Parler de la conception de l’enseignement et de la pédagogie qu’avait Jean-Jacques Origas (1937-2003) ainsi que de la pratique qui était la sienne dans ces deux domaines est un sujet assez redoutable1. Et cela pour plusieurs raisons. Cela nécessite en effet d’examiner, tout à la fois, l’enseignement du japonais qu’il développa à l’Inalco, dans le supérieur donc, mais aussi celui qu’il s’efforça de mettre en place dans le secondaire dans le cadre de la mission d’inspection générale pour l’enseignement du japonais que lui avait confiée le ministère de l’Éducation. Plusieurs niveaux d’enseignement et plusieurs niveaux « pédagogiques » se retrouvent ainsi mêlés, avec des pratiques, des possibles et des finalités parfois différents, voire opposés.
Le travail de Jean-Jacques Origas dans ces domaines constitue par ailleurs la partie de ses multiples activités qui est sans doute la moins bien documentée, celle pour laquelle il y a le moins d’archives disponibles ou accessibles. En effet, si les supports de cours qu’il a rédigés pour l’enseignement de la langue japonaise à l’Inalco subsistent, si les programmes et textes officiels pour le secondaire qu’il a produits ou à la rédaction desquels il a contribué sont toujours accessibles, et si la mémoire des cours auxquels plusieurs générations d’étudiants ont assisté demeure vivante, il n’y a pas beaucoup – voire pas du tout – d’archives qui montrent ou qui expliquent le cheminement de sa pensée ayant motivé son action et la production de tous ces documents, supports et cours, qui plus est sur une période s’étalant sur près de quatre décennies.
La tâche relève donc plus d’un travail d’archéologue qui recherche les indices et les traces laissés ici ou là, essaye de reconstituer des processus, de comprendre les évolutions, de retrouver ce qui manque à la lecture de ce qui existe2. Mais c’est un travail passionnant.
La présentation que je vais en faire dans les pages qui suivent sera donc sans doute incomplète et peut-être factuellement erronée – dans l’attente de la trace ou de la preuve qui la corrigera –, mais, je l’espère, sans contresens ni méprise. Au terme de l’« enquête », il me paraît en effet possible de saisir un fil rouge – une ou plusieurs « lignes de forces », comme il se plaisait à le dire – extrêmement cohérent qui lie les différentes dimensions de son travail à l’Inalco comme à l’Inspection générale, ainsi que dans ses propres cours, et cela tant sur le plan de son investissement et de son rôle au niveau institutionnel que des choix et des propositions pédagogiques qui furent les siens en tant qu’enseignant. Même si – il faut le dire – le qualificatif « pédagogique » se révèle assez piégé ou piégeux dès lors que l’on parle de Jean-Jacques Origas.
Au travers des quelques discussions que j’avais eues avec lui sur ce sujet – l’enseignement, la pédagogie –, en effet, son positionnement m’était apparu – et apparaissait à beaucoup aussi je pense – assez tranché et parfois dogmatique. Pour le dire vite, s’il y a de multiples preuves, y compris écrites de sa main comme on le verra, qu’il considérait la pédagogie comme une dimension nécessaire, voire indispensable, du métier d’enseignant, il pouvait facilement vouer aux gémonies les « pédagogues » eux-mêmes. Le titre de cet article pourrait donc apparaître en ce sens bien irrévérencieux ou provocateur, mais ce n’est bien sûr pas le cas, comme je vais essayer de le démontrer.
L’intérêt de Jean-Jacques Origas pour la pédagogie était réel, profond, et sa propre pratique d’enseignant, qui reposait sur une véritable réflexion relative à la manière la plus efficace de transmettre les savoirs qu’il souhaitait faire acquérir à ses étudiants et sur une écoute permanente des retours qu’il recevait de ceux-ci – dans l’organisation de ses cours, dans ses corrections, dans ses commentaires –, contredisait cette position, disons, « de principe », cette « posture ». Je me contenterai pour le moment, en le résumant de manière un peu abrupte, de dire qu’il était très intéressant, voire passionnant, de parler « pédagogie » avec Jean-Jacques Origas, dès lors que l’on n’employait pas le mot « pédagogue »3. Je reviendrai sur cette question dans la quatrième et dernière section de cet article au sujet de ses pratiques en tant qu’enseignant.
Mais je voudrais tout d’abord, de manière plus chronologique, aborder dans une première section la situation de l’enseignement du japonais que Jean-Jacques Origas avait trouvée à son arrivée à l’Inalco, puis, dans une deuxième, son action de réformateur de l’enseignement du japonais à l’Inalco, et de fait en France, tant ce qu’il impulsa alors – on l’oublie trop souvent –, servi de modèle ou de repère aux autres établissements du supérieur où le japonais se développa ensuite, notamment en province. Enfin, dans une troisième section, j’évoquerai son action pour l’enseignement du japonais dans le secondaire au travers de sa mission au sein de l’Inspection générale.
1. Haguenauer, Naganuma et les autres…
Comment était enseigné le japonais à l’École nationale des langues orientales vivantes (ENLOV), ancêtre de l’Inalco, à l’arrivée de Jean-Jacques Origas ? Ce que je suis arrivé à reconstituer laisse entrevoir un agrégat de pratiques disparates qui s’était constitué autour de trois piliers, relevant de logiques et d’histoires différentes.
Le premier de ces piliers était ce que l’on pourrait appeler l’héritage de Charles Haguenauer (1896-1976), qui avait enseigné le japonais à l’ENLOV de 1932 à 1953 et dont l’approche et les pratiques avaient à l’évidence survécu à son départ pour la Sorbonne. Si ses propositions en la matière concernaient essentiellement la manière de décrire la langue japonaise – au lieu de s’appuyer sur les parties du discours des langues occidentales, il chercha à mettre en valeur la spécificité de cette langue en forgeant pour celle-ci une terminologie propre –, elles aboutirent de fait à une façon nouvelle d’aborder l’apprentissage de cette langue, non pas (ou plus) à partir d’un enseignement de la grammaire sur le schéma « règles(-exceptions)-application », mais au travers d’une analyse de la langue écrite japonaise destinée à faire émerger les caractéristiques et le fonctionnement intrinsèques de celle-ci4. On en trouve un exemple dans un court texte de 1948, Le Japonais à l’École nationale des langues orientales vivantes5. Une technique plutôt qu’une méthode, donc, mais qui exerça une grande influence sur l’analyse de la langue telle qu’elle allait être pratiquée par la suite dans l’enseignement du japonais à l’Inalco.
Le deuxième pilier était constitué par les pratiques individuelles des enseignants qui semblent avoir, pour la plupart, développé leur propre pédagogie de manière plus ou moins empirique. Mori Arimasa (1911-1976), qui enseigna à l’ENLOV/Inalco de 1955 à sa mort en 1976, convertit la sienne en un livre intitulé Leçons de japonais6, très connu parmi les japonisants de ces années, parce qu’il fut longtemps l’un des seuls disponibles en langue française. Tout en s’inscrivant sur le plan de la terminologie dans le droit fil de Haguenauer (à quelques variantes et simplifications près), il appliqua les principes que celui-ci avait développés pour l’analyse de la langue japonaise à la pratique du thème qui est le principal objet de son livre.
Outre son intérêt sur le plan didactique, le livre de Mori apporte, dans sa préface, quelques informations précieuses sur la situation de l’enseignement du japonais à l’Inalco dans ces années. Il écrit notamment ceci :
« Pour “écrire”, il faut bien le dire, on doit déjà être, dans une certaine mesure capable de “lire”. Donc pour se servir efficacement de ce manuel, il est indispensable d’avoir étudié les éléments de japonais dans d’autres livres et de savoir lire des textes faciles. Dans l’Établissement [sic] où nous travaillons, par exemple, les livres de lecture de Naganuma sont utilisés depuis plus de 15 ans (Naganuma nihongo dokuhon, en 8 volumes avec le vocabulaire, Tokyo). Il existe beaucoup d’autres séries de livres de lecture de japonais parmi lesquelles les lecteurs pourraient éventuellement faire le choix. Une étude préalable et simultanée de ces livres de lecture est absolument nécessaire. Une lecture attentive constitue pour ainsi dire l’unique source pour bien écrire ! »7
« Mais, toute cette étude, c’est toujours l’initiative des étudiants qui permet de l’organiser de façon personnelle, à savoir plus efficacement. Que les étudiants, ne se contentant pas de chercher des références dans l’index ajouté à la fin du volume, collectionnent eux-mêmes un grand nombre d’expressions usuelles et en étudient les structures. Nous avouons qu’en nombre comme en diversité, les sujets de thème présentés dans ce livre sont nettement insuffisants. Mille sujets environ sont déjà réunis par ailleurs, qui seront publiés ultérieurement, bien classés et avec un vocabulaire, pour suppléer cette insuffisance.
« Mais, pour ce qui est de l’étude du japonais, langue si lointaine des langues occident[ales], le zèle de l’étudiant ne suffit pas. Reste indispensable la direction d’un professeur compétent. L’autodidactisme, souvent inévitable, est, en principe et dans la mesure du possible, à écarter… Nous souhaitons que les enseignants qui se serviront de ce livre veuillent bien montrer aux étudiants un grand nombre de phrases-modèles pour éclaircir les explications données et compléter et faire varier les sujets de thème fournis ici pour développer avec pondération les capacités des étudiants. »8
De ces lignes, on peut tirer au moins quatre informations. La première est la confirmation du fait que, dans l’enseignement proposé alors à l’ENLOV/Inalco, il n’y avait pas de « méthode » structurée en tant que telle, mais un patchwork de pratiques individuelles développées par les enseignants en fonction de leur intérêt et/ou de leur service, comme l’enseignement du thème pour Mori.
