On assiste, dans le Japon des années 1960-1970 en pleine révolution étudiante, à de très nombreuses rééditions de textes désignés du terme « hérétique », itan 異端1, écrits par des auteurs dits hors-norme, ikei 異形2, qui avaient connu une première publication dans les années 1920-1930, souvent dans les pages de la revue Shinseinen 新青年. Répondant à une demande de la part de la jeunesse de la période de la haute croissance économique, des maisons d’édition telle Tōgensha 桃源社se lancent dans la republication des œuvres complètes (ou quasi-complètes) d’auteurs presque oubliés comme Oguri Mushitarō 小栗虫太郎 (1901-1946) ou Hasegawa Kaitarō 長谷川海太郎 (1900-1935)3, tandis que les textes d’Edogawa Ranpo 江戸川乱歩 (1894-1965) et de Yumeno Kyūsaku 夢野久作 (1889-1936) reviennent au-devant de la scène. Leurs œuvres d’avant-guerre, souvent imprégnées de l’aura sulfureuse de l’« érotisme-grotesque-nonsense », ero-guro-nansensu エログロナンセンス4, sont ainsi redécouvertes un demi-siècle plus tard et lues avec avidité par la jeunesse étudiante qui recherche une littérature qui se détacherait, voire viendrait s’opposer à celle de la génération de leurs aînés. On relit ainsi le « roman policier hétérodoxe », henkaku tanteishōsetsu 変格探偵小説, de l’entre-deux-guerres5, la « littérature absurde », nansensu bungaku ナンセンス文学, l’acception de ce dernier terme étant autrement plus englobante en japonais qu’en anglais ou en français6. Ce nansensu devenu dans les années 1920 et 1930 un genre à part entière, la « littérature humoristique », yūmoa bungaku ユーモア文学, avec des auteurs précurseurs comme Sasaki Kuni 佐々木邦 (1883-1964), Tokugawa Musei 徳川夢声 (1894-1971), Tatsuno Kyūshi 辰野九紫 (1892-1962), Shishi Bunroku 獅子文六 (1893-1969) ou Inui Shin.ichirō 乾信一郎 (1906-2000)7, fait partie, cinquante ans plus tard, des éléments redécouverts, travaillés et reconfigurés selon les critères des années 1970.
C’est dans ce contexte de transformations sociales importantes qui touchent également les productions artistiques8 et de réappropriation d’une production culturelle quelque peu oubliée, qu’apparaît un nouveau genre littérature, dont un écrivain, Yokota Jun.ya 横田順彌 (1945-2019), va rapidement s’emparer et devenir le représentant : le hacha-hacha ハチャハチャ. Avant tout l’expression d’une pratique circonscrite au monde émergeant de la science-fiction japonaise des années 1970, ce genre, ou plutôt ce sous-genre, par les discours qui sont tenus dans le corps des textes fictionnels, mais aussi dans les nombreux paratextes, pose comme fait accompli un lien fort entre lecture et rire : il interroge le type d’humour et le rapport particulier que celui-ci entretient avec ses lecteurs. Ainsi l’objectif de cet article sera-t-il double : faire émerger certaines caractéristiques du hacha-hacha et le profil de son lectorat, à travers l’analyse, dans un premier temps, du paratexte lié à des œuvres du genre et, dans un second temps, de la nouvelle considérée comme la première à véritablement développer le hacha-hacha, Uchū gomi daisensō 宇宙ゴミ大戦争 (La Grande Guerre cosmique des poubelles), publiée en octobre 1974 dans la revue SF Magajin SFマガジン, puis en version poche en 1977 chez Hayakawa shobō 早川書房9.
1. La métadiscursivité envahissante du hacha-hacha
Tsutsui Yasutaka 筒井康隆 (né en 1934) est pour nombre d’écrivains qui ont pratiqué le hacha-hacha l’auteur d’une nouvelle incontournable : Warau na 笑うな (Ne ris pas !)10. Ce texte de dix pages présente un récit à la structure apparemment simple : un homme vient d’inventer une machine à remonter le temps et veut faire une surprise à son ami en lui offrant la primeur de la nouvelle. Il lui demande de venir chez lui mais de ne surtout pas rire à l’annonce de l’invention. Cependant les deux protagonistes ne peuvent s’empêcher de s’esclaffer systématiquement dès qu’ils prononcent le mot « machine à remonter le temps ». La nouvelle est dès lors parsemée d’éclats de rire. Ils se lancent dans leur première expérience temporelle, toujours en se tordant de rire, et décident de se diriger vers le moment où l’inventeur avait annoncé la nouvelle à son ami : les deux voyageurs qui tentent par tous les moyens de se retenir de pouffer assistent donc à l’annonce de l’invention au cours de laquelle ils se voient éclater de rire.
