Et si les frères Wright n’avaient pas volé les premiers ?

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On peut légitimement se poser la question, au regard des débuts de l’aéronautique au Japon. Que connaissons-nous réellement de ses origines en France ? On imagine à juste titre un pays qui a su développer l’art du cerf-volant. On visualise généralement les redoutables « Zéro » de la Seconde Guerre mondiale. Y a-t-il eu des pionniers à l’instar de Blériot, de Santos Dumont ou encore d’Ader entre ces deux périodes ? Que savons-nous de Ninomiya Chûhachi ? Les pilotes nippons jouèrent un rôle décisif durant la Seconde Guerre mondiale, mais nous ne connaissons pas réellement ceux qui ont contribué à leurs succès. Les lignes qui suivent présentent les principaux points de mon travail de recherche consacré aux débuts de l’aviation japonaise rédigé en 2016, afin de valider mon master 2 à l’INALCO.

Ninomiya Chûhachi, un inventeur méconnu mais brillant

L’Occident regorgeait de pionniers et d’ingénieurs au tout début des années 1900, mais que connaît-t-on de leurs homologues nippons ? Quels sont les noms japonais qui nous viennent à l’esprit ? Quels étaient les moyens dont ils disposaient ? Il existe un personnage au Japon, surnommé « le pionnier en aéronautique » qui aurait pu faire voler une machine avant les Occidentaux : Ninomiya Chûhachi1. Son observation de la nature l’inspira pour créer ses inventions. Il ne semble pas absurde d’avancer qu’il aurait pu être un pionnier de l’aéronautique, s’il n’avait pas eu à subir les freins que nous allons évoquer.

Ninomiya Chûhachi (1866-1936) naquit dans le département d’Ehime, à Yawatahama (à l’ouest de l’île de Shikoku). Selon Yoshimura Akira son biographe, Chûhachi était un enfant brillant et dont la curiosité était insatiable2. Durant son adolescence, il multiplia les emplois pour financer ses études : il fabriquait et vendait des cerfs-volants par exemple. Certains d’entre eux finirent d’ailleurs par être appelés les « cerfs-volants de Chûhachi ». Il ne reste malheureusement aucune trace de ces objets, mais à l’évocation du nom de Chûhachi, Modegi Shingo (responsable du musée du cerf-volant à Tôkyô) peut certifier que les créations de Ninomiya Chûhachi étaient très originales. On peut supposer que l’expérience acquise lors de la création et les vols de ces jouets lui permirent de comprendre implicitement les quatre principes de vol : le vol d’un avion peut en effet se simplifier en quatre forces qui agissent par pair en se contrecarrant. Pour que l’avion avance, il faut une force motrice (traction) qui s’oppose au frottement de l’air (trainée). D’autre part, l’avion a un poids qui doit être compensé par une force qui « tire » l’avion vers le haut (portance). Celle-ci est garantie par les ailes de l’avion.

Dans les années 1880, Ninomiya vivait dans un pays en pleine mutation. Le courant de modernisation et d’occidentalisation arrivait alors à peine sur l’île de Shikoku. Au-delà de la mode, les moyens de transport connaissaient eux-aussi un élan de modernisation3. On peut imaginer la stupéfaction de Ninomiya et de ses contemporains devant la vitesse des trains installés dans l’archipel et dont les premières lignes furent opérationnelles dans le Shikoku en 1888. Lors d’un voyage à bord d’un navire à vapeur, Ninomya se fit expliquer le fonctionnement des hélices du bateau. Le paysage urbain était lui aussi en pleine mutation et bientôt vélos et automobiles envahirent les villes nouvelles.

En 1889, pendant des manœuvres militaires, Ninomiya examina des corbeaux venant picorer des miettes près des soldats. Il consigna ses observations4 dans un carnet. Ses dessins nous indiquent qu’il avait étudié l’angle d’envol des oiseaux. Ceux-ci, après leur décollage, arrivaient à un palier, plaçaient leur corps à l’horizontal et planaient, comme portés par le vent, à l’instar de ses cerfs-volants. C’est cette dernière position qui inspira Ninomiya pour la réalisation de ses projets. Mais observer la nature ne comblait plus Ninomiya qui se lança dans la construction d’une première machine volante en 1890, sous la forme d’un modèle réduit. Les démarches scientifiques de Ninomiya n’étaient pas si différentes de celles des Occidentaux de l’époque : tous observaient et tentaient de copier la nature. Il baptisa son premier modèle réduit « maquette avion corbeau » (カラス型 飛行機5 karasu-kei hikôki). En 1893, il conçut une nouvelle machine, inspirée par le bupreste. Il la surnomma « l’avion bupreste » (玉虫 飛行機 tamamushi hikôki). Mais un obstacle de taille freina les ambitions de Ninomiya : comment apporter suffisamment d’énergie pour faire tourner son hélice et donc faire voler sa machine ? Convaincu du bien-fondé de ses recherches et de l’imminence de sa réussite, il demanda de l’aide à ses supérieurs qui refusèrent de soutenir son projet, ne croyant pas à ce nouveau moyen de transport. Ce refus et manque de jugement marquèrent à n’en pas douter la mort prématurée de l’aviation japonaise. Apprenant le succès des Américains une dizaine d’années plus tard, Ninomiya, amer, abandonna définitivement ses projets de machines volantes. Trois décennies seront nécessaires pour combler le retard sur les Occidentaux.