La remarque de ce dernier selon laquelle on doit apprendre à lire le japonais avant d’utiliser ses Leçons de japonais est ainsi à la fois surprenante et significative. Surprenante, car son livre semble partir de zéro et propose une progression cumulative de la maîtrise de la rédaction en japonais abordant tous les aspects lexicaux et syntaxiques de la langue (sauf l’écriture). Significative, car elle traduit une absence d’articulation pensée et opératoire, entre l’apprentissage débutant – la manière dont on fait ses premiers pas dans la langue japonaise – et l’apprentissage avancé qu’il propose, et pour lequel, comme il l’écrit : « […] il est indispensable d’avoir étudié les éléments de japonais dans d’autres livres et de savoir lire des textes faciles ». C’est la deuxième information que contient ce passage.
La troisième concerne le niveau d’apprentissage débutant dont Mori nous dit qu’il se faisait alors à l’ENLOV/Inalco, depuis plus de quinze ans, à l’aide des livres de lecture de Naganuma Naoe. La méthode Naganuma constituait ainsi le premier étage de l’enseignement dispensé, celui par lequel les étudiants entraient dans la langue, pour en apprendre les bases, avant, si je puis dire, de « passer aux choses sérieuses » au travers des cours dispensés par les professeurs les plus éminents qui, débarrassés qu’ils étaient des contraintes du b-a-ba pour débutants, pouvaient se consacrer au développement d’un enseignement plus académique, directement lié à leurs propres domaines de spécialité d’universitaires.
Quant à la quatrième, elle consiste en l’aveu, à peine déguisé, que c’était aux étudiants, certes « guidés » par les enseignants, de se débrouiller pour faire le lien entre toutes ces choses.
Ces deux dernières caractéristiques de l’enseignement du japonais à l’ENLOV/Inalco apparaissent ainsi, tout à la fois, comme la conséquence et le révélateur des problèmes et des défis qui caractérisaient déjà l’enseignement du japonais à l’université et qui le caractérisent toujours aujourd’hui. À savoir ceux inhérents à un enseignement qui nécessite de partir de zéro, et donc de développer des pratiques pédagogiques pour débutants, dispensé dans un cadre, l’université, qui exclut a priori – et plus encore dans ces années-là qu’aujourd’hui, pour l’ensemble des disciplines – ce niveau débutant, et confie à des professeurs recrutés pour leurs connaissances et leur prestige, dans la tradition universitaire de Humbold, la création et la diffusion à la société de savoirs savants de haut niveau. Dans un tel système, il existe donc une forte tendance à « sous-traiter » le niveau débutant, ce qui fut le cas à l’ENLOV/Inalco au travers de la méthode Nagunuma.
La méthode Naganuma tient son nom de son créateur, Naganuma Naoe 長沼直兄 (1894-1973), qui enseigna tout d’abord l’anglais et devint au début des années 1920, à Tōkyō, l’assistant du linguiste Harold E. Palmer (1877-1949), pionnier de l’enseignement de la langue anglaise comme langue seconde et partisan convaincu de la « méthode orale », à laquelle il convertit Naganuma. Aussi, lorsque ce dernier commença à se consacrer à l’enseignement du japonais aux étrangers – ce qui allait l’occuper le restant de sa vie –, utilisa-t-il les principes et le savoir-faire acquis auprès de Palmer.
Constatant l’absence de méthode adaptée aux intérêts et aux capacités des adultes, Naganuma rédigea et édita alors par lui-même un « Livre de lecture en japonais standard », Hyōjun nihongo tokuhon 標準日本語讀本 (7 tomes, édition limitée, Kaitakusha, 1931-1934), élaboré à partir de son expérience avec des apprenants réels. Le premier tome fut publié en 1931 et six autres suivirent jusqu’en 1934. L’ensemble est connu dans le monde anglo-saxon sous le nom de Naganuma Readers et le célèbre spécialiste de la littérature japonaise, Donald Keene (1922-2019), qui avait appris le japonais en l’utilisant pendant sa formation à l’école de langue de la marine américaine, en fera l’éloge à la fin de sa vie, allant jusqu’à écrire que : « En tant que manuel, [c’était] un chef-d’œuvre. »9
La version originale de la méthode Naganuma reposait sur les principes des méthodes naturelles ou directes, à laquelle se rattachait la méthode orale, ōraru messodoオーラルメソッド, de Palmer. Elle s’opposait aux méthodes du courant dit de la « grammaire-traduction », bunpō yakudoku hō 文法訳読法, alors – et je dirai également en de nombreux lieux toujours – dominant au Japon pour l’enseignement des langues étrangères, et notamment de l’anglais. Dans la méthode Naganuma, les textes proposés aux apprenants n’étaient pas traduits dans la langue maternelle de ces derniers, le sens des mots et des phrases ou encore la grammaire étaient enseignés de manière intuitive ou déductive à l’aide de paraphrases, d’illustrations ou d’objets réels, et l’acquisition du lexique et de la syntaxe se faisait par le biais de la « méthode des questions-réponses », mondō-hō 問答法. Des principes qui pouvaient sans doute fonctionner pour des langues alphabétiques, mais qui se révélaient toutefois, en eux-mêmes, difficiles à mettre en place dans le cas d’une langue écrite telle que celle du japonais. La méthode nécessitant par ailleurs des enseignants de la langue maternelle japonaise ou parfaitement bilingues, elle était difficile à mettre en place dès lors que le cadre de l’apprentissage n’était plus une école de langue installée au Japon et que d’autres principes – académiques, universitaires, savants – agissaient également comme éléments structurants de ce cadre.
Par ailleurs, au fur et à mesure que le public qui utilisait sa méthode et ses matériaux pédagogiques augmenta et se diversifia, Naganuma fit évoluer celle-ci dans trois directions qui se révélèrent petit à petit en contradiction avec ses principes d’origine, à savoir : la romanisation prolongée de l’entrée dans la langue japonaise au travers des textes écrits en rōmaji, l’utilisation de l’anglais pour enseigner la syntaxe et le lexique, et la sur-simplification des phrases/textes donnés à lire et des explications grammaticales10.
À partir des années 1950, sa méthode, qui n’avait guère de concurrentes à l’époque, se diffusa dans le monde entier et fut adoptée par un grand nombre d’institutions scolaires et universitaires, dont l’ENLOV. Elle devint aussi très célèbre via tous les matériaux édités sous le label Naganuma et notamment les petites boîtes rouges de cartes de kanji que tous ceux qui se sont lancés dans l’étude du japonais dans les années 1970-1980 ont eu à un moment ou à un autre entre leurs mains11.
La méthode Naganuma présentait, comme toutes les méthodes, des points forts et des points faibles, et, comme c’est souvent le cas, les points faibles de ses points forts dès lors qu’elle n’était plus utilisée dans le cadre pour lequel elle avait été conçue. Si toutes les méthodes pédagogiques d’enseignement de la langue ou d’autres disciplines fonctionnent, elles ne fonctionnent par ailleurs pas toutes pour tout le monde, tout le temps, et partout. Un des défauts de la version Naganuma grand public telle qu’elle était alors utilisée hors Japon était, par l’adjonction de matériaux destinés à répondre aux différentes demandes – très certainement développés également avec des arrière-pensées purement commerciales : manuel de kanji, « tome 0 » en rōmaji et en anglais, etc. –, sa perte globale de cohérence et de ligne directrice.
Qui l’enseigne à l’époque à l’ENLOV ? Je n’ai pas trouvé de sources claires et définitives sur ce point, mais, au vu des « programmes » – fort succincts au demeurant – que l’école publiait alors, on peut penser que cette tâche revenait à Fujimori Bunkichi et Mori Arimasa, alors « répétiteurs », et qui avaient sans doute été recrutés dans ce but. Et très probablement aussi à Jean-Jacques Origas à ses tout débuts12. De 1965 à 1969, celui-ci y enseigne en effet le « cours de grammaire de Première année – langue moderne » et le « cours de lecture et d’analyse de texte de Deuxième année – langue moderne », et cela, probablement encore, à l’aide des supports Naganuma13.
Lorsque Jean-Jacques Origas intègre l’ENLOV en tant qu’enseignant à la fin 1965, l’école offre donc, en ce qui concerne l’enseignement du japonais, un cadre certes prestigieux, une histoire et une tradition certaines, mais rien qui fasse « méthode », rien de structuré et de réellement opératoire pour un public qui par ailleurs – c’est un élément important – ne cesse de croître et dont les compétences initiales et les objectifs ne relèvent plus, ou plus seulement, de l’érudition pure : l’ENLOV, qui accueillait moins de 50 étudiants de japonais en 1960, en compte 150 quand il y arrive comme maître-assistant en 1965, 500 quand il est nommé professeur en 1969, et plus de 1150, dix ans plus tard en 1979.
Il y trouve ainsi un enseignement marqué par une identité forte remontant à Haguenauer et porté par des « maîtres » ayant développé leur(s) propre(s) pratique(s) d’enseignement, mais qui recourt, pour les premiers niveaux, à une méthode d’apprentissage du japonais, la méthode Naganuma, qui a été développée dans un contexte et pour un public différents et qui, dans ses versions successives et de plus en plus appauvries, a perdu une grande partie de sa cohérence initiale. Ce qui, à l’évidence, ne lui convient pas, pas plus d’ailleurs qu’à Fujimori Bunkichi.
Cette double réalité est importante pour comprendre l’entreprise dans laquelle ces deux enseignants se lancent alors, car, s’ils vont s’inscrire dans la lignée des premiers – et surtout d’Haguenauer – en reprenant plusieurs de leurs propositions notamment sur le plan de la terminologie et de l’approche des textes, ils vont en revanche clairement se poser en rupture par rapport à la seconde.
