Introduction
Au début des années 1980, Jean-François Sabouret (1946-2023) recueillait le témoignage d’un enseignant japonais au sujet des modalités d’évaluation des candidats au concours d’entrée à l’université :
« Le système de questions à choix multiples (QCM) permet de mesurer la mémoire d’un candidat mais permet-il de mesurer son intelligence ? Est-ce que les concours avec des réponses faites au moyen de croix et de carrés sont des instruments fins d’appréciation de la personnalité des candidats ? À un système de gavage où la mémoire tient le grand rôle, on devrait substituer un système de dissertation, où la réflexion pourrait s’exercer et la personnalité se développer. »1
Le « système de gavage » dont il est fait mention est plus connu au Japon sous le nom de « principe de l’instillation [des connaissances] », chūnyū shugi 注入主義, ou, plus familièrement, « enseignement par bourrage de crâne », tsumekomi kyōiku 詰め込み教育. Déjà décrié au début de l’ère Meiji (1868-1912), il repose sur une « mémorisation mécanique » des connaissances2 au détriment du développement de compétences, d’expression ou de raisonnement, par exemple.
Quarante années ont passé depuis ce témoignage, mais force est de constater que le concours d’entrée à l’université3 fait encore aujourd’hui largement perdurer ce principe. Le « test commun d’entrée à l’université », daigaku nyūgaku kyōtsū tesuto 大学入学共通テスト, a certes remplacé, à partir de la session 2021, le « concours du centre national des admissions à l’université », daigaku nyūshi sentā shiken 大学入試センター試験, lequel était utilisé depuis 1990 et reposait encore essentiellement sur le principe de l’instillation des connaissances qui faisait l’objet des critiques de l’enseignant interrogé par Sabouret. Pour autant, si le projet de réforme initial envisageait, de manière assez révolutionnaire, d’introduire des questions rédactionnelles dans les nouvelles épreuves de langue nationale et de mathématiques et de recourir à des organismes privés pour évaluer les candidats en anglais dans les quatre compétences (lire, écrire, écouter, parler), le résultat final se révèle très en deçà des objectifs visés. Après un premier report4, le ministre de l’Éducation Hagiuda Kōichi 萩生田光一5 (né en 1963) a en effet définitivement renoncé à ces deux modifications après que lui fut remis par le Comité de réflexion sur la situation du concours d’entrée à l’université (Daigaku nyūshi no arikata ni kansuru kentō kaigi 大学入試のあり方に関する検討会議)6 un rapport7 reprenant les critiques et les difficultés d’organisation leur étant adressées. Interrogé par le journal Asahi un an après la décision de retirer ces deux « piliers » de la réforme du concours, le ministre invoqua les raisons suivantes8 :
« En recourant à des organismes privés pour la certification [en anglais], on soumet à des critères d’évaluation identiques des tests dont les objectifs et les contenus sont différents. Les frais de passation des épreuves sont également élevés. C’est pour le moins douteux. De plus, corriger en un temps réduit une grande quantité de copies de rédaction était matériellement impossible. »9
Outre les contraintes temporelles liées à l’organisation pratique du concours10, l’ancien ministre avança comme justification du retrait de l’introduction d’épreuves écrites rédigées le fait que celles-ci contrevenaient au principe d’égalité de traitement et de notation des candidats, que les opposants à la révision du concours avaient déjà mis en avant.
Un reproche similaire est par ailleurs actuellement adressé à l’encontre de l’examen dit ESAT-J (English Speaking Achievement Test for Junior High School Students)11 depuis son introduction en 202212 par le Comité d’éducation local de Tōkyō (Tōkyō-to kyōiku iinkai 東京都教育委員会), lequel a délégué à un organisme privé l’élaboration des tests ainsi que la passation et la notation des épreuves destinées à évaluer la compétence d’expression orale en anglais des collégiens13.
Comment expliquer que la pratique de l’instillation des connaissances et ses modes d’évaluation afférents ne puissent être, au prétexte du respect des principes d’égalité et d’impartialité, remis en question au profit de pratiques qui valoriseraient véritablement les « compétences vitales » (ikiru chikara 生きる力) comme le prescrit le ministère de l’Éducation depuis la révision intermédiaire de ses directives d’enseignement (gakushū shidō yōryō 学習指導要領) en 200314 ? Bien que l’évolution des modalités d’évaluation des apprentissages et des compétences scolaires dans le primaire et dans le secondaire, depuis les années 1980, illustre un changement progressif de paradigme évaluatif (voir ci-après), les pratiques, elles, continuent de se heurter au respect d’un égalitarisme entretenu par l’organisation de concours d’entrée sélectifs dans les lycées et les universités, et dès l’école élémentaire et le collège pour ce qui est des établissements privés.
