« How can the spaces between the pages be as meaningful as the pages ? » Du montage en bande dessinée

Résumés

Si la grande majorité des ouvrages de bande dessinée publiés sont effectivement dessinés, on constate néanmoins depuis une vingtaine d’années la multiplication des livres échappant partiellement, voire intégralement à une telle détermination. Les œuvres s’émancipent progressivement de la tradition de l’homogénéité héritée du modèle narratif de la saga, pour intégrer à leurs pages des contenus mixtes : photographies, schémas et autres contenus empruntés. Perceptible dès le feuilletage de l’ouvrage, cette intermédialité transforme fondamentalement le geste créatif, le déplaçant d’une écriture linéaire à un travail de montage. A travers différentes études de cas récents, nous analyserons les enjeux de ce geste contemporain dans le champ de la bande dessinée : montage, appropriation, déconstruction et reconstruction des points de vue et des représentations.

If most of comics are drawn directly by their author, a few books were published since the 2000s that include mixed content : photographies, diagrams, documents and other borrowed materials. These incrustations tend to drive away comics from the traditional narrative scheme of the hero’s adventure. They also change the creative gesture from story-boarding writing to montage writing. Non-linearity, appropriation, deconstruction and reconstruction of the narrative point of view are a few of the aesthetical and political stakes of this intermedial way of making comics that we will try to understand in this text.

Texte

On ne révisera pas l’étymologie des mots « bande dessinée » ; on se contentera de rappeler l’incapacité de ce vocabulaire à représenter la variété du médium ainsi désigné sans en exclure un grand nombre de pratiques contemporaines.

Constaté en 2011 par Thierry Groensteen, « l’abandon du dogme du style homogène1 » appartient à ces pratiques actuelles qui viennent faire vaciller la tradition des littératures dessinées2, et les ouvrent à de nouvelles modalités narratives.

Permise par l’apparition dans les années 90 de logiciels de dessin assisté par ordinateur, cette rupture est encouragée par de nouveaux modèles de collaboration artistique, qui débordent le couple scénario-dessin et s’émancipent du seul cadre oubapien, développant des narrations aux styles graphiques hybrides3. Une hétérogénéité visuelle qui ne se limite pas au dessin, mais peut inclure des formes mixtes tels que des photographies4, des extraits d’autres bandes dessinées5 ou tout autre type de document emprunté6, l’accès à ces éléments étant favorisé par la libre-circulation des images sur le Net.

Invitant à une lecture intermédiale de la bande dessinée, le métissage du dessin d’un·e auteur·trice avec tout contenu visuel extérieur transforme considérablement la nature du geste créatif : celui-ci bascule en effet d’un geste de découpage vers un geste de montage.

Ainsi que le définit Vincent Amiel dans Esthétique du montage, « le découpage se fait in abstracto, en imaginant les situations, et les plans qui peuvent leur correspondre, alors que le montage s’effectue “sur pièce”.7 » La temporalité de la création se déplace. Dans les œuvres écrites par découpage, soit la grande majorité des bandes dessinées8, la création et l’articulation des vignettes sont pensées simultanément. Ce n’est pas le cas des œuvres de montage, qui impliquent un premier temps de création et/ou de collection des vignettes, puis leur articulation dans un second temps, une fois la matière réunie. Le statut de l’auteur·trice évolue alors : l’artiste n’est plus seulement créateur·trice, mais médiateur·trice entre différents matériaux, qu’il·elle les ait produits lui·elle-même ou non.

Ce processus de création, a priori inscrit dans les spécificités du cinéma – rappelons les 375 kilomètres de pellicule tournée pour Apocalypse now9 – est permis et facilité en bande dessinée par les logiciels de retouche de l’image et de PAO, qui transforment le dessin en un objet duplicable et réversible. Il convient néanmoins de ne pas penser le montage comme une écriture cinématographique bêtement appliquée à la bande dessinée, mais de l’envisager comme l’une des expressions possibles et cohérentes de la « pluralité d’images solidaires10» propre au médium, qui se cristallise petit à petit comme une pratique significative au-delà du stade de l’expérimentation formelle.

