Laurent Nespoulous, Pierre François Souyri, Le Japon – Des chasseurs-cueilleurs à Heian – -36 000 à l’an mille, Paris, Belin, « Mondes anciens », 2023

Référence(s) :

Laurent Nespoulous, Pierre François Souyri, Le Japon – Des chasseurs-cueilleurs à Heian – -36 000 à l’an mille, Paris, Belin, « Mondes anciens », 2023, 538 p.

Texte

Sur la couverture, le premier sous-titre, placé en haut et en blanc, apparaît plus nettement que le titre un peu passe-partout, et c’est tant mieux car c’est bien là le thème de l’ouvrage. On ne se trouve pas devant un énième ouvrage sur le Japon éternel. Il s’agit plutôt d’une étude de cas : le trajet qui conduit des sociétés de chasseurs-cueilleurs au stade étatique dans le cadre particulier de l’archipel japonais.

L’introduction le dit clairement, ce livre propose un nouvel éclairage sur le Japon. Ceci de plusieurs façons. Premièrement, il s’intéresse au temps long depuis le paléolithique jusqu’à l’an mille. Comme le souligne le deuxième sous-titre, ce sont 37000 années qui sont abordées. Cela se traduit par la part consacrée aux temps d’avant l’histoire, un peu plus de la moitié du volume. Deuxièmement, il privilégie le regard de l’archéologue, ce qui va de soi pour la préhistoire, mais se présente souvent comme novateur pour les temps historiques. La culture matérielle et les infrastructures se trouvent donc mises à l’honneur. La volonté de donner à la préhistoire tout son poids par un traitement aussi détaillé que possible a visiblement entraîné des choix dans la présentation des périodes historiques. Ceci est surtout perceptible dans la dernière partie qui traite de l’époque de Heian (794-1185), j’y reviendrai. Se greffe ici un autre problème, celui du choix de l’an mille comme terminus. Cette date n’est pas expliquée et encore moins justifiée. Certes, elle correspond à un chiffre rond dans le calendrier occidental, mais ne fait pas sens dans le cadre japonais. Il est difficile d’y voir un moment charnière. Il est possible que ce sous-titre ait été imposé par l’éditeur prisonnier de sa vision européo-centrée.

Il convient de souligner que le découpage chronologique retenu ne suit pas le schéma habituel qui se réfère uniquement pour la préhistoire aux vestiges matériels, l’outillage lithique ou céramique, les grandes tombes, puis pour l’histoire aux lieux de pouvoir. La nouveauté vient d’avoir privilégié le type d’organisation sociale. Après le classique paléolithique (chapitre i), on passe aux deux chapitres sur le long Jōmon (16000-xs. av. notre ère) dont la définition est l’objet de tout un paragraphe (p. 97-99). C’est le grand moment des chasseurs-cueilleurs. Sont abordés ensuite les premiers paysans (première moitié de Yayoi (xs. av. ier s. ap.), chapitre iv), l’âge du fer, âge des chefs (deuxième moitié de Yayoi (ier-iiie s.), chapitre v), puis l’âge des princes pour la période suivante, celle des kofun (milieu iiie-début viiie s.) (chapitre vi). Le Japon archaïque recoupe l’époque d’Asuka (vie-viie s.) de la chronologie classique (chapitre vii). En intitulant le chapitre viii « le Japon des premières capitales », les auteurs peuvent traiter aussi bien Fujiwara-kyō que Heijō-kyō (Nara) et les capitales éphémères du milieu du viiisiècle. Le neuvième chapitre, le dernier concernant le Japon proprement dit, revient au découpage habituel, le Japon de Heian-kyō. Enfin le chapitre x (p. 421-456), autre nouveauté, traite de façon autonome les extrémités souvent délaissées : Hokkaidō et Okinawa.

Notons à ce propos la mise en contexte systématique de l’archipel par rapport à l’ensemble de l’extrême Asie en particulier de la Chine et de la péninsule coréenne, mais aussi de la Sibérie orientale avec de précieuses cartes à l’appui.

Autre point fort qui devrait être évident pour un ouvrage d’historiens – mais cela n’est pas toujours le cas quand il s’agit d’un domaine lointain comme le Japon –, ce livre repose sur une documentation de première main. Il donne la parole aux chercheurs japonais. En outre, il se base souvent plus sur les comptes rendus de fouille que sur des synthèses. Bien évidemment, il se réfère aux travaux les plus récents.

C’est à peine souligné dans le texte mais on remarquera le souci de ne pas parler du Japon avant la création de l’État régi par les codes. Auparavant il n’est question que de la seule réalité géographique, l’archipel japonais, ce qui permet d’éviter en partie le piège de la téléologie… tout en partant des frontières actuelles du Japon.

Ce livre ne s’adresse pas en priorité aux universitaires et c’est finalement tant mieux. L’absence de notes ne se fait pas trop sentir grâce à la mention des principaux auteurs cités que l’on retrouve en bibliographie. La plupart des termes techniques sont expliqués dans le texte ce qui rend par contre le glossaire un peu redondant. Autrement dit, la lecture en est aisée aussi bien pour un non spécialiste que pour ceux qui sont versés dans les études japonaises ou qui s’intéressent à l’évolution des sociétés.

Ce n’est pas si courant dans les livres d’histoire de bonne tenue, il faut saluer la qualité des illustrations, photos avec focalisation sur le détail important, et de nombreuses cartes aussi indispensables qu’utiles. Un petit regret, l’absence de carte du Japon avec les départements pour les lecteurs peu familiers de sa géographie que la carte avec les anciennes provinces, fort bien venue, ne peut remplacer.

Il va sans dire que cette synthèse est une première en France. Elle dépasse largement le domaine des études japonaises. Elle a de plus l’avantage de mettre à jour nos connaissances qui ont souvent pris du retard alors que les fouilles ont bouleversé beaucoup de certitudes depuis une trentaine d’année. Pour ne prendre qu’un exemple, l’introduction de l’agriculture et de la riziculture en particulier a fait un bond en arrière. On avait longtemps cru pouvoir la situer au iiie siècle avant notre ère, puis au vie. Il est maintenant question du premier millénaire. On peut se rendre compte du progrès accompli en comparant cette somme avec le premier chapitre que j’avais eu l’imprudence d’écrire pour l’ouvrage collectif dirigé par Francine Hérail en 19901.

L’approche archéologique est clairement posée d’emblée mais les textes, quand ils apparaissent, sont aussi convoqués. Dans un premier temps, ils le sont souvent pour montrer qu’ils ne présentent pas la réalité et pour démontrer leur parti pris idéologique. Pour les périodes historiques, ils auraient pu être plus exploités pour des renseignements précieux que l’archéologie ne peut fournir. J’aborderai cette question plus loin. On comprendra qu’il a été nécessaire de tenir compte de la place disponible et rester dans un format d’ouvrage raisonnable.

