Sur la colline d’Iimoriyama 飯盛山 dominant la ville d’Aizu-Wakamatsu 会津若松市 dans la province du Tōhoku 東北 au Japon, se trouvent deux monuments surprenants : une colonne datée de l’an 6 du fascisme (1928), en provenance des ruines de Pompéi, offerte par le ministre d’Italie au Japon sur approbation du Duce Benito Mussolini (1883-1945), inaugurée le 1er décembre de la même année en présence du prince impérial Takamatsu, Takamatsu no miya Taruhito shinnō 高松宮宣仁親王 (1905-1987), frère de l’empereur, du Premier ministre Tanaka Giichi 田中義一 (1864-1929) et du ministre plénipotentiaire italien au Japon, le baron Pompeo Aloisi (1875-1949), et une plaque frappée de la croix pattée germanique avec l’inscription suivante datée de 1935 : « Ein Deutscher den Jungen Rittern von Aizu » (D’un Allemand aux jeunes chevaliers d’Aizu). En août 1938, une délégation des Jeunesses Hitlériennes fut même reçue en grande pompe par la municipalité et se recueillit sur les tombes des « jeunes chevaliers » en question. Le visiteur ne manquera donc pas d’être interpellé par ce lien établi entre Aizu, Rome et Berlin. Il faut croire qu’il n’aura pas été le seul.
Après la guerre, en février 1947, les autorités d’Occupation prescrivirent de biffer l’inscription « fasciste » sur le monument italien et la plaque allemande fut sauvée de la destruction par les habitants1. L’Allemand anonyme était en fait un diplomate en poste à Tōkyō, Hasso von Etzdorf (1900-1989)2. Un peu plus à l’écart, se trouve une autre tombe, celle de l’un de ses compatriotes, Richard Georg Heise (1869-1940) qui passa vingt ans de sa vie au Japon, comme professeur d’allemand à l’École supérieure de commerce de Tōkyō, Tōkyō kōtō shōgyō gakkō 東京高等商業学校 (la future Université Hitotsubashi, Hitotsubashi daigaku 一橋大学) et à l’école de la noblesse Gakushū-in 学習院. Fasciné par l’histoire de ces « chevaliers », Heise avait souhaité être enterré sur le site d’Iimoriyama et ses deux ouvrages, Über Loyalität in Japan et Über die Religionen in Japan (1931) firent partie de l’arsenal bibliographique à disposition des occupants pour décrypter la mentalité japonaise3. Quant à l’inscription aux « chevaliers d’Aizu », elle fait allusion aux jeunes samurai issus du corps des « Tigres Blancs », Byakkotai 白虎隊, dont les tombes sont alignées au sommet de la colline. Heise et von Etzdorff n’ont pas été les seuls étrangers à s’intéresser à l’histoire des Tigres Blancs : le fondateur du scoutisme, Robert Baden-Powel (1857-1941) qui avait visité le Japon en 1912, fit accrocher dans le salon d’accueil de son quartier général, une représentation du suicide des jeunes du Byakkotai qui étonna la délégation japonaise lors de sa visite en juillet 1920. Car selon l’opinion commune, le 8 octobre 1868, lors de la guerre civile qui opposa entre 1868 et 1869 les partisans de l’empereur à ceux du shōgun déchu, dix-neuf d’entre eux, voyant de la colline s’élever la fumée d’un incendie, persuadés de la perte du château et de la mort de leur seigneur, décidèrent de ne pas y survivre4. Ils se seraient en fait mépris sur la localisation de l’incendie qui avait frappé la ville : le château tenait encore et leur seigneur, Matsudaira Katamori 松平容保 (1836-1893), était encore en vie. Un épisode qui aggrava le lourd contentieux opposant Aizu aux fiefs de Chōshū 長州藩 et de Satsuma 薩摩藩. L’un des plus fameux de ce qu’on appelle la « guerre de Boshin », Boshin sensō 戊辰戦争5, a été depuis popularisé par une multitude de chansons, de manga de nombreux drames télévisés, des adaptations à la scène et des romans, sans même parler d’une iconographie abondante6. À tel point que la notoriété du Byakkotai est sans doute comparable à la non moins célèbre vengeance des quarante-sept rōnin de 1703. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que la guerre civile de 1868-1869 a laissé une empreinte particulière et méconnue dans l’histoire de l’archipel, en dépit des efforts des gouvernements japonais successifs et de l’historiographie dominante pour en minimiser les effets.
Encore aujourd’hui, dans la région du Tōhoku, la référence à l’après-guerre reste imprégnée de l’entrelacement complexe entre deux types de mémoires : celle de la guerre de Boshin et celle de la Seconde Guerre mondiale7. Et pour en comprendre les enjeux, il faut replacer ce conflit dans le contexte troublé dans lequel se débat le Japon au milieu du XIXe siècle ‒ et qui va conduire à la Restauration de Meiji ‒ et analyser les traces qu’il a laissées dans la mentalité collective dans le Japon moderne et contemporain.
Le fief d’Aizu dans le mouvement de Restauration
Le régime des Tokugawa (Bakufu 幕府), la dernière dynastie shôgunale, s’effondra en janvier 1868, après plus de 250 ans de gouvernement sans partage. Si les causes de cette chute, politiques et économiques, sont diverses, il en est deux qui s’avéreront décisives. L’incapacité du régime à faire face aux défis provoqués par la signature, sous la menace des canonnières occidentales, des « traités inégaux » entre 1854 et 1858, d’une part, et les difficultés du Bakufu à élargir sa base socio-politique, d’autre part, alors que la menace étrangère impliquait à la fois de prendre langue avec la Cour impériale de Kyōto, tenue jusqu’à présent soigneusement à l’écart des affaires politiques, et les fiefs dits « extérieurs »8, que le ralliement tardif aux Tokugawa avait exclus du pouvoir shôgunal, mais qui étaient les plus exposés, géographiquement, à la pression étrangère dans les parages de l’archipel.
Les années 1860 ont été ainsi marquées par des luttes d’influence à rebondissements multiples entre la Cour de Kyōto, le Bakufu et les fiefs extérieurs, notamment ceux de Chōshū et de Satsuma, et une radicalisation des positions en présence : si le régime était impuissant à faire face à la situation, il devait passer la main, au besoin par la force. La Cour impériale devient pour les idéologues et activistes loyalistes, c’est-à-dire favorables à la « Restauration » du pouvoir monarchique, un point de ralliement. Pour le Bakufu, cette prétention était inacceptable : les « loyalistes » prétendaient en finir avec un régime que la Cour de Kyōto n’avait jamais contesté, et dont l’empereur en titre, Kōmei tennō 孝明天皇 (1831-1867), bien que favorable à « l’expulsion des Barbares », ne souhaitait pas du tout le renversement. C’étaient donc des factieux qui devaient être ramenés, par la force au besoin, à la raison. Cette radicalisation allait rapidement dégénérer en affrontements armés entre les deux camps, notamment dans et autour de la vieille capitale impériale de Kyōto, alimentés de l’extérieur : les partisans du Bakufu s’appuyant sur le soutien appuyé de la France, les « loyalistes » comptant sur celui, plus circonspect, de la Grande-Bretagne9.