Mettons de côté les gestes de montage ponctuels, tels que les inserts exceptionnels de photographies ou de documents parmi les cases d’une planche, pour nous intéresser plus précisément aux œuvres intégralement conçues par une écriture de montage. Pour cela, reposons-nous sur l’étude comparative de deux œuvres jumelles, publiées par les mêmes maisons d’édition à deux ans d’intervalle et traitant toutes les deux du thème du deuil maternel : Paysage après la bataille, d’Éric Lambé et Philippe de Pierpont11, et Plus si entente, de Dominique Goblet et Kai Pfeiffer12.

Élaboré par découpage, Paysage après la bataille relate l’isolement d’une mère dans un camping enneigé suite au décès accidentel de sa fille, et l’amorce de son parcours psychologique pour se confronter à cet événement insurmontable. S’installent une douleur sourde, un espace-temps paralysé. A quelques reprises surviennent des sursauts de souvenir et d’émotion, dans la grisaille anesthésiante des planches : corps de l’enfant, violence figée d’un diorama de bataille équestre, rayon d’espoir enfin quand revient la couleur. La linéarité narrative n’est pas rompue par ces flashes, mais soudée ; c’est même là l’enjeu du récit. Vivre malgré, vivre après.

Tandis que la mère de Paysage après la bataille fuit tout contact humain, celle de Plus si entente cherche à les multiplier, par l’intermédiaire des sites de rencontre. Ces fantasmes érotiques, au bord de la névrose, masquent péniblement la perte d’une enfant, noyée dans une piscine olympique. Plutôt que le silence et la solitude, c’est la cacophonie qui est ici réparatrice : le montage accéléré des images associées par bloc de quatre et la diversité des styles graphiques procurent un accès direct aux sentiments du personnage endeuillé, ses souvenirs et ses désirs en ébullition. Face à l’impossibilité de trouver un sens au malheur, anéantir toute possibilité de sens en se livrant à ses pulsions ; la folie n’intervient pas ici comme une rupture ponctuelle, mais comme la nouvelle règle du jeu.

C’est d’ailleurs bien de jeu qu’il est question dans le protocole d’élaboration de Plus si entente, le livre ne respectant par la partition traditionnelle entre scénariste et dessinateur·trice mais convoquant, en les juxtaposant, le dessin de ses deux auteur·trices : selon les mots de Guy Marc Hinant en postface de l’ouvrage :

« Avant même de commencer la partie, c’est la beauté simple du jeu. Une feuille A4 divisée en 4 cases. Thème : les recherches amoureuses sur Internet. Berlin/Bruxelles, par correspondance. Interagir ou non, continuer, produire. L’accumulation forme une banque d’images. Après 100 planches, tout arrêter, découper, mélanger l’ensemble des cartes, voir ce qu’il advient – c’est sur la base d’un montage que se construit la narration – de ce renversement l’écriture survient après le dessin, le scénario se cimente dans les interstices, à partir des vides. »13

Succession d’étapes scénaristiques et graphiques, l’écriture de Paysage après la bataille est quant à elle linéaire : Philippe de Pierpont écrit « ce qui se déroule, de la manière la plus simple possible, et de la manière la plus évocatrice de tous les sentiments qu[’il] souhaite faire passer avec Éric, mais avec des mots.14 » Le dessinateur Éric Lambé prend alors le relais : « c’est en dessinant qu’une image en suscite une autre. Celles-ci se génèrent les unes après les autres15 ». Trois réécritures sont nécessaires pour donner au projet sa forme finale, une nouvelle version recouvrant chaque fois entièrement ou partiellement la précédente.