Reprenons depuis le début, la Préhistoire donc.

Après des tâtonnements et des falsifications qui ont émaillé la connaissance du paléolithique sur l’archipel, la mise au point était la bienvenue. L’ancienneté de la présence humaine s’y trouve clairement confirmée même si les traces sont relativement peu nombreuses.

Le premier point fort de cette partie concerne la période Jōmon. La présentation détaillée de cette culture permet de mieux saisir ce qui en fait la singularité par rapport au schéma classique calqué sur l’évolution des techniques dans le seul Proche-Orient, c’est-à-dire, selon la vision européo-centrée. À l’évidence, on pouvait être chasseur-cueilleur tout en étant sédentaire et maitrisant la poterie. Je me demande si cette singulière association est observable ailleurs dans le monde.

Comme dans le reste de l’ouvrage, les auteurs sont très prudents dans les affirmations. J’en veux pour preuve le traitement des statuettes dogū (p. 122-126) dont la finalité reste en dernier ressort bien énigmatique. On n’en est plus à voir des Vénus partout.

Par contre, j’avoue éprouver des réserves sur l’emploi des catégories proposées par Descola, en l’occurrence celle d’animisme et de totémisme sur la seule base des vestiges archéologiques pour décrire le cadre de pensée des populations de Jōmon. C’est le sujet, dans le chapitre iii, de tout un développement intitulé ostensiblement « Par-delà nature et culture ». Cela dit, il faut saluer le souci constant de s’élever au niveau interprétatif à partir de la description de situations concrètes. Plus loin, les références aux ouvrages de Testart sont très convaincantes.

La richesse appelant la richesse, on veut toujours en savoir plus. Ainsi, des questions restent en suspens faute de vestige permettant d’élaborer des hypothèses : par exemple les fluctuations de l’habitat. Pendant le Jōmon, il fut longtemps regroupé mais il devient dispersé à la fin de la période avant l’apparition de l’agriculture sans que l’on sache pourquoi. On observe le même phénomène plus tard, les villages de Yayoi laisse la place à un habitat dispersé pendant la période des kofun.

Cette période Yayoi et les débuts de l’agriculture constituent le deuxième temps fort de la préhistoire à proprement parlé protohistoire. Les rares indices glanés dans les sources chinoises ne sauraient rendre compte de la richesse de cette nouvelle culture qui s’est répandue dans l’archipel beaucoup plus tôt qu’on ne le supposait. Les auteurs insistent ici aussi sur une combinaison insolite puisque l’agriculture apparaît à peine quelques siècles avant le travail du métal, bronze et fer, mais aussi du verre. Une sorte de télescopage des innovations techniques par rapport au schéma continental.

De nouveau, on observe une grande prudence dans les conclusions. La présence de fossés ne signifie pas automatiquement l’existence d’une société guerrière.

La période est clairement divisée en deux avec l’accroissement du travail du fer et l’apparition d’une ébauche de stratification sociale et les premières traces observables de la violence (p. 214-219).

Est-ce parce que l’archéologie est muette sur le sujet ? On aimerait pourtant savoir quand l’araire ou la charrue sont apparus. Ils ne semblent pas faire partie de l’outillage agricole de Yayoi. Dans le même ordre d’idée, c’est toute l’histoire des techniques qui mériterait d’être développée. Que ce soit le fer ou la construction. L’utilisation du cheval est bien notée pendant la période des kofun, mais qu’en est-il des bovins ? Ils sont évoqués à propos de la consommation de produits dérivés du lait aux époques historiques, mais pas comme force motrice aussi bien dans l’agriculture que pour les chars de l’aristocratie.

Comme illustration de la discontinuité de l’évolution des techniques, présentée notamment par le cas des populations de Hokkaidō qui ont abandonné l’agriculture après l’avoir connue (p. 422), on aurait pu suivre le travail du verre, apparu dès Yayoi, encore présent à l’époque de Nara, mais qui disparaît ensuite jusqu’à sa réintroduction par les Portugais.

Le chapitre sur l’âge des princes permet de regarder au-delà des monuments funéraires qui dominent le paysage. Tout en soulignant le rôle de moteur de la province de Yamato, les auteurs déconstruisent l’image véhiculée par le Nihon shoki (720) d’un État qui commencerait si ce n’est avec le légendaire Jinmu du moins avec le dixième souverain de la liste traditionnelle, Sujin, qualifié lui aussi de premier souverain à régner sur le pays. Image qui perdura longtemps même chez des historiens fort sérieux. Leur conviction s’était trouvée renforcé par les fouilles du site de Makimuku, longtemps considéré comme la seule agglomération de la période. Ce site se situe à proximité de la tombe à la baguette (p. 223) et dans la zone où les premiers textes place le palais de Sujin. Curieusement, ce site de la fin du Yayoi n’est pas mentionné dans l’ouvrage. Il aurait pu annoncer l’ensemble des constructions du site de Katsuragi de l’époque des kofun qui bénéficie d’une description passionnante (p. 281-286).

Pour cette période, l’accent est mis sur la figure du prince. Une référence aux cinq souverains Wa ayant reçu des titres de la part des empereurs chinois au vsiècle aurait été utile. De plus, l’organisation sociale de cette époque est à peine évoquée. Pourtant le Nihon shoki apporte quelques éléments qui ne sont pas exploités. On y parle des clans uji, dont certains sont clairement définis comme guerriers : les Kume, les Ōtomo et probablement les Mononobe, d’autres comme ritualistes comme les Imbe ou les Nakatomi. Ce qui n’empêcha pas des clans en apparence moins militarisés d’avoir des activités guerrières comme les Nakatomi. Il aurait été judicieux d’en parler dans le paragraphe intitulé « Formation d’une élite guerrière » (p. 243-247). Ces clans sont pourvus de titres héréditaires les kabane qui, après la réforme de Tenmu (684), vont perdurer pendant toute l’antiquité, sortes de fossiles du Japon archaïque. Le Nihon shoki et dans une moindre mesure le Kojiki (712) mentionnent aussi des groupements en be. Certains étaient spécialisés en catégories professionnelles, devins ura-be, potiers haji-be, éleveurs de chevaux umakai-be, etc., d’autres étaient liés à des clans comme les soga-be. Même si la documentation est postérieure, elle laisse entrevoir la société qui va disparaître au cours du viie siècle.

Auprès du prince de Yamato, ce ōkimi qui allait devenir tennō, se tenaient deux personnages l’ōomi et l’ōmuraji dont les charges semblaient revenir à certains clans comme celui des Soga et des Mononobe. Ces éléments, connus depuis longtemps, auraient pu être rappelés brièvement.