Cette approche physique du rire11, présentée comme un acte incompressible et incompréhensible (on ne saura jamais pourquoi les deux héros explosent de rire), vient fortement relativiser l’importance de la thématique de la machine à remonter le temps et du paradoxe temporel. La science-fiction se trouve ainsi attaquée dans un de ses topoï les plus récurrents et les plus forts. Le récit met surtout en scène deux personnages qui assistent à la réitération quasiment à l’identique de leur aventure, tout comme le lecteur qui a déjà lu la scène et lirait une seconde fois Warau na. Le sérieux inhérent à nombre de récits temporels est ainsi totalement évacué et celui qui aurait voulu en extraire une morale est confronté à une fin qui n’en est pas une, l’absence de chute finale souvent attendue dans ce type de texte court renforçant davantage l’instabilité de la réception. La nouvelle de Tsutsui interroge le sérieux du paradoxe temporel mais ne propose aucune conclusion qui pourrait se concrétiser, par exemple, par le retour au temps présent des héros ou par une impossibilité absolue d’y revenir, qui constituent les deux schémas narratifs les plus courants dans ce sous-genre de la science-fiction. Ce texte donne cependant une grille de lecture : celle de deux lecteurs internes au texte, les deux comparses voyageurs dans le temps, qui lisent en surplomb (ils sont postés au premier étage et observent à travers les interstices du plancher) leur propre histoire tout en riant, tandis que les véritables lecteurs lisent cette lecture riante, eux aussi penchés sur le livre.
Warau na offre ainsi le cadre dans lequel peuvent être envisagés les textes hacha-hacha de Yokota : celui d’un double niveau de lecture, d’une métadiscursivité envahissante, qui a pour objectif, comme le laisse entendre l’hypotexte de Tsutsui, de déclencher le rire, voire la franche rigolade, face aux événements saugrenus rapportés mais aussi et surtout face à la structure du texte, dans un récit qui se love en lui-même comme les deux personnages venant littéralement se retourner sur eux-mêmes, sans véritable chute.
Ce mouvement se retrouve dans cette réunion des personnages d’une nouvelle de Yokota, Meguro no kesshiken メグロの決死圏 (Le poissage fantastique12) intégrée au recueil Dassen ! Taimu mashin kitan 脱線!たいむましん奇譚 (Dérapage ! Une histoire de machine à remonter le temps)13. L’auteur y invite ses personnages à trouver une idée d’histoire pour qu’ils puissent continuer à vivre dans la fiction. Le résultat, bien loin des attentes de l’instigateur, est une révolte généralisée des personnages. C’est le format sérieux, épitextuel, celui de la table ronde, zadankai 座談会, genre particulièrement apprécié des revues littéraires, qui est mis sens dessus dessous. Le lecteur assiste impuissant à cette révolution, non seulement intratextuelle, mais également transtextuelle car elle déborde le cadre du texte pour en impliquer d’autres où interviennent les mêmes personnages14. Il obtient cependant ce qu’il est venu chercher dans un texte de Yokota : la subversion de l’horizon d’attente, l’affirmation de l’« incongruité » qu’Alain Vaillant définit comme un phénomène qui « contrevient à la logique ordinaire à laquelle nous sommes en principe tous soumis » et qui « transgresse toutes les limites qu’impose le réel et sur lesquelles le rieur prend sa revanche »15.
L’écrivain avait déjà engagé ce travail dans un autre espace paratextuel, également marqué par le sérieux et la réflexion : le commentaire, kaisetsu 解説. Celui de Warau na a été pris en charge par Yokota lui-même. Il débute ainsi :
« À la vérité, je ne suis pas la personne la plus appropriée pour rédiger un commentaire à propos de ce livre.
