question.
En effet, nous devons reconnaître la rapidité et l’impartialité avec lesquelles les ordinateurs peuvent traiter certaines traductions, qu’il s’agisse de faire appel à Google pour acheter de l’aspirine à Séoul ou bien de recracher des versions en plusieurs langues d’un contrat d’une multinationale. De plus, alors que le besoin de communication à l’échelle mondiale avance à pas de géant, l'efficacité de la traduction informatique donne des résultats de plus en plus attrayants. Dans cette optique, une “bonne” traduction pourrait tout simplement être une traduction qui véhicule les octets d’information requis en un minimum de temps.
Pourtant la traduction ne se limite pas à la transmission de données, et sa pertinence n’est pas toujours facile à mesurer. Cela se vérifie encore davantage dans le domaine de la littérature : soucieuse de restituer l’effet artistique plutôt que des faits purs et simples, la traduction littéraire, dans sa nature même, met à l’épreuve notre aptitude à mettre en place des critères objectifs. Les tentatives n’ont pourtant pas manqué, depuis le traité du XVe siècle De interpretatione recta ("De la bonne manière de traduire") de l'historien florentin Leonardo Bruni, La manière de bien traduire d'une langue en l’autre (1540) d’Étienne Dolet, savant et imprimeur français (qui finit par être exécuté pour avoir mis en pratique ce qu'il prêchait), jusqu’à l’ensemble des traducteurs et des commentateurs (John Dryden, Alexander Fraser Tytler, Dante Gabriel Rossetti, Matthew Arnold, Friedrich Schleiermacher, Walter Benjamin et tant d'autres) désireux de nous mettre sur la bonne voie, sans pour autant qu’aucune d’entre elles n’aille tout à fait dans la même direction que les autres.
Nous pourrions croire que ce caractère indéfinissable de la traduction littéraire lui laisserait plus de marge, sinon plus de reconnaissance, mais il n’en est rien. Depuis les critiques littéraires qui scrutent les moindres détails d’une traduction pour en trouver les défauts jusqu’aux théoriciens qui parlent de “modèles d’évaluation” tels que ceux de Julian House (1977, revu en 2015) et de J. C. Sager (1989) et leurs catégories et sous-catégories strictes de types d’erreurs, tous semblent nous dire qu’aucune traduction n’est “parfaite”, ce dont chaque lecteur, de lui-même, a conscience. Bien sûr, quelques commentateurs se sont livrés à des éloges vibrants, souvent largement mérités, de certains traducteurs ou de certaines traductions, mais nombre d’entre eux considèrent la traduction d'œuvres littéraires comme une entreprise que l’on peut à la rigueur tolérer, quand elle n’est pas ouvertement méprisée. Les auteurs déplorent les échecs de la traduction à conserver leurs rimes et leur rhétorique. Ceux qui la pratiquent sont taxés de traîtres et de pirates par les critiques (traduttore, traditore). Les universitaires, à grand renfort de traités successifs, expliquent en détail son impossibilité. Les partisans de la traduction eux-mêmes en ont longtemps fait, au mieux, un parent pauvre : Thomas Wilson, savant et traducteur du XVIe siècle, dénigrait son propre travail en le qualifiant de “pain de son” ; George Eliot, traductrice de Baruch Spinoza et Ludwig Feuerbach, avançait qu’un “bon traducteur est loin derrière celui qui crée de bonnes œuvres originales” ; ou encore Vladimir Nabokov qui considérait cette pratique comme de la “profanation”, tout simplement. Il n'est ainsi pas étonnant que la traduction soit souvent poliment écartée, sinon évincée sans ménagement, ou encore que la recherche de l'excellence dans un tel contexte puisse sembler si chimérique.