Dans cet environnement tourmenté, le fief d’Aizu jouissait de la confiance du Bakufu. En effet, son seigneur était lié par des liens familiaux à la famille Tokugawa : l’un de ses ancêtres était le fils naturel du deuxième shōgun Hidetada 徳川秀忠 (1579-1632) et c’est le troisième shōgun, Iemitsu 徳川家光 (1604-1651), qui avait investi ses aïeux dans le fief actuel, lequel, avec ses 280 000 setiers de riz de revenus réels ‒ y compris les territoires sous mandat du Bakufu ‒, ne le cédait guère aux autres apanages du clan Tokugawa. En reconnaissance, en mai 1668, le premier seigneur du fief, Hoshina Masayuki 保科正之 (1611-1673) avait doté son domaine d’une « charte familiale », kakin 家訓,de quinze points qui, dans son point 1, lui intimait l’ordre de servir en toutes choses le shōgun et de ne jamais le trahir. Le régime l’associa par la suite à la défense de la baie d’Edo, Edowan 江戸湾, ainsi que de places fortes dans le nord de l’archipel. Il participa également aux opérations de surveillance et de sécurité maritime lors de la visite du Commodore américain Matthew C. Perry (1794-1858) venu négocier l’ouverture partielle de l’archipel en 1853-1854. En outre, Matsudaira Katamori, qui ne voulait pas de querelles intestines à l’intérieur même du clan Tokugawa, s’entremit pacifiquement, entre 1858 et 1860, entre le Bakufu et le fief de Mito 水戸藩, dont le seigneur appartenait à ce dernier clan. Ce domaine avait été en effet secoué par de graves incidents anti-Bakufu fomentés par des éléments xénophobes et pro-impériaux, culminant avec l’assassinat, le 24 mars 1860, aux abords du palais shôgunal d’Edo, de l’homme fort du régime, le grand doyen Ii Naosuke 井伊直弼 (1815-1860), en réponse à l’exécution de l’un des chefs de file du mouvement loyaliste, Yoshida Shōin 吉田松陰 (1830-1859), le 21 novembre 1859. En récompense de ses services, le shōgun Iemochi 徳川家茂 (1846-1866) l’appela au gouvernement et lui confia, en 1862, le poste particulièrement exposé de Protecteur militaire de la capitale impériale de Kyōto, Kyōto shugoshoku 京都守護職, puis de commandant en chef des troupes shôgunales de terre, Rikugun sōsai 陸軍総裁. Avec le concours de la milice shôgunale du Shinsengumi 新選組 et du millier de guerriers d’Aizu qu’il avait emmenés avec lui, il eut pour tâche de pacifier la capitale impériale et de la purger des extrémistes anti-gouvernementaux issus pour la plupart du fief de Chōshū, et agissant avec la complicité d’un petit groupe de nobles de Cour, emmené par Sanjō Sanetomi 三条実美 (1837-1891) et Iwakura Tomomi 岩倉具視 (1825-1883). Politiquement, il soutint la thèse médiane de l’union du Bakufu et de la Cour, kōbu gattai 公武合体, pour résoudre la crise ouverte par la signature des traités inégaux et il avait l’appui de l’empereur Kōmei qui jugeait dangereux les troubles engendrés par la faction loyaliste aux abords mêmes du palais impérial.
Le 30 septembre 1863, avec le concours du fief de Satsuma, Aizu chassa le fief de Chōshū de la capitale, acte pour lequel Matsudaira Katamori reçut du souverain une lettre personnelle de félicitations et un poème qu’il conservera sa vie durant sur lui dans un étui en bambou autour du cou10. Le 19 août 1864, Aizu fut à nouveau en première ligne dans un affrontement l’opposant à des éléments armés venus de Chōshū investir le palais impérial. Matsudaira fut dorénavant persuadé que seule une campagne militaire pouvait venir à bout du fief rebelle, mais il perdit le soutien de Satsuma car il refusa que les fiefs du sud-ouest fussent durablement associés au pouvoir. La dernière campagne militaire contre Chōshū fut, comme on le sait, un échec cinglant pour les troupes shôgunales. Le décès prématuré de l’empereur Kōmei le 30 janvier 1867 et la minorité de son fils, le futur empereur Meiji, donnèrent libre cours aux forces anti-Bakufu. En dépit de la restitution formelle du pouvoir à l’empereur par le dernier shōgun, Tokugawa Yoshinobu 徳川慶喜 (1837-1913), le 9 novembre 1867 ‒ et qui aurait pu amorcer une transition pacifique ‒, le sort du shôgunat fut scellé lors de la conférence impériale agitée du 3 janvier 1868, au cours de laquelle la « Proclamation de la restauration impériale » ōsei fukko no daigō-rei 王政復古の大号令 enterra définitivement l’idée d’une association des Tokugawa au nouveau régime11.
Aizu et la guerre de Boshin
Tandis que des échauffourées éclataient à Edo, qui se soldèrent, le 19 janvier 1868, par le bombardement de la résidence du fief de Satsuma par des éléments armés issus principalement du fief de Shōnai 庄内藩et conseillés par des officiers français, Aizu fut des premiers combats qui opposèrent dans la banlieue de Kyōto, à Toba Fushimi 鳥羽伏見, les troupes impériales aux anciennes troupes shôgunales entre le 27 et le 30 janvier 1868. Bien que supérieures en nombre – 15 000 hommes contre 4 500 –, la défaite de ces dernières fut consommée car elles furent désavantagées par le terrain, les errements du commandement local en matière de coordination des troupes, l’apparition de la bannière impériale sur le champ de bataille, la défection du seigneur du fief de Tsu津藩, Tōdō Takayuki 藤堂高猷 (1813-1895), un armement inférieur et une combinaison défectueuse de l’usage de l’infanterie et de l’artillerie. Elle entraîna le repli dans le plus grand secret de Tokugawa Yoshinobu et de Matsudaira Katamori sur Edo depuis Ōsaka12. Jugé responsable de cette retraite précipitée et de la défaite, le commandant des forces d’Aizu, Shinbo Shuri 神保修理 (1834-1868), qui avait conseillé à l’ancien shōgun de se soumettre, fut sommé par les faucons du fief, arguant d’un faux ordre du seigneur, de se suicider (15 mars 1868). Entre-temps, Tokugawa Yoshinobu et Matsudaira Katamori avaient été officiellement déclarés « ennemis de la Cour », chōteki 朝敵, le 31 janvier 1868. Ce qualificatif, qui avait été attribué en son temps à Chōshū et Satsuma, changea la nature des affrontements : jusque-là, la tendance était de considérer ceux-ci comme relevant d’un conflit privé entre fiefs. Désormais, cette nouvelle dénomination opéra un renversement de légitimité. Les forces impériales étaient investies de la mission de châtier les « armées rebelles », zokugun 賊軍, appellation qui visait non seulement les chefs nommément désignés, mais aussi tous ceux susceptibles de leur apporter assistance. Cette décision avait aussi pour but de précipiter l’adhésion des autres fiefs attentistes ou indifférents.
On estime que durant la guerre de Boshin, 190 domaines ‒ sur 266 (1866) ‒ apportèrent une contribution militaire de 110 000 hommes au nouveau gouvernement, mais 40 % des pertes subies provenaient de trois fiefs seulement : Chōshū, Satsuma et Tosa 土佐藩, et seuls 20 % des seigneurs furent officiellement récompensés pour leurs mérites. En d’autres termes ce sont les fiefs du sud-ouest qui ont supporté l’essentiel de l’effort de guerre13. Matsudaira, en dépit de ses offres de soumission, rejetées, fut obligé de se réfugier dans son propre fief pour organiser sa défense, avec ses alliés du Nord de l’archipel.
Les Français étaient naturellement au courant du combat mené par le fief d’Aizu, puisque des officiers français, emmenés par le capitaine Jules Brunet (1838-1911), avaient embarqué à bord de l’ex-flotte shôgunale, en route vers Ezo 蝦夷 (Hokkaidō), qui avait fait escale dans le port de Sendai 仙台. À bord se trouvaient également des samurai d’Aizu tels que Suwa Tsunekichi 諏訪常吉 (1833-1869) et Ono Gonnojō 小野権之丞 (1818-1889), officiers de liaison, qui l’avaient informé de la situation. Il en avait eu aussi une relation directe par l’intermédiaire du lieutenant Edouard-Auguste Messelot qui avait rejoint Aizu par ses propres moyens14. Quant au gouvernement français, le 18 février 1868, il avait proclamé, comme les autres puissances sa neutralité dans le conflit. Léon Roches (1809-1900), qui avait essayé en vain de convaincre Tokugawa Yoshinobu de résister à la poussée des impériaux, avait été remplacé par Maxime Outrey (1822-1888) qui avait la charge délicate d’établir des relations constructives avec le nouveau pouvoir, alors que des officiers français en rupture de ban continuaient à jouer les conseillers militaires auprès de Japonais considérés officiellement comme « ennemis de la Cour ». William Willis (1837-1894) qui, en sa qualité de médecin attaché auprès de la légation britannique, suivait la progression des troupes impériales et avait la lourde tâche d’initier ses collègues japonais au traitement des blessures par armes à feu, se plaisait à souligner les violences commises par les troupes d’Aizu tant à l’égard des prisonniers que des paysans, contraints de constituer de groupes d’autodéfense pour s’en prémunir, ainsi que le caractère impitoyable des combats au fur et à mesure que l’on progressait vers la capitale du fief15. Sur le plan plus spécifiquement politique, d’autres observateurs, principalement américains ‒ dont la légation officiellement neutre ‒ manifestèrent une certaine empathie pour la cause d’Aizu16.