On trouve ainsi, dans l’exposé sur « L’enseignement du japonais en France » que Fujimori Bunkichi prononça lors du colloque « Le Japon vu depuis la France » qui se tint en 1979, une véritable profession de foi relative à la mission que ce dernier et Jean-Jacques Origas se sont fixés en la matière. Fujimori Bunkichi, en exposant les principes retenus à l’Inalco pour enseigner le japonais, y cible clairement, sans la nommer, la méthode Naganuma :
« […] nous tenons à ne jamais pratiquer ces méthodes de japonais destinées aux enfants attardés, telles qu’il en existe souvent. Les gens ayant commencé avec une méthode basée sur des solutions de facilité (romanisation ou limitation des caractères chinois, par exemple) peuvent certes atteindre un niveau apparemment brillant pour la communication élémentaire, mais ne tardent jamais à rencontrer un stade de stagnation dans lequel ils risquent de rester définitivement. » 14
2. Les Éléments pour l’étude de la langue japonaise
Le point de vue qu’expose Fujimori Bunkichi dans les lignes ci-dessus est repris par Jean-Jacques Origas dès l’introduction du premier fascicule des Éléments pour l’étude de la langue japonaise, intitulé « Introduction – I – La langue et son écriture »15 :
« L’expérience de ces dernières années a montré qu’une “méthode romanisée”, qui transcrit la langue à l’aide de l’alphabet latin, était de peu de secours et qu’elle comportait au contraire de graves inconvénients. Il est proposé ici de mener de front l’apprentissage des signes et celui de la prononciation, l’entraînement à l’expression orale et l’expression écrite. La Seconde16 et la Troisième partie17 de cette introduction sont consacrées plus particulièrement à l’étude de la prononciation et à l’acquisition des premières séries de signes, les kana. »
Ces Éléments pour l’étude de la langue japonaise constituent la première pierre de la « méthode Origas », ou « méthode Origas-Fujimori ». On peut supposer que Jean-Jacques Origas et Fujimori Bunkichi – lequel avait commencé à enseigner à l’ENLOV sept ans avant l’arrivée du premier et qui avait été brièvement son professeur avant que celui-ci ne s’envole pour son long séjour de trois ans au Japon en 1961 – ont commencé à réfléchir ensemble assez tôt à cette réforme, mais qu’ils ne s’y sont véritablement engagés qu’à partir de la nomination de Jean-Jacques Origas en tant que professeur, le 1er juillet 1969.
Si l’on connaît mal, voire pas du tout, les étapes de leur cheminement, il semble évident qu’ils ont procédé par tâtonnements et qu’ils ont rodé leur méthode pendant une bonne dizaine d’années avant de la publier au CNED à partir de 1975-1976. On en trouve en effet la structure presque définitive dans le descriptif des unités de valeur de langue nécessaires pour l’obtention du certificat d’initiation au japonais durant l’année 1969-1970 :
1er degré : |
||
C.J.J. 1-1 : |
Structure de la langue : |
M. Origas |
C.J.J. 1-2 : |
Analyse et traduction : |
M. Fujimori |
C.J.J. 1-3 : |
Expression écrite : |
M. Mori |
C.J.J. 1-4 : |
Écriture et lexicographie : |
MM. Abe [et] Ninomiya |
2ème degré : |
||
C.J.J. 2-1 : |
Structure de la langue contemporaine : |
M. Origas |
C.J.J. 2-2 : |
Analyse sémantique et traduction : |
M. Fujimori |
C.J.J. 2-3 : |
Expression écrite : |
M. Mori |
C.J.J. 2-4 : |
Écriture et lexicographie : |
MM. Abe [et] Ninomiya |
Structure qui sera complétée dès 1972-1973 par les deux unités de valeur (UV) qui lui donneront sa forme finale, comme en atteste le livret de l’étudiant de cette année-là18. La « méthode », dont le titre générique, apparaissant sur tous les fascicules, était « Éléments pour l’étude de la langue japonaise » et qui correspondait à la seule première année (appelée alors « premier degré »), était en effet composée de six modules (que je donne ici avec les codes de la version CNED de 1984-1985) organisés de la manière suivante :
Éléments pour l’étude de la langue japonaise : |
|
DJ 101 (rédacteur : Jean-Jacques Origas) |
|
– « Introduction – I – La langue et son écriture » |
|
– « Structure de la langue – Textes » |
|
– « Structure de la langue – Explications » |
|
– « Structure de la langue – Devoirs » |
|
DJ 102 : (rédacteur : Fujimori Bunkichi) |
|
– « Introduction – II – De la prononciation à l’écriture » |
|
– « Analyse et traduction – lexique » |
|
– « Analyse et traduction – schémas et textes » |
|
– « Analyse et traduction – explications (leçons 1 à 6) » |
|
– « Analyse et traduction – explications (leçons 7 à 12) » |
|
– « Devoirs (leçons 1 à 12) » |
|
– « Analyse et traduction – lexique (2e niveau) » |
|
– « Analyse et traduction – schémas et textes (2e niveau) » |
|
– « Analyse et traduction – explications (2e niveau) (leçons 13 à 20) » |
|
– « Devoirs (leçons 13 à 20) (2e niveau) » |
|
– « Complément oral de japonais : 3 bandes pour l’“initiation à la prononciation et à l’écriture” ; 10 bandes pour “analyse et traduction” » |
|
DJ 103 : (rédacteur : Ninomiya Masayuki) |
|
– « Expression écrite 1 (leçons 1 à 5) » |
|
– « Expression écrite 1 (leçons 6 à 10) » |
|
DJ 104 : (rédacteur : Ninomiya Masayuki) |
|
– « Introduction – III – L’écriture » |
|
– « Écriture et lexicographie 1 – Textes (leçons 1 à 12) » |
|
– « Écriture et lexicographie 1 – Explications (leçons 1 à 6) » |
|
– « Écriture et lexicographie 1 – Explications (leçons 7 à 12) » |
|
– « Écriture et lexicographie 1 – Devoirs (leçons 7 à 12) » |
|
– « Écriture et lexicographie 2 – Textes (leçons 13 à 20) » |
|
– « Écriture et lexicographie 2 – Explications (leçons 13 à 20) » |
|
– « Écriture et lexicographie 2 – Devoirs (leçons 13 à 20) » |
|
DJ 105 : (rédacteur : Hayakawa Masami et Kano Misawa) |
|
– « Expression orale 1 (leçons 1 à 6) » |
|
– « Expression orale 2 (leçons 7 à 10) » |
|
– « Expression orale 2 (leçons 11 à 20) (2e niveau) » |
|
DJ 106 : (rédacteur : Fujimori Kiyoe et Marie Tsukahara) |
|
– « Lecture de textes 1 (leçons 1 à 6) » |
|
– « Lecture de textes 2 (leçons 7 à 10) » |
Beaucoup d’étudiants et anciens étudiants ont toujours en mémoire l’architecture globale de la « méthode » (et les souvenirs qui vont avec…), mais il était important, je pense, de la visualiser une nouvelle fois afin de bien en saisir le caractère systémique, ainsi que la grande cohérence et la complétude. Les grands principes qui avaient présidé à son élaboration apparaissent ainsi clairement et dévoilent une assez remarquable réflexion « pédagogique », certainement en avance sur ce qui se faisait à l’époque en matière d’enseignement de la langue japonaise19 et que l’on peut décliner en termes de « ruptures ».
La première rupture que porte cette méthode est graphique. Comme l’indiquait Jean-Jacques Origas dans l’extrait précédemment cité : plus de rōmaji, plus d’alphabet latin, la méthode part des kana et des kanji.
La deuxième rupture est terminologique. Il s’agit, dans la continuité de Haguenauer, d’imposer et de diffuser dans tous les enseignements une terminologie propre à la langue japonaise qui met en valeur la spécificité de celle-ci et, paradoxalement, par son aspect déroutant – les catégories ne correspondent pas à celles habituellement utilisées pour décrire le français ou les langues étrangères les plus étudiées –, d’en faciliter l’apprentissage en évitant de l’assimiler au travers d’une réalité linguistique qui non seulement n’est pas la sienne, mais qui, par ailleurs, passées les premières étapes de l’apprentissage, en vient à constituer un frein voire un obstacle à celui-ci.
La troisième rupture est stratégique. Le point de départ est la langue japonaise dans son état « réel », abordée, comme l’avait suggéré encore Haguenauer, à partir de l’activité d’analyse et de traduction : on regarde et décrit comment fonctionne la langue sans chercher à établir des règles qui décalqueraient la grammaire du français. Dans le même ordre d’idée, toute tentative de simplification est refusée : ce n’est pas « simplifié » car ça ne peut pas être « simple », même si la méthode cherche bien sûr à rendre l’apprentissage « facile » par la précision et l’organisation des connaissances présentées.
La quatrième rupture est structurelle, il s’agit de « faire système », de poser les bases d’un enseignement qui vise, à partir de zéro, à atteindre un but précis et ambitieux – sans doute trop, j’y reviendrai – : permettre aux apprenants d’accéder en trois ans à un niveau de maîtrise du japonais équivalent, sinon à celui d’un japonais adulte, du moins à celui d’un lycéen, comme cela apparaît en filigrane dans l’exposé de Fujimori Bunkichi sur « L’enseignement du japonais en France » que j’ai évoqué précédemment.
La cinquième rupture est pédagogique, il ne s’agit plus, pour atteindre cet objectif, de commencer par la lecture puis d’aller vers l’écriture – ou le contraire –, pas plus que de commencer par l’oral pour aller vers l’écrit – ou le contraire encore –, mais d’organiser en parallèle et de manière complémentaire l’acquisition, en production et en réception (en compréhension), du japonais écrit et oral.
La sixième rupture est organisationnelle – et assez révolutionnaire pour l’époque à l’université : il s’agit de coordonner les enseignements et les enseignants quant au « quoi » et au « quand », c’est-à-dire le programme, en laissant à ces derniers la plus grande liberté quant au « comment », c’est-à-dire la pédagogie. Fujimori Bunkichi explique cela très bien dans la conférence que j’ai déjà citée :
« Quand on parle de la méthode d’enseignement, il est utile de dissocier deux aspects de la même question : d’une part, la méthode pédagogique au sens étroit, et d’autre part, le programme d’enseignement.
