L’objet de ma réflexion porte sur deux compagnies de théâtre contemporaines, Les Chiens de Navarre et la Compagnie la Vie brève. La première troupe a été créée en 2005 par les comédiens Caroline Binder et Jean-Christophe Meurisse ; ce dernier met en scène les créations collectives1 de la compagnie depuis 2005. Quant à la Compagnie La Vie brève, elle est composée d’acteurs, de metteurs en scène et d’une scénographe qui se sont rencontrés au cours de leur formation dans différents conservatoires d’art dramatique. Le collectif interroge les outils de représentation avec comme mot d’ordre de considérer l’acteur non pas comme un simple interprète mais comme un auteur-créateur – un acteur dramaturge. À partir de l’analyse de Quand je pense qu’on va vieillir ensemble (2014), Nous avons les machines (2013) et de la performance Regarde le lustre et articule (2013) des Chiens de Navarre ainsi que de l’analyse du Goût du faux et autres chansons mis en scène par Jeanne Candel2, une des metteurs en scène de la compagnie La Vie brève, nous essaierons de montrer comment ces compagnies renouent avec la tradition de la commedia dell’arte en plaçant le jeu all’improvizzo au centre de leur processus de création et de représentation. Après une réflexion définitoire sur cette forme de jeu dans sa forme historique, nous montrerons que le jeu all’improvizzo revisité par Jeanne Candel et Jean-Christophe Meurisse permet de ne pas figer la parole des comédiens. Dans un second temps nous analyserons comment ce type de jeu reprend certains codes de la performance. Dans un dernier temps, nous interrogerons le lien entre le jeu all’improvizzo et la dimension populaire du théâtre que bâtissent ces compagnies. Dans le droit fil de la philosophie des Cyniques, ces deux collectifs théâtraux peuvent être considérés comme des Diogènes contemporains.
Dans la tradition de la commedia dell’arte
C’est au XVIe siècle qu’apparaissent en Italie des compagnies théâtrales jouant des commedia dell’arte all’improvizzo, pièces qui constituent le répertoire de la commedia dell’arte. La particularité de cette forme théâtrale née en Italie au XVIe siècle et qui a remporté un vaste succès en Europe jusqu’au XVIIIe siècle tient à ce qu’elle s’appuie non pas sur texte écrit mais sur un canevas qui donne aux acteurs les grandes lignes de l’histoire et le sujet de la pièce. Or, au XXe siècle, certains metteurs en scène ont fait l’amalgame entre ce jeu all’l’improvizzo et l’improvisation. Ainsi, par exemple, Charles Dullin s’appuie sur une mythologie erronée en affirmant sa croyance en la spontanéité des acteurs de commedia dell’arte qui ont, selon lui, retrouvé le secret perdu du théâtre primitif. Pourtant, en commedia dell’arte, ni dans le texte qui est dit par les comédiens ni dans la mimique ni dans les situations il n’y a proprement improvisation. Bien au contraire, la commedia dell’arte vit, à tous ces points de vue, de traditions, des traditions plus techniques que littéraires qui permettent la constitution d’un répertoire de situations, de tirades, de jeux de mots et d’attitudes apprises par les comédiens. En fait, dans la commedia italienne, le jeu all’improvizzo implique une maîtrise totale du rapport au public et une attention sans faille à l’égard de ses réactions. Afin de traduire l’expression « all’improvizzo » tout en étant au plus près des codes de jeu de la commedia dell’arte, nous parlerons donc non pas de jeu improvisé mais de jeu imprévu ou de jeu à l’impromptu. Dans l’ouvrage intitulé Histoire du théâtre italien : depuis la décadence de la comédie latine3, Luigi Riccoboni – acteur de commedia dell’arte et chef de troupe – utilise ce terme lorsqu’il rapporte :
cette manière de jouer à l’impromptu qui rend le style très faible, rend en même temps l’action très vive et très vraie. Cette action est tout autrement naturelle, a un tout autre air de vérité, que de voir comme au Français, quatre ou cinq acteurs rangés à la file sur une ligne, comme un bas-relief, au-devant du théâtre, débitant leur dialogie chacun à leur tour. (RICCOBONI, 1730, page 58)
Dans le jeu all’improvizzo, l’acteur donne l’impression que ce qui a été prémédité vient naturellement, comme par magie. Le corollaire de cette technique de jeu est l’absence d’un texte d’auteur antérieur à la représentation. Dans cette forme de théâtre, les acteurs improvisaient en suivant un canevas4 qui constituait la ligne directrice de leurs improvisations. Le canevas, forme de scénario sur lequel l’action est fondée, est sommaire et il précise les entrées et les sorties, le résumé de l’intrigue, les grandes articulations de la fable ainsi que les moments charnières. Tel un schéma qui dirige le jeu de l’acteur le canevas sert donc de « décor » à la pièce, il la supporte. Les Chiens de Navarre et la compagnie La Vie brève revisitent cette technique du jeu all’improvizzo afin d’émanciper la parole théâtrale du texte figé et de rendre cette parole plastique et mouvante.