Avec une telle amorce, mes amis les lecteurs vont sans doute éclater de colère : “C’est qui celui-là qui écrit une chose pareille ? Qu’est-ce que ça signifie que d’écrire dans un commentaire qu’on n’est pas capable d’en écrire un ? S’il le savait, il n’avait qu’à refuser dès le début. C’est quand même plutôt impoli, envers Monsieur Tsutsui et nous-mêmes, que d’accepter puis de déclarer qu’on n’est pas la personne appropriée.” »16
On peut véritablement parler d’un dynamitage du « sérieux » du kaisetsu : sa légitimité est niée dès les premières lignes, avant d’être plus loin rétablie, mais en rejetant cette fois-ci dans les limbes les lecteurs auxquels s’adresse pourtant cet espace à la fois para- et métatextuel. Les lecteurs évoqués dans le texte n’éclatent d’ailleurs plus de rire mais de colère. On peut cependant se demander si le lecteur « réel » qui découvre ce kaisetsu n’éclate pas, lui, de rire, devant le chamboulement du genre du commentaire, d’autant plus que Yokota se présente comme un écrivain hacha-hacha dont l’horizon d’attente est justement de faire rire par le détournement des genres.
Dès le début des années 1970, Yokota, avec ses condisciples, fans et écrivains de science-fiction, avait en fait déjà commencé son œuvre de dynamitage humoristique des règles du genre et, plus généralement, de la structure discursive du texte de fiction. Hirai Kazumasa 平井和正 (1938-2015) avait publié en 1970 Chōkakumeiteki chūgakusei shūdan 超革命的中学生集団 (Le Groupe des collégiens ultra-révolutionnaires), sans doute un des premiers textes qui préfigurait le hacha-hacha et dont le titre est une référence explicite aux événements historiques que connaissait le Japon alors. L’histoire part d’un postulat des plus extravagants : un groupe de jeunes garçons reçoit des super-pouvoirs de la part d’extra-terrestres et se lance à la conquête du monde, entreprise qui va se révéler catastrophique. Le héros n’est autre qu’un certain Yokota Jun.ya 横田順弥, clin d’œil de l’auteur à son ami Yokota Jun.ya, la seule différence entre les deux Yokota résidant dans le second kanji (ya 彌 / ya 弥) utilisé dans le nom personnel Jun.ya. C’est d’ailleurs ce dernier qui va trouver une solution pour sortir les héros du chaos qu’ils ont provoqué : il invente une machine à remonter le temps (!) et ramène les personnages, mais aussi les lecteurs, aux premières pages du roman qui réapparaissent, littéralement identiques, à la fin du récit17. Pour compliquer davantage la structure de l’ouvrage, le Yokota Jun.ya réel, l’écrivain, est chargé d’une première postface, intitulée « Dasoku » 蛇足 (Pattes de mouches), qu’il débute ainsi :
« Bonjour ! Je suis Yoko Jun. Me revoilà ! C’était bien, Le Groupe des collégiens ultra-révolutionnaires, non ? En plus, les héros sont classe. […]
D’ailleurs, maintenant que l’histoire est finie, certains vont se demander pourquoi j’apparais sans coup férir même dans la “postface” mais il y a une raison profonde à cela et je m’en vais vous la raconter. »18
Le « Bonjour ! Je suis Yoko Jun. Me revoilà ! » qui ouvre le texte est particulièrement déstabilisant : il remet en cause le sérieux de l’espace paratextuel par une familiarité inattendue entre le commentateur et le lecteur. Cet incipit intègre et fictionnalise de fait cette postface en créant un lien entre le paratexte (le Yokota Jun.ya réel) et le texte fictionnel (le Yokota Jun.ya du récit). La note finale, la chute, qui s’adresse au lecteur est très claire à ce sujet : « Cette “postface” appartient au genre de la non-fiction [nonfikushon ノンフィクション] mais la fiction [fikushon フィクション] en occupe la majeure partie… Yokota Jun.ya »19.
Yokota met ainsi en place un horizon d’attente déceptif paradoxalement voulu par les lecteurs : il faut à tout prix que ceux-ci soient confrontés à un retournement des attentes du genre auquel est censé appartenir le texte. C’est dans ce retournement, d’une certaine manière masochiste, que le rire peut s’immiscer. Ce twist s’effectue au niveau des structures formelles et génériques mais aussi, comme le laisse sous-entendre cette postface, dans le contenu, avec un effacement de la limite entre ce qui est fiction et ce qui ne l’est pas et avec des allers-retours constants entre ces deux pôles.
2. Vous avez dit hacha-hacha ?
Définir le hacha-hacha s’avère particulièrement complexe. Les définitions sont nombreuses et, dans le contexte très parodique que présuppose le genre, sont à manier avec beaucoup de prudence. Le kaisetsu de Warau na par Yokota permet une première approche.