Des historiens japonais tels que Ishii Takashi 石井孝 (1909-1996) et Ienaga Saburō 家永三郎 (1913-2002) soulignèrent que l’une des causes de la défaite du fief fut l’impossibilité pour l’élite dirigeante de se rallier les masses populaires17. Il est vrai que le protectorat de la capitale impériale et les opérations militaires contre Chōshū avaient obéré les finances du fief et accru le fardeau fiscal sur la paysannerie. La guerre se déplaçant désormais sur le territoire du fief, celle-ci se trouva prise entre l’enclume des impériaux et le marteau des « rebelles » pour assurer l’approvisionnement, l’entretien et la logistique des belligérants, et souffrit des combats. Les réquisitions de personnel avaient en plus considérablement affecté les travaux agricoles et les récoltes, ajoutant à la paupérisation de la paysannerie et au mécontentement.
Willis ne manqua pas de remarquer que, lorsque Matsudaira Katamori, après sa reddition, fut emmené par les impériaux à Tōkyō, la population – dont il souligna l’aspect famélique – lui témoigna :
« une froide indifférence. Et même les paysans travaillant dans les champs environnants ne daignèrent pas avoir un regard au moment du départ du prince d’Aizu, à la réputation autrefois si haute. En dehors de la classe des officiels, je n’ai décelé aucun signe de commisération et de compassion à l’égard du seigneur et des grands vassaux de sa suite. L’opinion commune était qu’ils avaient provoqué une guerre cruelle et inutile et qu’en ne se faisant pas hara-kiri à l’instant de la défaite, ils n’étaient pas dignes de respect »18.
Son départ fut d’ailleurs suivi, à partir du 16 novembre 1868, soit dix jours après la capitulation du château, de deux mois d’émeutes paysannes pendant lesquelles les révoltés s’en prirent aux symboles du fief déchu, aux grands propriétaires et aux registres fiscaux. Mais des paysans-soldats, nōhei農兵, auxquels était confiée traditionnellement la surveillance de la frontière méridionale en tant que descendants des samurai-paysans jizamurai 地侍 du XVIe siècle, et qui appartenaient aux élites villageoises, s’étaient battus avec courage contre les impériaux, ou pour se défendre contre leurs exactions. Et, après le départ du seigneur, plusieurs pétitions villageoises aux autorités de Meiji réclamèrent, en vain, son retour19.
La chute du château s’accompagna de 230 suicides, dont celui de vingt et un membres de la famille du premier conseiller du fief, le karō 家老 Saigō Tanomo 西郷頼母 (1830-1903) qui avait recommandé à Katamori de se soumettre et entretenait, de longue date, avec son seigneur des relations compliquées20. Le fief d’Aizu fut confisqué et 4 700 guerriers furent condamnés au confinement. Toutefois, le gouvernement autorisa en décembre 1869 sa « reconstitution » sous une forme abâtardie, le fief de Tonami 斗南藩, dans la péninsule de Shimokita, Shimokita hantō 下北半島, une région inhospitalière à l’extrémité nord-est de l’île de Honshū, au revenu réduit à 30 000 setiers de riz nominaux (7 000 réels). Nombre d’anciens guerriers d’Aizu – 17 000 avec leurs familles – furent poussés à s’établir dans ce qui apparut rapidement comme une terre de relégation. Ce qui les incita à s’installer par la suite, à Hokkaidō, ailleurs au Japon, voire, pour une quarantaine d’entre eux, à émigrer en Californie, constituant ainsi le premier noyau d’émigrants japonais aux États-Unis21.
L’entrée en scène du corps des Tigres Blancs
Les forces d’Aizu qui s’opposèrent aux troupes impériales avaient été réorganisées dans le cadre d’une réforme militaire calquée en partie sur le modèle français que le fief mit tardivement sur pied le 2 avril 1868 à la suite de la défaite de Toba Fushimi : quatre corps qui se différenciaient par l’âge de leurs membres respectifs et les missions assignées. Le Suzakutai 朱雀隊 (corps du Moineau cinabre) constituait le principal corps de bataille regroupant les samurai de 18 à 35 ans, soit environ 1200 hommes – une force d’attaque réputée pour le corps à corps. Le Genbutai 玄武隊 (corps de la Tortue Noire) était une force de réserve composée de samurai âgés de 50 à 56 ans (400 hommes). Le Seiryūtai 青龍隊 (corps du Dragon bleu-vert) était composée d’hommes âgés de 36 à 49 ans préposés à la surveillance des frontières (900 hommes). Quant au Byakkotai, il regroupait les guerriers les plus jeunes, de 16 et 17 ans, constituant à la fois une force de réserve et la garde rapprochée du seigneur. La dénomination des quatre forces composant l’armée régulière reprenait celle d’animaux plus ou moins fabuleux assurant la protection des quatre directions cardinales dans la cosmogonie chinoise.
En outre, 200 hommes étaient affectés à la protection des points fortifiés et 300 à l’artillerie. Au total, les forces régulières d’Aizu pouvaient aligner quelque 3800 hommes. À quoi il fallait ajouter 5900 hommes réquisitionnés parmi les autres catégories de population, dont 2700 paysans-soldats et miliciens urbains. Au total, sur le papier du moins, le fief pouvait compter sur environ 9700 hommes. À l’époque, la population du fief et de ses dépendances était estimée à environ 240 000 âmes dont 23 000 appartenant à des familles de guerriers, la plupart résidant dans la capitale du fief22. Parmi eux, certains avaient reçu une éducation militaire « à la française » de la part d’instructeurs ayant fait leurs classes auprès de la mission militaire française, tels que Hatakeyama Gorōshichirō 畠山五郎七郎 et Numa Shuichi 沼守一 (1843-1890). Ce qui n’allait pas toujours de soi, surtout avec les troupes d’origine samurai. Par exemple Numa Shuichi, qui entraîna aussi les troupes du fief de Shōnai et des Tigres Blancs, eut toutes les peines du monde à leur enseigner les techniques d’approche furtive de l’ennemi en tenant compte de la physionomie du terrain et pour pouvoir recharger leur arme sans être exposé au feu adverse, une tactique jugée incompatible avec l’éthique guerrière. Et comme il lui arrivait aussi d’utiliser des mots anglais, on l’accusa d’être vendu aux étrangers ! Comme quoi les réflexes xénophobes n’étaient jamais bien loin...
Les Tigres Blancs constituaient eux-mêmes une force de 343 hommes répartis en trois sections divisées chacune en deux groupes. La première section, shichū 士中 (guerriers de rang supérieur), en constituait l’élite, issue de la principale école du fief, le Nisshinkan 日新館 – transformé en hôpital durant la guerre avant d’être détruit – dont les membres étaient recrutés d’après leurs résultats scolaires et leur condition physique : sur les dix-neuf jeunes guerriers qui se sont suicidés, dix-sept en étaient issus23. Dans cette école, les élèves recevaient une éducation traditionnelle fondée sur l’apprentissage des classiques confucéens, les arts martiaux, et une instruction morale à partir d’un manuel rédigé par le cinquième seigneur du fief, Matsudaira Katanobu 松平容頌 (1744-1805)24. Les deux autres sections rassemblaient des samurai de plus basse extraction de type yoriai 寄合 (fantassins de rang intermédiaire) et ashigaru 足軽 (troupes à pied de rang inférieur). Tous suivirent une instruction militaire à la française pendant trois mois. Ils étaient équipés principalement de vieux fusils à silex ou à percussion de type Jäger ou Manceaux, à la portée et à la précision plus faibles que les Minié et Snider-Enfield, voire les Spencer à rechargement rapide, dont étaient pourvues les troupes gouvernementales. Aizu, comme d’autres fiefs engagés à ses côtés, a été parfois en butte à des intermédiaires occidentaux peu scrupuleux sur la qualité des armes vendues, handicapé dans ses approvisionnements du fait du contrôle des ports de Nagasaki, Yokohama puis, plus tardivement, Niigata par les impériaux, qui étaient les points d’entrée les plus importants pour le commerce des armes, ainsi que par des moyens budgétaires insuffisants à l’achat en grand nombre d’armes dernier cri25. Ou tout simplement pris par le temps : le millier de fusils Dreyse commandés au printemps 1867 à Nagasaki n’arriva pas à temps. Quant à l’artillerie, peu mobile, elle ne pouvait non plus rivaliser avec les canons Armstrong dont les impériaux étaient dotés. Certaines bouches à feu étaient même en bois.