L’écriture de plateau, une parole qui jamais ne se fige
Afin de rompre avec la culture de l’interprétation et de favoriser la dramaturgie de l’acteur, nous observons dans les créations de notre corpus une écriture collective établie à partir de « provocations » faites par Jeanne Candel à ses acteurs ou à partir d’un canevas de situations donné par Jean-Christophe Meurisse qui se qualifie lui-même de « metteur en scène-didascaliste ». Qu’entend-il par cette fonction quelque peu particulière ?
Il y a toujours un travail qui précède les répétitions. […] J’ai une sainte horreur de la page blanche, alors sur des brouillons je note des idées de situations, de jeux, d’images et de costumes. Mais nous n’avons pas de méthode à proprement parler. On improvise à partir de tout cela pour fabriquer une sorte de canevas. Notre seul principe : rien n’est figé, rien n’est écrit. (Meurisse, 2012)
Le metteur en scène est donc didascaliste dans la mesure où c’est lui qui fournit les situations aux acteurs lors des répétitions. Au départ de chaque spectacle, il n’y a aucun texte dramatique. Jean-Christophe Meurisse réunit le collectif et lui propose des bribes de dialogues, des situations, des images. Puis, durant un long temps de travail, constitué d’improvisations, d’observations, de discussions, une sorte d’écriture scénique automatique se met en place. Durant le processus d’élaboration des pièces, le metteur en scène accorde de l’importance aux associations libres ainsi qu’au rôle de l’inconscient. Dans un deuxième temps, parmi toutes les situations travaillées, il en choisit une dizaine et élabore un canevas de quatre à cinq pages qui sera le garde-fou des comédiens. En effet, au fil des représentations ceux-ci continuent d’improviser chaque soir.