1. Le livret scolaire, outil des pratiques égalitaristes
Le principe de l’égalité des chances en matière d’éducation est inscrit, sous forme d’un droit, dans l’article 26, alinéa 1, de la Constitution du Japon promulguée le 3 novembre 1946 :
« Article 26 (1). Chacun a le droit de recevoir une éducation égale correspondant à ses capacités, dans les conditions prévues par la loi. »15
La Loi fondamentale sur l’Éducation (Kyōiku kihon hō 教育基本法), promulguée immédiatement après la Constitution, le 31 mars 1947, et qui posait alors les bases d’un nouveau système éducatif porteur de valeurs « démocratique, pacifique, nationale, égalitaire, laïque et gratuite »16, reprenait dans son article 3 le principe de l’égalité des chances d’accès et de réussite en matière d’éducation, en mettant en place pour tous le droit à une éducation différenciée, répondant aux besoins et compétences de chacun :
« Article 3. (Égalité des chances) (1) Tous les citoyens se verront obligatoirement accorder les mêmes chances de recevoir une éducation adaptée à leurs capacités, et aucune discrimination liée à la race, aux croyances, au sexe, au statut social, à la situation économique, ou encore à l’origine familiale, ne pourra donc être exercée en matière d’éducation. (2) L’État et les collectivités locales devront prendre les mesures nécessaires pour aider financièrement ceux qui, bien qu’ayant des capacités, auraient pour des raisons économiques des difficultés à poursuivre une scolarité. »17
Or, dès le début des années 1950, le Japon retrouva sa souveraineté et revint sur les réformes éducatives que les forces d’occupation américaines avaient entreprises. Le principe d’égalité fut ainsi réinterprété en une simple égalité d’accès et de traitement afin de mieux répondre aux besoins économiques (avec notamment la formation d’une main d’œuvre « éduquée et disciplinée »18) et transformé en un égalitarisme absolu, consistant à donner une éducation la plus identique possible à tous. Il s’agit là d’une remise en question du courant de la « nouvelle éducation » (shinkyōiku 新教育) englobant des pratiques articulées autour de la notion de « principe de l’expérience » (keiken shugi 経験主義) ; pédagogie originaire des États-Unis qui repose sur « les principes de liberté, de globalité et de processus »19, à l’opposé donc, d’un enseignement « plus systématique et centré sur les capacités et les procédures » 20, dorénavant souhaité par le monde économique et incarné par le « principe des compétences » (nōryokushugi 能力主義)21.
La mise en place de cette philosophie égalitariste s’accompagna alors d’autres mesures concrètes prises durant la même période par le gouvernement pour renforcer son contrôle sur les enseignants et les contenus enseignés, au premier rang desquelles le système de vérification et de sélection des manuels scolaires utilisés dans les établissements ainsi que le changement de statut des directives d’enseignement qui, d’indicatives, devinrent prescriptives à partir de 1958. Une dimension moins évoquée, mais tout aussi indispensable pour que ce verrouillage puisse être véritablement fonctionnel, est celle relative aux modalités d’évaluation des élèves.
Depuis les années 1900, le parcours scolaire et les résultats de ces derniers sont consignés dans un document de quelques pages rempli par les enseignants. D’abord dénommé « registre scolaire », gakusekibo 学籍簿, et de forme assez sommaire, il devint un « livret scolaire » à visée pédagogique à partir de sa révision en 1948, quand il fut renommé shidō yōroku 指導要録. Sa forme est aujourd’hui sensiblement la même pour l’école élémentaire, le collège, le lycée et les écoles spécialisées, et il est révisé environ tous les dix ans, en même temps que les directives d’enseignement.
Il se compose de deux parties22 : une première consacrée au dossier administratif de l’élève (informations personnelles, parcours scolaire, etc.) et une seconde relative à la scolarisation de celui-ci (relevé des notes et des absences, mais aussi indications sur le comportement et la participation aux activités extracurriculaires, etc.). Si, à l’origine, son rôle était essentiellement pédagogique, il occupe depuis sa révision en 1955 une fonction certificative vis-à-vis de tierces parties en servant notamment de référence pour l’élaboration du chōsasho 調査書, plus connu sous le nom de naishinsho 内申書, que l’on peut traduire par « rapport confidentiel relatif aux résultats scolaires ». Ce document confère des « points », naishinten 内申点, qui s’ajoutent aux résultats obtenus aux épreuves des différents tests ou concours que les élèves sont amenés à passer (pour l’entrée au lycée et à l’université par exemple), dans un calcul et une proportion laissés à l’appréciation de chaque comité local d’éducation23, et participe ainsi grandement du processus de sélection des candidats.
Malgré son caractère confidentiel, son contenu reste en partie connu des familles puisqu’il sert également à l’élaboration des bulletins de notes transmis à chaque fin de période scolaire. Ce qui permet par ailleurs à celles-ci de développer des stratégies éducatives afin d’optimiser les chances de réussite de leurs enfants aux concours, stratégies qui peuvent s’appuyer sur une riche industrie parascolaire, comme sur une littérature abondante relative à la manière d’augmenter le nombre de points donnés par le livret scolaire ou encore sur l’existence d’une multitude de cours préparatoires à ces examens et de classes de soutien scolaire (juku 塾 et yobikō 予備校)24.
L’apparition de la fonction certificative du livret en 1955 entraîna en même temps un renversement de la modalité évaluative qui s’appliquait jusqu’alors pour mesurer les compétences scolaires des élèves. Par modalité évaluative, il faut entendre ici la manière d’interpréter le « résultat brut » (soten 素点) obtenu à une évaluation :
« Prenons l’exemple d’un élève qui a obtenu 70 points en mathématiques. Pour interpréter le sens de ces 70 points, il est nécessaire de sélectionner une norme. Il en existe deux :
– celle qui consiste à vérifier dans quelle mesure l’objectif pédagogique lui-même a été atteint, autrement dit à poser l’objectif pédagogique comme norme, ce qui permet d’évaluer le degré de maîtrise de l’objectif et de déterminer ce qui a été réussi ou non ;
– celle qui considère le résultat au sein d’un groupe (cohorte) auquel appartient l’élève évalué.