L’idée forte du chapitre consacré au Japon archaïque repose sur la thèse de la rapidité de la construction d’un État à la chinoise à partir du milieu du viie siècle. Jusqu’à récemment, probablement prisonnier de la confiance en la chose écrite, en l’occurrence le Nihon shoki, on pensait que le processus avait commencé dès le règne de Suiko (554-628, r. 593-628) et de la régence de son neveu Shōtoku taishi (574-621), avec la création des rangs de cour et la fameuse Constitution en dix-sept articles (604). Il est fort possible comme beaucoup d’historiens le pensent actuellement que ces deux faits aient été attribués au prince rétrospectivement. Il n’en reste pas moins que le règne de Suiko fut marqué par une reprise des relations diplomatiques avec la Chine des Sui. L’Histoire des Sui (636) en fait foi. Elle a même conservé la missive apportée par l’émissaire japonais. D’autre part, les rangs de cour sont attestés avant les codes de Taihō (701) qui en donneront la forme définitive. Il faut donc s’interroger sur les raisons qui auraient poussé les rédacteurs du Nihon shoki à faire commencer la création ou au moins la sinisation de l’État un siècle auparavant.

Je parle de sinisation car on peut très bien imaginer qu’il ait existé une autre forme d’État. Ce que l’archéologie nous montre avec les grandes routes et bientôt les capitales fixes, c’est bien la forme chinoise de l’État qui s’impose fortement dans un premier temps pour ensuite s’adapter à la réalité japonaise. Et la largeur des routes diminue. Pour que les réformes imposées par le pouvoir central aient pu s’imposer aussi rapidement, il fallait comme préalable un personnel administratif non seulement relativement nombreux mais aussi compétent, c’est-à-dire maîtrisant l’écriture et donc le minimum de chinois. Ces scribes, fumibito, avaient probablement intériorisé la vision de l’État centralisé avant que les réformes ne se mettent en place. Il est fort probable qu’ils étaient déjà indispensables au début du viie siècle ne serait-ce pour les relations avec les Sui.

Le chapitre sur les premières capitales combine harmonieusement les données archéologiques et les sources écrites, avec l’apport si précieux des mokkan (p. 344-346). Ces plaquettes de bois ont bouleversé nos connaissances sur de nombreux domaines, échanges, impôts, magie, apprentissage de l’écriture. La carte des redevances et des impôts (p. 350-351) n’aurait pas été possible sans leur déchiffrement. Le paragraphe sur les monnaies de Wadō (p. 341-344) illustre bien les limites du monnayage japonais qui semble avoir été surtout diffusé autour de la capitale. De nouveau, on se retrouve en face de l’illustration d’une évolution en dents de scie puisque le monnayage japonais va disparaître après la douzième et dernière fonte en 958.

Plus classiquement, les citations tirées du Man.yōshū (après 760) (p. 316-319) donnent couleurs et vie à toute la période. On aurait pu y ajouter des extraits du Nihonryōiki (fin viiie-début ixe s.). Mais l’espace manquait probablement.

En comparaison, l’époque de Heian apparaît comme la parente pauvre de l’ouvrage. Alors que le Man.yōshū est mis en valeur pour l’époque de Nara (710-784), le Kokin wakashū (905) n’est même pas cité pour Heian. Il apparaît curieusement en bibliographie avec sa traduction par Michel Vieillard-Baron. Pourtant sa préface en kana, véritable manifeste pour la langue japonaise avait toute sa place dans l’évocation de la distance prise vis-à-vis du modèle chinois. On peut dire la même chose du Genji-monogatari (début xie s.) cité en bibliographie mais à peine dans le texte, une allusion elliptique aux empereurs du Genji (p. 439). Cette brièveté donne l’impression que tout un pan de la civilisation de Heian est supposé connu, mais, dans ce cas, il aurait fallu renvoyer clairement à l’œuvre de Francine Hérail par exemple.

Par contre, hasard des découvertes archéologiques ou choix des auteurs, la conquête du nord-est bénéficie d’une description détaillée (p. 395-416). Les auteurs y analysent l’émergence des guerriers qui seront le moteur de l’évolution de la société, mais près d’un siècle plus tard.

On perçoit les choses à partir de ses centres d’intérêt au risque d’avoir des œillères. Il est plus facile de voir celle des autres que les siennes. C’est essayant de tenir compte des miennes que je regrette malgré tout le fait que, de façon générale, le religieux pour les périodes historiques soit peu abordé. Si l’importance du bouddhisme est à juste titre soulignée, il aurait fallu dire un mot des dieux indigènes mis en première place dans les codes avec le ministère des dieux. L’Engishiki (927) qui donne une description des rouages de l’État régi par les codes commence par dix livres sur quarante sur les cérémonies rendues aux kami alors que le bouddhisme n’est abordé qu’à la toute fin de l’ouvrage et sans grand développement. À le lire, on pourrait avoir l’impression que le bouddhisme occupait une place secondaire ce qui, bien évidemment, n’était pas le cas. Mais le fait que le pouvoir gérât directement les grands sanctuaires, alors que ses relations avec les institutions bouddhiques étaient plus complexes, mériterait qu’on s’y intéresse. Je ne pense pas que l’on puisse dire à propos de l’inauguration du Grand Bouddha de Nara : « cette manifestation grandiose symbolisait le changement de statut d’un tennō dont les liens étaient forts avec la religiosité antérieure vers un monarque d’un nouveau type qui s’imposait à la tête d’une religion universelle » (p. 361). Au moment de l’inauguration (752), Shōmu avait déjà abdiqué et était entré en religion2. Sa fille Abe fut le premier et le seul tennō à l’être devenu lors de son second règne, alors qu’elle était devenue nonne. Par la suite, les précautions de pureté rituelle entourant le souverain visaient notamment le bouddhisme. Il ne pouvait y avoir de cérémonies bouddhiques à la cour au moment de certains rituels comme le daijōsai. On ne peut parler de royauté bouddhique au Japon que pendant ce bref moment du second règne d’Abe. De plus, même sous son règne, on ne peut pas dire qu’elle ait été « à la tête » du bouddhisme qui conservait sa propre hiérarchie.

La présentation de l’architecture en général et de la religieuse plus particulièrement est moins poussée que le plan des capitales par exemple. Les belles photos du Hōryū-ji (p. 309), du Tōdai-ji (p. 360, 362) du Byōdō-in (p. 382) ou du Tō-ji (p. 386-387) donnent envie d’en savoir plus sur ces bâtiments. Ce ne sont pourtant pas les fouilles qui ont manqué dans ce domaine. Elles ont révélé l’importance des modèles venus de la péninsule coréenne notamment du Koguryo. Hyeja (photo p. 274) sorte d’aumônier de Shōtoku taishi était originaire de ce royaume. Pour rester dans ce domaine, il serait intéressant de savoir si le plan des kokubunji construit dans chaque province était identique ou pas. À ce propos, j’ai un doute sur la lecture du nom du monastère de nonnes à la tête de tous les établissements officiels répartis dans les provinces, j’ai toujours pensé qu’il s’agissait du Hokke-ji et non du Hokki-ji (p. 363).