Nous pouvons établir une comparaison avec les méthodes de création de la Compagnie La Vie brève et, plus précisément, avec la manière dont Jeanne Candel construit ses spectacles. En 2010, cette dernière est invitée en résidence avec les acteurs de La Vie brève au Théâtre de Vanves. Cette résidence donnera naissance à l’écriture collective de la pièce Robert Plankett. Durant l’été 2010, J. Candel met en scène sa deuxième création collective avec la compagnie, Nous brûlons, une histoire cubiste, puis, en 2012, Some kind of monster. En 2013, elle co-crée avec Samuel Achache – autre metteur en scène de la compagnie – Le Crocodile trompeur5, une forme de théâtre-opéra, version jazzy et déjantée du Didon et Enée de Purcell. En 2015 la compagnie présente Le Goût du faux et autres chansons, nouvelle création de théâtre musical. Dans toutes ces créations Jeanne Candel utilise elle aussi la technique du jeu all’improvizzo. Lors de la phase d’élaboration du spectacle, elle propose aux acteurs un certain nombre de « provocations6 » à partir desquelles ils improvisent pour, in fine, écrire leur propre texte. Au sein de La Vie brève, l’acteur est donc auteur de son propre texte. Prenons l’exemple de la dernière création de la compagnie, Le Goût du faux et autres chansons, un spectacle autour de la question des origines. Pendant les différentes résidences de création, chaque matin la metteure en scène arrive avec une expression et les acteurs doivent y répondre immédiatement en improvisant ce qu’ils veulent, une anecdote, une danse, une association d’idées. Lors d’un entretien7 avec la metteure en scène, celle-ci nous donne des exemples de « provocations » utilisées pour cette création. Il s’agit soit d’expressions telles que « faire le deuil de soi-même, faire quelque chose à l’aveugle, échapper à son corps, faire tourner le monde sur son pouce, je vous prie de faire la paix mon âme et mon corps, d’où venons-nous bordel de merde ?, s’arracher les yeux de la tête » ou de situations telles que « big bang minimaliste dans une cuisine, sortir de scène, s’éclipser, apparaître, se révéler, s’auto-générer, visiter Orphée, Vénus, Léonard de Vinci et Janus, trouver l’écrin de son corps dans l’espace, l’autoportrait quantique, le réalisme magique ». À partir de ces provocations, les comédiens travaillent dans la littéralité.
Ainsi, comme on peut le voir sur la photographie n° 1, à partir de l’expression « s’arracher les yeux de la tête », une comédienne propose une scène dans laquelle elle propose d’abord des boules de glace à la framboise aux spectateurs avant de simuler de s’arracher les globes oculaires pour proposer une nouvelle dégustation au public. Dans cette écriture de plateau, les acteurs travaillent également par allégorie et recherchent des polarités violentes entre les éléments d’une même scène. Par exemple, à partir d’une définition de la mélancolie comme l’acte de consumer son propre corps – conception développée par Robert Burton dans son ouvrage L’Anatomie de la mélancolie – une comédienne prépare son visage comme un gigot, l’enroule de fil de cuisine, l’arrose d’huile et le saupoudre d’aromates avant de se mettre littéralement la tête dans un four.
La metteure en scène travaille à partir de matériaux textuels qui servent de point d’appui aux acteurs. Dans la création qui nous intéresse, elle a utilisé différentes sources d’inspiration glanées dans la littérature – des extraits des Métamorphoses d’Ovide, de nouvelles de Borges, des Ennéades de Plotin, de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg – mais aussi dans des essais scientifiques ou philosophiques – L’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, des écrits de Trinh Xuan Than et de Clément Rosset -, des conférences de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, des analyses de tableaux de Botticelli faites par le critique Daniel Arasse ou encore des notes de recherches menées par Léonard de Vinci. Ces matériaux sont autant de points d’appui utilisés pour créer ce que Jeanne Candel nomme un « collage fictionnel », forme qui émane d’une véritable écriture de plateau et qui a pour point de départ la recherche de jeu pur.