La première norme relève d’une interprétation absolue, tandis que la seconde est considérée comme une interprétation relative. En remplaçant le mot “interprétation” par “évaluation”, on obtient les concepts d’“évaluation absolue” [zettai hyōka 絶対評価] et d’“évaluation relative” [sōtai hyōka 相対評価]. C’est la raison pour laquelle on en est venu à considérer l’évaluation absolue comme une interprétation suivant la norme des objectifs (criterion-referenced interpretation) et l’évaluation relative comme une interprétation suivant la norme de la cohorte (norm-referenced interpretation). »25
Dans le système mis en place au début du xxe siècle et qui s’inscrivait dans une modalité dite « absolue », l’évaluation revenait à l’enseignant dont le seul avis, jugé arbitraire et subjectif, ainsi que plutôt enclin à donner « priorité à l’attitude au détriment des résultats »26, suffisait à déterminer le niveau d’un élève, lequel était consigné dans le livret au moyen de sigles (hyōgo 標語), le plus souvent kō-otsu-hei-tei-bo甲乙丙丁戊 (équivalents à A-B-C-D-E)27. Face au manque de transparence et de fiabilité de ce système (certaines classes pouvaient se retrouver avec des proportions démesurées de bons – ou de moins bons – résultats), une modalité évaluative « relative » fut introduite à partir de 1948. Issue d’un courant prônant une mesure quantifiable et chiffrée de l’intelligence et des compétences, et développée notamment par le psychologue états-unien Edward Lee Thorndike (1874-1949), elle avait une première fois été introduite au Japon durant le « mouvement de l’éducation nouvelle de l’ère Taishō » (Taishō ki no shin kyōiku undō 大正期の新教育運動) dans les années 1920-193028, mais c’est après-guerre que sa fiabilité scientifique, son objectivité (les résultats sont les mêmes quel que soit l’enseignant qui évalue) et le sentiment d’impartialité qu’elle suscitait trouvèrent un écho favorable au Japon, notamment en réponse aux critiques adressées à l’évaluation absolue d’avant-guerre29.
Le fonctionnement de l’évaluation dite « relative » consiste dans un premier temps à hiérarchiser les résultats obtenus à un examen par les élèves du groupe (classe, année scolaire, etc.), puis à attribuer à chacun, en respectant l’ordre du classement, un positionnement (le plus souvent sur une échelle de 1 à 5, « 1 » étant la valeur la plus basse et « 5 » la plus haute) dont la proportion de chaque valeur est préétablie de manière rigide : 7 % de positionnements « 1 » et « 5 », 24 % de positionnements « 2 » et « 4 », et 38 % de positionnements « 3 »30. La représentation de la distribution de ces positionnements dessine une courbe de Gauss (cf. figure no 1) dont le pic est organisé autour de la valeur médiane (ici, le positionnement « 3 »), qui correspond également à la moyenne des valeurs de la série en raison d’une parfaite symétrie dans la distribution des valeurs de chaque côté de la médiane. Pour cette raison, cette évaluation relative est également surnommée « évaluation de cohorte » (shūdan ni junkyo shita hyōka 集団に準拠した評価), « évaluation normative » (norumu junkyo hyōka ノルム準拠評価) ou encore « évaluation gaussienne » en référence à la courbe (seiki bunpu kyokusen 正規分布曲線 ou gausu kyokusen ガウス曲線) qu’elle dessine.
Autrement dit, alors que les enseignants étaient, avant-guerre, libres d’attribuer à leur convenance un nombre n de sigles, par exemple « excellent » ou « satisfaisant », la proportion de bons et de moins bons résultats était dorénavant connue, ce qui conférait à cette évaluation sa dimension objective et scientifique, tout en déresponsabilisant les enseignants dans l’attribution de ces positionnements32. Les objectifs pédagogiques, formulés sous la forme de buts de performance (« développer des capacités… », « cultiver un savoir… » etc.), rendaient également propice cette comparaison entre élèves, plus qu’ils n’encourageaient une interprétation absolue des acquis. Dans un contexte de massification de l’enseignement scolaire et d’allongement de la durée des études qui renforçait la compétition scolaire entre les élèves, cette nouvelle modalité évaluative semblait offrir une solution immédiate aux problèmes de partialité d’avant-guerre.
Les critiques ne se firent cependant pas longtemps attendre. Sur fond de croissance économique, à partir du milieu des années 1960, et d’amplification de la sélection des candidats à l’entrée dans le supérieur, cette évaluation fut réduite en un « acte d’estimation de la valeur » (nebumi suru 値踏みする) des élèves au détriment d’une mesure des progrès et des acquis de ceux-ci. Trois critiques lui étaient principalement adressées : son caractère « anti-éducatif » découlant des théories darwiniennes qui créait nécessairement des bons et des mauvais élèves (toutes les valeurs de l’échelle de positionnements devant être distribuées), l’émergence en conséquence d’un système où s’opposaient vainqueurs (kachigumi 勝ち組) et perdants (makegumi 負け組) du fait que les uns devaient échouer afin de libérer leur positionnement pour que d’autres puissent s’en saisir et progresser sur l’échelle des valeurs, exacerbant davantage la compétition scolaire, et, enfin, le fait qu’elle ne permettait pas de refléter les performances académiques individuelles, mais uniquement le positionnement de l’élève au sein de sa cohorte33. Elle n’offrait par ailleurs aucun retour aux enseignants sur leurs pratiques, dorénavant absous de toute responsabilité dans l’éventuel échec de certains de leurs élèves, et devint ainsi un moyen supplémentaire de « neutraliser la “variable enseignant” »34 et de renforcer la diffusion de l’idéologie égalitariste à toutes les étapes de la pratique éducative, de l’élaboration du contenu des enseignements au choix des matériaux pédagogiques, et jusqu’à l’évaluation des élèves.
