Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat 1914-1918. Entre privilèges et sacrifice , Privat, Toulouse, 2016, 325 pages.

Texte

Le centenaire de la guerre de 1914-1918, dont la commémoration est pilotée par la mission centenaire, a vu la sortie de nombreuses publications sur et autour de la Grande Guerre. En particulier un site internet recense toutes les manifestations, colloques, livres qui s'y rapportent1.

Si l'on y observe, dans la rubrique « la librairie du centenaire », la catégorie essais historiques2, on constate la mise en avant de nombreux ouvrages sur les multiples aspects de la Grande Guerre. Outre les thèmes classiques, certains s'intéressent à des groupes sociaux forts variés et rendent hommage soit à des catégories de poilus d'origine géographique diverses (poilus tahitiens, poilus de Harlem) ou des catégories de combattants ou travailleurs un peu en marge (gendarmes, civils, étrangers, travailleurs vietnamiens, travailleurs italiens...). Une réalité saute aux yeux, aucun n'aborde le milieu de l'aviation ou des aviateurs.

S'il n'y a pas d'étude sur les aviateurs de 1914-1918, il est cependant sorti assez récemment deux rares témoignages inédits : la correspondance des frères Résal3 et le journal de Raymond Vanier4. Traditionnellement, les éditeurs s'intéressent beaucoup plus aux biographies consacrés aux « as » de la Première Guerre mondiale, en particulier une figure incontournable comme Georges Guynemer5. L'aviation et les aviateurs font donc souvent figure de parents pauvres en matière d'étude historique et c'est pourquoi l'étude de Ronald Hubscher, intitulée Les aviateurs au combat, entre privilèges et sacrifice, est la bienvenue.

Dans ce livre, dont le titre ne reflète pas exactement ce qu'il suggère, l'auteur nous propose une étude sociologique du milieu des aviateurs de la Grande Guerre, thème finalement très peu abordé par les historiens de l'aviation, à quelques exceptions près, dont la majorité sont des anciens militaires peut-être peu intéressés par cet aspect des choses concernant l'arme aérienne. Les sources disponibles pour traiter cette question ne sont pas légion car les aviateurs de l'époque, des hommes souvent très jeunes peu soucieux de postérité, n'ont laissé que bien peu de traces écrites, et si certaines sont disponibles (notamment au Service Historique de la Défense de Vincennes), leur accessibilité ou leur confidentialité laissent à désirer, ce qui ne facilite pas la tâche du chercheur.

C'est pourquoi le corpus de l'auteur s'appuie principalement sur une enquête orale initiée par le général Christienne et menée entre 1974 et 1985 auprès d'anciens combattants. Parmi les interviewés de cette vaste enquête, on trouve 176 témoins ayant participé à la guerre de 1914-1918 dans l'aviation. Sur ces 176 interviews, Ronald Hubscher indique en avoir retenu 166, les 10 restantes n'étant pas exploitables. Pour compléter cette source principale, il s'est appuyé aussi sur des sources complémentaires :

- 700 fiches matriculaires numérisées, disponibles sur le site http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

- 100 dossiers d'officiers

- un sondage sur l'état par escadrille des aviateurs morts pour la France

- la liste des navigants appartenant aux classes 1910-1916

- les récits ou notes d'aviateurs eux-mêmes ou de leurs descendants.

Si ces sources s'avèrent très intéressantes pour compléter des témoignages oraux toujours imparfaits, car sujets à reconstruction, altération ou déformation (ce que l'auteur ne manque pas de signaler), il aurait été important de préciser la méthodologie employée ou d'éclairer les choix opérés. Ainsi, nous ne savons pas comment s'est faite la sélection des 700 fiches matriculaires, ni sur combien d'aviateurs morts pour la France a porté le sondage évoqué. De même, pourquoi s'être arrêté à la liste des navigants appartenant aux classes 1910-1916 ? Quid des classes 1917 et 1918 ? S'il y a une justification à tous ces choix, il aurait été intéressant de la connaître.

En ce début de siècle, l'aviation est une arme naissante et attrayante en particulier pour les jeunes générations friandes d'action et de vitesse. Beaucoup de futurs aviateurs sont des passionnés des premiers sports mécaniques à l’affût des exploits des pionniers. Ce sont aussi souvent des pratiquants de sports individuels ou collectifs. Ceux d'entre eux qui sont des citadins ont évidemment plus de chance d'admirer les aviateurs et leur monture qu'ils retrouvent dans une presse spécialisée. Ce contexte fait naître des vocations aériennes souvent contrariées par les préventions familiales, mais la guerre sera l'occasion de lever cet obstacle.