« Comme vous le savez, la SF hacha-hacha est une SF du grand n’importe quoi, un genre de canular [warufuzake 悪ふざけ] traversée de bout en bout par le slapstick [surappusutikku スラップスティック] et le burlesque [dotabata ドタバタ]. En principe, ce genre de SF n’est généralement pas reconnu. Si elle l’a été, c’est, bien sûr, grâce à l’influence de Tsutsui Yasutaka qui a développé un genre peu connu de par le monde, la SF slapstick. »20
La référence au burlesque est fondamentale. Elle rejoint en cela les réflexions d’Emmanuel Dreux et de Jean-Marc Dufays sur le burlesque comme « comique du comique » ou comme « subversion » pour « inventer sa propre forme, […] recréer ses modèles et […] faire naître son propre rire »21. Yokota voit ainsi dans le hacha-hacha un moyen de créer un monde à l’origine d’un humour singulier. De fait, son œuvre est traversée par des passages-piétons amoureux22, des livres qui se boivent23, des spermatozoïdes d’un mètre de long24, etc. qui projettent les lecteurs dans des mondes a priori incohérents mais où les personnages, après un éventuel effet de surprise, admettent cette autre réalité. En outre, dans une discussion avec Nakamura Seiichi 中村誠一 (né en 1947), musicien de jazz et écrivain, Yokota évoque le rapport à ses lecteurs dans le contexte du hacha-hacha, qu’il identifie au dotabata ドタバタ (« burlesque ») :
« Qu’il s’agisse du dotabata ou du hacha-hacha […], c’est un échec si le lecteur s’arrête de lire en cours de route. Il faut absolument que ça coule puisque c’est déjà un raté si le lecteur n’a pas envie de passer à la ligne suivante. C’est tout ce que je demande. Lisez jusqu’au bout. (Rire). Peu importe ce qui se passe après avoir fini un livre ! Vous pouvez l’oublier ! Voilà mon sentiment. »25
Les commentateurs de l’époque avaient repéré cette volonté de ne pas imposer de discours normatif dans la pratique du hacha-hacha et ce désir d’envisager la lecture comme une pratique physique au cours de laquelle le lecteur cherche à se laisser emporter. Dans le kaisetsu de Yoko Jun no bikkuri hausu ヨコジュンのびっくりハウス (La maison aux surprises de Yokota Jun.ya), l’écrivain de science-fiction Morishita Kazuhito 森下一仁 (né en 1951) revient sur l’aspect parodique des œuvres de Yokota.
« Je ne sais pas s’il existe dans la parodie une version haute et une version basse. Si on considère la première comme porteuse d’une approche critique de haute qualité et ayant comme objectif d’apporter une signification supplémentaire à l’œuvre parodiée, on peut dire sans hésiter que la parodie de Yokota appartient à la version basse. Comme on peut le voir dans son “cours introductif à la SF” où il débute l’histoire du genre par “SA”26, il n’y a ni critique ni réflexion dans sa pratique parodique. Elle est superficielle, immédiate, composée de fulgurances, et ridicule. Mais de ce point de vue, le lecteur peut apprécier, sans être inquiété, ce genre de parodie. Il n’a pas besoin de se poser la question : ne vais-je pas commettre une erreur en riant à un endroit alors qu’une signification de haute-volée s’y cache justement ? Cette absence d’inquiétude constitue un des éléments du hacha-hacha. »27
Le hacha-hacha de Yokota n’exigerait donc pas du lecteur une connaissance pointue des potentiels sous-entendus ou des hypotextes qui sont souvent à l’origine des textes humoristiques et parodiques. Il s’agirait ici de quelque chose de beaucoup plus physique, viscéral : le lecteur peut rire sans arrière-pensée, sans craindre une mauvaise interprétation et laisser parler son corps, ses réflexes, comme les deux acolytes de Warau na qui ne pouvant plus émettre de son de crainte de dévoiler leur présence « continu[ent] de rire juste avec leurs corps »28. Nous verrons plus bas que cette vision de l’humour de Yokota doit être nuancée, mais il n’en demeure pas moins qu’il ne se réclame pas d’un humour élitiste. D’un certain point de vue, sa pratique humoristique peut se rapprocher du style potache tel que le définit Denis Saint-Amand à travers celui qui l’incarne :
« Le potache est d’abord porté par l’intérêt au désintérêt ; peu ambitieux, il ne cherche ni la reconnaissance ni les honneurs et envisage l’existence dans un mélange d’ataraxie et d’hédonisme. Il revendique comme Paul Lafargue le droit à la paresse et fait avec Bertrand Russell l’éloge de l’oisiveté. Hétérodoxe, goûtant peu le caractère officiel et prescriptif des institutions, il récuse les normes et les règlements, dont il se plaît à traquer les failles. »29
Dans ce désir affirmé de non-sérieux, Yokota pratique un rabaissement systématique de son propre statut d’écrivain, de ses textes et de ses personnages qui proposent un panorama assez complet d’idiots et d’inadaptés, aucun ne pouvant rattraper l’autre.
