1. Introduction
L’objectif de cet article, qui se fonde sur des données fournies par l’histoire des sciences, est d’étudier les arguments autres que purement scientifiques que les partisans catholiques de l’héliocentrisme ont mis en œuvre auprès de leurs coreligionnaires dès le xvie siècle1, en dépit d’une condamnation officielle qui ne fut levée que tardivement, au cours du xviiie siècle. L’Église romaine est souvent perçue comme un des freins historiques majeurs à la propagation de l’héliocentrisme, notamment en raison des procès de Bruno et de Galilée, dont la résonnance scandaleuse a souvent été amplifiée, pour le second, par des œuvres comme celles de Pierre Bayle, de Voltaire et Berthold Brecht2. Le De revolutionibus est mis à l’Index dès 1616 et Galilée condamné à l’abjuration après la parution de son Dialogue en 1633. Les autorités romaines, principalement la Congrégation de l’Index et celle du Saint-Office3, n’ont longtemps toléré l’enseignement de l’héliocentrisme que comme une simple hypothèse, en se fondant sur une lecture littérale de l’Ancien Testament qui favorisait l’immobilité de la Terre ; toutefois, bien des catholiques, qu’ils soient évêques ou simples croyants, contestaient la valeur de ces décisions, au motif qu’elles n’avaient pas une valeur équivalente aux décrets papaux, dans l’Église de France notamment4. Ce n’est qu’au milieu du xviiie siècle que Benoît xiv fait lever, dans les territoires sous sa juridiction, les interdits sur les ouvrages de Galilée en autorisant leur republication (1741) et les ouvrages favorables à l’héliocentrisme (1757)5 : la preuve expérimentale décisive du mouvement de la Terre aux yeux des autorités romaines n’est pas antérieure à James Bradley, dans ces mêmes années, même si de nombreuses observations astronomiques avaient, entre le début du xviie siècle et cette date, fortifié la conviction de beaucoup de savants en la validité d’un système héliocentré6.
En l’absence de ces décisions favorables des autorités romaines, plusieurs penseurs et érudits catholiques défendirent l’héliocentrisme, dans leurs écrits privés ou ouvertement. Sur un plan strictement cosmologique, ils se réclament souvent de Nicolas de Cues, cardinal de l’Église romaine qui, dès sa Docte ignorance (1440), suppose le mouvement de la Terre ; la position de cet auteur a pu être rapprochée par eux de celle de Copernic7. Après Bruno qui proposa de concilier héliocentrisme et infinité de l’Univers, ce furent le réformé Kepler et le catholique Galilée qui créèrent une physique nouvelle et qui initièrent ainsi une véritable révolution scientifique à partir de la cosmologie héliocentrique de Copernic8. Leurs travaux sont repris par Descartes notamment, dans une ébauche de la notion de système solaire et d’univers infini9, avant d’aboutir à la mécanique céleste newtonienne. Toutefois, outre la philosophie naturelle nouvelle appuyée sur la géométrie et les mathématiques, des arguments non scientifiques existent également en faveur de l’héliocentrisme. Ainsi chez Copernic, le Soleil représente dans la tradition néoplatonicienne les transcendantaux de l’Un et du Bien, et dans sa réinterprétation chrétienne la divinité unique10. Dès le xviie siècle, le protestant Johannes Kepler11 et le catholique Pierre de Bérulle assimilent au Soleil central copernicien la Trinité pour le premier et le Christ pour le second, tandis que se construisent des églises à plan central12. Dans le domaine politique, le roi très chrétien Louis xiv, ses prédécesseurs13 et successeurs reprennent le symbolisme solaire qui se nourrit aussi de l’héliocentrisme, jusqu’à l’inscrire dans la pierre des grandes constructions de la monarchie, en témoignent Versailles et l’Observatoire de Paris14. Dans une approche rhétorique et d’étude de l’argumentation, l’article présent, plutôt que d’explorer les raisons purement scientifiques de l’acceptation de l’héliocentrisme, déjà étudiées par les historiens des sciences, s’attache à en éclairer les autres raisons plus culturelles et symboliques : il est en effet patent au regard des sources imprimées, qu’à côté d’une argumentation purement mathématique qui touchait les spécialistes, il fallait trouver des raisons d’ordre exégétique ou esthétique qui convinssent à l’ensemble des catholiques, y compris ignorants des mathématiques, afin de vaincre la force d’inertie des mentalités.