« Le programme est toujours tributaire des exigences les plus diverses, et se trouve étroitement lié aux conditions externes de l’enseignement : l’objectif final à atteindre, le type de personnes à former et leur nombre, le total d’heures disponibles et la durée de chaque cycle de formation. Sur le plan technique, il est toujours possible de traduire les exigences qualitatives par des normes quantitatives. […]
« L’enseignement est un travail d’équipe, qu’on le veuille ou non. […] Il est absolument indispensable que tout le monde se mette d’accord sur le programme […].
« En revanche, la méthode pédagogique, dans le sens étroit, gagnerait à mon avis à être laissée à la liberté totale de chaque enseignant, à condition que l’on élabore le programme de cette façon. […] »20
La septième et dernière rupture est relative au calendrier, à la progression. Et c’est la moins convaincante. Pour atteindre, comme je l’ai dit plus haut, l’objectif de faire parvenir les étudiants à un niveau de maîtrise « adulte » de la langue japonaise, il faut que l’enseignement de toutes les connaissances et compétences nécessaires pour atteindre celui-ci « rentrent » dans les trois années menant à l’obtention de la licence. Le contenu des « Éléments pour l’étude de la langue japonaise », décrit précédemment, correspondait en effet au seul premier degré, c’est-à-dire à la première année de l’actuelle licence – même si, caractéristique propre à l’Inalco, il pouvait être étalé sur deux ans. Or, si l’on peut considérer que cela n’était pas complètement inenvisageable du fait de la nature de la syntaxe japonaise – difficile à acquérir pour des cerveaux habitués à la logique et la redondance de la langue française mais qui n’est en elle-même pas si compliquée que cela, et peut même apparaître comme simpliste –, sur le plan de l’apprentissage de l’écriture, en revanche, le programme était, disons-le, assez déraisonnable. Fujimori Bunkichi, toujours en 1979, le détaille comme suit :
« Comme je l’ai déjà dit, les exigences qualitatives du programme sont traduisibles par des normes quantitatives. Le nombre de caractères est un exemple typique de ces normes. Il va de soi que le nombre de caractères appris mécaniquement ne constitue pas un critère de jugement pour le niveau qualitatif atteint, et que les seules normes à retenir sont les caractères assimilés dans le contexte, comme autant d’éléments s’intégrant dans le système linguistique. Sous cette réserve, je cite quelques chiffres pour évoquer les exigences de notre programme :
« – 1000 caractères rencontrés au 1er degré, dont 600 expliqués systématiquement,
« – 2000 en total cumulé au second degré, dont 1200 expliqués,
« – 3000 rencontrés en licence, dont 1800 à 2000 retenus.
« Pour chaque niveau, on espère donc que 60 % environ des caractères apparus seront assimilés. »21
Il est clair sur ce plan que la prise en compte du réel, du possible, qui par essence préside à toute réflexion pédagogique, a été grandement malmenée et que les exigences d’excellence propre à l’institution universitaire ont pris le dessus sur la raison. Il apparaît en effet quelque peu sidérant que des programmes universitaires, ou autres, fixent comme objectif à des étudiants d’atteindre en trois ans (c’est-à-dire en réalité en trois fois six mois, et parfois un peu moins) un niveau de lecture et d’écriture que les Japonais eux-mêmes, bien que vivant au Japon et parlant le japonais depuis leur naissance, mettent neuf ans à acquérir… Or, le programme graphique présenté par Fujimori Bunkichi visait à faire atteindre en trois ans (éventuellement quatre) un niveau de lecture et d’écriture que les Japonais ne mettent rien moins que douze ans à acquérir de la première année de l’école élémentaire à la fin du lycée !
Entre en jeu cependant ici le dernier grand principe qui caractérise selon moi l’approche « origassienne » de l’enseignement ou de la pédagogie, et qui est l’adaptabilité, la résilience – dirait-on peut-être aujourd’hui, dans le sens scientifique du terme – des programmes définis en fonction de la réalité et de l’expérience du terrain, et surtout, du retour des apprenants.
Une caractéristique qu’évoque Fujimori Bunkichi en ces termes :
« Je commencerai par une anecdote. Il y a plus de dix ans, j’ai vu Jean-Jacques Origas en train de rendre aux étudiants débutants des centaines de rédactions qu’il avait corrigées. Il avait dû y passer un nombre incroyable d’heures, car chaque copie était toute rouge. Je lui ai dit que ce n’était pas à lui de se tuer pour accomplir un travail aussi ingrat, que ses collaborateurs japonais auraient pu faire tout aussi bien et certainement plus vite. Il m’écoutait sans rien dire. Or, un mois plus tard, j’ai assisté à la même scène, et j’ai été cette fois plutôt indigné de le voir perdre autant de temps. Je sais que l’obstination est l’une des qualités premières de tout japonisant, mais il dépassait un peu les mesures !
« Ce n’est que bien longtemps après que je suis parvenu à comprendre les raisons qui 1’ont poussé à agir ainsi. I1 voulait se rendre compte lui-même des résultats pratiques de son système d’explication. Il s’assurait ainsi, point par point, que sa description du japonais ne comportait pas de risques de malentendu chez les étudiants.
« C’était pour moi une véritable révélation. J’étais passionné à l’époque par la linguistique générale, et je gardais l’idée fixe de décrire le japonais à partir d’une théorie cohérente. L’application à l’enseignement des derniers acquis de la linguistique avait, pour moi, quelque chose d’attrayant en soi.
« Or, la méthode empirique de Jean-Jacques Origas m’a fait découvrir une vérité première. D’abord, une description, même tout à fait exacte, fine et fidèle, risque à tout moment de faire l’objet d’une interprétation erronée. Ensuite, puisqu’on ne peut pas tout dire en même temps, il subsiste toujours quelque chose qui échappe à l’explication. Enfin, si on peut enseigner comment une phrase est organisée, on ne peut pas mentionner toutes les façons possibles de désorganiser cette phrase. Il en résulte donc fatalement une absence d’indications qu’on peut appeler d’ordre négatif. […] »22
Très concrètement, cela signifiait – et se traduisait par – des aménagements permanents et notamment « réductifs » par rapport à l’ambition initiale du projet conçu comme idéal, en fonction des retours du terrain. Ainsi, si mes souvenirs – et mes archives – ne me font pas défaut, des « 3000 [kanji] rencontrés en licence, dont 1800 à 2000 retenus », qu’évoquait Fujimori Bunkichi en 1979, n’en étaient plus vus à la fin de la licence, durant l’année 1987-1988, « que » 1734… Ainsi encore du cours de première année (premier degré) « Éléments pour l’étude de la langue japonaise », étudié avec le support du CNED, dont les dernières leçons débordaient alors largement sur le premier semestre de la 2e année (deuxième degré)… Ainsi, enfin, de son fameux cours de licence sur l’histoire de la littérature japonaise (DJ313) dont, toujours pour l’année 1987-1988, le nombre de biographies étudiées se limita à 25, sur un ensemble dont la numérotation laisse entrevoir qu’il en comptait au moins dix de plus.
Cela m’amène à conclure cette deuxième section sur un point important : la « méthode Origas » comportait de manière consubstantielle une dimension d’adaptation qui était le pendant conscientisé, accepté et appliqué, de l’exigence initiale. Il s’agissait pour lui de définir sans concession et de manière très précise, à partir de l’objet étudié – i.e. la langue japonaise – et de l’objectif de niveau visé – atteindre un « niveau adulte » de maîtrise de la langue écrite et orale –, les contenus indispensables à enseigner pour parvenir à cet objectif – ce que Fujimori Bunkichi appelle le « programme ». Puis, dans un second temps (une multitude de seconds temps étalés au fil des années universitaires), au travers d’une minutieuse observation des réactions, des résultats et des erreurs ou des manques que révélait la correction des copies d’étudiants qu’il ne déléguait à personne, de prendre en compte l’expérience et le retour des apprenants afin d’adapter le contenu – du programme comme de ses cours et des explications données – au réel, sans toutefois par trop dénaturer l’objectif initial ni tomber dans la facilité et la simplification. À l’évidence, la nécessaire prise en compte de l’augmentation permanente du nombre d’étudiants et la diversification des motivations et des profils de ces derniers agirent également grandement en ce sens.
Bref, le principe de réalité qui, en psychanalyse, constitue la capacité de réduire l’ambition et la satisfaction pulsionnelle au regard des exigences du monde extérieur, fonctionnait ici à plein comme le régulateur de l’ambition académique et du plaisir pédagogique à transmettre la connaissance. C’est en tout cas ce qu’il me semble avoir compris de la manière dont Jean-Jacques Origas procédait sur le plan programmatique et pédagogique.
Cette « méthode », parfaitement opératoire dans le cadre de l’enseignement universitaire, allait en revanche rapidement montrer ses limites, lorsque appliquée à l’enseignement du japonais dans le secondaire.
3. L’enseignement dans le secondaire : la méthode empêchée
Pour le dire vite, et expliquer l’intertitre que j’ai donné à cette section, ma conviction est que Jean-Jacques Origas n’a pas été complètement heureux, ou pas complètement satisfait, dans sa mission d’inspection générale, car le cadre institutionnel que celle-ci pouvait lui offrir ne permettait pas à la façon qu’il avait de travailler de se déployer entièrement, le privant notamment de toute possibilité d’adaptation des exigences initiales à la réalité du terrain, qui était, comme on vient de le voir, une des composantes essentielles de son fonctionnement.
Jean-Jacques Origas a été officiellement chargé d’une mission d’inspection générale pour l’enseignement du japonais dans le secondaire par le ministère de l’Éducation en 1990. Cette mission lui a été renouvelée plusieurs fois jusqu’à son décès. Il est évident toutefois que l’on retrouve sa marque bien avant 1990, dans quelques-uns des moments clés qui jalonnent l’histoire et le développement de l’enseignement du japonais dans le secondaire.