Le refus des « normes et des règlements » se caractérise comme l’explique Tsutsui par un éloge de la liberté du hacha-hacha qui passe par les transgressions les plus fortes qui permettraient d’atteindre une autre « vérité », shinjitsu 真実 :
« Les Hommes sont tous égaux. L’amour. “Je ne mens jamais”. L’Homme est fondamentalement bon. “Non à la guerre !” Sincérité. Respectons nos aînés. Tendons une main d’amour vers les malheureux. Tout cela n’est que mensonge et c’est lorsqu’on en a pris conscience que naît la science-fiction burlesque, slapstick, hacha-hacha.
Les Hommes aiment la discrimination, vivent dans le désir charnel, ne peuvent passer une journée sans mentir et ne pensent qu’à faire le mal. Ils adorent la guerre (les mouvements pour la paix sont la première étape vers la guerre). La trahison mène à la prospérité, on se moque des personnes âgées et on voudrait qu’elles meurent vite, on se réjouit de son propre bonheur justement parce qu’il y a des malheureux.
Cette vérité, aucun genre littéraire sauf la science-fiction n’essaie de la décrire. Non ! Aucun ne peut la décrire. Parce qu’ils sont tous empêtrés dans ce mensonge. Seule la science-fiction burlesque, slapstick, hacha-hacha est capable de le faire, ce genre que tout le monde considère inférieur, vulgaire, plus ou moins fou et menteur, et qui est pourtant libre de tout. »30
Ce texte, cité dans son intégralité, ouvre le numéro spécial sur le dotababa proposé par la revue Kisō tengai 奇想天外. Le hacha-hacha (ou le dotabata, ou le burlesque, ou le slapstick) se voit attribué une valeur élevée, celle de permettre de dépasser les mensonges dans lesquels seraient enferrées toutes les autres formes littéraires. On est donc loin du rabaissement que Yokota propose lui de son côté. Cet apparente contradiction, qui ne cesse d’interroger si on veut aboutir à une définition du hacha-hacha, montre plutôt ce que ce genre cherche à atteindre : une constante recherche du paradoxe.
Toutes ces considérations aboutissent à la question de la pratique du hacha-hacha. Pour cela, un détour par le texte fondateur du genre chez Yokota, Uchū gomi daisensō, s’impose. Cette nouvelle est la première à ouvrir la série des aventures rocambolesques du héros Arakuma Yukinojō 荒熊雪之丞, présent dans 16 nouvelles publiées entre 1974 et 1985, décennie qui correspond à la période la plus productive dans le genre hacha-hacha chez l’auteur.
3. Une guerre interplanétaire aux armes étonnantes
Le recueil en version poche (1977) dans lequel apparaît cette nouvelle est composé de deux fictions « sérieuses », l’une décrivant de manière polyphonique la fin du monde à la suite d’une guerre nucléaire (Tomo yo, ashita o 友よ、明日を , « Mon ami ! Et si demain…») et l’autre sur l’occasion ratée d’une renaissance de l’humanité dans un monde postapocalyptique (Kawaita kaze かわいた風, « Un vent sec »), de deux fictions hacha-hacha avec Arakuma Yukinojō comme héros, Uchū gomi daisensō et Nazo no uchū UFO 謎の宇宙UFO (L’Étrange OVNI de l’espace], et enfin de 21 micro-nouvelles plus proches du merveilleux que de la science-fiction. Ces trois parties sont titrées successivement « KCN », « C2H5OH » et « H2CO3 », qui correspondent aux composés chimiques que sont le cyanure de potassium, l’éthanol et l’acide carbonique.Que raconte Uchū gomi daisensō au long de ses 34 pages ?
Le héros Arakuma Yukinojō est réveillé un dimanche matin par une très forte explosion dans son jardin. Il y découvre un engin en forme de chaudron. Après inspection avec son voisin qui se dit être Taïwanais, ils en concluent qu’il s’agit d’un satellite qui s’est écrasé, avant de se rendre compte que des détritus s’en échappent. Le voisin taïwanais reconnaît alors des produits de Chine continentale et dévoile sa véritable identité : il est un espion de ce pays. Il demande à Arakuma de cacher le phénomène quelques jours car il veut en référer à son pays qui a décidé de devenir le premier État libre de tout déchet. Échec : il se fait renvoyer par les autorités de son pays qui refusent de reconnaître l’existence de ce satellite et il s’avère en fait que ce dernier est américain.
