Il est parfois éclairant de tomber par hasard, au détour d’une recherche, sur de vieux articles : certains permettent de mieux saisir le chemin parcouru… et le travail qu’il reste à accomplir.
Dans un article publié en 1978 dans Le Monde1, Thierry de Beaucé dressait un constat critique de l’état de la japonologie française. Selon lui, cette discipline avait « grandi en vase clos », marquée par un tropisme pour les langues, les arts traditionnels et les textes anciens, au détriment de toute approche contemporaine ou interdisciplinaire. Les chercheurs français s’en tenaient alors majoritairement, toujours selon lui, à la philologie, à l’ethnographie ou à l’histoire littéraire, sans véritable articulation avec les sciences sociales, l’économie ou la politique. De Beaucé déplorait que, contrairement à l’Allemagne ou au Royaume-Uni, la France continuât d’opposer la « science noble » d’une japonologie classique – teintée d’orientalisme – à la supposée vulgarité des études appliquées au Japon moderne. Un constat qui, s’il méritait sans doute déjà d’être nuancé en son temps, n’est clairement plus d’actualité.
Près d’un demi-siècle plus tard, ce numéro, à sa manière, en prend ainsi le contrepied et illustre le chemin parcouru. Comme les livraisons précédentes, il donne à lire un Japon inscrit dans les enjeux de son temps : santé publique, mémoire collective, genre, éducation, catastrophe, littérature engagée. Un Japon à hauteur d’humain, et non plus figé dans l’exotisme ou le passé. Ce faisant, il reflète un mouvement de renouveau amorcé depuis une vingtaine d’années : celui d’une discipline qui ne craint plus de penser le présent, d’interroger les transformations sociales, économiques ou culturelles du Japon contemporain, ni de s’ouvrir aux voix venues du Japon lui-même.
Cette évolution marque une rupture salutaire avec l’enfermement disciplinaire d’autrefois, mais elle ne constitue qu’une étape dans un processus plus large de redéfinition des objets, des méthodes et des finalités de la recherche.
Il faut aujourd’hui aller plus loin, poursuivre cette ouverture en renforçant les dialogues interdisciplinaires, en intégrant davantage les approches comparatives pertinentes et de qualité et en développant les liens entre recherche et société – notamment sur des thématiques partagées à l’échelle mondiale : écologie, justice sociale, mémoire, migrations, technologie, ou encore inégalités de genre et de classe. Enfin, favoriser les circulations croisées entre les savoirs produits en France, au Japon et ailleurs reste une condition essentielle pour construire une japonologie véritablement plurielle, critique et connectée aux enjeux de notre temps. Sur ce point, l’injonction de de Beaucé reste d’actualité.
Cinq ans après le début de la pandémie de COVID-19, ce troisième numéro d’Études japonaises s’ouvre sur un texte à la fois profond et éclairant, signé par l’une des grandes figures intellectuelles du Japon contemporain, Horio Teruhisa (né en 1933), qui donne à lire un témoignage aussi lucide que profondément humain sur les transformations qu’a provoquées la crise sanitaire, en particulier pour les enfants et les personnes âgées. Qui montre également comment le Japon se pense dans le monde, et comment penser le Japon c’est aussi penser le monde.
Ce premier article inaugure un nouveau type de contributions au sein de la revue : la traduction de textes de chercheurs ou d’intellectuels japonais dont les analyses ou les positions méritent d’être accessibles à un lectorat francophone.
Le deuxième article – qui n’est pas sans écho avec le précédent – aborde l’histoire encore trop méconnue de la lèpre au Japon. Isabelle Konuma y examine les politiques de ségrégation, les représentations sociales de la maladie et les trajectoires des personnes concernées, tout en interrogeant la mémoire de cette exclusion. À travers une approche historico-sociale, l’autrice y met en lumière les tensions entre santé publique, stigmatisation et droits humains.
Le troisième article, d’Eric Seizelet, revient sur la tragédie des monts Hakkōda, survenue en janvier 1902, au cours de laquelle près de 200 soldats du 5e régiment d’infanterie périrent de froid lors d’un entraînement militaire. À travers une reconstitution précise du drame, l’auteur interroge les responsabilités de l’encadrement, les réactions de l’opinion et les traces laissées par cet épisode longtemps occulté dans la mémoire collective japonaise.
Enfin, le quatrième article s’intéresse aux représentations de l’amour entre femmes dans les fictions des années 1920 de Yoshiya Nobuko. À travers l’analyse des tensions entre amitié platonique et homosexualité perçue comme « inversion », Ōta Tomomi y met en lumière la manière dont l’écrivaine japonaise s’approprie et redéfinit les normes sociales, sexologiques et littéraires de son époque.
Bonne lecture à toutes et à tous.