Avant qu’il soit chargé de mission à l’IGEN, Jean-Jacques Origas a en effet été sollicité à de multiples reprises par le ministère de l’Éducation pour concevoir des sujets du baccalauréat, être examinateur de ce même baccalauréat et plus particulièrement dans le cadre de l’« option internationale du baccalauréat » (OIB), membre du jury des concours des Affaires étrangères / cadre d’Orient (1967-1983), président du jury de l’agrégation de langue et culture japonaises (1985, 1986, 1988, 1990, 1994) qu’il avait contribué à créer comme on le verra plus loin, membre du jury du concours d’admission à l’ENS section L et S de 1985 à 1991, correcteur extérieur et examinateur spécial des concours d’entrée et des épreuves de fin d’études à l’École nationale d’administration (1985 à 1991, 2000), etc.
L’acceptation de toutes ces missions ponctuelles pour des tâches souvent ingrates que les universitaires rechignent en général, dans leur grande majorité, à accomplir, et dont ils se « débarrassent » à la première occasion, reflétait non seulement le sens du devoir qu’il pensait être le sien au regard du développement de l’enseignement du japonais en France, mais également une vision globale de celui-ci qui impliquait qu’il se développât aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur. Le premier était à ses yeux en retard par rapport au second – ce qui le chagrinait, comme j’avais pu le constater lors de discussions que j’avais eues avec lui. Cela reflétait très certainement aussi le sentiment qu’il avait que, s’il ne le faisait pas, personne ne le ferait, ou plus exactement personne ne le ferait avec un niveau d’exigence suffisant.
Les actions les plus clairement identifiées de Jean-Jacques Origas en faveur de l’enseignement du japonais dans le secondaire se résument à deux événements majeurs qui ont marqué celui-ci et dont il fut le principal acteur. Le premier est son implication décisive dans la création de l’agrégation de japonais. Le second, l’établissement du programme de langue japonaise pour le lycée en 1987, lequel sera tout à la fois le premier programme de japonais jamais rédigé pour le secondaire et très certainement aussi le dernier, puisque le ministère de l’Éducation a ensuite abandonné le système des programmes propres à chaque langue pour un programme général, commun à toutes les langues, complété par des « ressources » spécifiques à chacune. Ce programme restera cependant en vigueur près d’un quart de siècle puisqu’il ne sera abrogé qu’à la rentrée 2010-2011, pour la classe de seconde, et 2012-2013, pour le cycle terminal.
Concernant l’agrégation de japonais, il est évident que son action remonte a minima au voyage que François Mitterrand entreprit au Japon du 14 au 17 avril 1982 et qui fut le premier voyage officiel d’un président français en exercice dans ce pays. Jean-Jacques Origas faisait partie de la délégation en tant que spécialiste du Japon et interprète – il interpréta le discours de Mitterrand devant la Diète japonaise –, et nul doute qu’il profita alors de l’occasion pour plaider pour le développement du japonais en France tant au niveau universitaire que dans le secondaire23.
Peut-on affirmer, comme le fait à plusieurs endroits Gérard Siary24, que la création de l’agrégation de japonais fut le « fait du prince, d’alors, le président François Mitterrand, conseillé dans l’avion par feu Jean-[Jacques] Origas […], professeur de japonais à l’Institut des langues orientales et vivantes »25 ? Peut-être, mais les archives manquent. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que celui-ci joua un rôle central dans cette création, et que son obstination légendaire dut être mise à rude épreuve car la décision finale ne fut prise que deux ans après le voyage présidentiel. L’arrêté « instituant une agrégation de langue et culture japonaise » ne fut en effet promulgué que le 17 juillet 1984, le dernier jour d’Alain Savary en tant que ministre de l’Éducation nationale – Jean-Pierre Chevènement ne sera nommé que le 19 juillet –26, le Journal officiel de la République française en rendant compte dans son édition du 21 juillet 198427.
Le seul document qui subsiste, relatif au processus de création de cette agrégation, est la note de présentation en date du 12 juillet 1984, transmise au ministre pour validation28. Sa lecture atteste du fait que l’agrégation de japonais fut clairement pensée comme une articulation entre le secondaire et le supérieur, ce qui porte indéniablement la patte de Jean-Jacques Origas, principal acteur du « groupe de travail constitué d’universitaires, de représentants de l’inspection générale de l’éducation nationale et des différentes directions concernées » que mentionne l’arrêté. Et il en va de même des attendus relatifs à l’évaluation concomitante des compétences linguistiques et des capacités à enseigner « divers aspects du Japon contemporain » des candidats, qui apparaissait alors, comme le dit la note, « originale par rapport aux autres concours de langues vivantes dans la mesure ou les épreuves prévues permett[ai]ent de vérifier à la fois la maîtrise de la langue a un haut niveau et les connaissances de la civilisation du Japon dans sa réalité moderne et sa continuité historique, sous ses aspects artistique, littéraire, politique économique et social » – une originalité liée au fait qu’il s’agissait là de la création tardive d’une agrégation hybride, sans l’existence préalable d’un CAPES29.
Le programme de 1987 joua lui aussi un rôle important dans l’enseignement du japonais en France. Même si, là encore, les archives font cruellement défaut30, on en trouve brièvement contée la genèse par Jean-Jacques Origas lui-même dans le « Compte rendu de la réunion de la Commission pédagogique de la SFEJ » du 8 décembre 1990. Dans la partie consacrée aux « problèmes de l’enseignement secondaire : programmes et baccalauréat », ce dernier dresse le tableau de la situation qu’il a trouvée à sa prise fonction en tant que chargé de mission quelques mois auparavant. Il rappelle le caractère récent de l’enseignement du japonais dans le secondaire qui « remonte à 1967, et s’est créé dans des conditions d’une précarité extrême qui expliquent, d’une part, qu’il n’ait véritablement repris vie qu’en 1985, et, d’autre part, les nombreuses difficultés présentes »31, et il ajoute :
« Dès 1976, le japonais a été reconnu comme langue vivante à tous les types d’épreuves du baccalauréat : LVI, II, III options facultatives. Dès cette époque a été constitué un stock de sujets d’examen qui garde encore un caractère confidentiel, si bien qu’il ne peut servir de référence. Une première session d’agrégation de japonais a été tenue en 1985 (puis, une session tous les deux ans avec, chaque fois, deux postes). »32
Concernant les programmes, il ajoute :
« Un programme a été établi en 1986 qui est édité en brochure avec le chinois par le CNED […]. Ce programme a été officiellement adopté, à la suite des longues procédures habituelles, en août 1987, mais avec la possibilité de le réviser en 1991. Il faut en effet y inclure des instructions particulières et précises pour le japonais LV I, II, en tenant compte des processus de décentralisation, et des souhaits des enseignants. » 33
« La révision de ce programme est soumise aux incertitudes qui viennent de la création d’un Comité National de programmes, organisme consultatif nouveau. Il semble que ce comité envisage : 1) un allègement général des programmes ; 2) la primauté donnée à 1’anglais devenant première langue vivante obligatoire pour tous ; 3) une préférence pour les langues européennes (une réaction de la Société Française des Études Japonaises serait alors peut-être souhaitable) ; 4) des dispositifs complexes pour les langues rares.
« L’ensemble de ces projets sous-entend la question de l’efficacité du japonais dans le secondaire. On répondra d’ores et déjà qu’un jugement trop sévère sur l’enseignement du japonais dans les lycées devrait logiquement induire aussi une remise en cause de l’enseignement de cette langue dans les grandes écoles. De toute façon, il semblerait normal de conserver une présence japonaise minimale dans chaque région au niveau du secondaire et en complémentarité avec les universités. » 34
On comprend de ces mots, et des autres explications données par ailleurs, que le « Programme de japonais dans les lycées » (B.O n° 33, 24 septembre 1987), au sujet duquel on peut penser qu’il avait commencé à réfléchir au moins à partir de la création de l’agrégation de japonais, sinon avant – les deux allant à l’évidence de pair dans son esprit –, avait été pensé en articulation avec l’enseignement post-secondaire et ne constituait que la première étape d’un travail qui appelait des compléments (pour la LV1 et la LV2) et des reprises ou des révisions tenant compte des retours du terrain – les programmes de 1987 ne concernaient en effet que l’enseignement du japonais en tant que LV3.
Ni les uns ni les autres cependant ne verront le jour. Et c’est de fait toute la « méthode Origas » qui en a été ébranlée. N’en subsistait en effet que le jet initial, que j’évoquais précédemment pour les programmes mis en place à l’Inalco, c’est-à-dire la définition sans concession et très précise, à partir de l’objet étudié, des contenus indispensables à enseigner pour atteindre le niveau visé – un niveau visé problématique en lui-même, car jamais vraiment défini, j’y reviendrai plus loin. Et que le second temps, la prise en compte des retours d’expérience des enseignants sur le terrain, ne pouvait avoir lieu ou, en tout cas, être inscrit dans une révision officielle des programmes. On était dans l’Éducation nationale, pas à l’Inalco.
Le programme de 1987 porte à l’évidence, encore, la patte de Jean-Jacques Origas et, plus généralement, de l’Inalco. Celle-ci se retrouve aussi bien dans la philosophie générale du texte que dans la terminologie utilisée, dans la progression ou encore dans les exigences. Le texte de l’arrêté, avant annexes, précisait ainsi ceci :
« 1. Les cours de japonais ont pour objectif essentiel l’enseignement de la langue contemporaine. Ils associent dès le début la pratique de la langue orale et l’étude de la langue écrite.
« Ils comportent aussi, nécessairement, des éléments concernant la civilisation du Japon. Ceux-ci pourront être présentés dans le cadre des enseignements de langue, ou faire l’objet de séances spécifiques. Elles ne sauraient être toutefois qu’un complément et leur nombre ne devra pas dépasser de 6 à 9 heures par an.
« Au cours de la scolarité, ii conviendra en particulier de présenter :
« (1) Le Japon contemporain ;
« (2) Le milieu naturel ;
« (3) Les principales étapes de l’histoire du Japon ;
« (4) Un choix d’œuvres artistiques, prises dans des époques et des domaines différents.