Afin de contrebalancer les effets négatifs de cette évaluation de cohorte, une modalité évaluative absolue, dite « évaluation intra-individuelle » (kojinnai hyōka 個人内評価), fut réintroduite dès 1955 et renforcée dans les révisions successives du livret scolaire, en se focalisant cette fois davantage sur l’élève que sur l’enseignant. Son objectif était de retranscrire les progrès et le développement personnel, les acquis et les éléments encore mal maîtrisés, les points forts et les faiblesses de chacun35. Elle s’effectuait au moyen d’une échelle de valeurs graphiques à deux ou trois degrés (par exemple, ⭘ : bien, [rien] : neutre, ✕ : non acquis, etc.) qui servaient à évaluer la maîtrise d’items spécifiques à chaque discipline, et de commentaires descriptifs ou d’appréciations dans des cases prévues à cet effet. En parallèle à l’évaluation de cohorte, l’élève pouvait ainsi être observé de manière globale, selon un axe longitudinal laissant apparaître les progrès et l’évolution de son attitude dans le temps et, de manière transversale, dans les différentes matières et activités scolaires à un instant t. Pour les élèves ne pouvant améliorer leur positionnement relatif dans les disciplines, cette évaluation régulatrice de la frénésie du classement permit une certaine reconnaissance des efforts produits, jusqu’à devenir un réel outil de « repêchage » (kyūsai 救済) pour ceux ayant par ailleurs les positionnements les plus faibles. Du côté des enseignants, rendus incapables de rendre compte des progrès individuels et de leurs impressions concernant les élèves à travers l’évaluation de cohorte, elle apporta également quelque réconfort.
Ce système dual qui combinait évaluation de cohorte et évaluation intra-individuelle permit, à la première, de se maintenir comme modalité d’expression du « positionnement synthétique » (hyōtei 評定) dans chaque matière jusqu’à la révision du livret de 2001 – et cela malgré les critiques dont elle faisait l’objet – et, à la seconde, d’être utilisée pour l’évaluation des différentes compétences au sein de chaque matière36. Néanmoins, le principe de l’évaluation de cohorte fut affaibli à la suite de scandales qui éclatèrent à la fin des années 196037 et il fut demandé aux enseignants, à partir de la révision de 1980, de recourir à « une évaluation de cohorte sur fond d’évaluation absolue »38, c’est-à-dire sans distribution normale des positionnements39. On peut voir dans cet assouplissement l’influence de l’arrivée d’une nouvelle approche de l’évaluation au Japon, l’« évaluation de la maîtrise des acquis » (tōtatsudo hyōka 到達度評価), prônée par le psychologue de l’éducation Benjamin Bloom (1913-1999) aux États-Unis. En plus de recentrer l’évaluation au cœur du processus d’apprentissage, en explicitant notamment ses différentes fonctions (diagnostique, formative et sommative)40, l’évaluation de la maîtrise des acquis imposa la définition rigoureuse de buts de maîtrise (« être capable de… », « savoir… », « comprendre… ») à partir desquels pouvait être mesuré individuellement l’état des apprentissages, réhabilitant par ailleurs le rôle éducationnel de l’évaluation en donnant aux enseignants un retour sur l’efficacité de leurs enseignements. Ces buts, tels qu’ils étaient définis, permettaient néanmoins difficilement, en raison de la modalité binaire (maîtrisé/non-maîtrisé), d’évaluer des compétences cognitives qui dépassaient les savoirs et savoir-faire fondamentaux, telles que les capacités d’expression ou de raisonnement. Pour autant, la formulation de buts de maîtrise concrets rendit possible la définition d’un seuil minimal d’enseignements fondamentaux à dispenser aux élèves dans le cadre de la scolarité obligatoire.
L’évaluation de la maîtrise des acquis, cette dernière restant une forme d’évaluation absolue, se substitua ainsi à l’évaluation intra-individuelle, qui servait jusqu’alors pour l’évaluation des items spécifiques à chaque matière. Lesquels figuraient dans une colonne intitulée « observations » (shoken 所見), qui fut renommée à l’occasion de la révision du livret de 1980, « évaluation de la situation des apprentissages scolaires par perspectives », kanten betsu gakushū jōkyō hyōka 観点別学習状況評価. À partir de la révision de 1991, cette évaluation analytique par perspectives vit sa place renforcée dans le livret, tout en y étant désormais consignée au moyen des lettres « A : très satisfaisant », « B : globalement satisfaisant » et « C : des efforts sont requis »41. Le positionnement synthétique y était quant à lui indiqué par les valeurs chiffrées : « 1 : des efforts sont requis », « 2 : globalement satisfaisant » et « 3 : très satisfaisant », à l’école élémentaire, et uniquement à partir de la 3e année à partir de 1991 ; et : « 1 : davantage d’efforts sont requis », « 2 : des efforts sont requis », « 3 : globalement satisfaisant », « 4 : très satisfaisant » et « 5 : très satisfaisant, de niveau supérieur », au collège à partir de 200142. Une forme d’évaluation intra-individuelle des élèves fut également maintenue dans une nouvelle colonne shoken, mais elle ne consistait plus qu’en un espace de commentaires descriptifs libres, généralisé à l’ensemble de l’année scolaire, et, à partir de la révision de 2001, à l’ensemble des aspects de la scolarité43.
Nonobstant les évolutions mentionnées ci-avant, ce système dual, évaluation des items spécifiques à chaque matière (modalité absolue ; évaluation intra-individuelle, puis évaluation de la maîtrise des acquis lors du basculement par perspectives à partir de 1980) – positionnement synthétique (modalité relative ; adoucie à partir de 1971), perdura de 1955 jusqu’à la révision de 2001.
