Bande dessinée et plasticité numérique

Résumés

Historiquement associée au support papier, la bande dessinée connaît aujourd’hui un nouveau mode d’existence matériel dans les environnements numériques. Ce changement de matérialité a deux conséquences : d’une part, la BD devient intrinsèquement manipulable et interactive (la lecture implique une participation gestuelle du lecteur) ; d’autre part, il devient possible d’insérer dans le cours du récit des contenus audiovisuels (ce que nous appellerons plus loin l’hybridation). La matérialité numérique se caractérise donc par une forme de plasticité, en ce sens qu’elle génère des œuvres dynamiques, manipulables et hybrides. Plus qu’un simple support d’inscription, le numérique constitue ainsi un nouveau milieu sémio-technique, au sein duquel la BD se forge actuellement une nouvelle identité.

Historically associated with paper, comics are now experiencing a new material mode of existence in digital environments. This change in materiality has two consequences: on the one hand, the comic book becomes intrinsically manipulable and interactive (reading implies a gestural participation of the reader); on the other hand, it becomes possible to insert audiovisual content into the course of the story (what we will call hybridization below). Digital materiality is therefore characterized by a form of plasticity, in the sense that it generates dynamic, manipulable and hybrid works. More than a simple registration medium, digital technology thus constitutes a new semi-technical environment, within which comics are currently forging a new identity.

Plan

Texte

Dans un article consacré à la naissance du cinéma, le narratologue Rick Altman associait l’intermédialité à une période d’instabilité médiatique, au cours de laquelle un média en devenir se nourrit des médias existants et institutionnellement reconnus avant de conquérir, in fine, sa propre identité :

« [...] l'intermédialité devrait désigner, à mon avis, une étape historique, un état transitoire au cours duquel une forme en voie de devenir un média à part entière se trouve encore partagée entre plusieurs médias existants, à un point tel que sa propre identité reste en suspens1. »

L’intérêt d’une telle approche de l’intermédialité est d’invalider ipso facto le fantasme d’un média pur, apparu ex-nihilo en dehors de toute influence extérieure. Au contraire, les formes médiatiques résultent d’un processus d’émergence intrinsèquement hybride et intermédial. Dit autrement, tout média porte les traces d’autres médias. Cela vaut également pour la bande dessinée, ainsi que le souligne le théoricien italien Matteo Stefanelli :

« Dans une généalogie qui remonte aux XVIIIe et XIXe siècle, la bande dessinée se constitue au sein d’une pluralité de régimes. Jusqu’au début du XXe siècle, elle semble dispersée ici et là, empruntant des voies qui croisent certaines pratiques telles que la caricature, la gravure, les images d’Epinal, les arts décoratifs, la peinture et les avant-gardes figuratives […]. Dans cette généalogie, il est donc évident que la bande dessinée n’appartient pas, même au XIXe siècle où elle apparaît dans sa maturité et sa spécificité, à ce que nous appelons aujourd’hui les médias2. »

Intermédiale dans son essence même, la BD a côtoyé tout au long de son histoire différents supports de publication. Elle s’est d’abord matérialisée sous forme de livre à l’italienne dans les années 1830-1840 (les premiers albums de l’artiste suisse Rodolphe Töpffer) avant de migrer, dès la fin du XIXe siècle, vers la presse et les publications enfantines. À partir des années 1960-1970, elle revient progressivement vers le livre et revêt des physionomies diverses, de l’album franco-belge fortement standardisé (avec ses 48 ou 64 pages imposées) au roman graphique libéré de tout gabarit éditorial. L’intermédialité et les changements de supports sont donc profondément ancrés dans l’histoire du neuvième art. La transition numérique s’inscrit évidemment dans cette continuité. En offrant aux auteurs un nouveau support — un support très différent, comme nous allons le voir, des supports imprimés antérieurs — le numérique ouvre la voie à des expérimentations nouvelles, difficilement envisageables dans un contexte imprimé. L’objectif de cet article est précisément de mettre en relief les spécificités de ce nouveau support. Nous tâcherons alors de montrer que le numérique se caractérise par une double plasticité. Plasticité d’abord dans la manipulation interactive des contenus (la lecture implique une participation gestuelle de l’usager), plasticité enfin dans la pratique de l’hybridation plurimédiatique (les œuvres peuvent combiner textes, images, sons et vidéos).

