Les ouvrages en français sur le droit japonais étant rares, cette publication ne peut qu’attirer l’attention des spécialistes du Japon et, au-delà, des juristes. La plus haute juridiction du pays avait certes fait l’objet de présentations synthétiques dans des publications maintenant datées, mais toujours utiles : celle de Fukase Tadakazu深瀬忠一et de Higuchi Yōichi 樋口陽一dans Le Constitutionnalisme japonais et ses problèmes (Paris, PUF, 1984), et de Ueno Mamiko植野妙実子, intitulée Justice, constitution et droits fondamentaux au Japon (Paris, LGDJ, 2010). Plus largement, en dehors de l’article pionnier de Dandō Shigemitsu團藤重光 sur « La Cour suprême du Japon », publié dans le numéro 30-1 de la Revue Internationale de Droit Comparé (1978, p. 155-170), le système judiciaire japonais n’a guère suscité la sagacité des observateurs hexagonaux, si ce n’est à travers les descriptions caricaturales ayant illustré la rocambolesque affaire Carlos Ghosn (2019-2020), dont l’auteur de ces lignes avait voulu faire justice sur le site de la SFEJ. Avec l’insuccès que l’on sait, tant la « rectification » des clichés ‒ opération finalement vaine ‒ tient à la fois du mythe de Sisyphe et du supplice de Tantale.
C’est donc peu de dire que ce livre, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’INALCO en 2020, vient combler une lacune. Hasard du calendrier : il se trouve que, en 2018, un autre chercheur, Gaël Besson, avait soutenu devant la Faculté de droit de l’Université d’Aix-Marseille, une thèse ‒ La Prudence du juge : l’exemple japonais1 ‒ abordant des problématiques voisines de celles de Nathan Béridot. On ne peut que souhaiter que d’autres jeunes chercheurs disputent désormais à nos collègues japonais le soin d’une analyse critique et décentrée de la justice japonaise pour un public francophone.
Le livre de Nathan Béridot s’articule autour de deux grandes parties : le postulat d’une juridiction passive et l’influence persistante d’une conception formelle de l’État de droit. Il s’agit en effet pour l’auteur de décrypter les éléments d’une « politique jurisprudentielle » en matière de contrôle de constitutionnalité. Car l’ambition de l’auteur est bien de délivrer une analyse en profondeur du fonctionnement du contrôle de constitutionnalité par la haute juridiction, en déconstruisant ou, du moins, en relativisant le lieu commun sur le « passivisme » ou le « négativisme » du juge constitutionnel japonais, qui circule tant dans la littérature occidentale que dans les réflexions mêmes des publicistes japonais.
Sur le premier point, il serait – trop – facile de s’en tenir au seul constat purement quantitatif, à savoir le petit nombre de lois invalidées par la haute juridiction pour inconstitutionnalité. Ce serait accréditer la thèse que les enjeux de conformité à la Constitution font l’objet d’un traitement désinvolte de la part du législateur, ce qui n’est évidemment pas le cas, et que l’efficacité ou l’effectivité du contrôle de constitutionnalité se mesure à la taille du « tableau de chasse » des lois tombées pour incompatibilité avec la loi fondamentale. C’est donc moins le nombre des décisions d’inconstitutionnalité qui compte que la capacité du juge à identifier, dans chaque cas d’espèce, la question constitutionnelle à trancher ou, pour le dire autrement, à estimer que le jugement qu’il doit rendre ne peut intervenir sans l’examen du moyen tiré de la constitutionnalité de la décision litigieuse. Sur cette question-là, la Cour suprême japonaise remplit son office. Aucun des arguments, politiques, culturels ou institutionnels érigeant la « passivité » de la Cour suprême en « passivisme », c’est-à-dire en une idéologie ou à des préjugés conduisant à une obsolescence de fait du contrôle de constitutionnalité, ne trouve grâce aux yeux de l’auteur.