Au cours du mois de septembre, les Tigres Blancs passèrent, à leur demande, du commandement de l’école à celui du préfet militaire du fief, gunji bugyō 軍事奉行, ce qui rendait directement le corps mobilisable pour des opérations militaires Après la défaite des troupes fidèles au Bakufu qui ne purent empêcher les impériaux de franchir le col frontalier de Bonari, Bonari tōge 母成峠, les Tigres Blancs qui constituaient jusque-là une force de réserve peu expérimentée, engagèrent le combat lors de la bataille de Tonokuchihara 戸ノ口原, le 7 octobre 1868, le dernier verrou avant le château du fief, mais durent décrocher en désordre, surclassés par le nombre et la puissance de feu des impériaux26. À la suite de cette défaite, des éléments du deuxième groupe de shichū se seraient repliés sur la colline d’Iimoriyama avant de s’y donner la mort.
Le nombre de guerriers qui se seraient suicidés sur place aurait été de seize. Les corps de trois autres, blessés au combat et qui s’étaient également suicidés, furent retrouvés aux alentours, et par la suite ensevelis sur le site avec leurs camarades. Quant aux circonstances entourant le suicide, elles restent difficiles à cerner. D’après les confidences tardives d’anciens du corps, de jeunes guerriers se seraient plaints lors des combats à la fois de la vétusté des armes à feu ‒ le plus souvent de seconde main, dépourvues de visée ‒ et de la pusillanimité de leurs officiers. Le commandant du deuxième groupe de shichū, Hinata Naiki 日向内記 (1826-1885), a aussi momentanément quitté son poste pour des raisons obscures et controversées ‒ recherche de renfort, de ravitaillement, participation à une conférence d’état-major ‒ mais ne put par la suite rejoindre son groupe du fait de la présence de l’ennemi. Shinoda Gisaburō 篠田儀三郎 (1852-1868) prit au débotté la tête du détachement déstabilisé par l’absence de son chef, ce qui eut pour effet d’imputer à Hinaka, au moins indirectement, la responsabilité du drame qui suivit27.
Selon un document retrouvé en juin 2008 dans la famille d’un survivant, Iinuma Sadakichi 飯沼貞吉 (1854-1931), qui avait raté son suicide, les jeunes guerriers, épuisés et affamés, auraient discuté de la conduite à suivre : soit tenter d’attaquer le camp des impériaux pour un ultime baroud d’honneur ‒ une charge de type gyokusai 玉砕28 avant l’heure ‒ soit s’efforcer de rejoindre le château, qui selon eux n’était pas encore tombé, par leurs propres moyens, mais avec le risque d’être faits prisonniers par les assaillants. Ce serait dans ces conditions que le suicide aurait été jugé plus conforme à l’éthique du guerrier, dans le respect de l’honneur dû à leur prince et à leurs ancêtres, après un dernier hommage en direction du château. Cette pièce fait néanmoins débat en raison des circonstances de son élaboration29. La réalité du suicide volontaire n’y était pas contestée, mais les circonstances étaient ici quelque peu différentes de la version canonique. Au total, on estime que les Tigres Blancs auraient perdu trente-trois des leurs au combat ‒ dont trois officiers ‒, à quoi il faudrait ajouter une vingtaine de suicides30.
La controverse sur le traitement réservé aux guerriers d’Aizu tués au combat
Combien de victimes lors de la guerre de Boshin ? Les sources divergent. Selon les chiffres cités dans les manuels scolaires d’histoire, la guerre civile de 1868-1869 aurait fait 8240 morts, dont 2557 pour le seul fief d’Aizu. D’autres sources plus ou moins fiables font état de 12 000 morts. Aucun des seigneurs rebelles impliqués ne fut exécuté, ce qui ne fut pas le cas de nombre de leurs subordonnés. Toutes les sources s’accordent néanmoins pour relever qu’Aizu fut le domaine le plus affecté par la guerre. La plupart des historiens japonais soulignent toutefois que ces chiffres sont relativement modestes par rapport aux victimes de la Révolution française, de la Commune, ou de la guerre de Sécession, mais, du point de vue des vaincus, la perspective est quelque peu différente : si l’on s’en tient à l’hypothèse basse, la guerre de Boshin – toutes campagnes militaires confondues – aurait coûté la vie à 1,06 % de la population globale du fief et à 11,1 % de celle des guerriers. Par ailleurs, la proportion de femmes et d’enfants oscillerait entre 8 % et 10 % des victimes recensées, soit parce celles-ci ont participé directement aux combats, soit parce que la mort a été préférée à la capture31. Les pertes enregistrées représentent à elles seules 67,2% des effectifs de l’armée régulière ou 26,3 % des forces théoriques à disposition. Cela ne signifie que les deux-tiers de l’armée régulière ont effectivement perdu la vie au cours des combats, mais ces données confirment que la guerre de Boshin ne fut certainement pas une promenade de santé32...
Indépendamment de la question du chiffrage des victimes, il en est une autre qui a fait polémique. En effet, selon la thèse communément admise jusqu’à présent, colportée par un témoin de l’époque, un ancien guerrier d’Aizu du nom de Machino Mondo 町野主水 (1839-1923), les impériaux auraient refusé que les morts au combat des deux camps fussent immédiatement ensevelis, afin de procéder à l’identification préalable des corps : ceux identifiés comme appartenant au fief par leurs vêtements et leurs blasons auraient été privés de sépulture, en proie aux charognards et aux outrages du temps33. Une attitude qui a nourri une conscience victimaire transmise de génération en génération. Il est vrai que les témoignages abondent du spectacle qu’offrent, après la chute du château, les champs de bataille avec ces corps épars, souvent sans tête, soit qu’elles aient été rapportées comme trophées par les vainqueurs comme c’était l’usage dans la classe des guerriers, soit que les survivants aient achevé, en les décapitant, leurs camarades blessés pour abréger leurs souffrances et leur épargner leur exhibition par l’ennemi34.
Les dépouilles des Tigres Blancs auraient été, elles, recueillies, en décembre 1868, par un notable du village de Takizawa滝沢村, Yoshida Isoji 吉田伊惣治, et inhumées les unes dans l’enceinte du temple bouddhique Myōkokuji 妙国寺, les autres sur le site même d’Iimoriyama. Les impériaux ayant eu vent de cette initiative, ils exigèrent qu’elles fussent à nouveau dispersées. Yoshida lui-même fut in moment jeté en prison, puis libéré car il avait agi de son propre chef et non sur ordre du fief. C’est alors que d’anciens samurai du fief conduits par Machino, l’officier de liaison nommé par les impériaux ‒ et dont cinq membres de la famille s’étaient également donné la mort ‒, négocièrent leur réinhumation auprès de deux attachés de l’état-major de l’armée impériale, Nakamura Hanjirō 中村半次郎 (1839-1877) et Sannomiya Kōan 三宮幸庵 (1844-1905)35. Celle-ci fut finalement autorisée sur le site d’Iimoriyama, mais la nuit, hors la présence des familles et sans cérémonie, le groupe de Machino finançant l’opération, avec le soutien de contributions volontaires de paysans36.