Le récit prend ensuite une autre dimension : Américains et Chinois qui ne veulent pas reconnaître au niveau international leur responsabilité dans cet accident décident de se déclarer la guerre, car ils s’ennuient. Les Chinois proposent toutefois une guerre limitée aux poubelles. Rapidement, plusieurs pays, dont le Japon, sont entraînés dans ce conflit au cours duquel chaque pays déverse des tonnes de déchets chez son ennemi. Pendant ce temps, Arakuma tente de mener sa vie, entouré d’effluves pestilentiels, et de charmer Ranka 蘭花, la jeune femme aux proportions plus que plantureuses, fille de l’ex-espion chinois travaillant désormais dans une compagnie d’éboueurs. Le conflit mondial prend de l’ampleur avec de nouvelles armes : les Américains ont inventé un missile contenant des excréments. Mais leur premier essai échoue lamentablement car leur arme fait exploser une soucoupe volante d’un groupe de commerçants venus de la Voie lactée pour faire des affaires avec les Terriens qui avaient enfin atteint, au bout de 10 000 ans, un stade de développement suffisant. Les extra-terrestres, particulièrement vexés de s’être retrouvés recouverts d’urine et autres déjections, font appel à leurs alliés pour déverser à leur tour des milliards de milliards de tonnes de poubelles et de déjections sur la Terre. Mais, nouveau problème : le poids du projectile le fait dévier de sa trajectoire initiale, jusque vers la constellation d’Andromède, qui, attaquée, mobilise à son tour ses armes, c’est-à-dire poubelles et excréments.
Les dernières lignes reviennent vers Ranka et Arakuma qui continuent à filer le parfait amour parmi les poubelles. Le texte se termine sur ces questions existentielles : comment va évoluer la guerre entre la Voie lactée et la constellation d’Andromède ? Que va-t-il advenir de la Terre, de l’humanité, de Ranka et d’Arakuma ?
Le paratexte, sous la forme d’un commentaire de Komatsu Sakyō 小松左京 (1931-2011), vient légitimer l’œuvre hacha-hacha de Yokota mais ne peut s’empêcher de « hacha-hachaïser ».
« […] pour les écrivains de SF il s’agit d’un échange constant d’histoires débiles qui poussent le n’importe quoi à son paroxysme, comme une gymnastique de l’esprit. Ce sont de totales élucubrations à dormir debout où on trouve de tout, des jeux de mots, des parodies, des chutes comprises des seuls initiés [gakuya-ochi 楽屋落ち], à propos desquelles tous s’étouffent de rire. Ils essaient de dire “c’est vraiment n’importe quoi [mecha-kucha]”, mais ayant le souffle coupé, ils ne peuvent plus prononcer les “me” et les “ku” et ne font que répéter “hacha…. Hacha”. Telle serait l’origine du mot, qu’un grand menteur du monde de la SF aurait colportée, donc rien n’est moins sûr. »31
Malgré le doute qu’instille Komatsu à propos de l’origine du terme, il n’en reste pas moins qu’il le lie fondamentalement au rire, à ses effets physiques qui empêchent le lecteur de s’exprimer autrement que par des ânonnements et qui rejoint les descriptions du rire de la nouvelle Warau na.
Ce rire voulu, désiré par le lecteur, où et comment est-il provoqué ? Et que laisse-t-il saisir de ce même lecteur ?
4. Mais qui peut bien lire ça ?
Loin de l’affirmation de Morishita présentée précédemment, Uchū gomi daisensō, et de manière générale le genre hacha-hacha, comme l’explique Komatsu, implique un lectorat d’initiés capables de repérer les références intertextuelles, les renvois à des événements contemporains de la publication de ces nouvelles, mais aussi les clins d’œil propres à la communauté des écrivains de la science-fiction japonaise. Cette spécialisation peut prendre plusieurs aspects qui impliquent des degrés divers d’« initiation » et permet d’identifier le lecteur-type. On peut citer, comme premier niveau, l’intérêt pour l’actualité nationale et internationale :
« Comme nous sommes plutôt de bons citoyens et de gentils espions, le président Watergate des États-Unis d’A. va sans doute nous offrir un bœuf musqué ! Le président qui a perdu la confiance du monde à cause d’un autre problème va tout faire pour étouffer l’affaire et éviter que sa popularité ne s’effondre davantage. »32
Tout lecteur des années 1970 et beaucoup des décennies ultérieures sauront reconnaître les références au président Nixon et aux « États-Unis d’A. », même si celle concernant le bœuf musqué ne dit plus rien à un lecteur n’ayant pas connu cette période.
