Seiffert Marc-Daniel et Kechidi Med (dir.), L’aéronautique mondiale : acteurs et stratégies, MA éditions – Eska, Paris, 2016, 320 pages.

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Texte

Paru aux éditions MA, qui font la part belle aux publications sur les nouvelles technologies, cet ouvrage dirigé par deux spécialistes de l’industrie rassemble plusieurs textes que l’on pouvait déjà lire dans un numéro spécial de la revue Entreprises et Histoire (décembre 2013, Eska). Il faut dire que les questions soulevées méritaient sans aucun doute une nouvelle présentation, enrichie d’illustrations, ainsi qu’un rappel des enjeux et de l’actualité passionnante de cette industrie qui depuis plus d’un siècle reflète les rapports de force entre divers acteurs à l’échelle mondiale.

Cette réédition est donc bienvenue, quoique perfectible. Certaines citations en anglais n’auront par exemple pas été traduites, et surtout, l’éditeur n’aura pas suffisamment prêté attention à de regrettables erreurs de frappe ou de disposition homogène des paragraphes. Autant d’aspérités formelles qui, ici ou là, feront ciller quelques lecteurs pointilleux, mais qui n’enlèvent rien à la qualité d’un livre qui se distingue volontairement par la diversité des approches retenues afin de justement questionner les paradoxes de l’aéronautique. Cette industrie de souveraineté après les audaces des premiers artisans et pionniers de la conquête de l’air, s’est en effet très vite mêlée aux intérêts stratégiques des États-nations développés, mais elle se caractérise aujourd’hui par un système productif mondialisé sur un marché dominé depuis plusieurs décennies par le fameux duopole Airbus-Boeing. La reconfiguration en cours de la concurrence mondiale, notamment avec l’arrivée de « nouveaux entrants », montre toutefois que le rôle structurant des États demeure, du fait des moyens colossaux que cette industrie requiert. Enfin, la très forte croissance du transport aérien civil impacte naturellement les relations entre tous ces participants, ainsi que l’organisation industrielle, comme elle contribue à introduire des ruptures technologiques majeures pour les sociétés humaines.

Les contributions sont réparties en quatre chapitres, et nous proposent un survol de plusieurs de ces aspects par le biais d’études de cas détaillées, d’entretiens collectifs ou d’articles généraux. Elles offrent l’opportunité de regards croisés sur un thème qui n’est pas un simple objet d’étude éveillant à bon droit l’intérêt d’universitaires issus de traditions différentes, mais qui est, bien davantage, un sujet fascinant pour un large public. On l’aura compris, il n’est pas ici question d’offrir une synthèse austère des grandes heures de l’industrie aéronautique mondiale, mais bien de donner aperçu modeste et vivant de la diversité des enjeux gravitant autour de ce thème. Enfin, l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de s’inscrire dans la continuité des efforts initiés en France par certains chercheurs (dont le regretté Emmanuel Chadeau ou Claude Carlier), tout en faisant le pari d’ouvrir le débat aux interventions de témoins non académiques de l’aéronautique.

Convergence et divergences entre les stratégies des avionneurs

Le premier chapitre s’appuie sur l’histoire récente des avionneurs pour en dépeindre les stratégies. Colette Depeyre, maître de conférences en management, s’intéresse au cas de Boeing, qui présente la spécificité d’être le seul « intégrateur » important à conserver une activité duale, civile et militaire. Avant la Guerre Froide, l’histoire de Boeing évoque un mouvement de balancier constant entre des clients militaires et des clients civils, mais ce sont finalement ces derniers qui deviennent la priorité de l’entreprise dans les années 1990. Sous l’impulsion de l’ingénieur Phil Condit, qui deviendra directeur général, Boeing se rêve pourtant en compagnie aérospatiale intégrée et globale, conceptrice d’avions commerciaux aussi bien que de systèmes de défense ou de systèmes spatiaux tant civils que militaires. L’approche ainsi adoptée avec le B777, qui a été développé sur la base de relations étroites (et dans la pratique, grâce à des outils informatiques innovants) entre clients, fournisseurs et unités fabricantes, valide cette stratégie : si par la suite certains projets ambitieux ont finalement avortés, et si les aléas commerciaux et les variations cycliques du marché imposent des réorganisations régulières et des ajustements à cette vision globale, Boeing parvient cependant à lui donner vie en devenant, bien plus qu’un simple fabricant d’avions, un véritable vivier de haute-technologie dans le domaine aérospatial, voire dans le domaine des communications, et surtout, un intégrateur de systèmes à la compétence reconnue. Les scandales éthiques récurrents ou les difficultés techniques sur certains programmes-phares n’entachent pas une expérience jugée inestimable dans la gestion de projets complexes, et dans lesquels, précisément, l’expertise duale de Boeing s’est révélée être un atout.