Promouvoir cette attitude revient à valoriser très largement l'œuvre originale, ou “source”, et à en faire le maître absolu dans le duo texte-traduction. Même si, durant des siècles, la limite entre les deux n’a pas toujours été claire (les Romains s’appropriaient librement l’éloquence grecque pour leurs propres discours, tandis que des auteurs tels que Geoffrey Chaucer et William Shakespeare intégraient dans leurs propres créations des pans entiers de récits étrangers), à l’époque moderne, la frontière qui sépare texte et traduction est jalousement, sinon belliqueusement, gardée, comme il apparaît dans la citation d’Eliot donnée plus haut. Même parmi les lecteurs les plus éminents, beaucoup ne voient en la traduction qu’un bouche-trou, et pensent qu’avoir lu un auteur en traduction n’est pas vraiment l’avoir lu.
Soyons francs : il serait bien naïf d’affirmer que le lecteur d’une traduction est confronté à la totalité de l’œuvre en langue étrangère qu’elle donne à lire, ou encore de dire que la lecture d’un texte transposé d’une langue à une autre n’engendre aucune différence (ce qui n’équivaut pas à une perte). Le cœur du problème réside donc dans notre perception de la traduction : soit comme un aboutissement accessible, avec des qualités qui lui sont propres et qui complètent, voire magnifient l’œuvre originale, soit comme un idéal hors de portée, qui ne pourra vraiment trouver une certaine légitimité qu’en se rapprochant autant que possible de l’œuvre originale.
Cette dichotomie est presque aussi vieille que la traduction elle-même. À l’aube du premier millénaire, le poète latin Horace invitait déjà ses traducteurs à “ne pas reproduire mot pour mot” l’œuvre originale, tandis que cinq siècles plus tard, Boèce, philosophe et homme d'État romain, prenait le parti inverse en défendant la “vérité intègre” d’une interprétation au pied de la lettre. Au fil du temps, les partisans des deux camps ont produit des ouvrages soigneusement réfléchis et argumentés de manière convaincante pour faire valoir leurs points de vue respectifs. Dryden, l’un des plus connus d’entre eux, avance qu’un traducteur “qui écrirait avec autant d’énergie et de vitalité que l’œuvre originale ne doit en aucun cas se limiter aux mots de son auteur” mais plutôt qu’il “doit assimiler et saisir parfaitement le génie et l’esprit de son auteur”.
Penser la traduction comme un processus dynamique, comme une forme privilégiée de lecture qui peut permettre de mieux comprendre l’œuvre originale
Dans une réponse indirecte, R. H. Horne, critique du XIXe siècle, écartait toute tentative “d’utiliser l’esprit de l’auteur” pour “cacher la vantardise et l’égoïsme du traducteur.” Encore de nos jours, les partisans de “l’étrangéisation” proposent de dénaturer les conventions de la langue cible pour reproduire celles de la langue source : “s’écarter suffisamment des normes pour donner à vivre une expérience de lecture étrangère”, comme l’écrit Lawrence Venuti, l’un des plus grands défenseurs de l’étrangéisation, dans L’invisibilité du traducteur (1995). Vue sous cet angle, une bonne traduction serait une traduction qui se débarrasse volontairement de l’illusion que le texte ne vient pas d'une contrée lointaine. Mais d’un autre côté, ce point de vue soulève une question importante : si les lecteurs de l'œuvre originale ne perçoivent pas le texte comme “étranger”, qu’est-ce que cela apporte au texte lorsque c’est artificiellement imposé au lecteur de l'œuvre traduite ?
Si l’on considère le traducteur comme le “serviteur” du texte source, à qui il incombe de façonner un équivalent le plus fidèle possible, la moindre déviation dans la syntaxe ou la structure du texte source, qu’elle soit issue de l’égocentrisme du traducteur, de son incompétence ou de ses préjugés culturels, apparaîtra bel et bien comme une trahison. Si, en revanche, l’on considère le traducteur comme un artiste à part entière, travaillant main dans la main avec – et non sous la direction de – l’auteur du texte source, si l’on considère la traduction comme un processus dynamique, comme une forme privilégiée de lecture qui permet de mieux comprendre l’œuvre originale et de transposer son énergie dans un nouveau contexte, alors l’acte de reproduction d’une œuvre littéraire dans une langue et une culture différentes trouve davantage de sens. Il en résulte une nouvelle manière de percevoir un texte, et à travers lui, un monde. Idéalement, cela rend possible l’émergence d’une œuvre littéraire tout à fait nouvelle, à la fois dépendante et indépendante de celle dans laquelle elle trouve son origine : une œuvre ni vassale ni rivale qui, plutôt, apporte quelque chose de précieux et de spécifique à l’ensemble de la littérature mondiale. Cela ne revient pas à prendre des libertés irraisonnées vis-à-vis de l'œuvre originale, mais plutôt à lui rendre hommage en rassemblant tout son talent et sa créativité pour la transposer au mieux dans une autre langue.