Ces deux récits, réunis par un thème commun mais distingués par le sens qu’ils lui donnent, font ainsi des spécificités de leurs écritures les piliers de leur narration. La position du·de la lecteur·trice évolue en conséquence. Paysage après la bataille installe une distance de sécurité, une retenue, à l’image du muret qui sépare la mère du diorama lors de ses visites au musée. Ponctuellement rompue lorsque les sentiments débordent – les chevaux semblent alors s’échapper –, la linéarité permet à l’histoire de défiler devant nos yeux, traduisant l’impuissance qui paralyse le personnage principal et son choix de demeurer inaccessible.

Expressif, l’éclatement visuel de Plus si entente nous prend quant à lui à parti : il est nécessaire de recalculer sans cesse la trajectoire du récit à partir des éléments qui nous sont donnés. La noyade au cœur du récit se transpose dans l’expérience de la lecture : vagues incessantes, difficulté de reprendre son souffle, confusion propre au manque d’oxygène. Dissimulé dans le texte, un mode d’emploi à l’adresse du·de la lecteur·trice, qui fait également office de manifeste, s’assure de nous donner une prise à laquelle nous retenir : « Ce n’est dur que pour les esprits conventionnels qui se laissent enchaîner par leurs souhaits de construire une histoire “bien préparée” faite “d’après les règles”. Moi, j’attaque la narration ET EN MÊME TEMPS sa déconstruction TOUT LIBREMENT !16 »

Le choix d’un type d’écriture n’est donc pas anodin, mais un instrument discursif engagé. Il fait partie des outils narratifs à disposition de l’artiste, au même titre que l’adoption d’un point de vue ou d’un style graphique, pour simultanément servir et générer un récit.

Trois réflexions sur le montage en bande dessinée émergent de cette étude de cas. On notera dans un premier temps que le montage en bande dessinée dépend d’unités, comme au cinéma. Il ne s’agit pas ici de plans quantifiables en durée, mais d’unités spatiales (cases, planches) qui peuvent, ou non, traduire une temporalité. La déclaration de Frederik Peeters, selon laquelle « la case n’est pas une simple entité combinable17» malgré son appartenance à un réseau de relations, s’invalide alors, le montage étant une écriture combinatoire.

Multipliant les matériaux narratifs, le montage en bande dessinée encourage également la multiplication des auteur·trices autour d’un même projet, produisant de nouveaux formats de pratiques collectives. Ces collaborations sont à penser de manière transversale, pouvant associer des personnalités très différentes : amateur·trices et professionel·les, vivant·es et disparu·es.

Enfin, l’intervention du montage en bande dessinée réinjecte une grande part d’expérimentation dans les possibles du médium. Incitant à l’improvisation sans condamner pour autant les récits à l’incohérence ou à l’infranarration18, il renouvelle les contraintes de lisibilité et de continuité narrative au profit de récits tout à fait fonctionnels.

La pratique du montage est en effet particulièrement cohérente avec les spécificités du médium : la gouttière, ou espace inter-iconique, est toute disposée à articuler cet art de la rupture. L’ellipse, traditionnellement employée en bande dessinée à des fins immersives, logiques et linéaires (tout saut dans le temps nous garantissant un atterrissage dans un cadre nouveau, mais non moins immersif, logique et linéaire), se dilate alors. La causalité et la chronologie ne sont plus ses seules ambitions : la voilà tantôt absurde, politique ou dialectique. En bref, selon l’adjectif choisi par Thierry Groensteen pour définir « des liens harmoniques, des résonances, des correspondances, plutôt que des rapports immédiatement déchiffrables en termes de récit et de signification19 », l’ellipse devient poétique.

Le montage n’exclut pas pour autant la narration de la bande dessinée, mais revisite et renouvelle ses enjeux. Tout comme le rêve raconte20, la bande dessinée de montage raconte : selon des organisations qui lui sont propres et qui, plus que jamais, invitent à l’exploration plutôt qu’à la seule contemplation. La narration, et plus globalement la compréhension, ne sont plus à la seule charge de l’auteur·trice, mais une collaboration active entre l’artiste et son lectorat – une alchimie interprétative.