L’historien et documentaliste Gaëtan Sciacco nous rappelle ensuite un épisode intéressant de l’histoire d’Airbus, soulignant que l’innovation technologique seule ne suffit pas à assurer le succès d’un programme si elle ne s’accompagne pas d’une certaine audace et d’une vraie flexibilité commerciale. En effet, l’excellence technologique de l’avionneur européen (fondé en 1970 comme un Groupement d’Intérêt Économique) est établie, mais elle ne lui permet pas d’engranger suffisamment de contrats, les compagnies aériennes américaines étant rétives à l’achat de l’A300B, même si ce modèle novateur de moyen-courrier repose entre autres sur l’utilisation de deux moteurs (au lieu de trois), et qu’il est donc particulièrement économique en carburant : le marché américain semble cadenassé. L’anecdote rappelle que le succès de l’entreprise n’a pu intervenir qu’en 1977 avec la signature d’un accord commercial, lui aussi novateur, avec la compagnie Eastern Airlines, car il inclut notamment un système avantageux de location-vente qui permet à cette société en difficulté de tester les avions sans avoir à engager des coûts trop lourds, et tout en se distinguant de ses concurrents. L’opération a sauvé le programme au bord du gouffre, contribuant de manière essentielle à sa réussite ultérieure.

Prolongeant cette analyse, Med Kechidi et Damien Talbot (tous deux professeurs en sciences de gestion) nous invitent à réfléchir sur les mutations organisationnelles de l’aéronautique civile française depuis les années 1970, qui sont marquées par un abandon de la logique d’arsenal, typiquement étatiste, au profit d’une logique commerciale, qui cantonne l’État au rôle de financeur : un programme n’est perçu comme une réussite que s’il se vend, et non pas pour la seule prouesse technologique. De surcroît, les auteurs insistent sur le fait que l’innovation technologique et l’innovation organisationnelle sont nécessairement liées, et ils dégagent des concepts qui permettent de rendre compte des mutations en cours : la concentration des structures (du GIE Airbus à EADS) et l’externalisation (Airbus passe ainsi du statut de constructeur aéronautique à celui d’assembleur/architecte de systèmes aéronautiques, où 50 % des tâches de fabrication sont confiées à des opérateurs extérieurs), prolongée par le recours à des firmes-pivots autonomes, favorisent le partage des risques, dans un contexte global de concurrence accrue, de financiarisation de l’économie et de délocalisation des capacités européennes vers des pays-tiers (Maghreb, Europe centrale et orientale).

Claude Carlier (directeur du centre de l’Aéronautique et de l’Espace) clôt ce chapitre avec un propos sur l’intrigante réussite mondiale de la petite entreprise Dassault aviation, grâce à une expérience remontant à la Première Guerre mondiale, et aux talents d’un ingénieur, l’inventif Marcel Dassault. Celui-ci a su continuellement adapter sa vision aux circonstances, résistant même à ses concurrents américains : aviation militaire, mais aussi aviation d’affaires dans une entreprise curieusement réticente aux coopérations internationales, mais qui demeure un fleuron de l’industrie française. Cette aventure incongrue, comme un reliquat du caractère presque artisanal de l’industrie aéronautique des premières années, montre que l’ancienneté n’exclut certainement pas une grande capacité d’innovation dans l’organisation de la production.

La diversité des stratégies des motoristes face aux innovations et à l’incertitude