Quant à l’inhumation des autres guerriers d’Aizu, la question restait entière. Lors des discussions avec les impériaux, l’équipe de Machino, tenta de négocier sur deux points : 1) l’inhumation dans l’enceinte des temples bouddhiques conformément aux principes funéraires en vigueur et non dans des fosses communes habituellement réservées aux criminels exécutés ; 2) le refus de la manipulation des corps par des parias « non humains », hinin 非人. Finalement, le 5 avril 1869, les impériaux acceptèrent l’inhumation ou la réinhumation dans l’enceinte des temples Amidaji 阿弥陀寺 et Chōmeiji 長命寺, tout en restant intraitables sur le recours aux « non humains », ce qui poussa deux guerriers d’Aizu, dans une attitude pour le moins singulière du fait de leur condition, à « endosser » le statut de paria afin de se joindre aux opérations d’ensevelissement.
Un peu plus de 2000 corps furent ainsi enterrés pendant deux mois dans les deux temples, sous étroite surveillance militaire, pour un coût estimé à environ 1000 ryō (soit aux alentours de 50 millions de yen actuels ou 307 147 euros), avancés par un riche marchand du fief, Hoshi Sadaemon 星定右衛門. Mais lorsqu’il fut question d’ériger dans l’enceinte de l’Amidaji une stèle marquant l’emplacement de la sépulture collective avec l’inscription Junnan no haka 殉難の墓, « Tombe des martyrs » et une sorte d’oratoire, haiden 拝殿, les impériaux s’y opposèrent et exigèrent une inscription plus neutre : chōshihyō 弔死票 « panneau tombal ». L’un des guerriers ayant participé aux inhumations, Ban Hyakuetsu 伴百悦 (1827-1870), et trois de ses camarades, outrés par l’attitude des impériaux, tendirent une embuscade le 19 août 1869 au responsable présumé de ces humiliations, un certain Kubomura Bunshirō 久保村文四郎 qui, en tant que fonctionnaire du Bureau des affaires civiles, minseikyoku 民政局, créé en région en vue de la normalisation du fief après sa capitulation, s’était fait une réputation d’arbitraire et de cruauté. Poursuivi par le nouveau régime avec ses complices, Ban devait se suicider en juillet 187037. En bref, en contrôlant le sort réservé aux cadavres des insurgés, les impériaux entendaient faire comprendre aux « rebelles » qu’ils avaient perdu jusqu’au droit de disposer librement et dignement de leurs morts.
Pour le reste, on n’a retrouvé à ce jour aucun document interdisant l’inhumation des seuls guerriers d’Aizu, ni aucune iconographie d’époque sur la question. En décembre 2016, de nouveaux documents historiques faisant partie d’un lot de 174 pièces données au musée du château d’Aizu-Wakamatsu en 1981, et non répertoriées jusque-là, ont été redécouverts et ravivé la discussion38 : des « registres de comptes relatifs au traitement des dépouilles des morts à la guerre », senshi kabane torishimatsu kinsen nyūyōchō 戦死屍取仕末金銭入用帳, attestant que les impériaux, dix jours après la chute du château, auraient fait procéder à l’inhumation de 567 corps dans 64 temples et autres lieux de sépulture. Selon ces documents, les inhumations auraient coûté 74 ryō 両 (soit environ 4,5 millions de yens actuels (27 661 euros), et mobilisé un total de 384 personnes pour un salaire journalier de 2 shu 朱 (environ 7 500 yens actuels soit 46 euros) pendant deux semaines et auraient été supervisées par quatre guerriers d’Aizu sur ordre des impériaux.
Dès lors faut-il considérer que la thèse du refus pendant presque six mois de l’inhumation des corps des guerriers d’Aizu tombés au combat est infondée, ne serait-ce que pour des raisons sanitaires ? Et que, si certains d’entre eux ont tardé effectivement à être enterrés, ne valait-il pas mieux incriminer le chaos faisant suite à la chute du château, le nombre de cadavres à ensevelir, l’arrivée rapide de l’hiver, des inhumations à la sauvette pour les guerriers de rang inférieur dont les familles n’avaient pas les moyens d’assurer des enterrements convenables, ou encore des initiatives malveillantes, mais ponctuelles, sur le plan local39 ? On observera seulement que le décompte dont il s’agit ne concerne qu’un nombre limité de dépouilles des deux camps dans et autour du château de Tsuruga, Tsurugajō 鶴ヶ城, le siège du fief, que des précédents de maltraitance de cadavres ont existé à l’exemple de ceux du Shōgitai 彰義隊lors de la bataille d’Ueno 上野, et qu’il y eut des négociations difficiles avec les impériaux sur ce sujet. On a pu même soupçonner une opération politique : pourquoi exhumer maintenant des documents exonérant en partie les impériaux de l’accusation d’avoir maltraité les corps les vaincus, à la veille des commémorations du 150e anniversaire de Meiji, si ce n’est pour présenter la Restauration sous un jour positif et consensuel ? On se gardera bien ici de trancher, relevant seulement que la « rancœur » d’Aizu à l’encontre des impériaux n’a pas été seulement sustentée par les rumeurs concernant les outrages infligés aux cadavres, mais aussi par les destructions, viols et vols divers commis par les troupes impériales durant leur progression, et qui sont, eux, documentés.
Les Tigres Blancs : une mémoire diffractée
Quelle place les Tigres Blancs occupent-ils dans la mémoire du Japon impérial ? Pouvait-on en distinguer les hauts faits sans réhabiliter le fief d’Aizu ? Dans la chronique officielle des événements de la Restauration, le Fukko-ki 復古記, les campagnes militaires menées dans le nord de l’archipel sont uniformément décrites comme dirigées contre « l’ennemi », ou les « insurgés », ce qui vaut évidemment pour les Tigres Blancs. Il y est fait également mention de leur suicide. Selon le texte, c’est une paysanne à la recherche de son propre fils qui découvrit leurs corps ensanglantés, la gorge tranchée40. Comme c’étaient tous des « enfants », yōjaku 幼弱, du même âge que lui, elle ne put s’empêcher de verser des larmes. Le texte précise même que certains d’entre eux, peu sûrs de leur coup, avaient saisi des souches d’arbres des deux mains et utilisé le poids du corps pour enfoncer la lame. Et il conclut en ces termes :
« à voir la résolution et l’abnégation dont ces enfants ont fait preuve, on s’imagine que s’ils avaient grandi, ils seraient certainement devenus des adultes de talent. Quelle pitié et quel dommage ! »41
Une expression de compassion, mâtinée d’une impression de gâchis, mais qui se garde bien de légitimer leur combat.
On remarquera à ce propos que l’admonition impériale aux soldats et aux marins, Gunjin chokuyu 軍人勅諭 du 4 janvier 1882, cite la « fidélité », shingi 信義, au nombre des cinq vertus cardinales attachées à la condition et au statut militaire en ces termes :
« depuis les temps anciens, il est arrivé que des héros et de grands hommes, frappés d’infortune, ont péri et laissé à la postérité un nom terni, parce que fidèles dans les petites choses, ils ont failli à distinguer le bien du mal dans le respect des grands principes, ou parce que s’égarant sur la voie du devoir public, ils ont placé leur foi dans des affaires privées »42.
La formulation reste générale et abstraite, mais il ne fait guère de doute, pour les historiens, que ce passage fait, entre autres, allusion aux fiefs du nord de l’archipel durant la guerre de Boshin. D’ailleurs certains commentaires édifiants de l’admonition vont également dans ce sens43.
Quant aux célébrations, ce n’est qu’en août 1876 que le gouvernement autorisa les familles à organiser des cérémonies à la mémoire de leurs proches tombés au combat44. Avant cette date, c’était surtout aux desservants des temples précités qu’il incombait de pratiquer les rituels de deuil et du souvenir conformément à la tradition bouddhique. La première stèle à la mémoire des jeunes du Byakkotai fut érigée dans l’enceinte du Kanpukuji 観福寺 (fief de Tonami) en février 1871 par un ancien guerrier d’Aizu, Ōtake Shūzō 大竹秀蔵 (1837-1925). D’autres stèles du même type, furent principalement édifiées sur la colline d’Iimoriyama, à Aizu, dans le nord de l’archipel jusqu’à Hokkaidō, et les temples pratiquant les rituels reçurent en offrandes des cloches et des lanternes. Mais il s’agissait d’initiatives individuelles ou collectives à caractère privé, émanant des familles et d’anciens guerriers du fief.