Le numérique : un nouveau régime matériel

Sur un plan strictement technique, l’une des différences entre la BD papier et la BD numérique pourrait se résumer ainsi : le numérique, contrairement au support papier, dissocie les sphères de l’enregistrement et de la restitution. En régime numérique, les contenus (texte, image, son, etc.) sont en effet enregistrés sous une forme binaire (des 0 et des 1) avant d’être restitués, par le truchement du calcul, sous une forme interprétable par un sujet humain (des images, des textes, des interfaces graphiques, etc.). Il convient donc de faire le départ entre une forme d’enregistrement sémantiquement vide enfouie dans les replis de la machine (que signifie, pour un utilisateur lambda, une suite de 0 et de 1 ?) et une forme de restitution parfaitement compréhensible (les informations affichées à l’écran, composées d’icônes, de mots, etc.). Ce passage des formes d’enregistrement aux formes de restitution est assuré par des couches de calcul. Un processus transformationnel se met alors en branle : à chaque nouvelle couche, les calculs effectués par la machine transforment progressivement le langage binaire en une production intelligible, appréhendable par l’usager. Ultime étape de cette traduction calculée, les interfaces graphiques que nous manipulons au quotidien dissimulent sous un habillage visuel une réalité binaire dépourvue de sens pour la plupart des utilisateurs. Le code binaire est en effet un ensemble d’unités discrètes dépourvues d’assise sémantique, dont le mode d’existence repose sur un simple principe de différence :

« [...] la seule chose qu’on demande à un alphabet binaire (auquel on rapporte souvent le numérique, d’où son nom d’ailleurs), c’est d’avoir deux unités distinctes : le 0 et le 1, un trou ou une bosse, un signal électrique élevé et un signal inférieur, etc.3 »

Le numérique dissocie par conséquent les pôles d’enregistrement et de restitution. Une telle dissociation, rappelons-le, n’est pas un phénomène nouveau. Bien avant l’informatique, la photographie et le cinéma opéraient déjà un distinguo entre des formes d’enregistrement (dans le cas du cinéma argentique : enregistrement d’une série d’images sur une pellicule) et des formes de restitution (film projeté en salle). Le numérique ne fait qu’accentuer cette tendance, en introduisant entre ces deux formes un nouvel intermédiaire : le calcul. Dès lors se fait jour une différence d’importance entre BD papier et BD numérique : alors que la première tend à amalgamer enregistrement et restitution (les images couchées sur la feuille par l’auteur sont identiques aux images lues par le lecteur4), la seconde repose sur un autre régime de matérialisation, basé sur une disjonction des deux pôles. Pour conclure sur ce point, précisons que les formes d’enregistrement et de restitution sont nécessairement inscrites sur un support matériel. À la suite de Bruno Bachimont5, nous dirons que les formes d’enregistrement sont dépendantes d’un support d’enregistrement, tandis que les formes de restitution sont appelées à se matérialiser sur un support de restitution. Le code binaire numérique (forme d’enregistrement) est ainsi pris en charge par la mémoire interne de l’ordinateur (support d’enregistrement). Il reviendra ensuite à l’écran (support de restitution) d’assurer la mise en visibilité des textes et des images (forme de restitution) qui composent la zone d’affichage. La technologie numérique opère ainsi une distinction entre deux supports matériels (l’un d’enregistrement, l’autre de restitution) et deux supports formels (les formes d’enregistrement d’une part, les formes de restitution d’autre part). Appliquées à la bande dessinée, ces observations sur le couple enregistrement/restitution offrent un éclairage précieux sur le changement de matérialité induit par le numérique.

Tableau 1. La différence entre BD papier et BD numérique à l'aune du couple enregistrement/restitution.