Dans un texte au premier abord très théorique, l’historien Philip Scranton cherche justement à prendre de la hauteur par rapport à ces lectures hagiographiques, et il veut nous donner des outils pour aborder la notion de « culture technologique » : l’innovation est un processus social et culturel d’imagination. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur une batterie conceptuelle élaborée, qui vient à point nommé en début de chapitre, et qu’il illustre à l’aide d’une comparaison sur l’émergence incertaine des moteurs à réaction dans deux pays, la France et les États-Unis. Les sources utilisées sont des protocoles techniques et des livrets à la base d’une véritable « prosopographie des moteurs ». Après la Seconde Guerre mondiale, la situation budgétaire difficile de la France explique pourquoi les livrets du moteur ATAR (fabriqué par la SNECMA1 et utilisé par l’armée de l’Air) sont très minutieux, enserrés dans une série de contraintes, tandis que les protocoles américains (essentiellement, des rapports de suivi et des documentation de maintenance, des rapports de vol…) sont beaucoup plus lâches et en apparence bâclés. À travers une série d’exemples, Scranton dévoile une histoire des pannes, des reconstructions, des mises à niveau et des défaillances, sérieusement documentée par le service statistique de la SNECMA, et dont il tire un enseignement fondamental : celui d’une culture technologique française conservatrice et analytique, qui cherche à optimiser toutes les ressources dont elle dispose. Au contraire, l’aéronautique militaire américaine, qui jouit d’une position dominante à l’issue du second conflit mondial, se caractérise par une profusion des projets, voire une dispersion des objectifs, et révèle une culture de l’innovation ambitieuse et dispendieuse, sans être pour autant beaucoup plus efficace. À la croisée de l’histoire des sciences et de l’ethnographie, cette étude insiste beaucoup sur les aspects méthodologiques et prend grand soin à questionner ses sources, et malgré des éléments parfois un peu abstraits pour le néophyte, elle aboutit à une réflexion nuancée sur la fabrique de l’innovation dans un contexte de forte incertitude.

Frédéric Arnoux (professeur en sciences de gestion) et Sophie Hooge (chercheuse à Mines Paris Tech) alimentent ce débat sur la fabrique de l’innovation en évoquant l’exemple de Turbomeca, entreprise de haute-technologie depuis 1934, aujourd’hui leader mondial de la turbine à gaz d’hélicoptère. L’approche choisie est plus traditionnelle, elle met l’accent sur le rôle pionnier de l’ingénieur britannique Franck Whittle et du fondateur Joseph Szydlowski : le premier hélicoptère au monde certifié avec une turbine à gaz est équipé en 1955 d’une turbine Turbomeca. Les causes des vagues successives de réorganisations depuis les années 1970, sont assez peu claires : ce qui apparaît à la lecture de ce texte, c’est plutôt une grande stabilité de la stratégie technologique du motoriste. Lorsque les auteurs abordent la stratégie commerciale et de management où l’optimisation de potentiel, la maîtrise des coûts et des délais viennent au premier plan, ils deviennent toutefois plus convaincants, montrant que la réorganisation des exigences de procédure a impacté de manière négative la variété et l’originalité des solutions techniques envisagées. Les enjeux depuis 2008 (risques environnementaux, multiplication des missions pour les hélicoptères et apparition de nouveaux aéronefs) représentent aussi bien des menaces que des opportunités pour un motoriste dont le cœur de métier est la turbine à gaz, et qui doit donc se réinventer : la spécialisation poussée a induit une perte de capacité organisationnelle à appréhender les innovations radicales. L’exemple de Turbomeca peut-il constituer un plaidoyer en faveur d’une véritable « gouvernance de l’innovation » au sein du monde de l’entreprise ?

La diversité des trajectoires des équipementiers

Après les avionneurs et les motoristes, le troisième chapitre est consacré à quelques équipementiers emblématiques. Jean-Marc Olivier (professeur d’histoire) adopte lui aussi une approche typiquement historienne quand il s’intéresse au cas de Latécoère, cette entreprise au destin extraordinaire et qui ancre l’industrie aéronautique dans le Midi toulousain. Là encore, le rôle du fondateur, Pierre-Georges Latécoère, est essentiel, mais l’histoire a surtout la saveur des paris aventureux, puisque l’homme, qui avait certes une bonne connaissance de l’industrie mécanique, relève le défi de fabriquer des avions, terrain qui lui est parfaitement inconnu. Sa compagnie aérienne et les pilotes qui le rejoignent (Mermoz, Saint-Exupéry…) ont aussi contribué à bâtir sa légende. L’homme choisit de se concentrer sur la fabrication d’hydravions transocéaniques : avec ses 75 tonnes, son paquebot des mers, le 631, est en son temps le plus grand appareil de ce type au monde. Après la mort du fondateur, l’entreprise, réquisitionnée au sortir de la guerre, perd en efficacité et voit son activité considérablement réduite. Par la suite, le groupe n’échappe pas à des vagues de réorganisation, mais il travaille pour des donneurs d’ordre importants (Airbus, Boeing, Bombardier, Dassault), qui lui permettent de faire face à des conjonctures difficiles, la dernière en date en 2009-2011, lorsqu’un repreneur étranger est un temps évoqué. Contre toute attente, le savoir-faire de l’entreprise, l’attachement des salariés à l’indépendance du groupe et les carnets de commande pléthoriques sauvent Latécoère, qui dégage d’importants bénéfices à partir de 2013, si bien que le groupe, qui a longtemps échappé aux logiques dominantes de financiarisation, a pu incarner une forme atypique de capitalisme social.