2. Retour vers une évaluation au service des apprentissages ?
Au milieu des années 1990, le système scolaire japonais fut « décrété “en crise” par les autorités qui en avaient la charge »44, en même temps qu’éclatait la bulle financière qui plongea ensuite le pays dans une crise économique de grande ampleur. Au début des années 2000, l’« éducation allégée » (yutori kyōiku ゆとり教育)45 fut rendue responsable de la baisse constatée des résultats scolaires, que les comptes rendus de plusieurs enquêtes nationales et internationales, notamment l’enquête PISA46 de 2003, semblèrent confirmer47, tandis que la crise économique accéléra l’introduction de l’idéologie néo-libérale et d’une logique de marché dans le système scolaire, visant à terme la mise en place d’une éducation « différenciée (kakusaka [格差化]), ou “de classes” (kaisōka) [階層化]) »48 en désengageant le gouvernement de l’éducation publique. Le Conseil national de la réforme éducative (Rinji kyōiku shingikai臨時教育審議会, abrégé en Rinkyōshin 臨教審) établi par le Premier ministre Nakasone Yasuhiro 中曽根康弘 (1918-2019) en 1984, quand le Japon était alors en période de haute croissance, avait commencé à esquisser cette transformation, mais il s’était heurté à la Loi fondamentale sur l’éducation et à l’interprétation égalitariste de celle-ci autour de laquelle s’était construit le système éducatif d’après-guerre :
« C’est en effet seulement à partir de ces [années 1990] que la Loi fondamentale sur l’éducation de 1947 a commencé à apparaître à certains comme un réel obstacle à la politique qu’ils jugeaient à présent la meilleure pour le Japon, une politique fondamentalement différente de celle mise en place depuis les années 1950 et qui visait à alléger les dépenses publiques en désengageant progressivement l’État de toute une série de services, services dont l’éducation n’est évidemment pas le moindre. »49
Même si l’article 3 (devenu article 4) sur l’égalité des chances fut épargné par la révision de la Loi fondamentale sur l’éducation qui eut lieu en 2006, l’article 4 qui imposait une durée de neuf ans à la scolarité obligatoire fut réécrit et la durée supprimée, de même que disparut de la nouvelle loi l’ancien article 5 qui imposait la mixité dans l’éducation, remettant ainsi profondément en cause la vision égalitariste de l’éducation qui s’était imposée après-guerre. Pour autant, les possibilités dérégulatoires offertes par la révision de la loi ne furent pas immédiatement exploitées en raison du maintien au pouvoir d’Abe Shinzō 安倍晋三 (1954-2022), « davantage acquis à l’idéologie néo-conservatrice et nationaliste qu’au néo-libéralisme »50. Un néo-conservatisme qui se traduisit par une volonté de renforcer à l’école l’inculcation de l’« amour de la patrie » (si tant est que le patriotisme puisse faire l’objet d’un enseignement) en transformant l’enseignement de la morale en matière scolaire à part entière51, ou en accédant à des revendications nationalistes telles qu’un soutien en faveur de manuels d’histoire au contenu révisionniste52 ou le retour du salut au drapeau obligatoire dans les cérémonies scolaires.
La révision de la Loi fondamentale sur l’éducation entraîna une révision de la Loi sur l’éducation scolaire (Gakkō kyōiku hō 学校教育法) l’année suivante53, et notamment l’introduction dans celle-ci de l’alinéa 2 de l’article 30 qui établit les nouveaux objectifs d’enseignement pour les niveaux primaire et secondaire :
« Article 30. (2) Dans les cas définis à l’alinéa précédent, afin que puisse être cultivé un socle d’apprentissage qui s’enrichira tout au long de la vie, on fera particulièrement attention à faire acquérir des connaissances et des savoir-faire fondamentaux, en développant des compétences telles que les facultés de raisonnement, de jugement et d’expression nécessaires pour l’activation des savoirs et savoir-faire qui sont sollicités dans la résolution de problèmes, et en nourrissant une attitude consistant à s’investir de manière active dans l’apprentissage scolaire. »54
Cet alinéa est essentiel car y figurent mot pour mot les trois perspectives communes à toutes les matières autour desquelles sont dorénavant évalués les apprentissages depuis la révision de 2019 du livret scolaire55, c’est-à-dire : « connaissances, savoir-faire », « réflexion, jugement, expression » et « attitude consistant à s’investir de manière active dans l’apprentissage scolaire »56. L’organisation des directives d’enseignement entrées en application en 2017 se structurant également autour de trois piliers quasiment identiques57 aux trois perspectives d’évaluation du livret scolaire, on peut y voir l’aboutissement de l’objectif du ministère, amorcé en 2001, qui consiste en un « alignement des enseignements et de l’évaluation » (shidō to hyōka no ittaika 指導と評価の一体化)58. Cet alignement constitue également un retour en force de la fonction première de l’évaluation (evaluation) telle qu’elle fut théorisée par Ralph W. Tyler (1902-1994) dans les années 1920 aux États-Unis, et à partir de laquelle le concept d’« évaluation » (hyōka 評価) fut introduit au Japon59. Fonction qui, rappelons-le, consiste à donner à l’enseignant un retour immédiat sur ses pratiques, en recourant notamment à l’aspect formatif de celle-ci en classe, afin d’ajuster les contenus dispensés selon les progrès des élèves et d’améliorer la mise en place des programmes scolaires dans les établissements60. Empruntée au monde de l’entreprise, c’est l’expression « PDCA – Plan, Do, Check, Act » ou « roue de Deming » du nom de son fondateur61 qui a été retenue à partir de 2006 par le ministère de l’Éducation pour évoquer ces allers-retours entre les enseignements et l’activité d’évaluation.
Quant à la révision du livret scolaire de 2001, elle anticipait l’application des principes d’éducation différenciée qui sera actée par les révisions de la Loi fondamentale et de la Loi sur l’éducation scolaire dans les années qui suivirent. En effet, le semblant de modalité évaluative dite « relative » qui perdurait pour le calcul du positionnement synthétique fut remplacé par une modalité complètement absolue, la même que celle également utilisée pour l’évaluation par perspectives, qui s’articule autour d’une « évaluation se référant aux objectifs » (mokuhyō ni junkyo shita hyōka 目標に準拠した評価). Celle-ci repose sur l’utilisation de grilles d’évaluation critériées constituées de descripteurs qui spécifient les attendus pour chaque valeur de l’échelle, en particulier lors des évaluations de performance auxquelles les enseignants ont recours pour évaluer la perspective « réflexion, jugement, expression ». L’évaluation intra-individuelle continue quant à elle d’être utilisée pour la matière morale (introduite au collège en 2019), ou encore pour ce qui relève du comportement, des activités transversales, etc. Toute trace de modalité relative avait donc théoriquement complètement disparu des recommandations du ministère quand les deux lois furent révisées (cf. figure no 2).