À la lumière du tableau ci-dessus, on constate que le passage du papier au numérique se traduit par l’apparition de nouvelles formes de restitution. Ces dernières, notons-le, cumulent deux caractéristiques qui seront au centre de cet article : d’une part, elles sont interactives, c’est-à-dire manipulables par essence ; d’autre part, elles sont souvent hybrides ou multimédiatiques, au sens où elles combinent des substances sémiotiques diverses (sons, images, textes, vidéos, etc.).

BD numérique et manipulation

Comme nous l’évoquions plus haut, la BD numérique est nécessairement interactive et manipulable. Dit autrement, toutes les manipulations du lecteur (zoomer/dé-zoomer une image, scroller une colonne de vignettes, etc.) enclenchent une série de calculs qui, in fine, modifie les informations présentes à l’écran (affichage d’une nouvelle image, d’une nouvelle bulle, etc.). Une image née du calcul est donc intrinsèquement « actable »6, c’est-à-dire vouée à se modifier sous l’action gestuelle d’un interprète humain : j’interprète en manipulant, et je manipule pour interpréter. Le numérique noue ainsi une relation interactive avec l’utilisateur, propose des contenus interprétables uniquement par le biais d’un acte manipulatoire (cliquer sur un lien, zoomer sur une image etc.). Calculées et calculables, de telles images sont appelées à être reconstruites et recombinées en permanence :

« Le numérique est le manipulable et recombinable par essence ; tout ce que nous savons en considérant un contenu numérique, c’est qu’il résulte d’une reconstruction calculée et que notre lecture ou notre action va le recombiner. Le numérique, c’est le falsifiable et le toujours falsifié.7 »

L’image numérique repose par conséquent sur une matérialité plastique : non figée, à l’inverse d’un dessin couché sur le papier, l’image traitée par ordinateur est engagée dans une dynamique calculatoire. On s’en doute, une telle plasticité n’est pas sans conséquence sur l’identité du média. En devenant interactive, la BD numérique se rapproche en effet de productions appartenant à d’autres domaines médiatiques. On pense évidemment aux œuvres vidéoludiques, lesquelles reposent massivement sur le recours à l’interactivité (déplacer un avatar dans un environnement virtuel, interagir avec les autres personnages du jeu, etc.). Ce voisinage avec le jeu vidéo apparaît entre autres dans les BD interactives d’Anthony Rageul. Dans ses réalisations numériques, Rageul multiplie les dispositifs interactifs : récit bifurquant (Les Monstres d’Amphitrite), vignettes à assembler à la façon d’un puzzle (Prise de tête), modification des images via un simple survol du curseur (Romuald et le tortionnaire)8. Un tel usage de l’interactivité insuffle à la lecture un caractère ludique assez désorientant, le lecteur ne sachant pas avec précision quelle zone de l’écran survoler ou activer. Bref, l’usager tâtonne, teste à l’aveugle les possibles interactifs élaborés par l’auteur, parfois au risque de reléguer au second plan la narration et l’histoire. Dans ce cadre, l’œuvre devient le lieu d’un dialogue entre un auteur qui prescrit des actes manipulatoires et un usager chargé de les actualiser. On rejoint ici deux notions théorisées par Edmond Couchot, à savoir un « auteur-amont » qui programme l’œuvre et en définit les conditions de manipulation, et un « auteur-aval » qui teste, au cours de sa lecture, l’ensemble de ces consignes programmatiques :

« Un auteur-amont, à l’origine du projet, qui en prend l’initiative et qui définit programmatiquement les conditions de la participation du spectateur (et de sa liberté, qui n’est jamais totale) et un auteur-aval qui s’introduit dans le déploiement de l’œuvre et en actualise les potentialités.9 »

