Qu’on me permette, avant tout, de désamorcer tout malentendu : il ne s’agit pas ici d’une quelconque forme d’acharnement contre Jacques Attali. Seulement d’un regard critique sur la traduction japonaise de l’un de ses livres récents, ce qui, en soi, justifie quelques lignes dans une revue comme celle-ci. L’ironie de la circulation globale des idées mérite parfois qu’on s’y arrête, fût-ce brièvement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : la diffusion internationale d’un ouvrage qui, à défaut de faire autorité, s’exporte apparemment avec confiance.
Le livre en question, Histoires et avenirs de l’éducation (Flammarion, 2022), a déjà été recensé dans le premier numéro de cette revue1. Il vient d’être traduit en japonais sous le titre ambitieux Kyōiku no chō – jinruishi : sapiensu tōjō kara mirai no shinario made 教育の超・人類史~サピエンス登場から未来のシナリオまで, ce qui signifie quelque chose comme « Une hyper-histoire de l’humanité par l’éducation – De l’apparition de Sapiens aux scénarios du futur », chez l’éditeur Daiwa shobō 大和書房 en juin 2024.
C’est moins à l’auteur qu’à l’éditeur que ces lignes s’adressent. Car non seulement ce dernier a choisi de traduire l’ouvrage – ce qui, en soi, n’est pas condamnable, nos intellectuels nationaux ayant parfois du succès à l’étranger –, mais il a surtout fait le choix de le traduire tel quel, sans (ou presque sans) correction. Et c’est là que le bât blesse.
Ainsi, concernant le Japon, et comme le lecteur français, le lecteur japonais apprendra par exemple sur son pays, en parcourant les pages 294 à 296 :
– que, jusqu’à la Restauration de Meiji, « l’éducation a été dispensée, durant des siècles, par des moines bouddhistes, dans les temples et sur le modèle chinois » (Nihon no kyōikuhō wa sū-seiki ni watatte, sōryo ga jiin de […] Chūgoku moderu datta 日本の教育法は数世紀にわったて、僧侶が寺院で[…]中国モデルだった) – ce qui est faux : les religieux étaient minoritaires, et les cours se tenaient dans toutes sortes de bâtiments2 ;
– qu’« entre 40 et 50 % des garçons et 15 % des filles sont scolarisés dans ces écoles » (kōshita gakkō de manabu Nihonjin no wariai wa, danshi ga yonjū-pâsento kara gojū-pâsento, joshi ga jūgo-pâsento datta こうした学校で学ぶ日本人の割合は、男子が四〇%から五〇%、女子が一五%だった) – ce qui, bien qu’étant un cliché largement répandu au Japon, n’a jamais été démontré ;
– que « dans les grands domaines et les villes il existait aussi des écoles secondaires » (ōki na han ya toshi ni wa chūgakkō mo atta 大きな藩や都市には中学校もあった) – alors que l’expression n’a aucun sens à cette époque, lesdites écoles (les hankō 藩校) n’étant en rien la « continuation » des terakoya 寺子屋 ;
– que, en 1872, « les écoles des temples bouddhistes sont nationalisées et transformées en écoles élémentaires » (tera no gakkō (terakoya) wa kokuei-ka sarete shōgakkō ni natta 寺の学校〔寺子屋〕は国営化されて小学校になった) – ce qui est faux, si les mots ont un sens : certaines terakoya parmi les plus prospères évoluent certes en écoles élémentaires mais l’ensemble des écoles ne fait l’objet d’aucune « nationalisation » ;
– que « l’école / les écoles du bakufu d’Edo [Attali parlait de l’“Académie du shogunat Tokugawa”] devien[nen]t l’université impériale de Tōkyō, et [que] plusieurs autres universités sont également fondées » – comprendre en 1872 – (Edo bakufu no gakkō wa Tōkyō teikoku daigaku ni nari, hoka ni mo ikutsuka daigaku ga setsuritsu sareta 江戸幕府の学校は東京帝国大学になり、他にもいくつか大学が設立された) – l’absence de nombre qui permet aussi bien le singulier que le pluriel rend la première partie de la proposition acceptable à condition de la situer en… 1877 et non en 1872, voire en 1887 pour que ladite université devienne « impériale », et quant à la suivante, celle de Kyōto, elle ne sera fondée qu’en… 1897 ;
– que, à partir de 1872 toujours, « les lycées visent à préparer les élèves à entrer dans l’une des universités impériales, pour former des dirigeants occidentalisés » (kōkō ni kayou mokuteki wa, seiyō-ka sareta shidōsha o yōsei suru teikoku daigaku ni nyūgaku suru tame no junbi datta 高校に通う目的は、西洋化された指導者を養成する帝国大学に入学するための準備だった) – ce qui n’a pas de sens puisqu’il n’y a à l’époque ni universités… ni lycées ;
– que le Rescrit impérial sur l’éducation est « placé sous la devise [Attali ajoutait : “au titre évocateur”] “Esprit japonais et Technologie occidentale” », et « demande de donner la priorité à l’alphabétisation » (1890-nen, « wakon yōsai » o kakageru Kyōiku chokugo wa, shikijiryoku […] o toita 一八九〇年、「和魂洋才」を掲げる教育勅語は、識字力[…]を説いた) – ce qui est doublement faux : le rescrit ne comporte ni devise, titre ou sous-titre de ce genre, pas plus qu’il n’évoque la question de l’alphabétisation, la traduction en japonais comme le texte original d’Attali, mélangeant ici le contenu du « Décret sur l’éducation » (Gakusei 学制) de 1872 et celui du rescrit promulgué quelque dix-huit années plus tard.