Le travail d’articulation par montage concerne aussi bien la matière iconique que le vide qui l’anime : celui-ci n’est pas neutre – l’air qui se trouverait par défaut entre les briques d’une construction – mais un véritable outil discursif – un ciment capable de contrecarrer les normes de l’architecture et les lois scientifiques de la gravité.

Cette sculpture du vide peut être plus ou moins sensible. Dash Shaw lui confie une place prépondérante dans Virginia21, portrait d’une femme à travers la disparition de sa mère consumée par la maladie d’Alzheimer, sa rencontre avec un musicien et le décès mystérieux d’un ami du temps de l’école primaire. Le montage est tressé. La mise en page est irrégulière, à l’image de la matière hétérogène qui compose l’ouvrage : séquences de cases dessinées, schémas flottants, commentaires métaleptiques de l’auteur, découpages photocopiés, photographies tramées… L’intermédialité restitue ici l’instabilité de la mémoire et des récits multiples qui font une vie. Écartelée, la lecture invite à reconstituer l’histoire fragment par fragment, à la manière d’une enquête. La compréhension se fait à retardement, mais n’en est que plus bouleversante lorsque frappent les révélations.

Doctors22, du même auteur, repose a contrario sur un montage discret et minimaliste. Un scientifique invente une machine capable de ramener provisoirement les mort·es à la vie pour leur laisser le temps de gérer leurs affaires en cours, avant leur départ définitif vers l’au-delà ; sa fille, qui travaille dans le même laboratoire, doit faire face aux enjeux éthiques du projet, à ses relations familiales et à la résistance d’une femme décédée qui refuse de se laisser tout à fait partir. L’œuvre n’est pas intermédiale, optant pour la régularité d’un dessin synthétique, au trait, à l’encre noire. Le blanc du papier est remplacé par des aplats de couleur, circonscrits aux limites de chaque planche ; car l’ouvrage a été réalisé page par page de manière non chronologique, autant d’épisodes que l’auteur est ensuite venu articuler en une globalité significative. Les cuts réguliers, à la fin de chaque page, rappellent le mécanisme du Charon, cette machine au cœur du récit.

Ces deux livres font l’hypothèse d’une réalité alternative et discontinue, un thème cher à Dash Shaw, dont il trace les contours depuis quelques années avec des récits à base de psychotropes, de science-fiction, de culture de niche ou encore d’utopie23. Le montage est une écriture particulièrement appropriée pour soutenir et développer les représentations d’un réel éclaté, encourageant la multiplicité des points de vue et des expériences de lecture sensibles. Ces récits fragmentés permettent à Dash Shaw de proposer une définition de la bande dessinée comme « un médium de collage – un collage qu’on peut lire24 ». Cette vision ne s’applique pas à l’ensemble des productions du médium, la diversité de ses formes étant l’une des seules caractéristiques qu’on puisse lui reconnaître avec certitude, mais attire néanmoins l’attention sur les pouvoirs spécifiques d’une bande dessinée du patchwork, du papier et de la glue, du détourage numérique : d’une bande dessinée de l’entre.

Aussi le terme de « negative space25 » ou espace négatif, proposé par George Elkind pour définir la narration présente dans l’interstice entre les pages de Doctors, et auquel cet essai doit son titre, fait-il particulièrement écho à l’idée de sculpture du vide évoquée plus haut. « Comment rendre l’espace entre les pages aussi significatif que les pages elles-mêmes ? »26 

Matérialisé par le blanc tournant, la gouttière et la tourne des pages, l’espace négatif est une hétérotopie qui invite à considérer l’ellipse à l’échelle de l’objet livre, et non simplement entre deux cases consécutives. Il s’agit d’un hors-champ actif, qui présuppose une attention particulière, et une disposition à manipuler soi-même mentalement les signes proposés par un·e auteur·trice dans un ouvrage pour en extraire du sens. Cette « continuité de pensée » demande en effet un investissement plus grand de la part du lectorat que la « continuité du lieu et de l’action27 » à laquelle nous a habitué·es la tradition de la bande dessinée graphiquement homogène.