À l’appui de cette thèse, celui-ci cite, de façon convaincante, un certain nombre de décisions traduisant une prise de distance par rapport au pouvoir dominant, à rebours de l’idée selon laquelle la Cour suprême serait à la remorque des Cabinets conservateurs. Même dans les contentieux les plus politiquement chargés alimentant la thèse du « passivisme », ou d’une « prudence » jugée excessive, la Cour suprême a été capable d’évolutions singulières. C’est le cas notamment en matière de séparation de l’État et de la religion sur la question de la place du shintō. Les pages consacrées à la notion de « consensus social », (shakai tsūnen 社会通念, p.100-106, 210) illustrent à la fois la capacité normative de la haute juridiction en matière par exemple de droit du travail pour encadrer la procédure de licenciement, et la flexibilité dont elle fait preuve pour s’adapter aux évolutions de la société, en particulier sur le statut des droits de la personne.
En matière de contentieux électoral, la Cour suprême tient une ligne de crête difficile entre le risque d’inconstitutionnalité lié aux inégalités du droit de suffrage, et les effets dysfonctionnels d’une annulation des élections nationales. S’agissant des traités, à l’occasion en particulier de la contestation des accords de sécurité nippo-américains, la Cour suprême s’en tient à un contrôle minimum de constitutionnalité, ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas. Même si la Cour suprême a fait preuve parfois de « timidité » ‒ on pense en particulier aux stratégies de dérivation déployées pour éviter de statuer sur la constitutionnalité des Forces d’autodéfense, (Jieitai 自衛隊) ou dans le domaine du statut des agents publics ‒, l’auteur s’inscrit en faux contre la thèse d’une Cour suprême condamnée à être le bastion du conservatisme par son mode de recrutement, son fonctionnement et la capillarité des élites politiques et judicaires du pays.
Dans la seconde partie, Nathan Béridot s’interroge sur les déterminismes juridiques forgeant la perception par la Cour suprême de l’État de droit dans l’archipel, tributaire de deux traditions différenciées : celle, formelle du Rechtsstaat (compétence de l’autorité décisionnaire, respect des règles de procédure et de la hiérarchie des normes) et celle, substantielle, du rule of law introduite dans la logique des nouvelles institutions démocratiques de 1946. Cette problématique s’inscrit par conséquent dans une perspective historique permettant à l’auteur de retracer les principales étapes, non pas tant de la modernisation du droit japonais, que du développement du droit constitutionnel dans l’archipel. L’auteur en relève la dimension plurielle ‒ voire controversée ‒ avec notamment la double question épineuse de l’appréhension par le droit de la notion d’essence ou de structure nationale, kokutai 国体, concept totémique du Japon impérial, et de la « continuité » des institutions qui a agité la doctrine de droit public après la défaite.
Ceci conduit Nathan Béridot à repérer dans la jurisprudence de la Cour suprême les traces de résilience d’une conception formelle de l’État de droit, selon laquelle le pouvoir judiciaire ne s’inscrit pas, par nature, dans une perspective de contre-pouvoir par rapport au gouvernement, mais doit veiller à ce que l’autonomie nécessaire du politique s’inscrive essentiellement dans le respect de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté démocratique. D’où l’idée d’une « retenue », d’une « réserve » qui, selon l’auteur, ne se conçoit pas comme l’expression d’une « soumission » à l’égard du pouvoir politique, mais comme une garantie de l’indépendance de la justice. Cette conception de l’autolimitation du pouvoir judiciaire peut faire indiscutablement débat.
Les exemples cités de l’Allemagne, de la France et de la Corée du Sud (p. 213-242) qui ont accompli leur mutation vers une conception plus substantielle de l’État de droit, présentent deux caractéristiques : le passage à la démocratie s’y est accompli par des ruptures politico-institutionnelle majeures et la banalisation des alternances politiques qui ont affecté en profondeur le rôle de la justice et de son rapport au politique. Deux facteurs qui font en partie défaut à la trajectoire politique du Japon d’après-guerre. La thèse défendue par Nathan Béridot n’épuise donc pas totalement les interrogations sur la nature du judicial restrain de la Cour suprême : l’autolimitation, même revendiquée et assumée, ne serait-elle pas, aussi, une forme d’inhibition ? Comment la Cour suprême s’efforce-t-elle de diffuser cette autolimitation auprès des juridictions inférieures ? Certains observateurs ont pointé le rôle des « conférences judiciaires », des stages de formation, qui sont autant d’occasions pour la haute juridiction de transmettre aux juges des « messages » sur le traitement des contentieux sensibles, mais ce sujet n’est guère évoqué.