Or, deux révisions du livret plus tard, on constate que la nouvelle relation entre kanten et hyōtei, dont les colonnes ont fusionné dans le livret à partir de la révision de 201963, reste mal comprise par une partie des enseignants et des familles, comme s’en est lui-même ému le Conseil central de l’éducation (Chūō kyōiku shingikai 中央教育審議会) dans le rapport intitulé « Au sujet de l’état de l’évaluation des apprentissages des élèves » du 21 janvier 201964. En effet, le positionnement synthétique joue dorénavant le rôle d’indicateur sommatif des performances individuelles dans chaque matière, calculé à partir des résultats obtenus dans chaque perspective qui incarnent quant à elles la dimension analytique de l’évaluation disciplinaire, ne rendant ainsi plus compte du positionnement relatif des élèves les uns par rapport aux autres :
« Le rôle du positionnement synthétique [hyōtei] comme outil d’évaluation de l’état de réalisation des objectifs – définis par les directives d’enseignement – peine aujourd’hui encore à se répandre ; l’intérêt des élèves et des responsables légaux [les parents] reste porté sur la dimension relative de ce positionnement (i.e. le classement des élèves les uns par rapport aux autres au sein d’une cohorte ou de l’école). La fonction originellement attendue de l’évaluation de la situation des apprentissages scolaires par perspectives [kanten], qui consiste à signaler avec précision, au moyen d’une lecture analytique de ce positionnement synthétique, les éléments des apprentissages nécessitant des améliorations, ne s’est pas déployée de manière satisfaisante. »65
Du côté des responsables légaux et des élèves, les craintes vis-à-vis de l’évaluation se référant aux objectifs rappellent directement celles adressées au principe de l’instillation des connaissances. Les uns et les autres redoutent en effet que l’évaluation des apprentissages par perspectives se réduise à terme en une simple vérification de la maîtrise des objectifs au détriment du développement de vraies compétences66. De plus, en raison d’une distribution des résultats dorénavant dépendante des performances des élèves, il semblerait que :
« certaines collectivités locales incitent toujours leurs établissements à noter les élèves conformément à une courbe de Gauss, probablement pour qu’il n’y ait pas trop de différences de notation entre les établissements et pour rassurer les parents »67
et ainsi retrouver une répartition plus « normale » des valeurs.
Malgré la disparition « officielle » de l’évaluation de cohorte du livret scolaire, on comprend que ce dernier reste perçu, au fil des révisions, comme un outil au service de la hiérarchisation des élèves en fonction de leurs performances scolaires, afin que chacun puisse se situer dans le groupe et dans le classement des établissements68, et ainsi aborder avec la meilleure stratégie possible les concours de sélection à l’entrée du lycée et de l’université, au détriment de sa fonction pédagogique et de l’acquisition d’un socle solide de connaissances et de compétences fondamentales qui constitue pourtant la mission de l’enseignement primaire et secondaire. Si cette tension se faisait jusqu’à maintenant d’autant plus ressentir au collège, pris entre deux « logiques opposées d’éducation terminale et d’éducation préparatoire »69, qui clôt à la fois le cycle de la scolarité obligatoire et prépare à l’examen d’entrée au lycée, l’augmentation d’année en année du nombre de candidats aux concours d’entrée au collège pour les établissements privés70 ne pourra que contribuer à renforcer la compétition scolaire dès les premières années de primaire.
3. L’axe vertical de la « méritocratie » ou « capabilisme »
En posant que l’école permet de gommer les inégalités de départ considérées comme « injustes » car liées à un patrimoine économique ou culturel hérité, la « méritocratie » se définit comme une compétition équitable entre les individus qui crée des inégalités « justes » ne reposant que sur la seule reconnaissance des efforts et du talent, et dont le résultat s’exprime par le diplôme obtenu en fin de parcours. En effet, bien que l’on considère généralement que l’éducation relève d’une fonction intégratrice en favorisant la cohésion sociale autour de valeurs communes, celle-ci possède également une fonction différenciatrice en fabricant des distances et en classant les élèves « selon un processus de distillation continue, de “raffinement”, en fonction des résultats, des filières, des options, tout au long des parcours scolaires »71.
Or, au Japon où, plus que l’obtention du diplôme, c’est avant tout le parcours scolaire réalisé pour entrer dans l’université qui délivrera celui-ci qui prime (ou primait, voir ci-après)72, l’écart entre les diplômés et ceux sortis très tôt de la compétition scolaire est d’autant plus grand. Même si, dans un contexte de baisse démographique, le caractère sélectif des concours s’est amoindri pour les universités moins renommées, la compétition est encore bien réelle pour entrer dans les grandes universités nationales et publiques. Ainsi, aux deux voies bien établies, poursuivre ou non à l’université, s’ajoute aujourd’hui une troisième option pour ceux qui choisissent de poursuivre leurs études à l’université : le faire dans une université nationale ou publique en passant un concours d’entrée (on parle alors de « sélection générale », ippan senbatsu 一般選抜, ou avant 2021, ippan nyūshi 一般入試), ou bien entrer sans difficultés particulières dans une des centaines d’universités privées, moins renommées, mais où les places sont plus nombreuses que le nombre de demandes. Dans ce cas, en remplacement du concours, le mode d’accès privilégié sera l’« entrée via le bureau des admissions » (sōgōgata senbatsu 総合型選抜, ou avant 2021, AO nyūshi AO入試) qui garantit un recrutement facile, car ces universités ne peuvent se permettre de recruter moins d’étudiants qu’elles n’en ont besoin pour fonctionner73. Avec l’« entrée sur recommandation par l’établissement d’origine » (gakkō suisengata senbatsu 学校推薦型選抜, ou avant 2021, suisen nyūshi 推薦入試) qui repose sur le naishinsho, l’entrée via le bureau des admissions constitue actuellement l’une des deux modalités d’accès à l’université privilégiées comme alternatives au concours d’entrée.