Les aviateurs interrogés, qu'ils attribuent leur admission dans l'aviation à un événement précis, une intervention de l'un des membres de leur réseau de connaissances ou simplement grâce à leur capacité à apprendre, sont en grande majorité originaires des villes. L'auteur s'attache à le démontrer un peu plus à partir d'un échantillon aléatoire de 1215 officiers et gradés obtenu en croisant diverses sources. Dans une France encore en grande majorité rurale, dotée de 34780 communes, les natifs des villes urbaines dominent, venant d'Ile-de-France, du Nord-Pas-de-Calais et de Champagne-Ardenne, ce qui correspond à la géographie démographique et économique de l'époque. Si les résultats obtenus semblent cohérents, leur présentation manque de clarté et de précision. Une carte aurait peut-être été plus parlante. Par ailleurs, on ne saisit pas bien pourquoi « la prise en compte des métropoles de 100 000 habitants fausserait la réalité du rôle joué par les villes inférieures6 ».

La démonstration de la jeunesse des effectifs parait plus convaincante, avec plus de la moitié des officiers ayant moins de 25 ans et près de 3/4 des sous-officiers dans cette même tranche d'âge. Ainsi l'auteur montre bien la différence d'âge existant entre officiers de réserve et officiers d'active dans l'aviation, ces derniers étant plus âgés et plus gradés, ce qui paraît logique. Il distingue le citadin de naissance et le citadin d'adoption en soulignant les difficultés à comprendre les raisons pour lesquelles un individu réside dans une ville différente de son lieu de naissance.

Il aborde aussi, élément intéressant, l'origine de l'arme des aviateurs, même si le tableau présenté aurait gagné en clarté si tous les cavaliers avaient été regroupés en une seule colonne, plutôt que distinguer les hussards, cuirassiers, dragons et chasseurs à cheval7, dont l'importance des effectifs ne saurait être comparée à celle de l'infanterie ou de l'artillerie8.

De plus, comme pour le développement sur la jeunesse de l'arme, on aurait aimé voir une distinction faite entre le début et la fin de la guerre, puisque évidemment l'aviation de 1914 ne ressemble plus du tout à celle de 1918. De même, il n'y a pas de distinction faite entre observateurs, pilotes, mitrailleurs, etc.

Afin de déterminer l'origine sociale des aviateurs, l'auteur s'est livré à une analyse du métier exercé par les pères des aviateurs. Celle-ci montre que la grande majorité d'entre eux appartiennent à des couches aisées de la population, principalement des officiers de carrière, des professions libérales, des industriels ou ingénieurs. Par ailleurs l'arme aérienne, selon l'étude réalisée, compte plus d'officiers que de sous-officiers, dont bon nombre sont des diplômés issus des grandes écoles (Saint-Cyr, Polytechnique, Centrale), le restant étant en majorité des juristes. Les conclusions de l'auteur aboutissent à 41 % d'aviateurs venus d'éléments favorisés et influents de la population, 30 % issus de catégories intermédiaires (professions indépendantes, petits patrons, employés, fonctionnaires) et 29 % de milieux populaires (ouvriers, cultivateurs, artisans).

Après avoir tenté d'esquisser une approche des convictions religieuses et politiques des aviateurs, malgré le peu de sources disponibles, l'auteur dresse un portrait de l'aviateur. Encensé par la presse, qui a tôt fait d'en faire un héros, il montre la volonté des aviateurs de se singulariser notamment par leur accoutrement ou les emblèmes qui décorent leur monture. Adulé des foules de l'arrière, l'aviateur a une image qui, auprès des simples fantassins, dépend des circonstances : il est souvent attendu pour dissiper la menace aérienne ennemie, et s'il n'arrive pas assez vite ou s’il est en retard, il est promptement taxé d'embusqué ou de fainéant, surtout au regard des conditions favorables dont il jouit par rapport aux hommes des tranchées : confort, fréquentes permissions, proximité de villes accueillantes, prestige auprès de la gent féminine, bonne solde. Cette perception perdure car elle est aussi due à l'ignorance par les Poilus du véritable travail effectué et des conditions dans lesquelles s'exercent les opérations aériennes.