Pour exposer une œuvre au mieux, pour la recréer dans toute sa beauté et sa laideur, sa magnificence et sa petitesse, il faut savoir faire preuve de sensibilité, d’empathie, d’adaptabilité, de culture, d’attention, de bienveillance et de tact. Et, peut-être plus encore, de respect pour son propre travail, de certitude que sa traduction peut être jugée pour ses propres qualités (et défauts) et que, à condition d’avoir été effectuée avec soin, elle peut être mise sur un pied d’égalité avec l'œuvre originale dont elle est inspirée.
Comment cela peut-il se manifester de manière concrète ? Je proposerai ici quelques esquisses de réponses basées sur des expériences de quelques traducteurs du siècle dernier. Ce qu’illustrent très bien ces extraits est que les critères de “réussite” sont subjectifs (et que, dans cette mesure, y trouvant une plus grande fidélité, je suis davantage partisan de l’adaptabilité de St Jérôme que de la conformité de St Augustin) ; et que, en dépit de siècles d’études, il n’existe pas de réponse simple.
Sans aucun doute, on trouvera en la personne d’Ezra Pound l’un des traducteurs modernes les plus controversés, à la fois loué pour le somptueux lyrisme de ses traductions et décrié pour les libertés scandaleuses qu’il prenait souvent. Cathay (1915), recueil de poésies classiques chinoises de Pound, est un exemple incontournable de traduction réalisée sans réelle maîtrise de la langue source (Pound copiait les traductions littérales de l’universitaire Ernest Fenollosa) mais qui semble pourtant plus réussie que celles qu’ont pu produire certains lecteurs aguerris de littérature chinoise, au point que certains universitaires considèrent que les tournures intuitives de Pound sont en fait plus précises.
Cela n’est pourtant pas un cas isolé, tant Pound prenait des libertés avec des textes qu’il parvenait bel et bien à lire en version originale, comme “Au Cabaret-Vert” (1870) d’Arthur Rimbaud. En voici une strophe traduite par Wallace Fowlie dans un anglais des plus académiques :
For a week my boots had been torn
By the pebbles on the roads. I was getting into Charleroi.
– At the Cabaret-Vert : I asked for bread
And butter, and for ham that would be half chilled…
Pound, pour sa part, préfère adopter le ton et la désinvolture exaltée d’un adolescent vagabondant sur les routes. Sa version met en exergue la nonchalance et la brièveté :
Wearing out my shoes, 8th day
On the bad roads, I got into Charleroi.
