Nathalie Kouamé, Naissance et affirmation du Japon moderne 1392-1709, Presses universitaires de France, Paris, « Nouvelle Clio », 2024

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Nathalie Kouamé, Naissance et affirmation du Japon moderne 1392-1709, Presses universitaires de France, Paris, « Nouvelle Clio », 2024, 392 p.

Texte

C’est avec un grand bonheur que la célèbre collection « Nouvelle Clio » des Presses universitaires de France consacre pour la première fois un volume à l’histoire japonaise. Bien connus des étudiants en histoire, les manuels de la collection sont, pour certains, devenus des classiques tel celui de Jean Delumeau Naissance et affirmation de la Réforme (1965) dont l’auteure revendique la filiation en reprenant le titre. L’ouvrage reprend ici les parties imposées de l’exercice avec la séparation du livre en deux parties, l’état de « nos connaissances » qui occupe environ les deux tiers du volume et une imposante seconde partie intitulée « Sources, historiographie, bibliographie », instrument utile et même indispensable désormais pour celui ou celle qui souhaiterait se lancer dans une étude historique de la période.

La première partie du livre est divisée en trois séquences qui elles-mêmes renvoient aux trois siècles d’histoire traités. Chaque partie non seulement expose les faits mais met en avant, autant que faire se peut, les recherches les plus récentes et leurs enjeux sur les questions traitées. De ce point de vue, le pari est réussi et la lecture toujours attrayante. On sent évidemment à travers ces pages les tropismes personnels de l’auteure, plus attirée par les questions internationales et religieuses que par les problèmes sociaux mais on est frappé par la précision des développements et l’érudition exposée. La traduction – parfois longue – de certains textes japonais est toujours bienvenue, variée et permet au lecteur de mieux comprendre le récit historique de l’intérieur en quelque sorte.

La difficulté de ce genre d’exercice est évidemment de jongler entre un exposé pédagogique pour étudiants et une volonté compréhensible d’entrer dans les détails. Ainsi rien ne nous est épargné des guerres et conflits de pouvoir qui opposent les seigneurs dans le Kantō au XVsiècle, sans qu’on puisse en tirer la moindre conclusion. Le système économique des shōen 荘園 qui sous-tend la production agricole et qui est entré en crise au cours de la période est analysé sans doute trop rapidement. Qu’est-ce qui pousse les couches populaires à se révolter aux XVe et XVIsiècles et pourquoi cette conflictualité cesse au XVIIsiècle ? Pourquoi ces mouvements ne concernent que le Japon central et semblent épargner l’Est et le Sud-Ouest du pays ? Qu’en est-il des organisations horizontales de guerriers (les ligues seigneuriales) des XVe et XVIsiècles ? La société paysanne au XVIIsiècle qui concerne quand même quelque 90 % de la population et qui est à la base même de la formidable expansion économique du pays est trop rapidement abordée alors que c’est là que réside la clé de la stabilité politique et sociale du premier siècle des Tokugawa. Sur tous ces points, des développements plus consistants auraient été bienvenus. Quant à l’archéologie et ses résultats, ils ne sont pas même évoqués.

On restera perplexe sur le découpage historique du titre alliant des dates purement politiques (1392, réunification des deux cours impériales du nord et du sud en conflit depuis plus d’un demi-siècle ; 1709, fin du règne du shōgun Tsunayoshi 徳川綱吉 (1646-1709)) à une notion abstraite, celle de modernité. L’idée de casser les sacro-saints découpages traditionnels de l’histoire japonaise en période médiévale (jusque vers 1560-1570) et période moderne (ou pré-moderne) n’est pas en soi un mal si ça permet de faire surgir de nouvelles configurations historiques mais tel n’est pas vraiment le cas ici où le tableau dressé reste sans surprises. L’idée que les prodromes de la modernité naîtraient dès la fin du XIVsiècle est pour le moins discutable et ne convainc guère. Un seul exemple : N. Kouamé indique à plusieurs reprises que la naissance de l’impérialisme est un facteur qui jouerait en faveur du développement de la modernité ou qui en indiquerait la marque. Mais les Tokugawa renoncèrent à toute politique impérialiste pour plus de deux siècles et demi sans que l’on puisse dire pour autant que le pays tourna le dos à certaines formes de modernité. Et inversement la cour de Nara puis de Kyōto ne chercha-t-elle pas en permanence durant l’Antiquité à repousser les limites de ses frontières nord dans le Tōhoku et à « pacifier » les populations qui lui échappaient ? On peut peut-être parler à ce propos d’impérialisme mais de modernité, sans doute pas.

Sur la forme, l’historienne a tendance à reprendre les mots japonais traduits lors de la première occurrence, considérant que le lecteur les a assimilés. Ceci risque de compliquer la lecture pour les non-japonisants. De ce point de vue, un index des mots japonais utilisés aurait été bienvenu. La seule carte pour l’ensemble de l’ouvrage, une reproduction d’une carte de 1828, qui déforme volontairement la forme de l’archipel aurait gagnée à être commentée. Et d’une manière générale, des cartes aideraient le lecteur à se familiariser avec la géographie de l’archipel. On peut penser que, sur ce point, l’éditeur a aussi sa responsabilité.

La deuxième partie de l’ouvrage est en soi un travail immense que l’historienne, par ailleurs coéditrice des Historiographies d’ailleurs1, maîtrise parfaitement. Une première partie intitulée « Un corpus de sources primaires » permet au lecteur de mesurer à quel point le Japon fut de tous temps une société de l’écrit dans lequel l’archive occupa une place importante. Une deuxième partie est consacrée à la puissance de l’historiographie japonaise. Le lecteur y découvrira en particulier des résumés des tendances et des débats qui ont animé l’histoire japonaise depuis un siècle. On retiendra notamment l’excellente synthèse sur Yanagita Kunio 柳田國男 (1875-1962) et l’influence de l’ethno-folklore sur les études historiques ou la tout aussi excellente mise au point sur le récent débat concernant les statuts dans le Japon d’Edo. Les trente pages (non exhaustives évidemment) consacrées à la bibliographie finale donnent une idée de l’immensité de la production historique japonaise et même occidentale.

Au total, un travail d’une grande qualité, précis et bien documenté qui constitue une base solide pour la compréhension de l’histoire japonaise entre les XVe et XVIIsiècles.

Notes

1 Nathalie Kouamé (sous la dir. de), Historiographies d’ailleurs : comment écrit-on l’histoire en dehors du monde occidental ? Paris, Éditions Karthala, 2014, 312 p. Retour au texte

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Référence électronique

Pierre François Souyri, « Nathalie Kouamé, Naissance et affirmation du Japon moderne 1392-1709, Presses universitaires de France, Paris, « Nouvelle Clio », 2024 », Etudes japonaises [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/etudes-japonaises/235

Auteur

Pierre François Souyri

Ancien Professeur des Universités