L’espace négatif est un territoire narratif liminal, qui tire le récit au-delà de la circonscription de ses vignettes pour le convier en eaux internationales. Il dégonfle l’autoritarisme de la narration, invitant à considérer aussi bien sa présence que son absence. Sans monumentalité, sans univocité, il produit un récit de l’hypothétique, de la variation, comme s’il portait en lui les fantômes de tous les montages exclus par l’arrêt de sa forme finale. La dernière case de Doctors, sur laquelle on peut voir un feu de circulation allumé à l’orange, invitant à rouvrir la narration deux cases après la mention « The end », pourrait en être le portail.

Ce texte n’a pas pour vocation de revendiquer la primauté du montage sur les écritures traditionnelles de la bande dessinée ; une telle entreprise n’aurait ni chance de succès, ni intérêt théorique quel qu’il soit. Son usage est celui d’une introduction. Un pied dans une porte, dont l’entrebâillement révèle qu’il restait une pièce à la maison ; il serait dommage d’en négliger la visite, dans la mesure où celle-ci pourrait transformer dans nos esprits la vision générale du bâtiment, et révéler peut-être d’autres couloirs, portes et pièces dissimulé·es au-delà. En cela, c’est une invitation à considérer la bande dessinée de montage à l’échelle du corpus et non de l’exception.

Car ce corpus, aussi clairsemé puisse-t-il paraître, se densifie pourtant au fil des années, accentué par la dématérialisation contemporaine des images. Kenneth Goldsmith place ce phénomène de déracinement au centre de toute production humaine : « L’écosystème digital est une machine décontextualisante, qui arrache des pièces de leur structure d’origine et les lance de l’autre côté du globe. Dans ce contexte sans contexte, la signification devient souple. Détachés de leurs circonstances d’origine, les artefacts ne sont pas vides de sens : ils acquièrent plutôt de nouveaux sens, nichés dans de nouveaux cadres.28 » Ainsi, le numérique ne nous a pas seulement fourni de nouveaux outils de manipulation de l’image (ces gestes étant techniquement réalisables, des années plus tôt, d’une manière plus rudimentaire, à l’aide de ciseaux et de colle) ; il a surtout transformé le paradigme pictural qui est le nôtre, rendant possible la conceptualisation de ces manipulations.

Il serait néanmoins incorrect d’essentialiser la bande dessinée de montage en ne justifiant son développement actuel que par l’émergence de ces outils numériques et de la pensée graphique qu’elle permet. Le décloisonnement des médiums, tel qu’il existe aujourd’hui dans l’art contemporain et dans les écoles des beaux-arts, où catalogues d’exposition, livres d’artistes, bande dessinées et fanzines cohabitent dans les mêmes étagères et sur les mêmes bureaux, joue également un rôle prégnant dans cette évolution.

D’autre part, l’écriture n’est pas une abstraction théorique, mais un dispositif de représentation du monde qui nous entoure. Et chaque type d’écriture, muni d’un éventail de moyens qui lui sont propres, privilégie des vues spécifiques sur ce monde et ouvre des réflexions engagées sur celles-ci. En d’autres termes : toute écriture est politique.

Il ne s’agit pas là d’une simple histoire de divertissement. Les récits nous éduquent, attirant notre attention sur des comportements partagés, les environnements que nous habitons, le sens à donner à notre inscription dans des communautés humaines. Ils nous dépassent surtout : au-delà des histoires que nous choisissons de lire aux enfants, à nous-même le temps d’un trajet en train, à un être cher dans une déclaration d’amour ou à l’assemblée papillonnante d’un amphithéâtre, ils tombent dans nos yeux et nos esprits à travers les affichages publics, les couvertures de magazines, les publicités télévisées et les discours médiatisés sans que nous n’en ayons nécessairement conscience.