L'identité de l'aviateur s'est construite principalement à partir de jeunes bourgeois ou aristocrates cultivés familiers des mondes sportifs, de la cavalerie, des armes savantes ou de l'infanterie. De ces origines découleraient certaines caractéristiques propres à l'aviation : décontraction, camaraderie, volonté, esprit d'initiative individuelle et de compétition, patriotisme voire nationalisme. Le tableau d'un groupe soudé, où les liens hiérarchiques sont distendus et peu rigides, et où la compétence et les qualités personnelles priment sur tout le reste, semble s'imposer. Mais sous cette solidarité apparente transpire une réalité peut-être moins idyllique. Les membres d'escadrilles de spécialités différentes semblent s'être peu fréquentés, de même les contacts avec les escadrilles alliées étaient loin d'être évidents en dehors d'une structure mise en place tardivement, le cercle interallié. Paradoxalement, une certaine fraternité avec les aviateurs ennemis semble avoir existé, au moins au début de la guerre, donnant naissance à l'idée de chevalerie du ciel. Mais les gestes chevaleresques du début se sont progressivement estompés pour laisser place à l'efficacité dans un combat aérien qui se durcit de plus en plus au fil du temps.

Par ailleurs, une hiérarchie voilée s'est mise en place au sommet de laquelle trône le chasseur et en particulier « l'as », qui récolte presque tous les honneurs tandis que les autres catégories de pilotes restent dans leur ombre, tout comme les observateurs. Ces derniers, souvent considérés comme des sacs de lest par leur pilote, ont l’image de simples chauffeurs de taxi.

En dépit d'une unité sans faille affichée entre pilotes, observateurs, mécaniciens, officiers et gradés, subsistent tout de même des pesanteurs sociales. Le mécanicien dévoué est souvent considéré de façon paternaliste par le pilote et, en dehors des rapports quotidiens à l'escadrille, il reste des barrières qui font que les deux groupes ont des popotes séparées ou qu'ils ne sortent pas ensemble en ville quand l'occasion se présente. Cette séparation se retrouve entre officiers et sous-officiers, entre cavaliers et fantassins.

De l'analyse des témoignages oraux, il ressort aussi que la joie éprouvée après la victoire sur l'Allemagne semble avoir été bien moins enthousiaste chez les officiers que chez les hommes et les gradés. Les premiers éprouvent de la déception et un certain désarroi alors que les seconds exultent.

La fin de la guerre signifie pour nos aviateurs le retour à la vie civile et la nécessité de se réadapter.

Alors que les uns reprennent la filière ou les études dans lesquelles ils étaient engagés avant la guerre, les autres trouvent un emploi correspondant à leur formation professionnelle ou exercent une fonction totalement imprévue qui se traduit souvent par une amélioration de leur statut social. Les passionnés d'aviation, après avoir vécu une période où l'aéronautique n'offrait que peu de débouchés, mettent du temps à se reconvertir dans l'aviation civile en phase de développement.

Si la démarche de l'auteur et ses conclusions sont intéressantes, quelques réserves peuvent être formulées. D'une part l'affirmation selon laquelle « le personnel navigant, composé que d'officiers et de gradés, ne faisait pas de place aux hommes du rang9 » mérite d'être fortement nuancée. Il nous semble qu'un nombre non négligeable d'apprentis-pilotes, simples soldats au départ quand ils entraient dans l'aviation, devenaient caporaux au cours de leur apprentissage et à l'issue de leur cursus arrivaient en tant que tel en escadrille. C'est le cas par exemple du pilote Henri Trémeau10 dont le témoignage a été utilisé à plusieurs reprises par l'auteur.

D'autre part, on a l'impression à la lecture de cet ouvrage qu'il est en fait surtout question des pilotes de chasse, ce problème étant probablement dû à la nature de la source principale utilisée, à savoir les témoins oraux. On remarque d'ailleurs que si l'auteur fournit en annexe la liste de tous ces témoins, aucune mention n’apparaît quant à leurs fonctions ou mutations successives dans l'aviation pendant la guerre.

On relève aussi dans le texte quelques détails erronés, comme la date de la révolte des vignerons du Midi mentionnée dans une note de bas de page en 1905 alors qu'elle eût lieu en 190711 ou l'affirmation selon laquelle l'avion Breguet 14 « démontra sa valeur lors de la bataille de Verdun », alors que cet appareil n'était pas encore en service à ce moment-là12 ou encore l'évocation de l'escadrille MF 12 du commandant de Rose alors que cette escadrille n'a jamais été dotée de Maurice Farman13. Par ailleurs, les hangars « Bretonnaux » dont parle l'auteur et desquels sont censés sortir « les ouvriers ayant travaillé sur les moteurs d'avions14 », ne seraient-ils pas plutôt les célèbres hangars Bessonneau ?