La terminologie proposée par Couchot est instructive. En attribuant au lecteur des qualités auctoriales (puisqu’il s’agit d’un « auteur-aval »), le théoricien met l’accent sur la part accordée au récepteur dans l’émergence et la construction du sens. Cette construction, ici, passe par l’activation d’une série d’instructions pré-programmées (un programme n’étant au fond qu’une succession d’instructions). Le parallèle avec la sphère ludique est évident : à l’instar d’un développeur de jeu vidéo qui délimiterait le champ des possibles du joueur (impossibilité d’accomplir telle action, de parler à tel personnage, etc.), l’auteur d’une BD interactive impose à l’usager un ensemble d’actions gestuelles à accomplir, sans quoi la lecture ne peut suivre son cours. Autrement dit, l’auteur (« l’auteur-amont » pour reprendre Couchot) détermine les règles du jeu. On voit alors à quel point la question de l’interactivité est délicate, tant les frontières avec l’univers du jeu deviennent poreuses. Cette porosité, cependant, se manifestera avec plus ou moins de force selon le dispositif interactif proposé au récepteur. Selon Serge Bouchardon10, il existe en effet trois types d’interactivité : l’interactivité de navigation, l’interactivité d’introduction de données, enfin l’interactivité de manipulation.

-L’interactivité de manipulation permet d’accéder à un « autre fragment ou unité de récit »11. Cliquer sur un lien hypertexte pour ouvrir une nouvelle fenêtre, tourner les pages d’un livre numérique en effleurant la surface tactile d’une tablette, ou encore faire défiler une barre d’ascenseur sont autant d’opérations gestuelles permettant d’afficher un nouveau contenu.

-L’interactivité d’introduction de données consiste à entrer des informations (mots, images, fichiers, etc.) dans une zone de saisie. On pense évidemment aux formulaires ou barres de requête des moteurs de recherche. Dans le domaine des narrations interactives, l’introduction de données est fréquemment utilisée dans le jeu vidéo d’aventure, lorsque le joueur est invité à attribuer un nom à son personnage.

-L’interactivité de manipulation, enfin, renvoie à la possibilité d’intervenir directement sur les éléments diégétiques (contrôler un personnage, modifier un élément du décor, etc.). Les jeux vidéo, évidemment, viennent d’emblée à l’esprit.

À ce jour, force est de constater que les auteurs de BD numérique privilégient, dans une très large mesure, l’interactivité de navigation. L’introduction de données semble quasiment absente de la production actuelle. Quant à l’interactivité de manipulation, il existe certes quelques exemples, mais en nombre assez restreint. Les créations d’Anthony Rageul, déjà évoquées plus haut, s’inscrivent dans cette veine. Dans le même ordre d’idées, Frédéric Boilet, dans la version numérique de son album L’Épinard de Yukiko12, propose au lecteur de dessiner le corps d’une jeune femme en faisant glisser délicatement le pointeur de la souris sur une feuille vierge. L’interactivité de manipulation suppose donc une diégétisation du geste, en ce sens que le lecteur est appelé à intervenir de façon directe sur le contenu diégétique/fictionnel. Point important : plus la place accordée à l’interactivité de manipulation est grande, plus le sentiment ludique est susceptible de s’installer. C’est pourquoi, selon nous, peu d’auteurs de BD numériques introduisent des phases de manipulation dans le cours de récit. L’interactivité, en règle générale, se borne à des mécanismes de navigation extérieurs au monde diégétique (par exemple faire défiler une colonne d’images, à l’instar des webtoons coréens). L’enjeu est alors d’atténuer le caractère « ludogène » du numérique13, c’est-à-dire la propension du support à favoriser une attitude ludique chez l’usager. On notera enfin que cette utilisation parcimonieuse de l’interactivité semble moins présente dans d’autres domaines médiatiques. Les créateurs d’albums jeunesse numériques, par exemple, n’hésitent pas à introduire le geste du lecteur dans l’espace diégétique. Cette observation vaut également pour les webdocumentaires et les nouvelles formes d’expression qui renouvellent la pratique du reportage. Cette crainte d’altérer l’identité du média par un usage irréfléchi de l’interactivité infuse pourtant la jeune histoire de la BD numérique en France. On sait à ce propos que la recherche académique sur la bande dessinée s’est évertuée, dès les années 1960-1970, à dégager une définition du médium, c’est-à-dire à mettre en lumière un ensemble de traits distinctifs propres au neuvième art (le rapport texte-image, l’utilisation des bulles, la séquentialité, etc.). Une telle approche, largement visible dans les études d’inspiration sémiologique, avait pour but principal de légitimer la BD en lui accordant une place à part entière dans la galaxie des médias. Cela posé, ne peut-on voir dans l’usage timide de l’interactivité une résurgence, en contexte numérique, des questions définitionnelles qui n’ont eu de cesse d’agiter la scène stripologique ? Une telle interrogation prend tout son sens lorsqu’on considère une autre possibilité offerte par la numérique, à savoir l’hybridation multimédiatique, elle aussi utilisée avec une grande prudence par les auteurs.