Entre jeu pur et jeu performatif
Afin de nourrir le jeu all’improvizzo de ses comédiens, la metteure en scène dispose de plusieurs outils. Par exemple, elle invite chaque acteur à créer dans son « studiolo », une sorte de cabinet de travail, de laboratoire de recherche singulier que l’acteur investit avec ses propres références, ses lectures, ses iconographies et ses musiques. Au sein des Chiens de Navarre, Jean-Christophe Meurisse explore quant à lui le jeu performatif. En effet, les acteurs du collectif sont des improvisateurs et des dramaturges et, par conséquent, le processus de conception des créations est proche de celui de la performance. Ainsi, le collectif ne se contente pas de reprendre la tradition de jeu héritée de la commedia dell’arte mais il l’actualise afin d’intensifier encore la prise de risque des acteurs-performeurs : lors de chaque représentation, assis dans la salle ou à la régie, le « metteur en scène-didascaliste » donne le rythme et décide qu’une scène doit s’arrêter ou, au contraire, se prolonger. Ainsi la question du dosage et du rythme se fait toujours en direct, comme l’explique Jean-Christophe Meurisse : « Depuis la régie, j’envoie des signaux aux comédiens pour qu’ils puissent se lancer sans se soucier de la notion de durée. Même si ça se passe comme avec des solistes qui improvisent dans un groupe de jazz, c’est à moi que revient le rôle d’impulser le tempo. » (MEURISSE, 2012) Lors des représentations, chaque acteur joue le même caractère mais il ne sait pas à quel comment les scènes ou les tableaux proposés vont se terminer. Afin de définir un tel type de jeu, nous parlerons donc d’improvisation dirigée ou d’improvisation rythmée. Afin de préciser ces types de jeu, nous nous appuierons sur la performance intitulée Regarde le lustre et articule8 des Chiens de Navarre. La formule de ce titre est attribuée à Louis Jouvet qui aurait dit à un comédien « Quand tu ne sais plus quoi faire, regarde le lustre et articule ». Rarement présent sur scène, dans cette performance Jean-Christophe Meurisse vient donner la consigne : il s’agit d’une lecture à la table pendant laquelle les acteurs ont le texte en main, à ceci près que les pages du texte sont vierges. Nous assistons donc à une improvisation totale. Les comédiens, assis à la table, face au public, ont pour seul appui les dialogues. Présent dans la salle, le metteur en scène décide ou non d’interrompre une scène improvisée. La particularité de cette performance est qu’ici les comédiens jouent sans canevas. Ils improvisent en direct une pièce qui n’existe pas. Pour accentuer le coté performatif du jeu, chaque soir où la performance est jouée le metteur en scène invite quelqu’un qui ne fait pas partie de la troupe à participer à la performance avec les acteurs. Cette exploration du jeu performatif amène les Chiens de Navarre à bâtir un théâtre enragé, un théâtre qui s’inscrit, comme nous allons le voir, dans la filiation de Diogène et des cyniques.
Dans la filiation de Diogène, un théâtre enragé
Les Chiens de Navarre, le nom du collectif lui-même, évoque les Cyniques et, à leur tête, Diogène. Si la philosophie fondée par Antisthène et diffusée par les propos et les actions spectaculaires de son disciple le plus célèbre, Diogène de Sinope, prône une nouvelle pratique de la philosophie et de la vie en général, plus subversive et jubilatoire, les Chiens de Navarre défendent quant à eux un nouvel art théâtral lui aussi subversif et jubilatoire. Il s’agit pour eux de se reconnecter avec la dimension de plaisir dans le jeu théâtral. Leurs créations mettent en scène des actes volontairement provocateurs. Nous retrouvons dans leurs spectacles un anticonformisme jubilatoire proche de celui que défendaient des cyniques ; si les Chiens de Navarre nous font rire, ils ne le font jamais comme des clowns ou comme des acteurs burlesques ; ils amènent le rire tout en nous mettant au bord du malaise. Si Diogène transgresse les fondements de la culture en urinant, en aboyant comme un chien ou en se masturbant en public, dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, le personnage de la petite fille donne le sein à son partenaire de jeu – Lapinou – avant de faire l’hélicoptère avec les testicules de ce dernier, tandis que dans Nous avons les machines un acteur dialogue avec l’anus de son interlocuteur. Le théâtre des Chiens de Navarre prône un retour de la pulsion grâce à différents procédés tels que le détournement, l’idiotie, le jeu bouffon. Cela se traduit par l’exploration de l’esthétique de l’obscène et du trash. Le point commun à ces procédés et à ces esthétiques est qu’ils placent l’acteur au centre de la création.