« 2. Les structures syntaxiques fondamentales seront expliquées selon un rythme régulier, réparti sur toute l’année scolaire. Ce travail sera conçu en liaison constante avec les applications, dans l’expression orale et écrite.
« II sera tenu compte des données spécifiques qui caractérisent cette langue.
« Les principales questions qui devront être abordées, ont été réunies dans le document joint en annexe. Elles ont été réparties sur les trois années de la scolarité, afin d’assurer une progression cohérente. Il s’agit d’un programme minimal. L’enseignant garde donc la possibilité de présenter d’autres structures, en fonction des textes qu’il aura choisis et des exercices qu’il prévoit.
« 3. 1) L’étude des signes graphiques commence par celle des hiragana. Elle devra être entreprise dès les premières semaines, afin qu’ils puissent être utilisés couramment à la fin du premier trimestre.
« Au cours de la même année sera enseignée la série des katakana. L’étude des caractères chinois d’usage constant en japonais “kanji”, sera engagée au cours de la première année. Elle sera poursuivie dans les années suivantes. Les indications nécessaires ont été rassemblées dans l’annexe 2.
« Au début de chaque année scolaire, il sera indispensable de prévoir, pendant une période suffisante, des exercices de vérification des connaissances acquises antérieurement
« 2) II convient de rappeler qu’est proposé ici un programme minimal. S’il le juge utile, l’enseignant pourra donc introduire des signes supplémentaires. Ces choix relèvent de sa responsabilité propre. De même, il garde la possibilité de modifier, en fonction des méthodes et des textes qu’il aura retenus, l’ordre d’apparition des kanji. Mais il veillera à ce que, durant les trois années de scolarité, l’ensemble des signes ici réunis ait été présenté.
« 4. Les dispositions nécessaires devront être prises afin que les élèves puissent travailler sur cassettes.
« 5. Ce programme fera l’objet d’une mise au point d’ici, quatre ans. »35
On y retrouve de fait tous les grands principes (ou ruptures) de la réforme de l’Inalco que j’ai évoqué(e)s précédemment : plus de rōmaji, plus d’alphabet latin, on part des kana et des kanji : « l’étude des signes graphiques commence par celle des hiragana » ; la terminologie utilisée est celle de Haguenauer : « il sera tenu compte des données spécifiques qui caractérisent cette langue » ; le point de départ est la langue japonaise dans son état contemporain ; la progression, qui part de zéro, fait système et organise, dès le départ, en parallèle et de manière complémentaire, l’acquisition en production et en réception du japonais écrit et oral ; l’enseignant garde la possibilité de présenter d’autres structures et d’autres kanji, et/ou de présenter ceux-ci dans l’ordre qu’il veut ; le système de cassettes audio pour l’enseignement de l’oral utilisé à l’Inalco est repris pour le lycée, etc. Figure même, à la fin, une sorte de « clause de revoyure » propre à la méthode Origas, et qui consistait, comme on l’a vu, à revenir sur un programme après un délais d’expérimentation : « Ce programme fera l’objet d’une mise au point d’ici quatre ans. »
Si l’application de ces grands principes, ainsi définis par le texte introductif, apparaît bien sûr tout à fait pertinente dans le secondaire, il n’en va cependant pas de même des annexes qui accompagnaient celui-ci et définissaient, elles, les contenus à enseigner. Ces derniers apparaissent en effet – il faut le dire – plutôt déconnectés de la réalité, si on veut bien se souvenir qu’il ne s’agissait que d’un programme de LV3. Et cela d’autant plus que, comme il l’est rappelé deux fois dans l’arrêté, aussi bien pour ce qui est des structures syntaxiques à étudier que dans le cas des kanji indiqués, il ne s’agissait à chaque fois que d’un programme « minimal ».
La question centrale est sans doute ici celle « des contenus indispensables à enseigner pour atteindre le niveau visé », que j’évoquais précédemment. De quel niveau s’agissait-il ? Celui-ci n’est défini nulle part, et c’est sur ce point que les archives manquent le plus. Au vu du programme, la seule hypothèse qui semble pouvoir être formulée est que le niveau visé était celui qui devait permettre l’entrée dans le deuxième degré de l’Inalco, voire constituer la première étape de l’enseignement du japonais dans les grandes écoles – dans une version allégée en ce qui concerne l’écriture ; j’y reviendrai.
L’annexe 1 du programme du B.O. de septembre 1987 reprend ainsi l’intégralité des « Éléments pour l’étude de la langue japonaise » du cours du premier degré de l’Inalco en étalant ceux-ci sur les trois années du lycée. Et, rappelons-le, à raison de tout au plus 3 heures hebdomadaires, et souvent moins, sur 36 semaines. Au vu du programme, on frémit d’ailleurs quant à ce qu’auraient pu être les programmes à venir de LV1 et 2, qui ne verront cependant jamais le jour, comme je l’ai dit.
Tout y était qui figurait dans les « Éléments pour l’étude de la langue japonaise » : des particules enclitiques, formes verbales neutres et polies et énoncés affirmatifs, négatifs et interrogatifs, en seconde pour ouvrir le programme, aux « passif et potentiel », « niveaux d’expression dans la langue parlée » et « expressions de respect et de modestie » pour le clore à la fin de la terminale. Sans parler de l’enseignement de civilisation au sujet duquel, ainsi que plus généralement de ce programme, Jean-Jacques Origas précisait dans le « Compte rendu de la réunion de la Commission pédagogique de la SFEJ » que j’évoquais plus haut :
« On doit en souligner les points suivants :
« – civilisation : il convient de mettre en valeur des thèmes précis et les traiter à fond : tel secteur de l’économie (ex. : l’entreprise), une région précise pour le milieu naturel, ou un artiste (ex. Kōrin) pour l’histoire de l’art.
« – grammaire : il convient de sauvegarder la rigueur de la terminologie et de la description syntaxique qui prévaut dans la japonologie française depuis M. Haguenauer.
« – kanji : il faudra faire un bilan des possibilités effectives d’apprentissage, mais un minimum de 250 kanji sur 3 ans semble pouvoir a priori être atteint. » 36
De fait, pour les kanji, et par contraste, le programme apparaît presque raisonnable, même s’il est en lui-même relativement lourd. Pour comparaison, le programme actuel de la LV3, au terme des 3 années de lycée, exige la maîtrise active des kana et l’acquisition passive de 145 kanji, c’est-à-dire en reconnaissance seule. « 250 kanji sur 3 ans » correspond à ce que l’on demande aujourd’hui pour la LV2, au terme des 6 années d’apprentissage du collège et du lycée.
Trois ans plus tard, toutefois, lors de la réunion de la Commission pédagogique de la SFEJ décembre 1990 déjà évoquée, Jean-Jacques Origas, en mettant en avant l’énorme disparités des pratiques et des exigences que, malgré l’existence d’un cadre officiel, il constate dans les classes, semble revenir sur les exigences contenues dans ce programme en évoquant les modalités de passation des épreuves écrites et surtout orales du baccalauréat et en précisant : « Il semble que le niveau minimum requis au-delà de toute complaisance soit : la connaissance de tous les kana et des structures les plus simples de la langue »37.
Le principe de réalité propre à la méthode Origas, consistant à adapter le programme initial « idéal » à la réalité du terrain, est ici encore une fois illustré. Le problème est qu’une telle adaptation n’était pas possible en termes de directives officielles, et donc qu’elle ne put être officiellement mise en place, les procédures d’élaboration des textes officiels ne permettant pas les adaptations nécessaires ou souhaitées au fil de l’eau. Et les comptes rendus des réunions de la Commission pédagogique de la SFEJ qui se sont tenues au début des années 199038 n’ont dès lors cessé de rapporter les problèmes soulevés par le programme sur le terrain.
Dans celui de la réunion du 15 mai 1993, Jean-Jacques Origas insiste à nouveau sur le caractère « urgent de constituer un programme pour la seconde et la première langue ». Le même compte rendu fait état des débats qui se déroulent quant au programme de 1987 auxquels certains, sans le remettre fondamentalement en cause, demandent que soient apportées quelques modifications : déplacement de tel item de son année sur une autre, allègement de certaines parties, mais aussi… ajouts de points non mentionnés, etc. Sans parler de l’éternel débats sur la liste des kanji – plutôt celui-ci que celui-là, plutôt celui-là en seconde et celui-ci en terminale, etc. – qui semble être la source du plus grand nombre de tensions sur le terrain :
« Il est aussi apparu qu’il faudra nettement soulager le programme de troisième année, car les étudiants [sic] en terminale ont tellement de travail dans les autres matières qu’ils ne peuvent généralement plus consacrer autant d’énergie au japonais (d’ailleurs les horaires de japonais sont parfois réduits dans certains établissements) ».39
Dans le compte rendu de la réunion suivante du 4 décembre 1993, il est encore écrit :
« M. Jean-Jacques Origas rappelle qu’il a une longue expérience de l’enseignement en premier degré à l’Inalco, qu’il s’occupe depuis la fin des années 60 du choix des sujets de baccalauréat (écrit) et qu’il a coordonné l’élaboration du programme de LVIII. Ce programme doit être réexaminé à la lumière des expériences de chacun. »40
Ou encore :
« M. Origas rappelle l’existence d’un programme LVIII, dont la liste de kanji constitue une référence, même si elle est imparfaite. Il souligne qu’il est indispensable qu’un ordre de grandeur soit donné, même si le nombre précis de kanji peut être laissé à la discrétion des enseignants. »41
Le programme de 1987 restera pourtant inchangé jusqu’en 2012, devenant avec les années et l’augmentation des lycéens apprenant le japonais de moins en moins adapté à la réalité du terrain et des élèves. Jean-Jacques Origas n’en était cependant guère responsable, sinon pour ne pas avoir pris suffisamment tôt conscience que la force d’inertie de l’institution l’empêcherait de procéder comme il l’avait toujours fait jusque-là.