À l’autre extrémité du spectre du degré de spécialisation : les références explicites, implicites ou quasiment ésotériques à la culture SF, souvent masquées par des jeux de mots, qui rendent leur compréhension encore plus complexe pour un lecteur non averti. On trouvera ainsi, parmi de multiples exemples dans le recueil Uchū gomi daisensō, des références à l’adaptation cinématographique de 1953 par le réalisateur américain Byron Haskin (1899-1984) de The War of the Worlds (La Guerre des mondes) de H.G. Wells (1866-1946), au roman de science-fiction Nihon chinbotsu 日本沈没 (La Submersion du Japon) de Komatsu Sakyō paru en 197333, au superhéros Gekkōkamen 月光仮面, visible sur la chaîne de télévision KRT (actuelle TBS) de 1958 à 1959 avant différentes adaptations les années suivantes, au genre du space opera qui apparaît sous la forme d’un extra-terrestre appelé supêsu okera スペース・オケラ (criquet de l’espace) dans la nouvelle du même nom. Ce phénomène peut être généralisé à toute l’œuvre hacha-hacha de Yokota et permet de faire découvrir aux lecteurs, au détour d’une ligne, une référence à Close Encounters of the Third Kind (Rencontres du troisième type) de Steven Spielberg (né en 1946), sorti en 1977, qui devient dans Maru maru to no sōgū 〇〇との遭遇 (Rencontres avec …) l’objet d’une des aventures d’un autre héros de Yokota, Kindaiji Hōsuke 金大事包助, basée sur la réitération d’une partie du titre en japonais du film de Spielberg34. Autre référence intertextuelle beaucoup plus spécialisée, l’utilisation du « Cycle de Fulgur » (« Lensman series », 1948-1954) créé par Edward Elmer Smith (1890-1965), comme arrière-plan général, à la fois pastiché et parodié, de la partie science-fictionnelle de Ginga patorōru hōkoku 銀河パトロール報告 (Rapports de la patrouille de la Voie lactée). Le cas de l’ordinateur d’occasion HAT 4126, référence à HAL 9000 dans 2001: A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’espace) de Stanley Kubrick (1928-1999) sorti en 1968, est cependant peut-être l’exemple le plus représentatif de la pratique du hacha-hacha par Yokota car il montre comment culture SF et « culture du quotidien » viennent intimement s’imbriquer. En effet, outre la référence explicite dans le texte à HAL 9000, le nom HAT 4126 dont on indique par la présence d’une glose en furigana qu’il doit être lu Hato yoi furo, ハトよい風呂, est un clin d’œil à la chanson d’une publicité produite en 1961 pour l’hôtel Hatoya ハトヤホテルsitué à Itō et dont le numéro de téléphone se termine par 4126 qui peut se lire de manière mnémotechnique yoi furo よい風呂 (un bon bain)35.
Ces effets, parfois en cascade, de référentialités liées à un lectorat initié sont à double-tranchant car ils questionnent la pérennité de leur compréhension. Mais a contrario ils laissent émerger les contours de ce lectorat hacha-hacha. Si la référence au Watergate et à Nixon est encore relativement claire pour un lecteur de 2024, les autres références, internationale et locale, nécessitent une glose que même des lecteurs habitués à Yokota sont contraints d’effectuer. En 2016, Kitahara Naohiko 北原尚彦 (né en 1962), lors de la rédaction du « commentaire » pour Arakuma Yukinojō daizen 荒熊雪之丞大全 (Les Aventures complètes d’Arakuma Yukinojō), explique avoir contacté Yokota pour lui demander l’origine de la référence au bœuf musqué. Il s’agirait selon ce dernier de la version américaine de la diplomatie chinoise du panda (avec deux bœufs musqués offerts à la Chine en 1972)36. De même, la chanson que répète Ranka, « C’est pour toi / Que j’ai protégé / Le chaudron plein de poubelles / Je ne peux pas / Le donner à quelqu’un d’autre » est inspirée d’un succès de l’enka 演歌 de 1973, « Namida no misao » なみだの操 (Larmes d’honneur) du groupe Tonosama kinguzu 殿さまキングズ, dont les paroles originales sont : « C’est pour toi que j’ai gardé mon honneur de femme / Je ne le donnerai à personne d’autre »37. La volatilité inhérente à ces clins d’œil fortement ancrés dans la vie quotidienne implique cependant un degré de spécialisation plus important.