Quant aux sanctuaires, ils sont presque complètement absents. Sont seulement cités les ichi no miya, le sanctuaire principal de chaque province. Mais je ne suis pas certain que ce système de rang de sanctuaire soit contemporain des kokubunji comme le texte semble le dire (p. 359). Un peu plus tôt, le fudoki d’Izumo (733), quand il donne le nombre des sanctuaires de la province, n’en fait pas mention. Plus tard, l’Engishiki dans sa liste des sanctuaires recevant des offrandes de la cour ne le mentionne pas non plus. Par ailleurs, le lexique donne le mot jingû alors que le terme n’est pas employé dans le texte. De plus, il ne servait à l’époque antique que pour le sanctuaire d’Ise qui est à peine cité malgré son rôle dans le système impérial depuis Tenmu. On trouve toutefois une belle photo (p. 489) qui aurait mérité une ligne de plus dans sa légende. Il s’agit du moment où le nouveau sanctuaire coexiste avec le précédent qui va être détruit. Un lecteur non averti pourrait croire que le sanctuaire est double. L’allusion à Ise la page suivante ne permet pas de savoir en quoi ce sanctuaire est particulier.

La première partie du volume se termine donc par les extrémités. Elles sont abordées de nouveau sur le temps long, n’hésitant pas à dépasser largement l’an mille pour parler des Aïnous ou de la constitution du royaume des Ryūkyū. Leur évolution distincte de ce qui va devenir le Japon est justement soulignée tout en montrant la continuité des relations

La conclusion paraît bien courte pour un ouvrage de cette ampleur. Elle ne concerne que l’Antiquité proprement dite. La longue préhistoire semble oubliée. L’articulation entre les deux aurait méritée d’être explicitée.

Le volume se termine par deux ateliers du chercheur d’intérêt et d’ampleur fort différents.

L’atelier I présente une synthèse très instructive sur les origines et l’histoire de l’archéologie et de l’anthropologie physique japonaises (p. 461-486). Sont évoquées les prémices mais aussi les impasses comme la théorie du peuple cavalier ou la question du métissage. Une allusion à l’origine de la langue japonaise en regard aurait pu être éclairante.

L’atelier II paraît par comparaison au précédent moins enrichissant (p. 487-493). La question de l’âge des dieux évoquée au début est complexe. En effet, l’expression n’apparaît pas dans les premiers textes. Et le titre donné de kamiyo aux deux premiers livres ou chapitres du Nihon shoki est trompeur. On le trouve dans les éditions courantes de l’ouvrage mais, comme pour le nom posthume sino-japonais des souverains, c’est très probablement un ajout postérieur des éditeurs. Pourtant, la matière est là, il est bien question d’un temps non mesurable, antérieur aux hommes et cependant toujours présent. Le terme sera largement utilisé à l’époque médiévale dans les commentaires du Nihon shoki.

La présentation du souverain dans l’antiquité est finalement assez rapide et laisse de côté certains aspects comme le souci de pureté rituelle qui l’entourait, au profit de son évolution jusqu’au monde contemporain.

La chronologie, complément indispensable à tout ouvrage d’histoire digne de ce nom surtout quand il embrasse une si longue période, remplit parfaitement son rôle. Elle donne une bonne et fort utile synthèse de l’évolution présentée dans le volume.

Les annexes comportent comme il se doit les index de lieux et de personnes, un glossaire et la bibliographie.

Le glossaire ne comporte cependant que 25 items dont certains ne font que reprendre des encarts, comme l’entrée « Japon, Nihon » reprise de l’encart de la p. 271. Comme les termes techniques sont pédagogiquement expliqué dans le corps du texte, on peut se poser la question de son utilité. On y trouve curieusement des termes qui ne sont pas utilisés dans le texte comme shintō ou jingū déjà cité.

La bibliographie est abondante et récente, et comme il est naturel surtout en japonais. On peut noter les références occidentales qui renvoient à des ouvrages plus généraux qui permettent de réfléchir sur l’évolution des sociétés comme ceux de Descola, Demoule, Testart ou de Godelier. Il est regrettable que n’y figure aucun texte de Francine Hérail, ni de Charlotte von Verschuer, chose étonnante quand il s’agit de présenter l’État régi par les codes ou encore l’administration des provinces, sans parler de la vie quotidienne des aristocrates de la cour ou des relations avec le continent.

***

J’ai relevé des points qui me semblent poser problème. Ils sont mineurs et pourraient, si mes critiques s’avéraient fondées, être facilement corrigés lors d’une réédition ou d’une traduction. Incompétence oblige, j’ai surtout réagi sur ce que je connais le moins mal, l’histoire depuis le Japon archaïque jusqu’à Heian.

Au fil des pages donc :

À propos du pays des Wa et de la fameuse Himiko, le Gishiwajinden (280-297) cité p. 219 et 232 a déjà été partiellement traduit par Laurence Caillet dans le recueil de textes réunis par Rotermund3. Pascal Griolet en avait aussi rédigé une pour ses étudiants. Elle est malheureusement restée à l’état de polycopié.

« Les chroniques officielles du début du viiisiècle que sont le Kojiki et le Nihon shoki » (p. 265). Si la préface du Kojiki le présente comme une commande officielle, l’ouvrage n’a finalement pas joué ce rôle et sa présentation à la cour n’est pas notée dans le Shoku-nihongi (797) à la différence de celle du Nihon shoki, la seule véritable histoire officielle. Les deux ouvrages sont suffisamment différents pour ne plus être toujours cités ensemble.

Dans la légende de la photo du kofun d’Ishibutai (p. 268), on ne peut pas dire que Soga no Umako soit cité dans le Kojiki et le Nihonshoki. Son contemporain, Shôtoku taishi lui-même n’est mentionné dans le Kojiki que comme enfant de Tachibana no toyohi no mikoto (Yōmei) sous le nom de Kamitsumiya no Umayato no toyo tomimi no mikoto, sans le moindre détail supplémentaire. Umako ne nous est connu dans les sources du viiie siècle que par le seul Nihon shoki.

Si la tombe qui est attribuée à Shōtoku taishi dans l’enceinte de l’Eifuku-ji ne peut être fouillée (p. 273), on possède des descriptions de son intérieur datant d’avant Meiji à l’époque où les pèlerins pouvaient y pénétrer. On y notait la présence de deux sarcophages de pierre dont l’un serait celui du prince et l’autre celui de son épouse principale.