L’amnistie générale décrétée à l’occasion de la promulgation de la Constitution de l’Empire du Grand Japon en février 1889 donna un coup d’accélérateur à ce mouvement, par la création d’associations spécialisées en dehors même de la région du Tōhoku, en même temps qu’elle facilita l’accès à la Pairie d’officiers généraux issus du fief, tels que Yamakawa Hiroshi 山川浩 (1845-1898), Shigeto 出羽重遠 (1856-1930) ‒ un ancien Tigre blanc ‒ ou Tsunoda Hidematsu 角田秀松 (1850-1905). Il a fallu cependant attendre septembre 1913 pour que le culte du souvenir des morts à la guerre de Boshin s’organisât publiquement, à l’échelon régional, et mars 1917 pour que l’association en charge, l’Aizu chōrei gikai 霊義会 (Association du souvenir des morts d’Aizu), fût reconnue par le ministère de l’Intérieur, Naimushō 内務省, en vue de perpétuer la mémoire des guerriers tombés durant le conflit, et de pourvoir à l’entretien des tombes sur la colline d’Iimoriyama, alors qu’avec le renouvellement des générations, les contemporains et protagonistes des événements disparaissaient.
Si, le 23 août 1917, se tinrent à Aizu-Wakamatsu les cérémonies du 50e anniversaire de la fin des combats en l’honneur des soldats tombés dans les deux camps ‒ une condition exigée par le ministère pour la reconnaissance de l’Aizu chōrei gikai ‒ celles-ci eurent une portée essentiellement locale45. L’homme fort de la région, le futur Premier ministre Hara Takashi 原敬 (1856-1921), président du parti Seiyūkai 政友会à la Diète japonaise, dans l’adresse qu’il lut lors des célébrations qui se tinrent dans le temple bouddhique Hōonji 報恩寺 de Morioka 盛岡市 dont il était originaire, s’exprima ainsi :
« À la réflexion, aujourd’hui comme hier, y a-t-il jamais eu quelqu’un pour porter les armes contre la Cour impériale ? La guerre de Boshin n’a opposé que des camps ayant des opinions politiques divergentes. À l’époque, une antienne populaire circulait : la victoire faisait de vous l’armée de l’empereur, la défaite vous changeait en rebelle. Le temps de la vérité est venu. Aujourd’hui, grâce à la sagesse de notre peuple, cette vérité éclate à la face du monde. Que ces dignes combattants reposent dorénavant en paix […]. C’est un honneur pour moi de prendre part à cette cérémonie, et de le proclamer avec la plus profonde sincérité, devant leurs mânes respectées. »46
Les aléas de la fortune des armes, l’œuvre du temps devraient ainsi rendre justice aux morts de la guerre de Boshin. Et pourtant, lors du cortège funèbre qui emmena le premier président exécutif de l’Aizu chōrei gikai, Machino Mondo, à sa dernière demeure en juin 1923, le défunt avait exigé que son corps fût traîné sur une claie, couvert d’une natte grossière, sort réservé à la collecte des corps des rebelles par l’armée impériale en 186847.
Sur le traitement scolaire de l’épopée des Tigres Blancs, bien des années plus tard, en pleine guerre, en 1943, le second volume d’un manuel d’histoire nationale de classes élémentaires, shotōka kokushi 初等科国, renfermait le passage suivant, symptomatique de la tonalité en vigueur à l’époque :
« un groupe de jeunes d’Aizu ayant pour nom les Tigres Blancs s’est glorieusement battu ; tous moururent les uns après les autres. Le peu qui restait, au nombre de dix-neuf, gravirent la colline d’Iimoriyama, et tout en se tournant vers le château, il s’entretuèrent. Et ce fut là leur fin ultime et vaillante »48.
Peu importe en définitive que le texte laisse entendre que le corps même du Byakkotai a été anéanti, ce qui ne fut pas le cas. L’essentiel n’était pas alors de faire œuvre de scrupule historique, mais de magnifier l’esprit de sacrifice et le courage dont ces jeunes avaient fait preuve dans l’adversité. Bien que leur participation aux combats et le suicide de leurs camarades – tragique – n’aient été en définitive qu’un épisode mineur de la guerre, leur célébrité posthume tint au fait qu’elle a obéi à un processus d’héroïsation s’appuyant sur une mise en valeur de leur acte déconnectée de son arrière-plan historique, de l’association de leur jeunesse à une sorte d’innocence romantique et de la récupération de leur suicide, à partir des manuels d’histoire officiels d’avril 1904, sous forme de « geste » illustrant les principes cardinaux de l’éthique militaire du pays, surtout au moment de la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Mais les manuels de chant pour enfants dans les écoles s’en étaient déjà emparés à partir de 1902.
Les références aux Tigres Blancs figurent déjà dans la première génération des manuels scolaires officiels de langue nationale des écoles élémentaires supérieures, kōtō shōgakkō 高等小学校, et dans les manuels scolaires d’histoire du primaire dès 188349. En février 1904, au lendemain de l’éclatement de la guerre contre la Russie, une instruction du ministre de l’Éducation Kubota Yuzuru 久保田譲 (1874-1936) promeut auprès des éducateurs et des élèves une « éducation du temps de guerre » s’inspirant de « l’esprit animant les soldats et marins prêts à combattre jusqu’à la mort, à se vouer à l’État et à endurer privations et difficultés »50. Des chants militaires, gunka 軍歌, furent également composés en hommage aux Tigres Blancs, dont l’un des plus connus en 1937 par Koga Masao 古賀政男 (1904-1978) pour la musique et Shimada Man.ya 島田磬也 (1909-1978) pour le texte, fait encore partie du répertoire des chants populaires traditionnels de type enka 演歌. En d’autres termes, dans un contexte marqué par le retour aux valeurs japonaises face aux excès jugés délétères de l’occidentalisation et à la montée des périls extérieurs, le système éducatif contribua non seulement à la notoriété nationale des Tigres Blancs, mais aussi à l’exemplarisation des valeurs dont ils étaient porteurs.
La guerre du Pacifique valorisa ainsi l’assimilation de « l’âme d’Aizu » à « l’esprit de Yamato » dans le souci de promouvoir la mobilisation de la nation, et plus particulièrement de sa jeunesse, autour de l’effort de guerre. C’est dans cet esprit que les mânes de Matsudaira Katamori furent incorporées, en septembre 1942, dans le sanctuaire d’Anitsu, Anitsu jinja 土津神社, dédié aux seigneurs du fief, en tant que « dieu protecteur d’Aizu », Aizu shugojin 会津守護神51. Elle favorisa aussi une utilisation métaphorique de l’appellation Byakkotai. On a ainsi qualifié de « Tigres Blancs de Shōwa », le Corps spécial des jeunes cadets volontaires de la Marine, Kaigun tokubetsunen shōhei 海軍特別年少兵, recruté parmi les adolescents âgés de quatorze ans révolus, institué en juillet 1941, et destiné à constituer un vivier de cadres intermédiaires pour la Marine impériale. Affecté dans les bases navales de Yokosuka 横須賀, Sasebo 佐世保, Maizuru 舞鶴 et Kure 呉, il paya un lourd tribut à la guerre : sur les 17 200 jeunes engagés jusqu’en 1945, 5 000 partagèrent le sort funeste des bâtiments de la Marine impériale coulés par le fond52.
L’histoire des Tigres blancs fut également une source d’inspiration pour la conduite des opérations militaires, notamment à la fin de la guerre du Pacifique, lorsque l’ombre de la défaite commença à planer sur un Japon acculé. En novembre 1944, deux des premières escadrilles de « Kamikaze » engagées sur le front philippin portèrent le nom de Byakkotai. Surtout, lorsque le 18 août 1945, trois jours après l’annonce officielle de la fin de la guerre, le colonel Ikeda Sueo 池田末男 (1900-1945), commandant du 11e régiment de chars stationné à Choumchou, Shumushutō 占守島, dans les Kouriles du nord, dut faire face à l’offensive des Soviétiques, il proposa à ses soldats de se comporter comme les Tigres Blancs par des charges gyokusai et parvint même, au péril de sa vie, à repousser les Russes53.