BD numérique et hybridation

Second point à soulever, outre l’interactivité : la BD numérique se distingue de son homologue papier par le recours possible à l’audiovisuel. Nous le savons, les créations numériques peuvent contenir des séquences sonores (bruitages, musiques d’ambiance, etc.) et/ou animées (animation des personnages, du décor, etc.). Ce métissage avec l’audiovisuel est directement lié aux capacités simulatrices du numérique. On suivra sur ce point Edmond Couhot et Norbert Hillaire :

« La spécificité du numérique est de simuler toutes les techniques existantes, toutes les techniques possibles, ou du moins d’y aspirer [...]. C’est cette capacité qui donne au numérique son pouvoir de pénétration, de contamination sans précédent, qui l’autorise à assujettir toutes les techniques à l’ordre informationnel et de ce fait à les hybrider entre elles.14 »

Le numérique, en réduisant tous types de contenus (images fixes, vidéos, textes, etc.) à un même matériau binaire (forme d’enregistrement), peut aisément simuler les médias qui lui sont antérieurs (cinéma, BD, photographie, etc.) en vue de les hybrider au sein d’une même production (forme de restitution). On s’en doute, l’usage de sons et/ou de vidéos constitue une rupture radicale avec les conditions de lecture d’une BD papier. En faisant usage de séquences audiovisuelles, l’auteur peut en effet placer le lecteur dans une posture de spectateur. Tel est le cas lorsqu’une animation plonge l’usager dans une expérience de visionnage de plusieurs secondes, ou lorsque la compréhension du récit implique l’écoute d’un contenu audio. De fait, le passage du papier au numérique peut se traduire, dans certains cas, par une perte de contrôle. Si la BD imprimée n’impose aucun rythme de lecture prédéterminé, puisque le lecteur est seul à décider quand passer à la vignette ou à la page suivante, la BD numérique peut, via l’usage de l’hybridation, prescrire une durée de visualisation ou d’écoute. On retrouve ici la dualité, théorisée par Bruno Bachimont, entre structure de présentation et temps d’appréhension :

« Une première catégorie [d’outils] est constituée par les outils proposant un espace et une structure de présentation, mais n’agissant pas sur le temps d’appréhension. Cela signifie que le temps vécu par la conscience qui s’empare de l’outil n’est pas prescrit par l’outil. C’est par exemple le livre qui propose un espace, les feuilles, une structure, la typographie et la mise en page, mais qui ne prescrit pas le rythme de lecture. Une seconde catégorie est constituée par des outils prescrivant en outre un temps d’appréhension. Autrement dit, ils déterminent le flux temporel de la conscience, où la conscience, si elle s’empare de l’outil, doit se conformer au rythme temporel qu’il prescrit. C’est par exemple le cas des enregistrements sonores où, pour ré-accéder au contenu, il importe que la conscience se conforme au flux temporel acoustique reconstitué par l’outil.15 »

Reste à savoir comment les auteurs gèrent cette double temporalité. Choisissent-ils de basculer dans une temporalité audiovisuelle, quitte à ôter au lecteur tout contrôle sur son rythme de lecture, ou essaient-ils au contraire d’introduire des éléments audiovisuels sans affecter le rythme lectural ? Si cette dernière option est retenue, par quels moyens parviennent-ils à concilier maintien du rythme de lecture et usage de l’hybridation ? Nous savons que la possibilité de gérer son rythme de lecture est souvent mise en avant dans la littérature spécialisée. Éric Dacheux, par exemple, va jusqu'à attribuer au lecteur des qualités divines, celui-ci jouissant d’une totale liberté dans l’organisation de son temps de lecture :