Bread, butter, at the Green Cabaret
And the ham half cold…
Dans le même ordre d’idées, Samuel Beckett, pour traduire une simulation de “délire” mental né sous la plume du poète surréaliste Paul Éluard en 1930, a eu recours à un anachronisme évident pour reproduire la ferveur de l’original :
Thou my great one whom I adore beautiful as the whole earth and in the most beautiful stars of the earth that I adore thou my great woman adored by all the powers of the stars…
Par comparaison, en voici une version de 1965 par Richard Howard qui, bien que plus proche du modernisme d’Éluard, ne semble pas du tout aussi passionnée, désuète, étrangement discordante :
My great big adorable girl, beautiful as everything upon earth and in the most beautiful stars of the earth I adore, my great big girl adored by all the powers of the stars…
Prenons encore un exemple. Le roman La Disparition (1969) de Georges Perec a longtemps été considéré comme intraduisible dans la mesure où l’on n’y trouve pas une seule occurrence de la lettre e, qui, en français comme en anglais, est le graphème le plus courant. Or, l’habile traduction lipogrammatique de Gilbert Adair, publiée en 1995, A Void, foisonne d’adaptations, ou substitutions, dont l’air, tout sauf inconnu, d’Arthur Gordon Pym :
’Twas upon a midnight tristful, I sat poring, wan and wistful
Through many a quaint and curious list full of my consorts slain –
I sat nodding, almost napping, till I caught a sound of tapping,
As of spirits softly rapping, rapping at my door in vain…
Ardu ? Tout à fait. Pourtant, ainsi qu’il apparaît plus haut, pour qui sait discourir sans accroc, il suffit d’un brin d’inspiration pour ravir son public, trouvant la solution sans souci. (Aurait-on, nous aussi, à partir du nom d’Adair, pris part, non sans mal au concours ?).
Ce genre d’exercice a-t-il une certaine valeur, ou bien est-ce seulement un passe-temps réservé aux pédants et autres férus du verbe ? Je le pense pourvu d’une réelle valeur, tout d’abord parce que ce type d’invention contribue à relativiser l'art de la traduction, mais plus encore parce que la qualité des choix du traducteur a une incidence directe sur notre expérience du texte original tel qu'il est transmis par ce traducteur, et par conséquent sur l'impact et la longévité de ce texte dans la culture cible. Bien conscient qu’il n’existe pas d’équivalence directe entre le texte original et sa traduction, un bon traducteur va pourtant travailler, retravailler et retravailler encore chaque phrase, chaque paragraphe, chaque page pour en faire ressortir les aspects qu’il juge essentiels et les faire résonner chez des lecteurs d’une langue et d’une culture radicalement différentes. Ainsi, comme le montrent les exemples présentés plus haut, cela implique souvent de se défaire des chaînes de la littéralité pour aboutir à une représentation plus précise et riche de sens.
Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de tours de passe-passe linguistiques, et le plus souvent la qualité d’une traduction se murmure plutôt qu’elle ne se crie. Qu’importe le genre, qu’importe qu’il faille faire preuve d’élans d’imagination ou encore de connaissances solides, une bonne traduction se doit d’éviter de trop attirer l’attention sur elle-même (par exubérance, par maladresse ou par déformation de l’œuvre originale) tout en s’assurant de ne pas s’effacer au point de rester stérile sur la page, sans caractère propre. C’est une voie qui peut se montrer parfois sinueuse. L’écrivain français Patrick Modiano, que j’ai beaucoup traduit, est connu pour sa prose (en apparence) simple et sans détour. Reproduire cette simplicité, cette aisance apparente, est un travail exigeant (de même ai-je la conviction que Modiano ne parvient à ce style naturel qu’au prix de nombreux efforts).
Mais plus encore, quand je tente de reproduire la fluidité de la prose de Modiano dans un anglais naturel, il apparaît clairement que son œuvre reflète une sensibilité fondamentalement non anglophone, que ses personnages interagissent avec leur environnement d’une manière qui ne viendrait à aucun lecteur anglais ou américain, même vivant à l’étranger. À mes yeux, cette altérité est un élément clef de l'œuvre de Modiano, et c’est un élément que, en traduisant cette œuvre pour en faire profiter les locuteurs de ma propre langue, je ne peux, ni ne doit, négliger.
La traduction oscille entre la familiarisation de l’étrange et l’étrangéisation du familier
La traduction, dans ce qu'elle a de meilleur, nous expose à des esprits et à des voix capables de susciter en nous un sentiment particulier de plaisir ou de réflexion, le frisson d’une découverte que l’on ne trouverait nulle part ailleurs : des esprits et des voix, vraiment uniques, qui ont quelque chose à dire qui est différent de ce que n'importe qui d'autre a à dire, dans n'importe quelle langue. Au vu de la rareté de ces esprits et de ces voix, nous ne pouvons pas nous permettre d’en ignorer un seul. Ils sont la raison pour laquelle les humains sont en quête d'histoires depuis que la conscience existe. Leur contact nous enrichit tout autant que leur absence (par privation ou par abandon) nous appauvrit sans que l’on s’en rende compte.