Quelques remarques de détail : l’auteur aborde le rôle de la direction législative du Cabinet, (Naikaku hōseikyoku 内閣法制局, p. 72-74) dont on connaît l’importance en matière d’interprétation constitutionnelle. On peut se demander, dès lors, s’il n’existe pas au Japon deux formes concurrentes, mais distinctes, de contrôle de constitutionnalité, l’une administrative, l’autre juridictionnelle, car si l’une et l’autre sont de nature différente, elles concourent toutes deux à l’interprétation de la loi fondamentale. En tout cas, on aurait aimé en savoir davantage sur les interactions ‒ si elles existent et dans quel cadre ‒ entre cette direction et la Cour suprême, dans un contexte de monopole théorique par les tribunaux du contrôle de constitutionnalité.
Le second point concerne les capacités normatives de la Cour suprême et touche ici aux rapports fonctionnels entre les pouvoirs législatif et judiciaire. En dehors du contrôle de constitutionnalité intervenant a posteriori, il s’agit de savoir dans quelle mesure les « avancées » de la jurisprudence de la Cour suprême dans les interstices ou le silence de la loi, inspirent ou non le législateur. Sans aller jusqu’à un régime de co-législation qui irait à l’encontre de la séparation des pouvoirs, la question se pose de la prise en considération de cette jurisprudence « interstitielle » dans la traduction législative des politiques publiques : le législateur peut estimer que la régulation jurisprudentielle est suffisante par elle-même et ne requiert pas d’intervention ultérieure du parlement ou, au contraire, qu’elle doit être ratifiée par la Diète. Comment ? Sur la base de quels critères et pour quel objectif ? Enfin, si le contrôle de constitutionnalité des lois est l’objet le plus visible de l’office du juge, qu’en est-il lorsque c’est un jugement d’un tribunal inférieur qui est entaché d’inconstitutionnalité ? Dans cette hypothèse, la Cour suprême suit-elle une méthode particulière ? Ces réflexions et questionnements, qui ne sont pas des objections, montrent que séparation des pouvoirs ne signifie pas indifférence, et que les enjeux de constitutionnalité ne se situent pas seulement à l’interface des pouvoirs législatif et judiciaire, mais à l’intérieur même du pouvoir judiciaire.
Le travail de Nathan Béridot ouvre ainsi des perspectives de recherche stimulantes. En tout état de cause, par la richesse des éléments de doctrine et de jurisprudence exposés, peu connus en France, sa démarche comparative, ce travail s’impose comme la référence incontournable sur la Cour suprême japonaise.
Sur le plan formel, le plan est clair, le style limpide et la documentation réunie imposante : 140 titres en langue japonaise, sans compter les sources numériques, figurent en bonne place dans une bibliographie de cinquante pages, et un appareil critique particulièrement fourni. L’ouvrage est agrémenté d’un index fort utile. Et il faut rendre justice à l’éditeur d’avoir accepté que les sources et termes japonais usités soient cités avec les kanji. On sera en revanche plus réservé sur sa politique de diffusion : l’auteur de cette recension se souvient que non seulement l’ouvrage n’était, cet été 2024, disponible dans aucune des grandes librairies de droit spécialisées, mais n’était souvent même pas répertorié ! De telle sorte qu’il n’était possible de se le procurer que sur le site des PULM. Un inconvénient certes relatif à l’heure d’Internet, mais le travail de Nathan Béridot méritait sans doute autre chose que cette discrétion ‒ pour ne pas dire « passivité » ‒ éditoriale…