« La vraie puissance du média BD est dans la production d’images inertes qui donnent envie de donner la vie, de mettre son âme dans les personnages. Le lecteur est tout puissant, c’est lui et lui seul qui crée le mouvement dans la case et surtout qui complète l’action entre deux cases. Il est libre, il est Dieu. La BD est un média qui révèle à chacun son pouvoir d’agir et la jouissance que procure d’être l’unique gestionnaire de son temps.16 »

Cette déification permet de mieux comprendre la méfiance suscitée par l’audiovisuel. Ce dernier contraint en effet le lecteur à céder une partie de son pouvoir démiurgique à la machine. Cela posé, il importe de noter que l’audiovisuel n’empiète pas systématiquement sur le rythme de lecture. Certains auteurs s’emparent en effet des potentialités hybridantes du numérique sans enfermer la réception dans un flux temporel pré-déterminé. On prendra pour exemple un billet publié le 26 juin 2008 sur le blog-BD de l’auteur québécois Vincent Giard. Intitulé Le Safari aux fourmis17, ce strip narre l’histoire d’un piéton lambda qui, installé seul à un arrêt de bus, se laisse entraîner dans une douce rêverie. Comme pour égayer son attente, une jeune femme imaginaire apparaît à ses côtés et l’aborde. Après un bref bavardage, les deux inconnus sont pris d’un soudain coup de foudre. Plusieurs vignettes animées les montrent alors se promener main dans la main, ou encore s’étreindre avec fougue. La dernière vignette, enfin, quitte le monde des songes et revient à un réel nettement plus morne. On y voit le personnage principal assis dans son abribus, perdu dans ses pensées. Celles-ci sont d’ailleurs représentées par le biais d’une animation appliquée à la tête du protagoniste, laquelle revêt des formes diverses, prenant tour à tour l’apparence d’un cube, d’une étoile, de tentacules, et de bien d’autres motifs plus ou moins étranges parfois difficiles à identifier. Bien que le nombre de motifs soit limité (tout au plus en distingue-t-on cinq ou six), leur répétition en boucle suffit à traduire le désordre cognitif du personnage (figure 1).

Aux yeux du lecteur, une telle animation ne contient ni début ni fin, mais est enfermée dans une boucle littéralement interminable, dans un éternel retour du même. Dans ces conditions, il est évidemment difficile, voire impossible, d’attribuer au contenu animé une durée : tout au plus voit-on une action se répéter à l’infini, sans possibilité de lui assigner un commencement et une clôture. Cette absence de bornes (ni début, ni fin) permet au lecteur de garder le plein contrôle sur sa lecture : celui-ci peut passer à la vignette suivante quand bon lui semble, l’impossibilité d’évaluer la durée de l’animation empêchant la prescription d’un temps de réception de type spectatorial.

Conclusion

La transition numérique expose la bande dessinée à un changement de matérialité radical. En dissociant les sphères d’enregistrement et de restitution, l’informatique introduit une plus grande plasticité dans la façon de concevoir et de lire un récit en bande dessinée. Cette plasticité est d’abord d’ordre manipulatoire. La possibilité de manipuler l’œuvre par le biais de l’interactivité ouvre de nouvelles voies narratives et bouleverse en profondeur nos habitudes de lecture. La réception ne repose plus seulement sur la vue, modalité sensorielle prédominante dans le cas d’une BD papier, mais mobilise aussi le toucher. Bref, la lecture d’une BD numérique est autant visuelle qu’haptique. Autre changement notable : la plasticité inhérente à la matérialité numérique dirige les auteurs vers la pratique de l’hybridation. Les œuvres se font plurimédiatiques et s’enrichissent de séquences audiovisuelles : le lecteur, déjà engagé par la vue et le geste, doit également tendre l’oreille. La plasticité accrue de la BD numérique se traduit donc par une réception polysensorielle et une proximité toujours plus grande avec des domaines médiatiques jusque-là distincts (le jeu vidéo, les pratiques audiovisuelles, etc.). Point intéressant : ce rapprochement entre médias n’est pas sans rappeler la définition de l’intermédialité proposée par Rick Altman. En contexte numérique, la BD se conjugue en effet avec d’autres médias, tous réduits à une même réalité binaire. C’est dans ce bain intermédial que le neuvième art réinvente actuellement ses propriétés formelles et se forge une nouvelle identité. Le numérique nous invite donc à assouplir notre conception des identités médiatiques : un média, ici la bande dessinée, ne se définit pas sur la base de traits distinctifs figés et quasi immuables (par exemple le rapport texte-image ou la séquentialité). Au contraire, l’identité d’un média est évolutive et change en fonction du milieu sémio-technique dans lequel il s’insère. Cela posé, tout porte à croire que le processus intermédial observable sur support numérique ne débouchera pas sur des identités médiatiques clairement circonscrites, mais sur des créations qui échappent aux catégories établies.