C’est pour cette raison que la traduction est souvent présentée comme un remède préventif contre l'homogénéisation culturelle, sinon son atrophie. À condition d’être effectuée dans les règles de l’art, la traduction d’une œuvre étrangère peut jouir d’une place de choix pour introduire des perspectives différentes de celles que nous voyons chez nous et pour les faire résonner dans un nouveau contexte, en leur donnant une voix nouvelle et vibrante qu'elles n'auraient pas eue autrement. Assez paradoxalement, cela nous montre que la traduction, dans ce qu’elle a de meilleur, ne se contente pas de relier deux cultures, mais qu’elle les préserve en s’assurant que leurs contacts produisent des étincelles, plutôt que de les laisser s’asphyxier chacune de leur côté.
Dans un monde de plus en plus connecté, nous pourrions envisager la fin des frontières nationales et culturelles. Mais il est un autre aspect à prendre en compte, qui ne concerne pas l'aspect répressif des frontières mais plutôt leur utilité : les frontières peuvent aussi être les gardiennes de la différence. L’inconvénient que représenterait une familiarité exacerbée, des contacts potentiellement infinis (y compris, bien sûr, le type de contacts rendus possibles par la traduction), serait l'effritement de la diversité. Tout comme la notion de barrière peut évoquer un vaste goulag encadré de barbelés, l’absence de ces barrières nous laisse tout autant imaginer une étendue infinie et uniforme. La diffusion des idées, la libre circulation intellectuelle et esthétique des arts, des littératures, des philosophies et des points de vue, qui traverse le monde par ricochets, pourrait être à l'origine d'une des plus grandes revitalisations de l'histoire de l'humanité, d'une nouvelle Renaissance, mais cela pourrait aussi bien nous mener vers la plus fade des monocultures mondiales que nous ayons jamais vue.
La traduction oscille entre la familiarisation de l’étrange et l’étrangéisation du familier. Elle formule les hypothèses et les expressions culturelles d'autrui sous une forme que nous pouvons comprendre, à laquelle nous pouvons nous identifier, à laquelle nous pouvons adhérer. En parallèle, elle se garde d’une trop grande assimilation de celles-ci pour ne pas lisser la dimension étrangère de l’expérience. Je n’entends pas ici la nécessité de reproduire une syntaxe ou une structure linguistique étrangères, mais de respecter et de préserver à la fois le caractère étranger inhérent à l’auteur du texte source et le plaisir du texte cible, ce plaisir même du lecteur de l’œuvre originale, et du traducteur à son tour, que l’on doit aussi au lecteur de la traduction.
Qu’est-ce qui détermine la qualité d’une traduction ? Il n’existe pas de réponse qui puisse satisfaire tout le monde, mais parmi les réponses partiales, je proposerai celle-ci : une bonne traduction doit ouvrir des portes sur de nouvelles perspectives. Elle fait communiquer plusieurs cultures tout en préservant leurs différences essentielles, qui donnent un sens à cet échange en premier lieu. Elle éveille en nous un sentiment de magie captivant, tel que celui qu’a fait naître en moi la traduction de Cent ans de solitude, puis saisit le lecteur et l’absorbe, sans jamais vraiment le laisser s’échapper.
Note du traducteur
Nous voulons revenir ici sur le lipogramme réalisé par Mark Polizzotti lorsqu’il traite de la traduction de Gilbert Adair du roman de Georges Perec :
But in 1995, Gilbert Adair brought out his lipogrammatic translation, A Void, which boasts many adroit substitutions and adaptations, such as this familiar-sounding stanza by ‘Arthur Gordon Pym’ :
[…]
Difficult ? No doubt – but, as shown, not insurmountably so. (Just as this paragraph, past my introduction of Adair, similarly contains no occasion of that particular sign.)