Par quels moyens ces idées extra-scientifiques furent-elles avancées en faveur de la cosmologie nouvelle ? Pour répondre à la question, il convient de distinguer deux stratégies argumentatives majeures : l’une repose sur l’exégèse de la Bible, et l’autre est fondée sur la mise en évidence de la beauté harmonieuse du système héliocentrique, ou de sa conséquence directe – le passage du cosmos clos à l’univers infini. La première stratégie s’est heurtée de front, dans un premier temps entre 1616 et 1757, à une réaffirmation radicale du sens littéral des Écritures, avant de réussir très tardivement au point d’intégrer l’exégèse catholique officielle aux xixe et xxe siècles ; la seconde, en revanche, malgré son caractère plus philosophique, voire rhétorico-poétique, que pleinement scientifique ou théologique, permit d’acclimater l’héliocentrisme dans les consciences catholiques plus précocement, dès la première moitié du xviie siècle, comme en témoignent les écrits de certains religieux et la poésie scientifique. Ainsi, malgré leur échec relatif, puisque ce ne fut en définitive qu’au milieu du xviiie siècle que le blocage se résolut quant à la Congrégation de l’Index, ces échanges ont permis aux penseurs et artistes chrétiens, par-delà la seule question de l’héliocentrisme, de se familiariser avec le nouveau système planétaire, voire de repenser la place de l’homme dans un univers plus vaste et plus déroutant.
2. La difficile évolution de la pratique exégétique (xvie-xxe siècles)
Le système copernicien, élaboré par son auteur dans la première moitié du xvie siècle, fut divulgué en 1543 dans le De revolutionibus, paru de manière posthume : en guise de premier système héliocentrique cohérent de la Renaissance, Copernic proposa une cosmologie révolutionnaire où le Soleil était central15, mais où des éléments de l’astronomie antique et médiévale subsistaient sans véritable rénovation, comme la clôture du cosmos16, l’orbite circulaire des planètes, ou les sphères planétaires solides17. Copernic s’aventura peu sur les Terres de la physique et des confirmations expérimentales de son système, mais la seule affirmation de la centralité solaire était de nature à remettre en cause progressivement l’ensemble de la « philosophie naturelle » aristotélicienne reçue18. Ainsi, par la suite, Kepler mit en évidence à partir des mesures plus justes et précises de Tycho Brahé les orbites elliptiques, et non plus circulaires, des planètes ; Galilée perçut à l’aide de la lunette le relief lunaire et les taches solaires, montrant ainsi une proximité de nature entre tous les corps célestes, également imparfaits et soumis au changement, et détruisit ainsi l’opposition aristotélicienne entre des astres parfaits et une Terre soumise à la génération et la corruption. La voie était donc ouverte à une cosmologie héliocentrique cohérente, qui fut achevée dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Telle fut pour l’essentiel l’origine de la nouvelle philosophie naturelle : une doctrine cosmologique d’abord introduite comme un défi, puis aidée et relayée par les conclusions et les théories dont elle favorisa l’apparition, avant de s’imposer par leur coordination finale dans la synthèse newtonienne19.
Avant même les synthèses de Descartes et Newton, dès la deuxième décennie du xviie s, l’héliocentrisme était donc validé scientifiquement par les travaux de Kepler et Galilée, d’autant qu’aucune censure officielle de Rome ne le frappa officiellement avant 1616. Adopté par des astronomes éminents à l’audience européenne, l’héliocentrisme sous ses différentes formes se heurtait, aux yeux de certains croyants, au reproche d’ignorer le sens littéral de la Bible, que la Réforme protestante, puis la Réforme catholique avaient réaffirmé en tant que principe majeur. Plusieurs passages de l’Ancien Testament semblaient confirmer l’immobilité de la Terre (Psaume 92, 1 ; Psaume 103, 5 ; Ecclésiaste 1, 4) et le mouvement du Soleil (Ecclésiaste 1, 5 ; Josué 10, 1220). Dans les royaumes et territoires catholiques, une stratégie extra-scientifique adoptée par Galilée et ses contemporains, dès le début des années 1610, pour faire accepter le Soleil central consistait à appeler à une exégèse moins littérale de la Bible, afin d’affirmer l’indépendance de la recherche scientifique. Toutefois, ces tentatives survinrent au moment précis où les institutions ecclésiales catholiques comme l’Index et le Saint-Office réaffirmaient avec force le primat du sens littéral, et étaient vouées de ce fait à un échec partiel. Ces condamnations perdurèrent jusqu’à ce que les progrès des sciences ne poussent l’Église catholique, sous l’impulsion de certains papes notamment, à revoir leurs principes exégétiques, ce qu’elle ne fit que tardivement, timidement au XVIIIe et plus fermement aux XIXe et XXe siècles.