4. « Pédagogue » ou pas, Jean-Jacques Origas ?
Jean-Jacques Origas, s’il n’était en rien – tout le monde en sera d’accord – un maître ignorant, pouvait-il être un pédagogue qui s’ignorait ? Et, si oui, comment et pourquoi ? C’est à ces trois questions, qui ne concernent pas seulement Jean-Jacques Origas mais interrogent également nos métiers d’universitaires, de « professeurs » ou d’EC (enseignants-chercheurs) comme on dit aujourd’hui, que je voudrais consacrer la dernière section de cet article.
La première chose que l’on ne peut que constater en ce qui le concerne est que son implication en faveur de l’enseignement du japonais fut très tôt et unanimement reconnue. Sans doute parce qu’elle était à cette époque inhabituelle voire incongrue pour un universitaire dont la valeur et le prestige ne se mesurent en général pas à l’aune des réalisations pédagogiques ou des actions en faveur de l’enseignement destiné aux débutants, quelle que soit la discipline.
Ainsi Bernard Frank, dans un article du Journal asiatique de 197342 qui dressait le panorama des principaux lieux et acteurs des études japonaises en France, écrivait-il à son sujet, après avoir regretté que très peu de ses travaux aient été publiés et soient donc accessibles au lecteur français :
« On doit ajouter que l’activité pédagogique très absorbante que M. Origas poursuit, avec le plus entier dévouement, à l’Institut national des langues et civilisations orientales, l’a conduit à entreprendre un effort de réflexion systématique sur la structure et les champs sémantiques du japonais moderne, qui n’a abouti pour l’instant qu’à des tirages réservés aux étudiants, mais prendra bientôt – il faut le souhaiter, vu son considérable intérêt – la forme d’une véritable publication. »
Ce qui sera fait, on l’a vu, avec le CNDP, ancêtre du CNED. Sauf lecture trop rapide de ma part, il est le seul universitaire dans le tableau présenté par Bernard Frank dont cette facette du travail, en faveur de l’enseignement de la langue, est mise en avant.
Interrogé sur son parcours et sa formation, Philippe Pons, le grand spécialiste du Japon et correspondant du Monde, se souvient de son côté :
« Lorsque Kawabata a obtenu le prix Nobel de littérature en 1968, Gallimard pensait publier la traduction de Koto (qui sera en fait publiée par Albin Michel). Évidemment, à peine diplômé, je n’étais pas sûr d’en avoir la capacité. J’en ai parlé à Jean-Jacques Origas (1937-2003), qui avait été mon professeur aux Langues O’. Il m’a poussé à accepter en me disant “faites-le, je vous aiderai”. Pour ma génération, Jean-Jacques Origas était la figure même d’un enseignant : quelqu’un qui vous prenait par la main. Il a donc relu et corrigé ma traduction. Je lui en serai toujours immensément reconnaissant. »43
Ces deux témoignages, parmi beaucoup d’autres – dont celui de Fujimori Bunkichi que j’ai évoqué dans la deuxième section –, montrent trois choses qui sont essentielles lorsqu’on cherche à caractériser le travail de ce dernier en matière d’enseignement, trois choses qui, selon moi, définissent sans doute aucun le pédagogue qu’il était : tout d’abord, la volonté de proposer un système cohérent d’apprentissage pour les étudiants – cela paraît une évidence, mais c’est loin d’en être une, et, dans le milieu universitaire, cela peut même être contreproductif, voire dévalorisant, en termes de carrière, au vu de l’investissement et du temps que cela demande (c’est d’ailleurs un peu ce que Bernard Frank semble suggérer dans l’extrait cité ci-dessus) ; ensuite, la prise en compte permanente, cours après cours, année après année, des réactions et des résultats de ses étudiants afin de faire évoluer son enseignement en l’adaptant toujours plus, toujours mieux, aux capacités et à la compréhension de ces derniers – cela aussi paraît comme une évidence, mais c’est également loin d’en être une – qui le fait vraiment ? ; et, enfin, le soutien indéfectible, les encouragements permanents à se dépasser, et la bienveillance – une bienveillance sans complaisance – à l’égard des étudiants en formation.
Ces traits semblent par ailleurs avoir caractérisé Jean-Jacques Origas dès le début de sa carrière, si l’on en croit les témoignages les plus précoces. Ainsi, sur une page extrêmement émouvante d’un site japonais dédié aux amoureux de la France44 (je pense qu’on peut le définir comme ainsi), trouve-t-on, consécutivement à son décès, des témoignages-hommages de Japonaises et de Japonais ayant été ses élèves lors de son séjour tokyoïte entre 1961 et 1964.
Parmi eux, figure celui-ci :
« Le professeur Origas (Suzuki Kimiko, née Saito)
« J’ai suivi ses cours à l’université des langues étrangères [de Tōkyō] pendant environ deux ans ; on étudiait Les Mémoires d’un touriste de Stendhal, Le Neveu de Rameau de Diderot et la composition française, et c’étaient des cours très savants ! J’avais du mal en raison de mon manque de compétences linguistiques et de connaissances en philosophie, en histoire, en art et dans d’autres domaines, mais j’ai apprécié ses cours et je ne les oublierai jamais. Il nous écoutait sérieusement et attendait nos réponses, quel que soit le temps que cela prenait. Même lorsqu’on avait du mal à répondre, il faisait une pause, puis disait “Pas mal” ou alors “Bien” du style “Ooooh, c’est bien”. Et je n’oublierai jamais la façon qu’il avait de dire “Très bien”, avec une grande joie, pour montrer qu’il avait bien compris ce que l’on voulait dire.
« Parce qu’il avait confiance dans les capacités de ses élèves, il faisait fonctionner à plein régime nos cerveaux, et par ses cours passionnés qui ont poussé notre imagination et notre compréhension au maximum, nous avons appris non seulement la langue française mais aussi une partie de la vaste culture française, une certaine attitude envers l’étude, et ce que signifiait le fait d’enseigner. Quarante ans après, je me souviens toujours très clairement de ses cours, et j’éprouve toujours un grand bonheur d’avoir été son élève. »
Difficile de ne pas retrouver, à l’identique, dans ces propos qui évoquent le jeune Jean-Jacques Origas – il a alors entre 24 et 27 ans –, celui qui enseigna pendant plusieurs décennies à l’Inalco. Avec les mêmes expressions et les mêmes mots, la même attitude.
Parmi les autres témoignages de ce blog, un second retient également l’attention, notamment pour qui fut l’élève de Jean-Jacques Origas à l’Inalco. C’est celui de Hagiwara Shigehisa, aujourd’hui professeur à l’université de médecine Dokkyō, et qui écrit ceci :
« Je n’ai pas suivi l’enseignement du professeur Origas très longtemps, mais c’était un professeur qui faisait très forte impression. Le cours était consacré à la traduction du japonais en français, qu’il nous enseignait avec beaucoup de sérieux, en utilisant comme support des passages de Dix nuits, dix rêves de Natsume Sōseki ou des articles d’actualité tirés de journaux. En l’écoutant parler, on sentait ses pensées se focaliser progressivement sur un point tout en tourbillonnant et on percevait intuitivement l’intelligence hors pair qui était la sienne.
« Une scène reste tout particulièrement dans ma mémoire. Un jour, après la fin d’un cours, un étudiant de la classe lui demanda : “Professeur, pourrait-on vous rendre visite [pour passer du bon temps] pendant les prochaines vacances ?”.
« À nous, habitués aux ambiances feutrées typiquement japonaises, la réponse du professeur fit l’effet d’une douche glacée : “Ça, ce n’est pas possible. Je ne suis pas venu au Japon pour m’amuser, mais pour étudier. Je n’ai pas de temps à consacrer à ce genre de choses”. »
« On sentait ses pensées se focaliser progressivement sur un point tout en tourbillonnant » : une description fort pertinente et qui me paraît valoir aussi bien pour ce qui était de sa manière de faire cours que pour ses traductions ou sa façon d’appréhender ses propres objets de recherche. Sur ces plans aussi, les traits principaux de sa personnalité étaient à l’évidence déjà bien en place chez le jeune homme qu’il était alors. Si l’on ajoute à cela, qui transparaît également dans ces lignes, un charisme certain, confirmé par tous ses étudiants, qui pourrait douter que Jean-Jacques Origas possédait bien tous les traits communs aux vrais « pédagogues » ?
Le problème, dans la relation de Jean-Jacques Origas à la pédagogie, ne venait en réalité pas de ce que ce dernier était vraiment, ou de la manière dont il pensait ou voyait son action, mais du mot lui-même. « Pédagogue » est un terme qui est à la fois polysémique (du fait des nuances qui accompagnent ses divers emplois) et bipolaire – positif et négatif. L’évolution de son emploi est aussi culturellement et historiquement marquée, qui oscille, en fonction des milieux et des époques, entre l’éloge et la stigmatisation.
De fait, le « pédagogue », c’est – on le sait –, historiquement, l’« esclave chargé de conduire les enfants de son maître à l’école », le « précepteur chargé de l’instruction d’un enfant de famille riche », puis le « maître d’école ou précepteur chargé de l’éducation d’un ou de plusieurs enfants ». C’est aussi, progressivement, par excès, le « maître autoritaire et étroit d’esprit », ou toute « personne qui fait étalage de son érudition » ou « s’arroge le droit de censurer les autres ». C’est encore, dans son acception la plus contemporaine, le « spécialiste de pédagogie, de sciences de l’éducation », ou encore la « personne qui a l’art d’enseigner, d’éduquer ; [la] personne qui sait expliquer », « qui possède le sens de l’enseignement »45.