L’encart sur le nom du Japon (p. 271) et l’apparition de Nihon est clair, mais il aurait fallu ajouter que les deux caractères nihon ont longtemps été lus Yamato à usage interne. Dans le Nihon shoki, le nom du célèbre héros Yamato takeru est transcrit avec les deux caractères de Nihon. Au xive siècle encore, on peut citer la fameuse phrase au début de Jinnōshōtōki (1343), « le grand Yamato [le grand Japon], est le pays des dieux » (Ōyamato wa shinkoku nari) où Yamato est noté nihon. De plus, le sens d’origine du soleil est peut-être à mettre en rapport avec le lieu, le territoire japonais, où apparut la grande déesse solaire, ancêtre de la dynastie.

Le début des trois premiers articles de la Constitution en dix-sept articles, attribuée à Shōtoku taishi (p. 274) proviennent de la traduction intégrale de la Constitution par Francine Hérail4. Il aurait sans doute fallu le préciser.

Deux mokkan ont permis de cerner un peu plus précisément l’apparition du titre de tennō (p. 289). En fait, ces plaquettes datées de 677 nous disent que le titre existait déjà à cette date et que son apparition est donc antérieure. On ignore si cela se fit sous le règne de Tenmu ( ?-686, r. 672-686) ou celui de son prédécesseur Tenji (Tenchi) (626-672, r. 661-672) comme cela fut avancé par certains historiens. Si l’hypothèse Tenmu était confirmée, cela signifierait qu’il se serait attribué ce nouveau titre au moment de ou peu de temps après sa prise de pouvoir après les troubles de Jinshin (672).

La lecture du nom d’ère Daihō (p. 313) ne m’est pas familière. J’ai trouvé le plus souvent celle de Taihō. Autant que l’on puisse le savoir, les codes de Yōrō (achevé en 718, entrés en vigueur en 757) reprenaient en très grande partie ceux de Taihō. Ils avaient les mêmes modèles et la même finalité. En ce qui les concerne, il ne s’agit pas de « décrets d’application », terme un peu anachronique, comme il est écrit, mais plus simplement d’entrée en vigueur. Sans aller dans les détails, quelques mots sur les écarts entre les codes des Tang et ceux du Japon auraient été bienvenus, notamment, intérêt personnel oblige, la place du Jingikan, le ministère des dieux, présenté avant le ministère des affaires suprêmes.

La traduction de Kaifūsō (751) par « Anthologie de la nostalgie » (p. 316) me laisse un peu perplexe, disons que c’est plutôt l’esprit du titre qui est traduit. Pour le Man.yōshū, le contexte laisse supposer que les citations sont tirées de l’ouvrage de Katō Shūichi que je n’ai pas trouvé en bibliographie alors que celle de Sieffert est en bonne place. Dans la présentation de l’ouvrage, il aurait fallu un peu nuancer. Certes, un certain nombre de poèmes sont attribués à « des gens ordinaires (paysans, pêcheurs, garde-côtes, etc.) » (p. 318), mais ce sont des gens de cour qui les ont transcrits et probablement mis en forme. Étant donné la place donnée aux territoires de l’est dans l’ouvrage, il aurait été astucieux de noter la présence de la catégorie Azuma uta (chants de l’est) notés dans leur variante dialectale. Le Man.yōshū n’est pas le seul texte à s’intéresser aux productions du peuple. Beaucoup plus tard, il est vrai, Goshirakawa fit compiler un recueil de chants populaires, le Ryōjinhishō (1180). Auparavant on peut citer les Saibara au début de Heian.

À propos du Kojiki, je pense, et je ne suis pas le seul, que la traduction de Kojiki par « Récit des choses anciennes » choisi par les époux Shibata, n’est pas satisfaisante (leur traduction ne figure pas dans la bibliographie). Le ji ou koto renvoie ici à des évènements et non à des choses. J’ai proposé, « Récit des évènements du passé », on plus librement « Récit du temps jadis ».

La narration du Kojiki n’a rien d’historique (p. 319). Il n’est que de comparer le traitement qu’il donne des règnes de Nintoku ( ?- ?) ou de Yūryaku (milieu vs. ?) qui se résument à peu près exclusivement aux amours des souverains, avec leur exposé dans le Nihon shoki qui s’approche de ce qu’on attend d’un récit historique même si leur historicité peut être sujette à caution. De plus, les récits du Kojiki s’arrêtent au règne de Kenzō (fin ve s. ?) et ne donne après lui qu’une liste généalogique jusqu’à celui de Suiko. Le seul événement noté, fort brièvement d’ailleurs, pour cette période est la révolte d’Iwai (527 ?) sous le règne de Wohodo (Keitai). De ce point de vue, l’absence de référence au bouddhisme s’explique facilement puisqu’il est arrivé plus tard sous règne de Kinmei (509 ?- 571 ?, r ; 539 ?-571 ?). La question est de nouveau évoquée dans l’atelier II (p. 490).

Motoori Norinaga  (1730-1801) peut certes être considéré comme faisant partie du vaste courant des Études anciennes kogaku (et non des choses anciennes p. 322, 464). Ce courant qui fut initié par les confucianistes à commencer par Yamaga Sokō (1622-1685), puis Itō Jinsai (1627-1705) et Ogyū Sorai (1666-1728), fut repris par ceux qui s’intéressèrent au passé japonais. Ils parlaient de leurs études comme kōgaku (avec le d’empereur), kokugaku, mais aussi wagaku. Kokugaku, devenu le plus courant, est mal rendu par l’expression longtemps employée en France d’« Études nationales » assez anachronique et encore moins par celle du « nativism » anglosaxon. Il est plus simple de parler d’Études japonaises qui se sont constituées par opposition et imitation des kangaku des études chinoises qui avaient la faveur des lettrés.

Le Nihon shoki emploie de nombreuses locutions tirées des classiques chinois mais ne cite que rarement des sources chinoises (p. 322). On peut noter cependant les références à la monographie des Wei dans la notice sur la régence de Jingū ( ?- ?). Par contre, il cite régulièrement des documents issus des royaumes de Corée, particulièrement ceux de Paekche. Il est possible que les auteurs fassent allusion à l’hypothèse de Tsuda Sōkichi (1873-1961) sur la fabrication de la notice concernant Buretsu (début vie s. ?) à partir des mauvais souverains Jie et Zhou des histoires chinoises. La précision aurait été la bienvenue.

La question du souci du regard des Tang sur l’histoire du Japon présentée dans le Nihon shoki mériterait d’être développée. Autant que je sache, on ignore si le texte fut effectivement envoyé à la cour des Tang, ni même si on envisagea de le faire à l’occasion d’une ambassade. Les lettrés de la cour japonaise connaissaient bien les histoires officielles chinoises et devaient être conscients que le Nihon shoki ne pouvait leur être comparé puisqu’il se limitait aux seules annales impériales, les benji des histoires chinoises. En outre, à ma connaissance, les sources chinoises ne font aucune mention de textes historiques japonais avant celle de l’Ōnendaiki dans l’Histoire des Song.