Aujourd’hui, c’est un peu moins d’un étudiant sur deux qui accède à l’université sans passer de concours d’entrée. De fait, la reconnaissance par les entreprises de l’effort et de l’engagement associé à la réussite du concours – plus que l’obtention du diplôme en elle-même – tend à s’atténuer en même temps que le diplôme ne garantit plus l’accès à un emploi stable74. D’autre part, une petite élite continue d’accéder aux universités les plus prestigieuses (les « héritiers », déjà mis en lumière dans les travaux de Bourdieu et Passeron en 196475) en raison de leur « proximité et d’une sorte de complicité culturelle avec le monde scolaire »76. In fine, les inégalités sociales présentes au départ ont tendance à être reproduites par l’école, et le Japon ne déroge pas à la règle. En 2012, 20,4 % des lycéens envisageant d’intégrer l’une des grandes universités nationales ou publiques étaient issus d’une famille dont le revenu annuel dépassait les dix millions de yens, contre 7 % pour ceux dont les revenus familiaux étaient inférieurs à quatre millions77. Alors que, en 2005, cette proportion était proche de 10 % pour chacun des deux groupes. L’écart s’est donc creusé en 7 ans78.
Pour autant, l’application du concept de « méritocratie » au cas japonais fait l’objet d’ambiguïtés terminologiques. Apparu dans une fiction dystopique79 écrite en 1958 par le sociologue britannique Michael Young (1915-2002) et défini au moyen de la formule « QI + effort = mérite » – bien que les tests formels pour mesurer l’effort n’existent pas80 – le néologisme meritocracy est dans l’usage traduit en japonais par l’expression nōryoku shugi. Nōryoku renvoie communément au terme « compétence », qui désigne dans une acception large, aussi bien les qualités innées que le potentiel latent présent en chaque individu81. Retraduite en français, l’expression nōryoku shugi illustre ainsi davantage un « principe des compétences » plutôt qu’un « principe du mérite ». Or, si l’expression doryoku shugi 努力主義, en tant que « principe de l’effort », serait une traduction plus fidèle du terme de Young, une rapide vérification du nombre d’occurrences dans un moteur de recherche permet de constater que l’expression, si elle existe, est peu répandue dans cet usage82.
De son côté, Honda83 montre, à partir d’une démonstration reposant sur une étude de l’ISSP (International Social Survey Programme) de 199984, qu’il existe entre le Japon et d’autres pays occidentaux développés, un écart de perception, au sujet du lien entre efforts, compétences, et récompense, ainsi qu’au sujet de l’importance du nombre d’années d’études pour déterminer le traitement salarial. D’après les résultats de l’étude, les réponses par l’affirmative à la seconde proposition, autrement dit le fait de concevoir la durée de l’éducation comme facteur déterminant du montant du salaire, sont dans les pays interrogés, plus nombreuses que celles concernant la reconnaissance des efforts et des compétences qui arrivent après. Or, au Japon, et au Japon seulement, le fait d’être récompensé en fonction de ses compétences reçoit davantage de réponses affirmatives, suivi de l’importance des efforts, et le poids de la durée de l’éducation reçue arrive en dernière place. Cet écart révèle la haute considération accordée par les pays occidentaux à la reconnaissance officielle des diplômes et autres qualifications détenus, qui témoignent de manière visible des compétences et des efforts déployés pour l’obtention de ces titres. Par conséquent, une traduction plus adéquate du concept de méritocratie dans son sens occidental (reconnaissance des titres obtenus) pourrait être l’expression gyōseki shugi 業績主義, exprimant littéralement un « principe des résultats obtenus dans le domaine professionnel ou académique »85. Le terme nōryoku shugi serait donc à strictement réserver à la « méritocratie » au sens japonais du terme, c’est-à-dire à la reconnaissance des compétences en tant que « performances » ou « capacités » (seinō 性能) présentes en chaque individu86.
Galan87 propose quant à lui de réserver le néologisme « capabilisme »88 à la traduction en français du concept de nōryoku shugi appliqué au Japon. Il distingue d’une part un « capabilisme » entrepreneurial qu’il définit comme :
« un principe qui détermine la valeur d’un individu en fonction des résultats obtenus à des évaluations portant sur ses capacités individuelles et notamment sa capacité à accomplir telle ou telle chose, pour lui-même et par rapport aux autres. Il régit notamment l’évaluation des performances des employés ou des ouvriers, celles-ci déterminant ensuite la promotion et le salaire. De fait, ce principe repose sur l’idée qu’un individu n’a de valeur qu’au travers de ses capacités, c’est-à-dire de ce qu’il peut apporter à la collectivité, qu’elle soit entrepreneuriale ou sociale. »89
et son pendant pédagogique, déjà mentionné ci-avant comme le courant s’étant élevé en réaction au principe de l’expérience dans les années 1950, et qui nous ramène à une conception mécanique des apprentissages :
« Le “capabilisme”, qui dans la vie des adultes renvoyait à des réalités à la fois concrètes et diverses, se traduisit ainsi dans l’espace scolaire par une centration exclusive sur la quantité et la rapidité de l’acquisition des compétences et des connaissances au programme mesurées par des outils numériques objectifs et normatifs : notes, hensachi 偏差値, concours. »90
La conclusion que l’on peut tirer de cette analyse terminologique est la convergence des démonstrations de Honda et Galan qui s’accordent sur la prévalence de la reconnaissance, dès l’école et tout au long de la carrière, des compétences individuelles dans l’acception japonaise de l’idéologie méritocratique – ou « capabiliste ». Dans les travaux de Honda, ce courant est représenté par un axe de « hiérarchisation verticale » (suichokuteki joretsuka 垂直的序列化) qui croise perpendiculairement une « uniformisation horizontale » (suiheiteki kakuitsuka 水平的画一化) incarnée notamment par l’évaluation de l’attitude et des qualités individuelles, telle que mentionnée dans l’article 30 de la Loi sur l’éducation scolaire. Cette structure était déjà dénoncée par Shimizu comme combinant « deux grandes options idéologiques diamétralement opposées dans le monde éducatif : “égalitarisme” et “méritocratie” »91 ; une structure quadrillée dont le livret scolaire, à l’intersection de ces deux axes, en était et en reste le garant.