Des pilotes formés en France

Les Japonais avaient connaissance des exploits aériens occidentaux grâce aux journaux. Finalement conscients de l’efficacité de cette nouvelle technologie, le Japon lança des plans de recherche dans le secteur aéronautique au tout début du xxe siècle. L’Association extraordinaire pour la recherche des ballons à usage militaire (AERBUM) (臨時軍用気球研究会 rinji gunyô kikyû kenkyûkai) fut mise en place en 1909 pour répondre à une demande de l’armée d’organiser le secteur aérien japonais. Les axes de recherche de l’association étaient les suivants : météorologie, études des instruments de vol, de la motorisation, des hélices, de l’aérodynamisme ou encore des moyens de communication. L’AERBUM avait rapidement pris la mesure du développement de l’aviation. Elle se rendit à l’évidence que l’acquisition d’avions était indispensable. En effet les avions n’étaient plus vus comme des machines inutiles et elle prit conscience de la nécessité de posséder des avions pour que le Japon soit considéré comme une grande puissance. Elle sélectionna deux jeunes militaires pour remplir cette mission : Tokugawa Yoshitoshi (1884-1963) et Hino Kumazô (1878-1946). Ces derniers furent envoyés en France pour apprendre à piloter, tester différentes machines et acheter les plus performantes. Tokugawa fut le premier Japonais à obtenir sa licence en novembre 1910 (licence n°289). Il acheta un Farman III qu’il expédia au Japon. Il est connu dans son pays comme étant le « grand-père de l’aviation japonaise ». Quant à Hino, il avait étudié ce nouveau mode de transport en autodidacte. Il avait alors acquis une connaissance plus fine du monde aéronautique. Malgré les ordres de ses supérieurs qui l’incitèrent à partir en France, il se rendit en Allemagne pour y apprendre à piloter. Il fit l’acquisition d’un Hans Grade et d’un Wright.

Leurs premiers vols officiels dans le ciel japonais eurent lieu en décembre 1910, au-dessus du parc Yoyogi, alors terrain militaire. Des milliers de personnes vinrent assister à l’exploit. Le 19 décembre 1910, à 7h50, Tokugawa décolla et vola à 70 mètres de haut, pendant quatre minutes, sur 3 000 mètres. Ce vol fut enregistré officiellement comme le premier au Japon.

Un troisième homme marqua l’aviation japonaise : Shigeno Kiyotake (1882-1924). Il étudia l’aéronautique auprès de Gabriel Voisin et dessina son propre biplan qu’il baptisa « Wakatori » (ワカ鳥, en mémoire à sa jeune épouse décédée qui s’appelait Wakako). Il obtint sa licence de pilote en février 1912 à Issy-les-Moulineaux. Après un retour au Japon, où il était professeur à l’école militaire de Tôkyô, il repartit en France en 1914. La Première Guerre mondiale venait d’éclater. Il s’engagea sur ordre de ses supérieurs dans l’armée française et fut considéré comme un héros de guerre6. En septembre 1916, il intégra l’escadrille N26 qui adopta le symbole personnel de Shigeno : la cigogne. Shigeno avait ouvert une voie dans la collaboration franco-japonaise dans le secteur militaire aéronautique. Celle-ci s’intensifia avec l’arrivée de militaires français à Tokorozawa pour former des pilotes japonais.

En France, l’aviation militaire naquit en 1909 et inscrivit ce pays comme le premier à s’équiper d’avions de combat. Dès mars 1912, l’aéronautique militaire fit officiellement partie de l’Armée française aux côtés de l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie et le génie. Le Service aérien de l’Armée Impériale japonaise et le Service aérien de la Marine impériale japonaise apparurent au même moment au Japon. Le retard dans le domaine aéronautique fut comblé dans les années 1910. Le Japon semblait avoir rattrapé l’Occident. Les bases étaient bien établies : les ingénieurs, les techniciens et les pilotes nippons développèrent petit à petit et par eux-mêmes des avions. Des terrains furent alloués aux militaires pour mettre en place des pistes d’atterrissage, des hangars, des ateliers de fabrication et des centres de recherches. Le premier d’entre eux se trouve à Tokorozawa. Le retard entre le Japon et l’Occident allait en s’amenuisant.