Comme il en est question dans le texte, la traduction de ce genre d’exercice est, de prime abord, considérée comme impossible dans la mesure où elle présente ici une double difficulté : en plus de respecter le lipogramme, le traducteur doit respecter le texte source, là où Perec, par exemple, pouvait écrire sans autre contrainte.
Avant de proposer deux autres solutions au lipogramme que nous avons choisi pour traduire ce texte, nous voudrions d’abord commenter notre premier choix de traduction :
Or, l’habile traduction lipogrammatique de Gilbert Adair, publiée en 1995, A Void, foisonnait d'adaptations, ou substitutions, dont l’air, tout sauf inconnu, d’Arthur Gordon Pym :
[...]
Ardu ? Tout à fait. Pourtant, ainsi qu’il apparaît plus haut, pour qui sait discourir sans accroc, il suffit d’un brin d’inspiration pour ravir son public, trouvant la solution sans souci. (Aurait-on, nous aussi, à partir du nom dudit roman traduit, pris part, non sans mal, au concours ?)
Tout d’abord, nous avons dû réagencer la phrase au cours de laquelle le lipogramme commence. En anglais, l’exercice commence à partir du nom d’Adair (Polizzotti, comme nous, est contrait par le E du prénom Gilbert), mais un problème se pose immédiatement en français puisque les mots « lipogramme » et « lipogrammatique » (contrairement à l’anglais « lipogram » et lipogrammatic ») contiennent tous deux un E. Nous avons donc réagencé les éléments de la phrase dans le but de faire figurer ce mot avant le nom d’Adair. Mais s’est ensuite posé le problème de « publiée en », pour lequel nous n’avons pas trouvé d’alternative sans E (« écrite », « sortie »). Nous avons, par conséquent, choisi de faire démarrer le lipogramme non pas à partir du nom d’Adair, mais quelques mots plus loin, à partir du titre du roman. La difficulté de l’exercice résidant dans sa longueur, nous avons mis un point d’honneur à ne pas réaliser un lipogramme plus court que celui du texte source : de cinquante-quatre mots en anglais, nous sommes passés à soixante-quatorze mots en français. Ainsi, même si notre lipogramme commence à un endroit plus avancé du texte que celui de Mark Polizzotti, il propose des phrases plus longues avant la fin du paragraphe. L’honneur est donc sauf...
Examinons à présent les deux autres solutions que nous aurions pu proposer. Une première solution est plus longue et, de ce fait, tout à fait dans l’esprit de l’exercice proposé par l’auteur, mais elle s’éloigne du texte source :
Ardu ? Tout à fait. Pourtant, ainsi qu’il apparaît plus haut, pour un individu imaginatif, brillant, ayant pour lui l’art du discours, il suffira d’un instant pour offrir à son art son brio absolu. (Aurait-on, nous aussi, à partir du nom dudit roman, pris part, non sans mal, au concours ?)
Voici la seconde, encore plus longue et incluant une citation du roman de Georges Perec :
Ardu ? Tout à fait. Pourtant, ainsi qu’il apparaît plus haut, pour qui sait discourir sans accroc, il suffit d’un brin d’inspiration pour ravir son public, trouvant la solution sans souci, nonobstant l’obligation stipulant qu’il n’y faut point voir un “ un rond, pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal : un grand G vu dans un miroir”, suivant la formulation du roman original. (Aurait-on, nous aussi, à partir du nom roman d’Adair, pris part, non sans mal, au concours ?)
Toutes deux s’éloignent du texte source, notamment par leur dimension hyperbolique, voire flamboyante pour la seconde, qui ne correspond pas au ton du texte source (ce qui justifie notre choix final). Elles présentent, néanmoins, l’avantage de pousser plus loin l’exercice lipogrammatique et d'entraîner plus avant dans le jeu linguistique proposé par Mark Polizzotti, à la suite d’Adair et Perec.