La traduction de « tennô suprême » pour rendre dajō tennō (p. 323) me paraît bien téméraire. Le titre doit probablement se référer plus à l’antériorité qu’à la supériorité. Dans l’idéologie de l’État régi par les codes, nul ne peut être supérieur au souverain quand bien même la réalité du pouvoir ne serait pas entre ses mains. Comme la Chine antique n’a guère connu les abdications, il n’est pas étonnant que les Japonais aient dû inventer une nouvelle titulature. L’hypothèse qui suit sur la figure d’Amaterasu reflet de celle de Jitō a le mérite de poser la question de la place des femmes dans la vision du pouvoir. Il serait cependant bien réducteur de voir dans les récits consacrés à Amaterasu une construction visant à justifier le rôle de Jitō à la charnière du viie et du viiie siècles, autrement dit qu’il s’agit d’une pure forgerie, la mention de nombreuses variantes des récits la concernant dans le Nihon shoki lui-même suffit à montrer que la matière mythique est plus ancienne. D’un autre point de vue, il est possible que Jitō ait eu une dévotion particulière envers la déesse. C’est sous son règne (686-696) que commencent les reconstructions périodiques des sanctuaires d’Ise.

La traduction proposée jadis par Bernard Frank de Fudoki par « Notes sur le climat et le sol » me paraît plus juste que l’étrange mot à mot « Notes sur le vent et la terre ». L’encadré avec un extrait du Fudoki de Hitachi (p. 324) donne un bon exemple des renseignements fournis par ce type de texte. Il aurait pu être complété en renvoyant à plusieurs extraits des Fudoki présentés dans l’ouvrage de Rotermund cité plus haut. La remarque sur le nom de Jingū dans le fudoki de Harima (p. 325) ne me paraît pas appropriée. Le nom de Jingū comme le nom en sino-japonais de tous les souverains depuis Jinmu ne fut donné qu’une quarantaine d’années après la rédaction du Nihon shoki. Il est donc normal de ne pas l’y trouver. Il n’est pas non plus noté dans les textes des Fudoki qui n’emploie jamais les noms sino-japonais des souverains. Dans celui de Hitachi, on rencontre une occurrence se rapportant à l’épouse de Chūai sous son nom japonais (district de Namekata, village de Ta, p. 63 dans l’édition Iwanami des classiques). Dans celui de Harima qui est évoqué ici, elle est citée au moins sept fois, cinq fois sous son nom complet d’Okinaga tarashi hime (p. 265 district d’Inami, village d’Ōkuni, 271, 301, 303, 313), deux fois sous la forme abrégée d’Ōtarashi hime (p. 299), jamais sous celle de Jingū. Quoiqu’il en soit, l’identité de Jingū et d’Okinagatarashi-hime (et non Okinatagarashi-hime comme il est écrit) ne fait aucun doute.

À propos de l’opposition des Mononobe et des Nakatomi au bouddhisme (p. 356), si les Nakatomi sont connus pour être un clan de ritualistes, ils le resteront jusque pendant l’époque de Heian ; il n’en va pas de même pour les Mononobe qui semblent avoir été un clan guerrier. Leur sanctuaire d’Isonokami a longtemps servi d’arsenal. La fameuse épée à sept branches offerte par le roi de Baekje y était déposée.

À propos de la percée du bouddhisme et des règnes de Tenmu, puis de Jitō : « leur dépouille a d’abord fait l’objet d’une crémation » (p. 356). Ce n’est vrai que pour Jitō. Tenmu et Jitō ont bien occupé la même chambre funéraire, mais celle-ci ne renfermait qu’un seul sarcophage celui de Tenmu qui fut « inhumé » deux ans après son décès à la suite de très longs rites funéraires. Les restes de Jitō étaient dans une urne cinéraire5. Ce fut elle, le premier membre de la famille désormais impériale à avoir été incinéré. Il reste un compte rendu de l’inspection de la tombe après le constat de sa violation au début de l’époque médiévale.

À vouloir illustrer à tout prix, on risque de fausser l’information. Ainsi, les figures insérées dans l’encart traitant des femmes et du pouvoir dans le Japon ancien (p. 374-376) sont des estampes du xixe siècle sans préciser que les mythes du Nihon shoki ne furent jamais traités en peinture à une exception près pendant la période ancienne et il ne s’agit pas d’Amaterasu. On peut dire la même chose des souverains. Les portraits de souverains sont fort peu nombreux et relativement récents. Il n’en existe aucun pour la période antique. À l’époque médiévale, celui de Godaigo (1288-1339, r.1318-1339) en majesté représente une exception à plus d’un titre. Par la suite, ce sont surtout des peintures de souverains retirés, le plus souvent en habits de moine qui ont été réalisées. La figure de Jitō n’apporte rien sinon un faux éclairage, une sorte d’anachronisme.

L’illustration en introduction du chapitre consacré au Japon de Heian-kyō (p. 380) représente un guerrier. Est-ce une provocation ? Non seulement le document date du xviiie siècle, mais il illustre une scène de la fin du xiie qui met en scène un des héros du Heike monogatari (xiiie s.) face à des Aïnous, deuxième anachronisme. Enfin, si le texte insiste sur les prémices de l’émergence des guerriers pendant cette période, celle-ci est surtout connue pour la splendeur de la vie de cour. On ne voit pas pourquoi l’annoncer par cette figure belliqueuse.

Je me demande pourquoi traduire Engishiki par « Rites et règlements de l’ère Engi » (p. 366) en remplacement de celle que proposait Hérail, Règlements de l’ère Engi. Le fait de rajouter rites à règlements ne se justifie pas. Les shiki sont bien des règlements. Rites et règlements conviendrait pour les gishiki qui ne sont pas cités.

Le nord-est du Japon est à l’honneur, ce qui peut se comprendre quand on connaît la suite de l’histoire, mais pourquoi ne pas avoir au moins cité les Hayato de Kyūshū, tout aussi barbares que les Emishi du point de vue de la cour. Le paragraphe sur le Dazaifu aurait été une bonne occasion (p. 372).

L’encadré sur les rangs de cour (p. 392) à propos de leur création, considérée comme hypothétique sous le règne de Suiko, manque de clarté. On se demande pourquoi il est situé si longtemps après l’évocation de sa supposée apparition. Si cette création est une invention des rédacteurs du Nihon shoki, il faudrait dire malgré tout que les codes mettent en place un nouveau système qui durera formellement jusqu’à Meiji en remplacement de celui créé par Tenmu qui lui-même réforma les rangs institués par Tenji. Le Nihon shoki rapporte auparavant les deux systèmes mis en place en Taika (647, puis 649) après celui de Suiko. Une présentation succincte de l’état définitif aurait été la bienvenue avec ses rangs et ses échelons.