Etc., etc.
Ou encore pourront-ils lire, pour la période contemporaine3 que, dans les universités, « le nombre d’étudiants baisse de façon continue depuis deux décennies » (Kono nijū nenkan, gakusei-sū wa genshō shi tsuzukeru この二〇年間、学生数は減少し続ける). Ce que toutes les statistiques et les écrits publiés dans l’archipel sur le sujet contredisent.
L’éditeur n’a rien retouché, ou si peu. L’unique effort semble avoir été celui du traducteur, qui ici ou là a atténué certaines formulations ou corrigé discrètement une erreur.
Ainsi, « en 1868, après la défaite humiliante face à quelques bateaux américains… » devient en japonais : « Après la défaite humiliante que constitua l’arrivée des bateaux noirs (1853) » (Kurofune raikō (1853-nen) to iu kutsujoku-teki na haiboku go 黒船来航〔1853年〕という屈辱的な敗北後…). Ce qui est sans doute plus acceptable pour l’année, mais n’explique toujours pas au cours de quelle guerre cette défaite aurait eu lieu. Et sauf que la phrase continue en affirmant (je traduis le japonais, mais le sens est le même que l’original) : « le nouveau gouvernement, à savoir le gouvernement Meiji, afin de développer l’industrie et la défense au niveau des puissances occidentales… » (atarashii seifu de aru Meiji seifu wa kōgyō to bōei o seiyō sho-koku nami ni kyōka suru tame ni 新しい政府である明治政府は工業と防衛を西洋諸国並みに強化するために) ; ce qui provoque un raccourci des plus vertigineux qui tire un trait sur pas moins de quinze années d’histoire japonaise.
Ainsi encore, « la violoniste, musicologue, écrivaine, éditrice et poétesse anglaise Marion M. Scott » retrouve-t-elle/il (?) sa nationalité américaine, probablement son sexe (il n’y a pas de genre en japonais)… mais demeure « violoniste, musicologue, écrivain/e, éditeur/trice et poète/poétesse » (Amerika-jin no Marion Sukotto (baiorinisuto, ongakusha, sakka, henshūsha, shijin) to tomoni アメリカ人のマリオン・スコット(バイオリニスト、音楽者、作家、編集者、詩人)とともに) – ce qui est une aberration : Marion M. (pour McCarrell) Scott (1853-1922) n’a rien à voir avec Marion M. (pour Margaret) Scott (1877-1953), le premier étant un pédagogue américain et la seconde une artiste, qui n’était même pas née en 1872.
Ainsi enfin, le passage : « En 1877, après une tournée en Europe, les experts japonais adoptent le modèle germano-prussien, encore considéré comme le meilleur du monde. En 1876, un premier jardin d’enfants est créé par le gouvernement, sur le modèle germano-prussien. » devient-il dans la traduction : « En 1876, après la visite de plusieurs pays européens par une délégation/ambassade/mission [?] japonaise, [le gouvernement ?] fonda le tout premier jardin d’enfants sur le modèle germano-prussien, alors considéré comme le meilleur au monde. » (1876-nen, Nihon no shisetsudan wa Yōroppa sho-koku o shisatsu shita ato, tōji demo sekai saikō to minasarete ita puroisen-doitsu-gata no hajime yōchien o setsuritsu shita 一八七六年、日本の使節団はヨーロッパ諸国を視察した後、当時でも世界最高と見なされていたプロイセン・ドイツ形の初めの幼稚園を設立した). Ce qui allège le style, mais ne rétablit pas pour autant la vérité historique : le premier jardin d’enfants japonais est fondé en 1876 sur les conseils de l’Américain David Murray et ne relevait pas d’un quelconque modèle « germano-prussien », ce dernier ne commençant à s’imposer qu’à partir des années 1880.