Note de fin

1 ALTMAN Rick, « De l’intermédialité au multimédia : cinéma, médias, avènement du son » in Cinémas : revue d’études cinématographiques, 1999, vol.10, n°1, p. 37-53.

2 STEFANELLI Matteo, « Un siècle de recherches sur la bande dessinée », in STEFANELLI Matteo, MAIGRET Éric, La Bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, 2012, p. 17-49.

3 BACHIMONT Bruno, Le Sens de la technique : le numérique et le calcul, Paris, Encre Marine, 2010, p. 155

4 Bien entendu, le dessinateur peut multiplier les repentirs avant d’obtenir le résultat escompté, si bien que les images publiées in fine ont souvent fait l’objet de multiples retouches (voire sont en grande partie redessinées) avant d’atteindre leur état définitif. Cela signifie que l’enregistrement d’une forme, d’une image dans le cas d’une BD papier, passe par toute une série de réajustements et de modifications. D’ordinaire, les formes de restitution présentées au lecteur ne laissent rien transparaître de ce processus d’engendrement. On notera cependant que certaines techniques de dessin (par exemple la gravure sur bois) gardent une trace des difficultés qui ont ponctué l’élaboration/l’enregistrement de l’image (dérapage de la gouge du graveur sur la surface boisée, etc.). Sur ce sujet, voir BAETENS Jan, « Bandes dessinées écrites : la question des rapports texte/image en bande dessinée à la lumière du Château d’Olivier Deprez », in GENIN Christophe (dir.), Déconstruire l’image, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 37-50.

5 BACHIMONT Bruno, Ingénierie des connaissances et des contenus : le numérique entre ontologies et documents, Paris, Hermès-Lavoisier, 2007.

6 WEISSBERG Jean-Louis, Présence à distance, déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris, L’Harmattan, 1999.

7 BACHIMONT Bruno, Le Sens de la technique : le numérique et le calcul, op.cit., p. 158.

8 Toutes ces réalisations sont accessibles sur le site de l’auteur : www.anthonyrageul.net/

9 COUCHOT Edmond, HILLAIRE Norbert, L’Art numérique, Paris, Flammarion, 2003, p.109-110.

10 BOUCHARDON Serge, La Littérature numérique : le récit interactif, Paris, Lavoisier, 2009.

11 Ibid., p. 261.

12 L’œuvre est consultable à cette adresse : http://www.boilet.net/yukiko1_0/yukiko01bis.html

13 VIAL Stéphane, L’Être et l’écran, comment le numérique change la perception. Paris, PUF, 2013, p. 253

14 COUCHOT Edmond, HILLAIRE Norbert, op.cit., p.114.

15 BACHIMONT Bruno, Le Sens de la technique : le numérique et le calcul, op.cit., p. 140.

16 DACHEUX Éric, « La BD : reflet ou critique du lien social ?», in Dacheux Éric (dir.), La BD : un miroir du lien social. Bande dessinée et solidarités, Paris, L’Harmattan, 2011.

17 http://aencre.org/blog/2008/le-safari-aux-fourmis. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, le blog est actuellement indisponible. On trouvera cependant une présentation exhaustive du travail de Vincent Giard sur le site spécialisé du9.org (https://www.du9.org/dossier/images-mouvementees-de-vincent/).

Citer cet article

Référence électronique

Philippe PAOLUCCI, « Bande dessinée et plasticité numérique », Plasticité [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/460

Auteur

Philippe PAOLUCCI

Chercheur associé au LERASS, Université Toulouse 2 - Jean Jaurès