Le paragraphe intitulé « Écrire l’histoire dans le Japon antique » laisse un peu sur sa faim (p. 417-418). On a beaucoup écrit sur les sources du Nihon shoki et particulièrement sur la distinction entre le ou les Teiki et le ou les Kyūji. On ignore en effet si ces mots désigne des ouvrages ou des types d’ouvrage. Teiki désignerait des généalogies alors que Kyūji rapporterait des récits. Tout laisse supposer que le Nihon shoki est la première synthèse de sources disparates. On ne sait que penser de l’histoire rédigée sous le règne de Jitō et brûlée au moment de la chute des Soga (645). Le projet lancé par Tenmu visait à homogénéiser ces sources sur le modèle des annales chinoises.

Les titres des six histoires officielles comportent tous le mot Nihon. Le Japon s’affiche ainsi comme radicalement différent de la Chine où les histoires officielles portent le nom de la dynastie qui est traitée. Si les deux dernières sont qualifiées de jitsuroku, chroniques véridiques, ce n’est pas parce qu’« elles avaient pour objet explicite de relever des choses véridiques », en fait, elles ne diffèrent pas des histoires précédentes dans leur présentation mais sont de plus en plus minutieuses. La dernière peut être considérée comme le sommet de l’historiographie antique. Simplement le terme de jitsuroku fut choisi car il correspondait mieux au modèle chinois où les shilu désignaient une étape de la rédaction des histoires, la récapitulation à la fin d’un règne des notes effectuées au jour le jour. De ce point de vue, les deux dernières histoires s’intègrent parfaitement dans un ensemble constitué par toutes les précédentes. On peut noter en plus la place qu’y occupent les biographies insérées à l’occasion de l’annonce du décès d’un personnage important. Nous savons par ailleurs qu’une nouvelle histoire fut mise en chantier mais ne fut jamais terminée.

Avant la série des « miroirs » qui est évoquée, la mention du Roman de la splendeur (Eiga monogatari (1028-1107)) aurait été utile. Cela aurait permis au moins une allusion au Genji monogatari, cité seulement en bibliographie, puisqu’on a depuis longtemps relevé l’influence de ce dernier dans l’écriture de ce rekishi monogatari.

Je me demande si « le grand poème lyrique aïnou Yukala » (p. 435) ne renvoie pas plutôt à un type de récits épiques les yukar (yukara en transcription japonaises), répartis en yukar des hommes ainu yukar et récits des dieux kamui yukar. Autant que des héros, ce sont des peuples qui s’affrontent ceux de la terre et ceux de la mer.

J’aimerais bien savoir d’où sortent les Koropok-guru (p. 436) si souvent cités à partir de Meiji.

Si les aïnous ont droit à leurs épopées, pourquoi l’Omoro sōshi des Ryūkyū, compilé bien avant elles, est-il passé sous silence ?

Au début de Meiji, ce fut le ministère des dieux, Jingikan, et non celui des rites (p. 458) qui fut brièvement restauré.

Je ne suis pas certain que la position d’Arai Hakuseki ait été celle de premier ministre du shōgun, fonction qui n’existait pas dans le bakufu des Tokugawa. (p. 462)

Le premier dieu cité dans la version principale et dans quatre variantes sur six, du Nihon shoki est Kuni no toko tachi no mikoto et non l’étrange Hitachi no kuni no mikoto qui ressemble à Hitachi no kuni no miyatsuko (gouverneur de la province de Hitachi). Est-ce une allusion à la théorie d’Arai Hakuseki plaçant les débuts des mythes dans la province de Hitachi ? Vraiment, je ne pense pas que l’on puisse parler de : « ceux qui ont fabriqué le mythe de l’âge des dieux » (p. 487). Cette approche positiviste était probablement la marque d’un certain progrès du temps d’Arai Hakuseki et de son Koshitsū (1716). Elle n’est plus de mise aujourd’hui. Que les rédacteurs du Kojiki et du Nihon shoki aient manipulé les mythes pour servir leur dessein, cela semble évident, mais de là à dire qu’ils les ont fabriqués de toutes pièces, c’est ne rien comprendre aux cadres mentaux des époques anciennes. Tsuda Sōkichi emporté par son esprit critique a bien récusé en bloc non seulement le temps des dieux mais aussi l’historicité d’une très grande partie des premiers souverains, en fait tous ceux qui bénéficient d’un récit dans le Kojiki. Si son œuvre fut salutaire en ce qui concerne les premiers souverains, on ne peut pas dire la même chose pour les mythes. Il n’y vit que forgerie. Disons qu’en bon positiviste, il était imperméable à la pensée mythique.

Il est un peu rapide de dire que les manuels scolaires du début du xxe siècle ne renfermaient aucune figure de héros impériaux. On y trouve après l’évocation d’Amaterasu, le récit de la conquête de l’est par Jinmu, les exploits de Yamatotakeru, la conquête des royaumes coréens par Jingū ou encore la bienveillance de Nintoku vis-à-vis de son peuple. Je ne comprends pas bien l’utilisation de mythologie dans la phrase « les seuls empereurs héroïques sont ceux de la mythologie » (p. 488). Dans la présentation du Kojiki (p. 319), les trois livres sont décrits comme temps des mythes pour le premier, celui des héros pour le deuxième, historique pour le troisième. Alors que « les empereurs de la mythologie » semblent désigner tous les souverains cités dans le Kojiki. C’est une position qui pourrait se défendre, mais mériterait d’être explicitée. Je pense qu’il s’agit plutôt dans cet ouvrage de la présentation de traditions sur les premiers souverains dans le cadre de la pensée mythique. Une sorte de mythologisation de récits qui ont peut-être un fondement historique pour les souverains les plus récents. Je pense au règne de Yūryaku.

L’allusion aux tennō cités dans le Genji monogatari est curieuse (488). Elle laisse entendre qu’il s’agit de personnages historiques et non de héros de roman. L’empereur père du Genji fut probablement inspiré par Daigo mais plus comme un référent temporel que pour sa personnalité.

Contrairement à ce qui est affirmé p. 490, le temps des dieux, surtout dans les versions du Nihon shoki il est vrai, n’a cessé d’intéresser les élites lettrées. La cour organisa jusqu’au xe siècle des conférences sur le Nihon shoki et les récits du temps des dieux faisaient partie des sujets abordés. On composa même des poèmes sur ces thèmes lors des banquets qui accompagnaient les conférences. On ne compte plus les commentaires sur les deux premiers livres du Nihon shoki à l’époque médiévale sans parler du Jinnōshōtōki. L’effacement du Kojiki n’est pas à rechercher dans son silence sur le bouddhisme. Il repose probablement d’abord sur son système de transcription qui en rendait la lecture difficile. On peut évoquer aussi la perte de ses clefs de lecture qui reposaient sur une intériorisation de la pensée mythique.