Xavier Deroy (professeur en management stratégique) construit sa contribution sur un outillage théorique sophistiqué et touffu, mettant en relief l’idée d’une « autonomie des choix stratégiques » par rapport à certaines déterminations structurelles volontiers utilisées comme facteurs explicatifs par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Il illustre son propos en soulevant le cas de Zodiac, entreprise pionnière de l’aérostation, qui participe à la Première Guerre mondiale en construisant des dirigeables, puis se tourne vers le nautisme, partant à la conquête d’une clientèle civile qui se développe avec l’essor du marché des loisirs, offrant à l’entreprise une reconnaissance mondiale. Les difficultés que celle-ci connaît vers les années 1970 sont surmontées grâce à une meilleure compréhension des logiques financières, un rythme soutenu de nouvelles acquisitions et un effort d’innovation dans l’assemblage de textiles haute-définition, destinés à la production de structures gonflables pour avions. En 2007, le groupe cède toutes ses activités nautiques et se recentre sur le secteur des équipements aéronautiques, jouissant même d’une situation de quasi-monopole et d’une forte rentabilité. L’auteur conclut en dégageant les limites des approches trop déterministes, et en montrant en quoi l’exemple de Zodiac permet de valider ou d’infirmer les cadres analytiques présentés au début de son propos.

Débats et perspectives

Pour finir, le quatrième chapitre aborde l’avenir d’une industrie qui conjugue une forte capacité d’innovation avec une certaine flexibilité de l’organisation industrielle. La première question, cruciale, est posée par le corédacteur de l’ouvrage et professeur en sciences de gestion Marc-Daniel Seiffert : une entreprise a-t-elle intérêt à opérer des transferts de technologie vers d’autres firmes ? Pour nourrir et nuancer une discussion parfois difficile, l’auteur expose l’exemple de l’industrie des hélicoptères d’après-guerre dans quatre grands pays (Royaume-Uni, Italie, France, Allemagne), pour arriver à la conclusion que les transferts technologiques sont en bien des cas inévitables, mais que certaines entreprises bénéficiaires (qui fabriquent sous licence) ne sont pas, loin s’en faut, les plus performantes, car elles sont rarement capables d’atteindre un développement technologique autonome. En revanche, l’indépendance de l’organisation, conjuguée à un apprentissage par essais et erreurs, peut alimenter une forte capacité d’innovation, comme le montre le cas emblématique d’Eurocopter, né d’une fusion franco-allemande.

Rejoint par Med Kechidi, Marc-Daniel Seiffert invite quatre intervenants, acteurs de l’industrie aéronautique (EADS et Thalès) à discuter de manière plus générale des perspectives d’avenir pour cette industrie sous la forme d’un entretien collectif. Sont évoqués, pêle-mêle, l’expansion colossale de la demande et des capacités de production, l’ouverture des marchés aux pays émergents, des axes de réflexion sur l’usine du futur, et surtout sur l’avion du futur, dans un champ d’activité où l’objectif « défaillance zéro » est systématiquement de mise. Pour illustrer ces perspectives, le dernier texte décrit avec humour le contraste entre d’une part la débâcle européenne dans la conception militaire des drones et d’autre part la réussite (notamment française) dans la conception de drones civils grâce aux efforts conjoints de start-ups soutenues par des agences publiques ou par des élus locaux : est-ce là un nouveau modèle d’organisation industrielle et d’innovation qui est en train d’émerger, moins pyramidal, plus décentralisé ? À défaut de pouvoir être généralisé, l’exemple est aussi une invitation à la réflexion dépassant souvent le seul domaine industriel.

Notes

1 SNECMA : Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (1945), aujourd’hui SAFRAN, motoriste de premier rang. Retour au texte

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Référence électronique

Aladin Larguèche, « Seiffert Marc-Daniel et Kechidi Med (dir.), L’aéronautique mondiale : acteurs et stratégies, MA éditions – Eska, Paris, 2016, 320 pages. », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 28 novembre 2017, consulté le 06 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/372

Auteur

Aladin Larguèche

Docteur en histoire contemporaine

Université Toulouse – Jean Jaurès, Laboratoire Framespa UMR 5136 (chercheur associé)

aladinlargueche@yahoo.fr

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