Tout d’abord, dans toutes les créations étudiées nous observons que le jeu entre l’acteur et les spectateurs commence avant le début du spectacle. Ainsi, dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, dans le sas entre l’extérieur et la salle, un acteur déguisé en mort vivant, le visage ruisselant de sang nous accueille en grognant puis nous invite, une fois que nous avons franchi le seuil de la salle, à nous joindre aux acteurs qui jouent à la pétanque sur la scène. Au moment où nous pénétrons dans la salle de spectacle, nous entendons une bande-son composée de roulements de tambours et des trompettes de Maurice Jarre, ces mêmes trompettes qui annoncent les spectacles au Festival d’Avignon. Vêtus de haillons, maculés de faux sang et portant d’affreuses fausses dents, Les Chiens de Navarre sont à l’œuvre : avant que le spectacle commence, les huit comédiens s’échauffent en jouant à la pétanque, au mépris des règles, surtout celles de la bienséance. Nous pourrions citer des prologues d’autres spectacles qui tous interrogent les codes de la représentation. Ainsi dans Nous avons les machines les acteurs masqués et le sexe exposé procèdent, avec la liste des réservations à la main, à l’appel des spectateurs avant de commencer. Dans L’autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche9, après une séance d’aérobic, les Chiens de Navarre s’installent autour d’une table pour célébrer, comme il se doit, l’amitié entre les peuples autour d’un verre de vin rouge.
Par ailleurs, afin de détourner les codes de la représentation, les Chiens de Navarre adoptent un jeu qui s’apparente parfois à celui de l’idiot. Comme l’idiot, les acteurs des Chiens de Navarre ont recours à ce qui préexiste au langage articulé, c’est-à-dire aux cris, aux onomatopées ou encore aux pleurs ; ils prennent également plaisir à détourner les objets et les situations. Par exemple, dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble nous observons ce recours à l’idiotie dans le titre même de la création, titre qui joue sur un détournement du film de Maurice Pialat Nous ne vieillirons pas ensemble10. Un autre exemple de détournement idiot se lit dans le remake de la scène d’humiliation entre Jean Yanne et Marlène Jobert sur un parking d’autoroute, à l’heure où les chiens et les humains n’ont qu’une envie, celle d’uriner. Dans leur transposition scénique, les Chiens de Navarre introduisent de l’obscène puisque les acteurs qui jouent les chiens simulent qu’ils urinent pendant que la comédienne qui joue le rôle de Marlène Jobert se dévêt pour, elle aussi, simuler qu’elle urine sur la scène recouverte de terre. Nous pensons à un autre exemple un peu plus loin dans la pièce : si, dans le film de Maurice Pialat, ce sont les amants maudits qui se retrouvent nus dans un lit, dans la création des Chiens de Navarre ce sont les deux acteurs qui jouaient le rôle des chiens qui se dévêtent et s’allongent nus l’un contre l’autre, formant alors une image extrêmement poétique. L’inversion entre l’humain et l’animal participe de cette esthétique de l’idiotie. Dans Nous avons les machines l’idiotie est également à l’œuvre particulièrement dans les nombreuses scènes – un participant au conseil municipal montre ses fesses pour simuler un microphone par exemple – où les acteurs se laissent aller à des situations régressives. Jean-Christophe Meurisse parle de cette scène comme d’« un geste infantile contre le pouvoir, très dada. J’aime l’idiotie pour affirmer la colère » (MEURISSE, 2015). Ce détournement par l’idiotie passe également par des scènes de cannibalisme, de destruction, de dépeçage, d’émasculation. Comme Diogène, les Chiens de Navarre renouent avec un théâtre qui fait profession de dérision, d’impudence, voire d’immoralité. Ils renouent avec un théâtre qui remet au centre la jubilation du jeu de l’acteur et la dimension charnelle et organique de l’acteur.