Prenons donc le temps de remarquer que la bande dessinée de montage favorise les récits de l’éclatement – de la psychologie, des identités, des corps, des relations et de tout type de structure prédéterminée – et que cet éclatement se fait aux dépends du modèle narratif traditionnel, linéaire et immersif, qui place au centre de l’action un personnage principal muni d’une quête réparatrice29 .

Des personnages subsistent, des quêtes aussi, mais leur conclusion est plus que jamais incertaine, car en l’absence de formes et de règles homogènes, l’issue même du livre n’est pas garantie. Et si le dessin s’arrêtait pour laisser la place à une série de photographies, révélant la supercherie de l’immersion jusqu’ici acquise ? Et si d’autres voix venaient entrecouper celle qu’on croyait au cœur du récit, empêchant d’anticiper la direction à prendre, comme un mur d’escalade muni de prises savonneuses nous obligerait à constamment réévaluer notre itinéraire ?

Le livre a le droit ; le montage le permet.

Le montage rompt avec l’idée d’une temporalité prévisible, constituée d’un avant et d’un après.

Le montage saborde la sécurité du retour à la normale, et dans le trou percé par sa lame, laisse se déverser le flux ininterrompu des possibles.

L’efficacité se trouble, contrainte à redéfinir ses frontières.

Cette manière de considérer notre rapport au monde n’est pas anodine, à l’heure des graves crises économiques et politiques qui nous animent, et qui s’accompagnent d’une libération de la parole individuelle et collective des dominé·es dans l’espace public réel et virtuel.

Démantelant le réel par fragments pour en proposer une reconstruction subjective, le montage est une écriture de la réappropriation. Refuser de considérer son existence en bande dessinée autrement que sous l’angle de l’exotisme, c’est manquer sa capacité à décoloniser nos imaginaires pour y proposer des alternatives, pourtant essentielles en ce qu’elles résistent à la standardisation narrative et font trembler les rapports de force établis. Aussi ce texte n’a-t-il pas pour ambition de demeurer une introduction à la bande dessinée de montage, mais espère-t-il être compris, par les auteur·trices, les éditeur·trices, les théoricien·nes et par les lecteur·trices qui participent à l’histoire du médium, comme une invitation.

Note de fin

1 GROENSTEEN, Thierry, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Presses universitaires de France, 2011, p. 4.

2 Selon le vocable proposé par Harry Morgan dans Principes des littératures dessinées, Éditions de l’An 2, 2003.

3 Citons CHAIZE, Étienne & RICARD, Anouk, Boule de feu, Éditions 2024, 2019 ; GOBLET, Dominique & THÉATE, Dominique, L’amour dominical, Le FRMK & Knock outsider !, 2019 ; MULOT, Jérôme, RUPPERT, Florent & SCHRAUWEN, Olivier, Portrait d’un buveur, Dupuis, 2019.

4 Citons KRUG, Nora, Heimat, Gallimard BD, 2018 ; RISTORCELLI, Jacques, Les écrans, Éditions Matière, 2014 ; SHAW, Dash, Virginia, Çà et là, 2009.

5 Citons les schémas de montage de meubles de BERNSTEIN, Jorge, KÅTALÖG, Éditions Rouquemoute, 2017 ; les dessins d’enfants de LARCENET, Manu, Blast, Dargaud, 2009-2014 ; les articles d’actualité de MARCHALOT, Antoine, Leumonde.fr, Arbitraire, 2019.

6 Citons HENNINGER, François, RIP, PCCBA, 2017 ; MATTHEY, Pascal, 978, La cinquième couche, 2013 ; Samplerman, Fearless colors, Kuš!, 2016.

7 AMIEL, Vincent, Esthétique du montage, Armand Colin, 2014, p. 18.

8 Évoquons néanmoins le cas rare des bandes dessinées produites par écriture automatique, telles que TRONDHEIM, Lewis, Lapinot et les carottes de Patagonie, L’Association & Le lézard, 1992.