La célébration sélective du suicide des dix-neuf samurai par le Japon impérial traduit une gestion aporétique de la mémoire de la guerre de Boshin : alors que ce conflit était présenté durant l’ère Meiji comme opposant les partisans de la modernisation aux conservateurs féodaux attachés à l’Ancien régime et à leurs privilèges54, on assista à un phénomène de préemption et de captation de l’épisode des Tigres Blancs, sans que cela ne change en rien le discours officiel sur le fief d’Aizu, traître à la Cour, jusqu’à la veille de la guerre du Pacifique. Si, au niveau national, l’on reconnaissait la vaillance des guerriers d’Aizu morts à la guerre, la nature du combat qu’ils avaient mené empêchait qu’ils fussent honorés au sanctuaire Yasukuni 靖国神社, haut lieu du culte du souvenir sous le Japon impérial et dans ses déclinations locales, les shōkonsha 招魂社55.
Toutes les résolutions adoptées par la Diète impériale dès 1890 en faveur de leur incorporation ont été enterrées par les gouvernements successifs. Tout au plus avait-il été consenti, en mai 1915, après une campagne de pétition à la Diète impériale, que les samurai du fief tués lors de la défense du palais impérial en 1864 fissent l’objet d’une apothéose au Yasukuni. Il en fut de même pour d’anciens chefs rebelles du fief tels que Sagawa Kanbee 佐川官兵衛 (1831-1877), tués au combat aux côtés des troupes gouvernementales lors de l’ultime guerre civile du sud-ouest de 1877, mais dont le souvenir s’était quelque peu étiolé dans la conscience collective. En bref, le Byakkotai, pouvait passer pour l’incarnation des vertus martiales de la classe des guerriers. Mais de là à en faire un symbole officiel de loyauté, chūkun 忠君, il y a avait un pas puisque, s’ils avaient prouvé leur dévouement à leur seigneur, ils avaient tourné leurs armes contre l’armée de l’empereur. Seule concession : la date des deux grandes fêtes ordinaires du Yasukuni du printemps et d’automne fut modifiée en décembre 1917 pour la faire coïncider avec celle des « triomphes » de l’Armée et de la Marine commémorant la victoire sur la Russie (30 avril et 23 octobre), et non celle rappelant la victoire de l’armée impériale lors de la guerre de Boshin, et en particulier la capitulation du fief d’Aizu56.
À défaut d’intégration au Yasukuni, ne pouvait-on envisager une autre forme de reconnaissance publique ? En septembre 1932, la chambre des Représentants, Shūgi-in 衆議院, demanda au Premier ministre la création d’un sanctuaire pour honorer le courage et la loyauté des jeunes du Byakkotai « cités en exemple dans les écoles primaires et admirés sur le plan international » (allusion à la colonne italienne précitée), mais le gouvernement la repoussa au motif que, si ces jeunes « avaient connu une mort héroïque indiscutable, compte tenu des diverses considérations en balance, il apparaissait difficile d’honorer les morts à la guerre des Tigres Blancs dans des sanctuaires dédiés aux divinités célébrées dans l’empire »57.
Le gouvernement ne précisait pas quelles étaient les considérations qui faisaient obstacle à la demande de la chambre basse, mais ils s’opposait à ce que les Tigres Blancs fussent intégrés dans l’appareil du shintō d’État, kokka shintô 国家神道. En d’autres termes, il était possible de louer les vertus du Byakkotai à travers le système éducatif, et de les honorer dans les temples bouddhiques, tout en leur refusant leur consécration publique dans un sanctuaire shintō. Une position qui témoigne de la difficulté des pouvoirs publics à inscrire l’histoire des Tigres Blancs dans les canons de l’instruction morale et patriotique du Japon impérial. En outre, les membres du Byakkotai restaient discrets ou silencieux sur leur propre expérience, quand bien même le discours officiel s’en emparait, au moins partiellement. Complexe du survivant ? Crainte de la discrimination ? Toujours est-il que cette distorsion a été mal vécue par les habitants de la région s’efforçant de dépasser l’épithète infâmante d’« ennemi de la Cour » et de lever la condescendance méprisante dont ils étaient la cible58.
En 1933, parut un ouvrage sous le parrainage de Yamakawa Kenjirō 山川健次郎 (1854-1931), l’un des plus grands physiciens japonais, ancien président de l’Université impériale de Tōkyō, Tōkyō teikoku daigaku sōchō 東京帝国大学総長, ‒ mais aussi ancien des Tigres Blancs ‒ dont l’ambition fut de mettre en place un contre-récit de la guerre civile de 1868-1869, requalifiant les jeunes guerriers du Byakkotai de « martyrs »59. Il faudra cependant attendre 1941, pour que l’expression honnie d’« ennemi de la Cour » ne figure plus dans la dernière génération des manuels officiels d’histoire, sans pour autant en faire disparaître les séquelles60. Le renforcement de la cohésion nationale face au risque de guerre avec les Anglo-saxons a sans doute joué un rôle important dans cette décision. Il reste qu’encore aujourd’hui, dans la province d’Aizu, on préfère caractériser la guerre de Boshin comme un affrontement entre les Armées de l’Ouest et les Armées de l’Est, et non opposant les impériaux aux rebelles. L’ancien directeur des services académiques de la municipalité d’Aizu-Wakamatsu, Munakata Tadashi 宗像精, qui a été la cheville ouvrière de la restauration du Nisshinkan, estimait que la rancœur à l’égard de Chōshū s’était nourrie du double langage longtemps tenu à l’égard d’Aizu : « à l’école primaire, on n’utilisait que des manuels scolaires dénonçant Aizu comme rebelle, mais dans les familles, les parents disaient le contraire »61. L’espace privé demeurait ainsi le seul lieu de prise de distance par rapport au discours éducatif officiel.
De fait, les municipalités de Hagi 萩 (Chōshū) et d’Aizu-Wakamatsu restèrent longtemps en froid, quand bien même sur le plan historique, Chōshū n’avait pas été directement à la manœuvre dans la chute du château du fief. Une proposition de Hagi en 1986 de conclure un pacte d’amitié et de partenariat avec Aizu afin de solder les comptes du passé avait été sèchement rejetée par la population, et le maire qui avait imprudemment manifesté son accord à cette initiative n’avait pas été réélu. En février 1988, une autre proposition similaire de Hagi avait été écartée par la municipalité d’Aizu-Wakamatsu. En juin 1997, la première rencontre officielle entre les édiles des deux municipalités n’avaient pas non plus scellé la réconciliation escomptée, le maire d’Aizu refusant de serrer la main de son homologue62.
Un dégel a été amorcé à l’occasion de la triple catastrophe de Fukushima de mars 2011 : Hagi avait envoyé quatorze tonnes de vêtements et de nourriture, 23,5 millions de yen de dons et accueilli des réfugiés du département de Fukushima. Il faudra cependant attendre novembre 2019 pour que le maire de Hagi, Fujimichi Kenji 藤道健二 (né en 1959), accepte de participer à une commémoration officielle organisée par son homologue d’Aizu-Wakamatsu , à savoir le 120e anniversaire du statut municipal de la ville63. Quant à l’image des Tigres Blancs dans la région, une enquête menée en 2013 auprès des lycéens de troisième année montra encore une perception complexe et ambivalente de ceux-ci : si plus des trois quarts des élèves déploraient l’exploitation politique qui en avait été faite avant-guerre, ils étaient également majoritairement hostiles à l’utilisation de cet épisode en tant que matériau pédagogique pour illustrer les dérives et manipulation par le militarisme. À la fois parce qu’ils considéraient cette approche comme une critique implicite du courage des jeunes du Byakkotai et qu’ils en contestaient la légitimité si elle émanait d’un enseignant non natif de la région64.