Notons également que l’une des phrases qui suivaient – « Le pédagogue Osada Arata publie des recherches inspirées par Fröbel. » – a disparu de la version japonaise ; il est vrai que ledit Osada (1887-1961) venait alors tout juste de naître…
Mais ces retouches sont inégales, et ne réparent ni les ellipses ni les incohérences.
Sur le plan linguistique, il est intéressant de noter que quelques affirmations erronées du texte original sont également sauvées, « dissoutes », par le passage du français au japonais.
Ainsi l’affirmation sacrilège selon laquelle le Rescrit impérial sur l’éducation, qu’Attali appelle l’« édit », avait été « placardé dans toutes les écoles du pays, avec un portrait de l’empereur », devient en japonais « Le Rescrit impérial sur l’éducation a été installé [déposé, placé, introduit, etc.] dans toutes les écoles du pays, accompagné du portrait impérial. » (Kyōiku chokugo wa tennō no go-shin.ei to tomo ni zenkoku no gakkō ni setchi sareta 教育勅語は天皇の御真影とともに全国の学校に設置された). Ce qui est plus proche de la réalité.
Ainsi la phrase « Les écoles des domaines féodaux, dirigées par les gouverneurs provinciaux, deviennent des écoles secondaires » gagne-t-elle un peu plus de vérité historique une fois traduite par : « Les écoles autrefois gérées par les fiefs locaux sont devenues des écoles secondaires/collèges » (Chihō no han ga un.ei shite ita gakkō wa chūgakkō ni natta 地方の藩が運営していた学校は中学校になった). Même si, comme dans le cas des terakoya, leur transformation en écoles secondaires ne fut pas systématique.
Globalement cependant, l’intégralité du propos initial de l’auteur est fidèlement reproduite dans la version japonaise. Les approximations, les contresens, les erreurs… tout y est (ou presque). Il ne s’agit pas seulement d’une traduction, mais d’une canonisation éditoriale, avec ce mélange de zèle et de résignation qu’on pourrait qualifier, faute de mieux, de « respect de l’œuvre ».
On imagine sans mal la scène : le traducteur tombe sur une incongruité, fronce les sourcils, hésite, puis se dit : « Si c’est dans le texte d’Attali, c’est que c’est voulu. Il est français, après tout. » Et voilà la bourde qui passe la frontière sans contrôle. L’éditeur, lui, a peut-être vu là une touche d’exotisme, un soupçon d’« esprit français », en somme.
Que certains passages contredisent ce qu’on enseigne dans les manuels d’histoire japonais, voire dans d’autres livres publiés peut-être par le même éditeur, ne semble pas avoir posé de problème. On ne traduit pas un ouvrage, on traduit une marque. Résultat : un bel exercice de mondialisation de l’erreur, une sorte de symphonie bilingue de l’approximation. Un cas d’école, à vrai dire, pour les départements d’étude de la traduction : comment échouer avec élégance dans deux langues à la fois. Et sans que cela ne semble déranger grand monde.
Alors oui, j’ai été – et je reste – sincèrement stupéfait en lisant ces pages en japonais. Mais peut-être devrais-je m’en réjouir : ne voilà-t-il pas un domaine où l’Orient et l’Occident se rejoignent dans une harmonie dysfonctionnelle, un ballet synchronisé d’approximations assumées ! Et si ce n’était pas un échec… mais une performance conceptuelle ? Le monde parlant d’une seule voix, fût-ce pour raconter n’importe quoi…
« Alors que penser de tout ça ? », me demandais-je à la fin de la recension du livre en français. La question se repose ici.
Que l’on parle sans doute plus de produit marketing que d’un ouvrage académique ? C’est une évidence. Que cela n’empêche pas le monde de tourner ? C’est sûr. Mais cela n’excuse rien.
Surtout, à l’avertissement que je formulais à l’intention des étudiants en études japonaises – ne pas s’inspirer de ce livre pour rédiger un devoir ou préparer un examen sur le Japon corrigé par quelqu’un qui ne serait pas Jacques Attali –, étendre cet avertissement aux étudiants japonais qui utiliseraient l’ouvrage (sait-on jamais ?) pour préparer leurs concours ou leurs examens d’histoire : ils ne se donneraient à l’évidence pas toutes les chances de réussir.
Difficile d’en penser autre chose. Sauf justement que cela est véritablement désolant. Et le dire.