En dépit de ces quelques imperfections, et parfois de l'imprécision des résultats avancés ou des méthodes employées, l'étude sociologique de Ronald Hubscher a le mérite d'exister et présente plusieurs intérêts.

Elle dresse en premier lieu un panorama du milieu des aviateurs de la Grande Guerre qui éclaire leur origine sociale, leur mentalité, leurs habitudes, leurs travers aussi. On a donc une idée plus précise de ce que serait ce fameux « esprit aviateur » tant de fois évoqué.

En second lieu, et là réside le principal intérêt de l'étude de Ronald Hubscher c'est de montrer clairement que l'on retrouve dans le milieu des aviateurs de 1914-1918 la reproduction des hiérarchies existantes dans la société du début du xxe siècle et qu'il y a une étroite relation entre hiérarchie sociale et hiérarchie militaire. Dans bien des cas, le choix de la cinquième arme n'est pas anodin pour une certaine jeunesse avide d'action traduisant ainsi une volonté d’asseoir une position dominante acquise dans le civil, dictée par l'origine sociale des individus, et transposée dans l'aviation militaire.

Enfin, cette étude saura certainement intéresser un large public. Les novices qui seraient curieux d'en savoir un peu plus sur les acteurs de l'aviation de cette période, trouveront de nombreuses anecdotes et des références à explorer grâce aux témoignages cités. Les spécialistes plus chevronnés trouveront matière à s'interroger sur certains des aspects soulevés par le travail de Ronald Hubscher et qui demeurent peu abordés par l'historiographie récente. De quoi sortir un peu de la sempiternelle histoire des as, des batailles aériennes ou des modèles d'avions, sujets battus et rebattus.

Notes

1 http://centenaire.org/fr Retour au texte

2 http://centenaire.org/fr/essais-historiques, consulté le 19 octobre 2017. Retour au texte

3 Resal Jacques et Allorant Pierre, La Grande Guerre à tire d’aile, Correspondance de deux frères dans l’aviation (1915-1918), Encrage Édition, Amiens, 2014. Retour au texte

4 Vanier Raymond, Journal d’un pilote de guerre (1914-1918), Carbonne, Nouvelles Éditions Loubatières, 2017. Retour au texte

5 Deux ouvrages sont parus récemment : Binot Jean-Marc, Georges Guynemer, Fayard, Paris, 2017, et Soulard-Coutant Christophe, Guynemer la légende et le mystère, éditions du Félin, Paris, 2017. Retour au texte

6 Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat 1914-1918. Entre privilèges et sacrifice, Privat, Toulouse, 2016, p. 59 (note 62). Retour au texte

7 Ibid., p. 69. Retour au texte

8 Les effectifs de la cavalerie française représentait, selon le rapport Marin publié en 1919, 100 000 hommes au 1er mai 1915 alors qu'à la même date l'artillerie possédait 394 000 hommes et l'infanterie regroupait 1 526 000 hommes. Les effectifs de ces deux armes ne firent que décroître tout au long de la guerre au profit de l'artillerie et de l'aéronautique. Retour au texte

9 Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat… op. cit., p. 14. Retour au texte

10 Tremeau Henri, J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, Éditions Gilles Platret, Châlons-sur-Saône, 2011. Retour au texte

11 Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat… op. cit., p. 94. Retour au texte

12 Ibid., p. 89. Retour au texte

13 Cette escadrille fut équipée initialement d'appareils de la marque Morane-Saulnier puis de Nieuport. Quand une escadrille française recevait un nouveau type d'avion, elle changeait de dénomination. Ainsi l'escadrille MS 12, devint la N 12 puis la SPA 12. Retour au texte

14 Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat… op. cit., p. 281. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Éric Mahieu, « Hubscher Ronald, Les aviateurs au combat 1914-1918. Entre privilèges et sacrifice , Privat, Toulouse, 2016, 325 pages. », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 28 novembre 2017, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/368

Auteur

Éric Mahieu

Doctorant en histoire contemporaine

Université Toulouse – Jean Jaurès, Laboratoire Framespa (UMR 5136)

myred@wanadoo.fr

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