Le jeu all’improvizzo appelle donc un théâtre d’acteurs, un théâtre dans lequel l’acteur est à la fois poète et passeur de corps. En effet, les comédiens des Chiens de Navarre comme ceux de La Vie brève se libèrent d’une pression qui pèse sur eux – pression qui vient de la valeur prêtée au théâtre, au texte et à l’incarnation – et proposent un jeu très corporel. Nous observons par exemple pour les deux compagnies un goût pour le style de jeu bouffon, jeu corporel qui s’appuie sur les ressorts de l’amalgame et qui fait ainsi dialoguer la barbarie et la sophistication, la « bouffe » et l’esprit, le savant et le populaire. Ainsi, par exemple, dans sa dernière création Jeanne Candel propose un collage entre musiques baroques et airs de corrida. En outre, nous observons chez les deux compagnies une boursouflure du style. Ainsi, les Chiens de Navarre ont recours à la grandiloquence et à l’emphase afin de tourner en dérision certaines novlangues bienpensantes, celle du coaching dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble ou encore, ainsi que le remarque Isabelle Barbéris, celles de l’« humanitaire de l’avant-garde, du devoir de mémoire, de la diversité culturelle, de la beauté de l’art, de l’amitié entre les peuples11 » dans L’autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche. Par ailleurs, dans certaines scènes le jeu bouffon appelle une esthétique de l’obscène ou du trash. Par exemple, dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, le duo qui reprend en playback I’ve been loving you de Ottis Redding adopte un jeu bouffon. Le remake met en scène un couple de zombies, incarnés par Anne-Elodie Sorlin et Thomas Scimeca, qui s’approchent du public dans un rond de lumière. L’échange de caresses sans ambiguïté entre les deux acteurs – par micro interposé – est encore plus obscène que dans la version originale12 entre Ike et Tina Turner. Autre exemple, au début de Nous avons les machines, deux comédiens masqués et le sexe nu invitent chaque spectateur à prendre place dans la salle. Chaque interpellation provoque un chapelet de vents tonitruants produits par des coussins péteurs déclinant toute la gamme de l’obscène. Concernant l’esthétique trash dont les principaux ressorts sont le mauvais goût et la banalité de la dégradation, elle est par exemple à l’œuvre dans Une raclette, création dans laquelle une fête des voisins se termine en orgie ou dans Nous avons les machines qui s’achève par une scène de dévoration cannibale simulée. Dans la dernière création de la compagnie, Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet, le trash est également présent ; les corps se dénudent, se frottent, se cherchent, copulent, à deux ou à trois, dans tous les sens et sur tous les rythmes. Enfin, le corps est convoqué dans des scènes dont l’esthétique rappelle celle du Grand Guignol. Ainsi, dans Nous avons les machines, l’esprit Grand Guignol prend tout son sens dans la deuxième partie du spectacle, quand, après une apocalypse miniature, les acteurs reviennent jouer la même scène déguisés en cyborgs. La séquence est jouée dans une esthétique crue et sanguinolente qui renoue avec les codes du carnaval et de Grand Guignol. Dans Quand je pense qu´on va vieillir ensemble, le Grand Guignol est également présent dès la scène d´ouverture où les corps des personnages en scène – se livrant à une partie de pétanque – témoignent d’un état de putréfaction sérieusement avancé.
Pour conclure notre réflexion, il nous apparaît que si Les Chiens de Navarre et la compagnie La Vie brève revisitent le jeu all’improvizzo c’est au service d’un renouvellement des formes de théâtre populaire, formes dans lesquelles le Grand Guignol, le bouffon, l’obscène et le trash se frottent avec l’onirique et parfois même avec le romantique. Dans un tel théâtre, chaque acteur est auteur de son texte. Ainsi dans le dossier de diffusion du Goût du faux et autres chansons nous pouvons lire : « Le gout du faux et autres chansons, de et avec13 Jean-Baptiste Azéma, Charlotte Corman, Caroline Darchen, Marie Dompier, Vladislav Galard, Lionel Gonzalez, Florent Hubert, Sarah Le Picard, Laure Mathis, Juliette Navis, Jan Peters, Marc Vittecoquin ». Le jeu à l’impromptu tel qu’il est pratiqué par Les Chiens de Navarre et par la compagnie La Vie brève renoue avec le jeu all’improvizzo tel qu’il était pratiqué par les troupes de commedia dell’arte – un jeu dans lequel l’acteur est à la fois poète et interprète – et permet ainsi l’avènement de l’acteur-dramaturge.