Les résultats d’une enquête réalisée par Nakamura et Hayashikawa92 auprès d’environ 3000 lycéens sur l’impact du livret scolaire quant aux choix effectués durant la scolarité au collège, en termes de relations amicales, d’investissement dans les activités extracurriculaires, ou bien d’attitude en classe, rendent compte du mal-être structurel des élèves à l’école (cf. figure no 3). Rappelons que le livret scolaire existe dès l’école élémentaire, et que les résultats qui y sont consignés sont convertis en points qui s’ajoutent aux résultats obtenus aux concours d’entrée qui rythment la scolarité.
En juin 2023, l’association Youth Conference (Nihon wakamono kyōgikai 日本若者協議会), fondée en 2015, remettait à un haut représentant du ministère de l’Éducation une liste de propositions intitulée « Protection des droits de l’enfant à l’école » (Gakkō ni okeru kodomo no kenri hoshō 学校における子どもの権利保障), faisant suite à la promulgation de la Loi fondamentale sur les enfants (Kodomo kihon hō こども基本法) en septembre 2022. Dans le rapport, au point 2.1 intitulé « Abolition du rapport confidentiel des résultats scolaires [naishinsho], suppression du positionnement hiérarchisant et de la notation chiffrée »94, un membre de l’association s’exprime ainsi :
« À première vue, cela peut sembler confortable d’obéir aux professeurs et aux règles, mais en s’habituant à obéir, on en oublie d’avoir son propre avis ou de douter. Les élèves ne prennent pas la parole et suivent en tout point ce que leur disent leurs professeurs. Les professeurs considèrent les opinions personnelles des élèves comme des actes de rébellion. Et les élèves pensent que les avis de leurs professeurs sont les meilleurs. »95
En citant également une partie des résultats de l’enquête de Nakamura et Hayashikawa, le rapport précise par ailleurs que certains enseignants n’hésitent pas à utiliser le naishinsho comme outil de pression pour réguler le comportement des élèves (15,5 % des répondants à l’enquête), confirmant que la scolarité des élèves s’organise bien autour de ce livret scolaire.
Conclusion
Que l’on nous permette ici de reprendre notre questionnement initial : comment expliquer que l’évaluation des candidats au concours d’entrée à l’université au moyen de questions rédactionnelles soit toujours aussi difficilement envisageable aujourd’hui ?
À la lumière de l’évolution des modalités d’évaluation retenues au fil des révisions du livret scolaire pour mesurer les apprentissages, on comprend aisément qu’une évaluation reposant sur la mesure de compétences créatives (expressives) de l’élève par l’interprétation individuelle et personnelle du correcteur ne peut en réalité pas (encore ?) trouver sa place dans le système éducatif japonais actuel. Le livret scolaire, par le rôle qu’il joue dans le processus de sélection des candidats aux concours d’entrée dans les niveaux supérieurs, entrave tout développement d’une « diversité horizontale » (suiheitekina tayōsei 水平的な多様性), autrement dit d’une libération des comportements, pour laquelle plaide par exemple Honda Yuki96. C’est d’ailleurs en tout point la tendance inverse qui s’observe par exemple dans les revendications des courants nationalistes et néo-conservateurs, lesquels s’expriment en faveur d’un retour plus strict de l’enseignement de la morale, ou plutôt d’une morale uniformisée autour de valeurs traditionnelles97 ; une éducation uniformisante qui ne peut qu’à terme encourager le formatage des comportements des enfants vers le stéréotype du « bon élève »98, et ce dans le but de récupérer le maximum de points (naishinten).
Les conclusions que l’on peut tirer des résultats de l’enquête PISA 2022 vont également dans ce sens. En effet, même si le Japon a su remonter dans les classements généraux après le « choc » de 2003, une analyse détaillée des résultats en fonction de la typologie des questions posées et des modalités de réponses révèle des disparités. Ainsi, si le Japon se place 3e des pays de l’OCDE au classement PISA 202299 dans les épreuves de compréhension écrite (15e en 2018), le taux de réponses justes à la question 6 qui appelait une réponse rédigée libre atteint seulement 14,3 % ; il était de 8,9 % en 2018 pour le même type de question et signalé en-dessous de la moyenne des pays de l’OCDE100. Le futur développement de l’examen ESAT-J déployé à Tōkyō sera également à suivre de près en ce qu’il nous donne un aperçu des difficultés et des critiques que peut essuyer l’évaluation d’une compétence reposant sur l’expression personnelle.
Il reste néanmoins certain que, sans un changement de paradigme évaluatif dans le primaire et le secondaire, l’évaluation dans les concours restera figée autour de modalités évaluatives afférentes au principe de l’instillation des connaissances. L’abolition du livret scolaire et l’introduction de questions d’expression et de rédaction aux concours participeraient-elles au Japon d’une même lutte pour une « diversité horizontale » ?