« Tennō désigne en chinois la plus haute divinité de la constellation » (p. 492). Il faudrait préciser de quelle constellation il s’agit, en l’occurrence celle de la grande ourse ce me semble. Le terme fut aussi parfois utilisé en Chine pour désigner le souverain.

La chronologie commence par une présentation succincte des systèmes de découpage du temps en débutant par le cycle sexagésimal puis le découpage en ères (p. 495-496). Il aurait fallu ajouter quelques mots sur le calendrier luni-solaire.

Le découpage en périodes selon le modèle européen aurait pu être daté plus précisément au lieu du vague « début du xxe siècle ». Le terme pré-moderne (p. 496) vient de l’historiographie anglo-saxonne, il correspond aux « temps modernes » français.

Dōkyō (700-772) qui n’est pas cité dans le texte, a fort mauvaise réputation mais fallait-il l’affubler du nom de « bonze » (p. 501), dérivé par les Portugais d’une appellation familière des moines bouddhistes.

Je ne pense pas que Sugawara no Michizane (845-903) ait été particulièrement hostile aux Fujiwara (p. 503). Ce sont plutôt eux qui ont vu en lui un concurrent et l’ont éliminé.

Dans les annexes et le glossaire :

L’entrée Shintō (p. 507) pose problème puisque le corps du texte n’aborde pour ainsi dire pas la question du culte rendu aux dieux indigènes. De plus, comme il est justement noté, le terme n’était pas encore en usage à l’époque étudiée. On parle alors des affaires divines. De plus, il est préférable de parler de dieux et non « des innombrables déités » comme le font les Anglo-saxons pour qui, probablement, il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Les relations entre bouddhisme et dieux locaux ne gagnent pas beaucoup en clarté à être comparées au christianisme et à son exclusivisme. Tout tolérant qu’il fut, le bouddhisme considérait en théorie les kami comme des traces visibles ici-bas d’une réalité supérieure, la leur. Par contre, la permanence des sanctuaires montre la force de l’implantation locale des kami qui ont continué à être vénérés par les moines eux-mêmes. Leur importance pourrait être illustrée par la liste assez connue des trois plus hauts bâtiments de l’Antiquité, le premier étant le sanctuaire d’Izumo, au-dessus du Tōdai-ji et du pavillon du faîte suprême dans le palais impérial.

Que certains rituels envers les dieux soient fortement inspirés du taoïsme est évident comme l’atteste l’annexe en kanbun à la prière de la grande purification, mais de là à dire que le shintō ne serait qu’une déclinaison locale du taoïsme, il existe un pas que je ne saurais franchir. Ce type d’hypothèse vient probablement d’une réaction un peu excessive au shintō d’État et à l’ultranationalisme d’avant la défaite.

Le taoïsme ne s’est pas implanté au Japon sous la forme institutionnelle qu’il a connu en Chine. Certes, on retrouve sa trace dans de nombreux domaines. Cependant il ne faudrait pas l’assimiler totalement à l’onmyōdō. Cette voie de la divination faisait partie de l’héritage chinois pris globalement. Rappelons que le Livre des mutations est un des Classiques du confucianisme.

Dans la bibliographie :

Pour mémoire, de Francine Hérail, entre autres :

  • Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Paris, P.O.F. 1986.

  • Fonctions et fonctionnaires japonais au début du xie siècle, Paris, P.O.F. 1977 ; revu, corrigé, augmenté sous le titre La Cour et l’administration du Japon à l’époque de Heian, Genève, Droz, 2008.

  • Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, traduction du Midō kanpakuki, 3 vol., Genève, Droz, 1987, 1988, 1991.

  • La Cour du Japon à l’époque de Heian – aux Xe et XIe siècle, Paris, Hachette, 1995.

De Charlotte von Verschuer :

  • Les Relations officielles du Japon avec la Chine aux VIIIe et IXe siècles, Genève Paris, librairie Droz, 1985.

  • Le Commerce extérieur du Japon des origines au XVIe siècle, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988.

  • Le Riz dans la culture de Heian, le mythe et la réalité, Paris, Collège de France diffusion de Boccard, 2003. Ouvrage qui mérite au moins d’être discuté.

  • Le Commerce entre le Japon, la Chine et la Corée à l’époque médiévale, VIIe- XVIe siècle, Paris, Publication de la Sorbonne, 2014.

Il faudrait ajouter le recueil de traductions dirigé par Harmut O. Rotermund cité plus haut, et l’ouvrage un peu ancien maintenant de François Berthier, La Genèse de la sculpture bouddhique Japonaise, Paris, P.O.F., 1979. Sans parler des travaux et traductions en anglais sur les périodes de Nara et de Heian. Seuls sont cité les ouvrages traitant de l’archéologie.

Notes

1 « Le Japon archaïque », in Francine Hérail (sous la dir. de), Histoire du Japon, Le Coteau, Horvath, 1990, p. 7-56. Réédition revue et augmentée en 2010 chez Hermann (Paris). Retour au texte

2 Je me permets de renvoyer à un mon article « Devenir dieu ou bouddha. Les enjeux des funérailles des souverains japonais du début de l’Antiquité (686 et 756) », in Anna Caiozzo (sous la dir. de), Mythes, rites et émotions, les funérailles le long de la route de la soie, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 423-442. Retour au texte

3 Harmut O. Rotermund (sous la dir. de), Religions, croyances et traditions populaires du Japon I – Aux temps où arbres et plantes disaient des choses, Paris, Maisonneuve et Larose, 1988, p. 32-33. L’ouvrage a été réédité et augmenté sous le titre Religions, croyances et traditions populaires du Japon, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000. La traduction de Laurence Caillet aurait pu être améliorée et mise à jour mais ce n’est pas une raison pour l’ignorer. Retour au texte

4 Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Paris, P.O.F. 1986 p. 60. Retour au texte

5 Voir François Macé, La Mort et les funérailles dans le Japon ancien, Paris, P.O.F, 1986 ; pourtant cité dans la bibliographie mais dans la partie « Le Japon des premières capitales » et non dans « le Japon archaïque ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

François Macé, « Laurent Nespoulous, Pierre François Souyri, Le Japon – Des chasseurs-cueilleurs à Heian – -36 000 à l’an mille, Paris, Belin, « Mondes anciens », 2023 », Etudes japonaises [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/etudes-japonaises/241

Auteur

François Macé

Professeur des universités