Conclusion
Finalement, ne serait-il pas tentant de considérer le Byakkotai et ses émules – Nihonmatsu shōnentai 二本松少年隊, Shōhōtai shōnentaishi 衝鋒隊少年隊士, Chōshū kanjōtai shōnentaishi 長州干城隊少年隊士etc. ‒ comme la déclinaison japonaise des enfants-soldats, dont le parcours est désormais bien connu : endoctrinement, recrutement et entraînement, instrumentalisation et réadaptation difficile à la vie civile65 ? Ce serait certes faire preuve d’anachronisme, tant l’image des enfants-soldats est corrélée aux crimes de guerre dont ils ont été souvent les auteurs. Mais l’analogie n’est pas totalement injustifiée ‒ certains de ces jeunes combattants n’avaient pas treize ans ‒, bien que du côté japonais la question n’ait guère été abordée sous cet angle. Quant aux différents protagonistes, ils connurent des fortunes diverses. Iinuma Sadakichi fut finalement pris par les impériaux. Recueilli par un samurai de Chōshū compatissant, Narazaki Raizō 楢崎頼三 (1845-1875), qui l’emmena avec lui dans la ville actuelle de Mine 美祢市 et pourvut à son éducation avec l’aide d’une famille de notables de la localité, les Takami 高見66. Il cacha son identité et songea au suicide lorsqu’elle fut révélée. Il mena finalement une carrière d’ingénieur au ministère des Postes et Télécommunications, fut mobilisé comme capitaine d’infanterie lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Il garda très largement le secret sur sa participation aux Tigres Blancs. Au moment de mourir, il confia à l’un de ses fils qu’il souhaitait qu’une partie de ses cendres reposassent à Aizu, où il n’était jamais revenu, ce qui, en raison des réticences locales, ne put intervenir qu’en septembre 1957, à l’occasion du 90e anniversaire de la guerre de Boshin. À noter que sa mémoire est entretenue par ses descendants et non par l’Aizu chōrei gikai.
Autre survivant du Byakkotai : Sakai Mineji 酒井峰治 (1852-1932). Ce jeune guerrier, après s’être travesti en paysan, sauvé du suicide selon l’anecdote par l’attachement d’un chien, mena une vie d’agriculteur et de fermier dans le village d’Ikkimura 一箕村 (département de Fukushima), puis dans la ville d’Asahikawa 旭川 (Hokkaidō). Sa vie durant, il garda le silence sur son appartenance au Byakkotai, et ce n’est qu’en 1990 que sa famille mit à jour, dans l’autel domestique, le récit qu’il a fait de sa participation aux combats jusqu’à la chute du château d’Aizu.
Tokugawa Yoshinobu, assigné en résidence durant les hostilités, s’installa à Shizuoka jusqu’en novembre 1897, où il se montra indifférent au sort de ses anciens vassaux et renonça à toute ambition politique. Il retrouva ses rangs de Cour au printemps 1872. Revenu à Tōkyō, il fut reçu en audience par l’empereur Meiji le 2 mars 1898, obtint le titre de duc, kōshaku 公爵, le 3 juin 1902 et accéda à la chambre des Pairs, Kizoku-in 貴族院 avant de se retirer définitivement en décembre 1910.
Matsudaira Katamori, sauva sa tête par édit spécial de l’empereur Meiji le 19 janvier 1869, ce qui ne fut pas le cas de l’un de ses conseillers, le karō Kayano Nagaharu 萱野長修 (1830?-1869), officiellement condamné à mort, mais autorisé à se faire seppuku (27 juin). Après une période d’assignation à résidence dans les fiefs de Wakayama 和歌山藩 et de Tonami, il obtint malgré tout que son nom de famille soit maintenu et s’installa à Tōkyō à partir de 1871, où il vécut chichement de subsides accordés par ses anciens vassaux. En février 1880, il devint le Supérieur du Grand sanctuaire Tōshōgū 東照宮 à Nikkō 日光, érigé en l’honneur de Tokugawa Ieyasu 徳川家康 (1543-1616), le fondateur de la dernière dynastie shôgunale et fut promut par l’empereur au 3e rang de Cour majeur la veille de sa mort. Il ne s’est jamais exprimé sur les événements de la guerre de Boshin : seule une stèle érigée par lui en 1873 sur le site d’Iimoriyama incite la postérité à entretenir éternellement la mémoire des jeunes guerriers et de leur nom.
Sa petite fille, Setsuko 節子 (1909-1995), était la fille aînée de son sixième fils, Matsudaira Tsuneo 松平恒雄 (1877-1949), qui fit une brillante carrière de diplomate avant de devenir ministre de la Maison impériale et le premier président de la chambre des Conseillers 参議院après la guerre du Pacifique. Elle a épousé en septembre 1928, le prince impérial Chichibu, Chichibu no miya Yasuhito shinnō 秩父宮雍仁親王 (1902-1953), frère de l’empereur Shōwa 昭和天皇 (1901-1989). Une union qui fit d’autant plus parler d’elle que le nom de Matsudaira était jusqu’à présent associé au clan d’Aizu, « ennemi de la Cour », et que Matsudaira Tsuneo étant roturier, cette union ne fut rendue possible que par l’adoption de Setsuko par son oncle, le vicomte Matsudaira Morio 松平保男 (1878-1944). Ce mariage fut interprété comme scellant la réconciliation définitive entre Aizu et la Maison impériale67. En réalité, sans négliger cet aspect, il ne faut pas oublier que sur les quatre fils de l’empereur Taishō 大正天皇 (1879-1926), trois ont eu pour conjointes des descendantes de familles pro-Bakufu, et que les manuels scolaires officiels ne furent modifiés que bien plus tardivement. En d’autres termes, le mariage du prince impérial Chichibu ne fit surtout que révéler au grand jour le traitement pour le moins ambigu et paradoxal réservé à Aizu.
L’idée d’une apothéose des esprits de ces guerriers rebelles au sanctuaire Yasukuni a récemment refait surface, quoiqu’elle aille à l’encontre de l’esprit même de la création de ce sanctuaire shintō qui était précisément de célébrer la mémoire des soldats tombés au service de la Restauration impériale et qu’elle est de nature à en troubler la signification profonde68. Et il n’est pas certain que, même s’il devait avoir déification, cette opération servît en définitive la mémoire des Tigres Blancs, non pas seulement parce que l’image du Yasukuni reste, quoi qu’on en dise, indéfectiblement liée au militarisme du Japon impérial, mais aussi parce leur identité se dissoudrait alors dans la mémoire collective des morts à la guerre, et que cette incorporation ne résoudrait en rien la question du rôle et de la fonction de cet établissement controversé69.
En janvier 2018, dans son discours de politique générale, à l’orée des célébrations du 150e anniversaire de la Restauration, le Premier ministre Abe Shinzō 安倍晋三 (1954-2022) a évoqué la figure emblématique de Yamakawa Kenjirō. Un premier pas vers la réintégration d’Aizu dans la mémoire nationale ? Ou une tentative maladroite de récupération, dans une histoire de Meiji écrite essentiellement du point de vue des vainqueurs ? Le départ prématuré en mars 2018 du Supérieur du sanctuaire Yasukuni, Tokugawa Yasuhisa 徳川康久 (né en 1948) ‒ qui n’est autre que l’arrière-petit-fils du dernier shōgun ‒ à l’occasion de ces cérémonies commémoratives, et à la veille du 150e anniversaire de la création du sanctuaire, a donné lieu à de nombreuses spéculations sur les raisons réelles de cet acte : n’avait-il pas accordé, en 2016, une interview à l’agence Kyōdō dans laquelle il se refusait personnellement à qualifier la guerre de Boshin de conflit opposant les « rebelles » à l’armée gouvernementale, les deux protagonistes étant animés par leur vision ‒ antagonique certes ‒ de l’intérêt supérieur de la nation et une échelle différente de valeurs, mais tout aussi respectables ?70 Dans ce climat où se télescopent les 150es anniversaires de tous ordres (guerre de Boshin ‒ c’est la dénomination qui prévaut aujourd’hui à Aizu ‒, Restauration de Meiji, création du Yasukuni), la mémoire des événements de 1868-1869 reste encore fragmentée et sujette à débats.