À partir des années 1970, le terme va cependant prendre une connotation plus négative, quand son emploi commence à être pollué par la dénonciation du « pédagogisme », soit le « système pédagogue », un terme rare mais attesté dès le XVIe siècle et qui, au XIXe siècle déjà, est paré d’une nuance fortement négative46. Dans les années 1970-1980, le terme « pédagogisme » (re)devient à la mode avec une nuance franchement péjorative et est utilisé pour stigmatiser les enseignants qui, rattachés plus ou moins au courant dit de l’Éducation nouvelle ou qui privilégient les méthodes actives ou constructivistes, cherchent à rééquilibrer la relation triangulaire enseignants-savoirs-élèves qui caractérise l’acte pédagogique, en prenant davantage en compte ces derniers – leur motivation, leur agentivité, leurs capacités, leur psychologie et leur bien-être. Dans la version polémique et populiste du discours anti-pédagogiste qui se répand alors, le « pédagogue » devient celui qui privilégie l’épanouissement de l’apprenant à la diffusion des savoirs et qui, par voie de conséquence, en vient à agir au détriment des connaissances acquises par les élèves. Celui qui « fait baisser le niveau », voire qui « détruit l’école de la République ». Le chiffon rouge qui exacerbera la véhémence des anti-pédagogistes sera la Loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, rédigée avec pour objectif de « mettre l’élève au centre du système ».
On peut penser que, sans aller jusqu’à ces positions extrêmes, Jean-Jacques Origas, de par son parcours, de par ses propres choix intellectuels et de vie, a été sensible à certains des arguments avancés dans ce débat et sincèrement inquiet de l’évolution de l’enseignement en général en France. Son propre parcours d’excellence47, comme on dit aujourd’hui, ne priorisait pas non plus les questions pédagogiques, le plus souvent réduites, dans les lieux de formation qu’il fréquenta, à l’érudition contagieuse et au charisme des professeurs.
Pourtant, lui-même, sans bien sûr aller toutefois jusqu’à faire l’« éloge des pédagogues », évoque souvent l’importance de la pédagogie. Et cela très tôt. Ainsi, dès août 1964, entre deux interventions sur la littérature japonaise, il prononcera, lors de la Première session d’études sur l’enseignement du japonais à l’étranger, qui se tient à l’université de Waseda, une conférence dont le titre est : « L’Enseignement du japonais : quelques questions et propositions »48 – il avait alors 27 ans et n’avait, à ce moment-là, jamais enseigné le japonais !
Dans la « Notice individuelle » qu’il rédigea à l’attention de son institution pour l’année 1995 et dans laquelle il décrivait, comme cela était demandé, les tâches d’enseignement et de recherche qui lui incombaient depuis 1993, il écrivait :
« Le cours de Premier Degré “Structure de la langue” (code : DJ101) dont j’ai la responsabilité pour les groupes du jour, s’adresse à ceux qui commencent cette étude. Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont déjà acquis certaines connaissances plus ou moins fragmentaires ou disparates. Il importe donc de proposer des bases cohérentes.
« Il est d’autant plus nécessaire d’inventer un équilibre entre l’analyse théorique et les exercices. La préparation du cours, la correction des devoirs écrits et des copies d’examen (165 étudiants des groupes du jour présents au contrôle du 4 mars 1995) et des devoirs écrits exigent une constante attention. 2h30/semaine. »
Et plus loin, dans la rubrique « Recherches » :
« Cet enseignement ne peut être dissocié d’un effort de recherche sur la langue. Il est lié, de même, à une réflexion sur la pédagogie. »
Ce n’était donc pas la pédagogie que Jean-Jacques Origas récusait, bien au contraire, comme on le voit ici – et le terme apparaît en fait assez souvent dans ses écrits –, mais une certaine conception des « pédagogues » – terme qui, à ma connaissance, n’apparaît en revanche jamais sous sa plume. Pour lui, la pédagogie devait être pensée et mobilisée en tant qu’outil de transmission des savoirs, mais n’était pas première – comme en atteste les programmes de LV3 du secondaire dont il a supervisé la rédaction. Elle était une technique essentielle dont dépendait l’efficace de l’enseignant et à laquelle celui-ci devait absolument réfléchir, mais sa mobilisation ne pouvait pas, ne devait pas, se faire au détriment des exigences du programme. En théorie du moins, ou sur le plan de la posture ou du discours, car, en pratique, on l’a vu, Jean-Jacques Origas était tout à fait capable de réduire ses exigences quantitatives en fonction des retours du terrain et de la réalité de ses classes.
D’autres éléments de compréhension de son positionnement nous sont donnés par Françoise Waquet dans son ouvrage Parler comme un livre49. Cet ouvrage est paru quelques mois à peine après le décès de Jean-Jacques Origas, et je l’avais acheté à la suite de la lecture d’une recension qui en avait été faite dans un quotidien et dont les extraits cités, outre leur intérêt intrinsèque au regard du sujet traité, absolument passionnant, me semblaient faire écho au parcours et à l’action de ce dernier.
Dans une section intitulée « Le poids d’“un vieux préjugé” : la pédagogie », l’auteure écrit ceci (c’est moi qui souligne) :
« Restons dans le monde universitaire. L’exercice même du métier d’historien, saisi dans sa dimension enseignante, orale, n’a guère donné lieu à réflexion. On retrouve ici la méfiance, voire l’hostilité manifestée par l’Université à l’égard de la pédagogie, opinion fort ancienne puisque Durkheim la qualifiait déjà dans le cours qu’il donna à la Sorbonne en 1904-1905 de “vieux préjugé”. S’interrogeant sur cette croyance, il poursuivait : “Elle [la pédagogie] apparaît comme un mode très inférieur de spéculation. Par suite de je ne sais quelle contradiction, alors que les systèmes politiques nous intéressent, alors que nous les discutons avec passion, les systèmes d’éducation nous laissent assez indifférents ou même nous inspirent un éloignement instinctif.” Puis, ayant défini la pédagogie comme “la réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l’éducation”, il insistait non sans indignation sur l’“indifférence” ou la “défiance” dont elle était l’objet : “Comment donc est-il possible qu’il y ait un mode quelconque de l’activité humaine qui puisse se passer de réflexion ? Aujourd’hui, il n’y a pas de sphère de l’action où la science, la théorie, c’est-à-dire la réflexion, ne vienne de plus en plus pénétrer la pratique et l’éclairer. Pourquoi l’activité de l’éducation ferait-elle exception ?” Les errements du passé – “l’emploi téméraire que plus d’un pédagogue a fait de sa raison” et la construction de “systèmes […] souvent bien abstraits et bien pauvres au regard de la réalité” ne sauraient mettre en cause la légitimité de la pédagogie : “de ce qu’elle a été faussée par la manière dont elle a été entendue, il ne s’ensuit pas qu’elle soit impossible”. À l’intention même du public qui était le sien, c’est-à-dire des candidats à l’agrégation qui depuis la réforme de 1902 devaient faire un stage pédagogique théorique. Durkheim était alors amené à écarter une autre opinion commune : “Certains, rappelait-il, qui admettent assez volontiers que la pédagogie n’est pas inutile d’une manière générale, nient qu’elle puisse servir à quelque chose dans l’enseignement secondaire. On dit couramment qu’une préparation pédagogique est nécessaire à l’instituteur, mais que, par une grâce d’état, le professeur de lycée n’en a pas besoin50.” Ici, la démonstration du contraire n’intéresse guère ; on notera simplement que la “grâce d’état”, alors attachée au professeur de lycée, était, également et, a fortiori, consubstantielle au professeur d’université.
« Vaille que vaille, la pédagogie a fait son chemin dans l’enseignement secondaire, même si les débats n’ont pas manqué, même si les sentiments de crainte, de dédain et de mépris à son endroit ont été lents à s’estomper. Sa destinée fut tout autre dans l’Université où, jusqu’à une date récente, la question n’a même pas été posée. Aussi, la “politique de formation pédagogique pour les enseignants du supérieur” pouvait être qualifiée en 1996 de “timide, hésitante et controversée”. À cet endroit, la situation française n’est point exceptionnelle. Aux États-Unis, l’idée selon laquelle “une fois que l’on devient membre de la ‘faculty’ on sait comment enseigner” garde toute sa valeur ; elle est amplement partagée en Allemagne où pourtant, très tôt, des instituts pédagogiques avaient assuré au sein des universités la formation des professeurs du Gymnasium […]. »51
Ces quelques lignes montrent bien la place laissée à la pédagogie à l’Université quand Jean-Jacques Origas l’intégra : nulle. Elle laisse également entrevoir en quoi le choix de ce dernier de réformer l’enseignement du japonais dispensé à l’Inalco et l’acceptation de l’énorme charge de travail que cela représentait – tâche à laquelle il faut à nouveau associer Fujimori Bunkichi –, de même que son investissement sans limite dans le développement de l’enseignement du japonais dans le secondaire, étaient quelque part courageux (au regard des usages en vigueur), désintéressés (au regard de sa carrière) et terriblement ambitieux (au regard de l’immensité des tâches à accomplir).
C’était sans doute là une attitude qui, bien que minoritaire sinon exceptionnelle dans l’Université française de ces années – et encore aujourd’hui –, n’était en revanche pas aussi inhabituelle parmi les professeurs agrégés – corps auquel, j’en suis convaincu, Jean-Jacques Origas est demeuré toute sa vie indéfectiblement attaché. Et nul doute que la philosophie et le comportement de certains de ceux qui furent ses maître au cours de sa formation première le marquèrent très profondément, ces professeurs agrégés des établissements les plus prestigieux pour qui l’enseignement par la parole primait sur tout, comme le rappelle encore Françoise Waquet, et au sujet desquels, nous dit-elle :
« […] on pourrait reprendre ce jugement porté sur Alphonse Darlu, professeur à Condorcet, qui ne publia presque rien : “[…] il se mettait tout entier dans son enseignement ; il eût pu dire non sans fierté en montrant ses élèves : voici mes meilleurs livres”52. »53
Un jugement qui semble valoir également pour Jean-Jacques Origas, indubitablement et définitivement « pédagogue », oui, même s’il l’ignorait – ou préférait parler d’autre chose.