Le rôle des industriels

Tous ces exploits n’auraient pu avoir lieu sans le développement d’une industrialisation accompagnée de rapides progrès technologiques. Même si les Occidentaux ont donné le rythme à cette industrie balbutiante, le Japon a suivi sans tarder. En effet, le Japon mit à peine deux décennies pour construire un arsenal aérien solide et moderne. Le service postal aérien japonais apparut en 1929, seulement deux ans après la célèbre institution française.

Les sociétés spécialisées dans l’aéronautique se multipliaient, voici les principales : Nakajima, Kawanishi, Kawasaki ou Mitsubishi. La société Nakajima est connue pour avoir conçu le moteur du fameux « Zero », créé par Horikoshi Jirô (1903-1982) qui travaillait alors pour la société Mitsubishi. Kawanishi était spécialisée dans la fabrication d’hydravions, alors que Kawasaki se consacrait à l’époque aux bateaux en acier… Cette dernière diversifia ses fabrications à partir de 1907, avant de mettre en place un département « Aéroplanes » spécifique en avril 1919 et de fabriquer des avions sous licence, pour le compte de l’armée. Quant à Mitsubishi, elle était focalisée sur l’exploitation des bateaux à vapeur, gérant près de la moitié du secteur maritime à la fin du xixe siècle. Puis elle entra dans une phase de diversification et se lança, elle aussi, dans le secteur aéronautique. Le point commun à toutes ces sociétés est qu’elles fabriquaient à leurs débuts des avions ou des moteurs sous licence. Cela leur permettait d’obtenir et de conserver des technologies étrangères à la pointe du progrès. N’oublions pas que le nationalisme grandissant des années 1930 favorisa le développement de ces technologies. De plus, les Japonais mettaient un point d’honneur à créer des machines purement japonaises.

L’aviation civile s’étoffait également de son côté avec la mise en service de plusieurs lignes régulières nationales et régionales. Après avoir rattrapé leur retard, les ingénieurs inventaient des machines de plus en plus performantes et bientôt un défi leur fut proposé : une traversée transpacifique. Ils fabriquèrent un avion capable de parcourir de longues distances : le « kôkenki » (航研機7). Un élan d’optimisme envahit les autorités qui désignèrent la société Kawanishi pour relever ce pari. La route choisie fut tracée entre le nord de l’île d’Hokkaidô et Sitka, en Alaska. La société de presse Asahi parraina le projet en offrant une prime à l’équipage réussissant cette prouesse. Malheureusement pour les Japonais, ce furent deux Américains qui remplirent cette mission avec succès : le duo Pangborn-Herndorn en 1931.

Le Japon manqua une occasion de se faire connaître sur le plan international en matière d’aviation, mais il continua à améliorer ses machines dans l’optique de devenir un des plus grands pays aéronautiques. La France contribua à faire avancer l’aéronautique au Japon grâce à l’envoi de militaires à des fins de formation. Les années 1920 marquèrent la fin de ces missions car le Japon prenait de plus en plus d’assurance8 et souhaitait s’affranchir de toute aide extérieure. À peine trente ans furent nécessaires pour voir des « Zero » terrasser les avions américains. Et si Ninomiya avait obtenu le soutien nécessaire pour développer ses machines dix ans avant les frères Wright ? Et si le Japon avait volé avant les États-Unis ? Quel serait le portrait de l’aéronautique internationale aujourd’hui ?

Notes

1 Ikoma Chûichirô, Ninomiya Chûhachi-den : sekai no hikôki hatsumei no senkusha [Ninomiya Chûhachi, la légende : pionnier des inventeurs aéronautiques dans le monde 二宮 忠八殿:世界の飛行機発明の先駆者], KTC Chûô shuppan, Tôkyô, 2002. Retour au texte

2 Yoshimura Akira, Niji no tsubasa [Les ailes de l’arc-en-ciel 虹の翼], Bungeishunjû, Tôkyô, 2012. Retour au texte

3 Kitagaki Kyôjirô, Kindai nihon bunka onjin to igyô [Les bienfaits et exploits relatifs à la culture japonaise moderne 近代日本文化恩人と偉業], E-book, Tôkyô, 1941. Retour au texte

4 Ces notes sont encore consultables au sanctuaire Hikô dans le Shikoku. Retour au texte

5 Ce terme hikôki (飛行機) est composé de trois caractères qui signifient voler-aller-machine/contenant. Ce terme est toujours employé de nos jours. Retour au texte

6 Journal La Croix du 30 septembre 1915. Retour au texte

7 航研機 : naviguer/voler – études – machine/contenant Retour au texte

8 Berthout Jonathan, « Les attachés militaires français au Japon et la collecte de renseignements durant les années 1930 », Revue historique des armées, 2014. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Cécile Bronn, « Et si les frères Wright n’avaient pas volé les premiers ? », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 08 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/375

Auteur

Cécile Bronn

Doctorante à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO)

Centre d’études japonaises (CEJ)

sissibronn@yahoo.fr