9 « Autrement dit, à chaque minute du film correspondent quatre-vingt-quinze minutes qui ne seront jamais vues. » MURCH, Walter, En un clin d’œil, Capricci, 2011, p. 24.

10 GROENSTEEN, Thierry, Système de la bande dessinée, PUF, 1999, p. 21.

11 LAMBÉ, Éric & DE PIERPONT, Philippe, Paysage après la bataille, Le FRMK & Actes Sud, 2016.

12 GOBLET, Dominique & PFEIFFER, Kai, Plus si entente, Le FRMK & Actes Sud, 2014.

13 HINANT, Guy-Marc, in GOBLET, Dominique, & PFEIFFER, Kai, op.cit.

14 DE PIERPONT, Philippe, in DUPRET, Annabelle, « Philippe de Pierpont », entretien du 10 mars 2017, disponible sur : https://www.du9.org/entretien/philippe-de-pierpont/.

15 DUPRET, Annabelle, op.cit.

16 GOBLET, Dominique & PFEIFFER, Kai, op. cit., p. 151

17 PEETERS, Frederik, Lire la bande dessinée, Flammarion, 2010, p. 44.

18 Un terme choisi par Thierry Groensteen pour définir les « séquences de dessins qui contiennent des éléments figuratifs mais dont la juxtaposition ne produit pas de narration cohérente » mises en avant par Andrei Molotiu dans son étude des bandes dessinées abstraites, et dont l’œuvre d’un auteur comme Sasaki Maki peut être un exemple parlant. MOLOTIU, Andrei in GROENSTEEN, Thierry, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Presses universitaires de France, 2011, p. 8.

19 GROENSTEEN, Thierry, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Presses universitaires de France, 2011, p. 30.

20 « L’explication est peut-être aussi simple que ça : nous acceptons le raccord car il ressemble à la façon dont les images sont juxtaposées dans nos rêves. » MURCH, Walter, En un clin d’œil, Capricci, 2011, p. 39.

21 SHAW, Dash, Virginia, Çà et là, 2009.

22 SHAW, Dash, Doctors, Çà et là, 2015.

23 Respectivement : Body world, Dargaud, 2011 ; « CMYK » in The Unclothed Man in the 35th Century A.D., Fantagraphics, 2009 ; Cosplayers, Çà et là, 2016 ; New school, Çà et là, 2013

24 SHAW, Dash, entretien avec ELKIND, George, « How can the space between the pages be as meaningful as the pages », The Comic Journal, 2015, disponible sur : http://www.tcj.com/how-can-the-spaces-between-the-pages-be-as-meaningful-as-the-pages-a-dash-shaw-interview/ (C’est moi qui traduis).

25 ELKIND, George, entretien avec SHAW, Dash, « How can the space between the pages be as meaningful as the pages », The Comic Journal, 2015, disponible sur : http://www.tcj.com/how-can-the-spaces-between-the-pages-be-as-meaningful-as-the-pages-a-dash-shaw-interview/.

26 SHAW, Dash, entretien avec ELKIND, George, « How can the space between the pages be as meaningful as the pages », The Comic Journal, 2015, disponible sur : http://www.tcj.com/how-can-the-spaces-between-the-pages-be-as-meaningful-as-the-pages-a-dash-shaw-interview/.

27 BUBB, Martine, « Le mystère de la chambre noire. Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais », Appareil, n°6, février 2010. Disponible sur : https://journals.openedition.org/appareil/552

28 GOLDSMITH, Kenneth, « Le déplacement est la nouvelle traduction » in Against translation, Jean Boîte, 2017, p. 15.

29 Selon l’interprétation de Joseph Campbell dans l’essai de mythologies comparées Le Héros aux mille et un visages, dont la première publication date de 1949 chez Pantheon books.

Citer cet article

Référence électronique

Louise ALEKSIEJEW, « « How can the spaces between the pages be as meaningful as the pages ? » Du montage en bande dessinée », Plasticité [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/461

Auteur

Louise ALEKSIEJEW

Autrice de bande dessinée et artiste plasticienne