Uchū gomi daisensō a en outre ceci de particulier que non seulement sa thématique centrale, un conflit dont les armes sont des détritus, des poubelles, mais aussi toute la trame narrative, reposent sur un événement qui a défrayé la chronique politique, sociale et culturelle du Japon des années 1970 : la « Guerre des poubelles de Tōkyō », Tōkyō gomi sensō 東京ゴミ戦争, qui a duré de 1971 à 1974 et a opposé l’arrondissement de Kōtō au gouverneur de la ville de Tōkyō et à l’arrondissement de Suginami. L’assemblée de Kōtō avait refusé d’être le seul arrondissement de la capitale à devoir porter la charge du traitement des ordures par la construction de nouveaux espaces gagnés sur la mer (umetatechi 埋立地)38. Lorsque Yokota élargit son récit vers la discussion entre le Premier ministre japonais et son ministre des Affaires étrangères à propos de la position du pays dans cette guerre des poubelles, la question des umetatechi, devenus armes potentielles, émerge à tel point que des sous-marins des « États-Unis d’A », de la « C. » et de l’ « Union S. » pénètrent la baie de Tōkyō pour prendre possession des déchets de Shin-yume no shima 新夢の島, qui est le nouvel umetatechi qui avait pris, dans la réalité historique, la suite de celui dénommé Yume no shima 夢の島, désormais plein39. Le retentissement médiatique de cet événement permet de supposer que le lecteur d’Uchū gomi daisensō dont les deux premières versions (1973 et 1974) paraissent en pleine « guerre » et la version définitive (1977) juste trois ans après la fin des hostilités ne pouvait que faire le lien parodique avec la transposition dans le genre de la science-fiction par Yokota. De manière étonnante, autant le kaisetsu de Komatsu en 1977 que celui de Kitahara en 2016 ne font aucune référence à cet événement fondateur de cette nouvelle. Si pour Komatsu on peut imaginer que la proximité temporelle explique cette absence, elle est plus difficilement compréhensible pour le commentaire de 2016 car il ne fait guère de doute que cette guerre des poubelles entre les arrondissements de Kōtō et de Suginami est largement oubliée en ce début du XXIe siècle. On touche cependant ici à une des forces de l’écriture de Yokota : la perte complète de la mémoire de l’hypotexte (la véritable « Guerre des poubelles de Tōkyō ») n’obère pas la compréhension, voire le plaisir de lecture. De critique parodique d’un événement historique au moyen de la science-fiction au milieu des années 1970, le texte prend une valeur plus générale sur l’absurdité de la guerre.
Conclusion : les textes hacha-hacha de Yokota sont-ils encore lisibles aujourd’hui ?
Notre article était parti du postulat que la référentialité et l’intertextualité, si elles sont particulièrement fonctionnelles dans le cadre d’une lecture au cours des années 1970, perdaient beaucoup de leur force dans les années 2020. Kitahara explique très justement que les textes hacha-hacha de Yokota nécessiteraient aujourd’hui un appareil de notes conséquent et qu’ils sont également devenus des sources documentaires de la culture populaire japonaise des années 1970 et 198040. Le public rieur qui en émerge est un public contemporain de la publication du texte hacha-hacha très au fait du genre de la science-fiction, ce qui laisse penser qu’il est d’abord une immense private joke, une énorme blague potache : les clins d’œil entre les textes des auteurs de l’époque qui se « chambrent » les uns les autres, comme dans Le Groupe des collégiens ultra-révolutionnaires, ne peuvent que renforcer cette impression.
L’écriture hacha-hacha de Yokota implique ainsi un rapport avec un lecteur qu’il envisage d’abord du point de vue de la relation amicale, avec un lecteur qui va rire aux saillies dans une immédiateté quasi-absolue. À travers l’horizon d’attente que nous avons vu émerger dans les kaisetsu et dans l’exemple d’Uchū gomi daisensō, ces lecteurs rieurs sont particulièrement exigeants dans la qualité paradoxalement potache de l’humour. Mais comme le montre l’étude de la référentialité dans Uchū gomi daisensō, ce texte résiste au temps, par sa capacité de se défaire, par un oubli paradoxal, de la mémoire d’événements trop marqués temporellement, et à atteindre ainsi à une certaine universalité41.