2. 1. L’exégèse biblique des coperniciens avant 1616
En dépit du géocentrisme apparent de la Bible, de nouvelles conceptions exégétiques apparaissent pour le nuancer. Copernic, confiant dans le pouvoir de son ouvrage De revolutionibus orbium cœlestium de convaincre les mathématiciens, méprise une critique théologique et exégétique de ses travaux mathématiques, à ses yeux purement logomachique21. Pourtant, certains membres de son entourage22 et surtout Galilée cherchent les voies d’une compatibilité entre astronomie nouvelle et exégèse23. Ce dernier écrit la lettre à Christine de Lorraine24, précédée par une autre épître à Castelli qui soutient qu’une des plus graves erreurs religieuses est de « s’en tenir toujours au sens littéral ». En effet,
[s]i vraiment les premiers auteurs sacrés avaient voulu convaincre le peuple de la disposition et du mouvement des corps célestes, ils n’en auraient pas réduit à ce point le traitement, face à l’infinité des sublimes et admirables conclusions que contient cette science [l’astronomie]25.
Une telle argumentation n’était pas nouvelle chez les chrétiens lato sensu : on en devait une version antérieure à un réformé luthérien. Dans la préface de l’Astronomia nova (1609), Johannes Kepler a repris certains versets apparemment géocentriques en précisant qu’ils ne doivent pas arrêter les croyants :
Or, les Saintes Écritures, elles aussi, parlent aux hommes de choses vulgaires (domaines dans lesquels elles ne se proposent pas d’instruire les hommes) à la manière des hommes, pour pouvoir être comprises des hommes ; et elles utilisent ce qui est de notoriété publique chez les hommes pour faire entendre d’autres choses sublimes et divines. Quoi d’étonnant, dès lors, si l’Écriture parle aussi selon les sens humains, lorsque la vérité des choses s’écarte des sens, aussi bien pour les savants que pour les ignorants26 ?
L’astronome impérial explique que l’apport essentiel de la Bible est d’ordre spirituel. De fait, la pédagogie divine, afin de ne pas égarer ses lecteurs ignorants et de prodiguer clairement un enseignement moral et religieux nécessaire au salut, a évoqué les phénomènes physiques apparents plutôt que la réalité des choses. Il est certain que cette forme d’exégèse a été pratiquée, outre les novateurs les plus connus, chez certains astronomes qui étaient aussi des religieux catholiques, notamment au tout début du xviie siècle, en dehors des deux ordres les plus engagés dans la lutte contre le copernicianisme : les dominicains, actifs dans l’Inquisition, et les jésuites. Par exemple, le carme Paolo Foscarini, prieur puis provincial de son ordre, tente de justifier dans une longue lettre publiée en 1615 son adhésion au copernicianisme par les règles reçues de l’exégèse catholique. Le père rappelle que les erreurs apparentes contenues dans l’Écriture peuvent en effet être comprises d’une ou de plusieurs des quatre manières différentes : comme des métaphores ou analogies (similitudines), des formulations selon notre mode de compréhension (secundum nostrum modum considerandi, apprehendendi modum), selon l’opinion reçue et les expressions toutes faites (secundum opinionem vulgi, et communem loquendi modum), ou bien encore relativement, dans la manière dont la chose décrite s’offre à notre subjectivité (respectu nostri et quia habet se per modum talis)27. De fait, d’une manière assez subtile, Foscarini ne nie pas le principe général de l’existence et de la pertinence du sens littéral de l’Écriture dans l’exégèse, ce qui lui est impossible en tant que responsable religieux éminent appartenant à un ordre catholique, mais il réfute que certaines expressions de l’Écriture, comme quand il est dit que Dieu arrête le Soleil dans le livre de Josué (10, 12) par exemple, appartiennent au sens littéral. Elles n’ont pour lui qu’une pure réalité verbale, relevant de la figure de style, d’une manière de parler, ou de l’ignorance des lecteurs, et n’ont donc absolument rien de factuel, ce qu’il explique par divers exemples. Quand les textes sacrés évoquent le visage de Dieu, ou encore sa colère, ces expressions manifestent un anthropomorphisme dont l’exégète doit se méfier. De même, le prétendu mouvement du Soleil s’explique par une illusion d’optique manifeste exprimée par un célèbre passage de Virgile décrivant le paysage qui semble bouger aux yeux des navigateurs28. Une telle justification exégétique du copernicianisme, qui faisait évidemment écho aux arguments galiléens, se retrouvait chez bien d’autres auteurs et, de fait, les exemples précédents font tous reposer les erreurs apparentes du texte sacré en manière d’astronomie sur une pédagogie divine, adaptée au degré de savoir faible de ses récepteurs, à leurs illusions perceptives ou à l’imperfection de leur langage. Pour Galilée, comme pour Foscarini, il y a « une prééminence de la raison scientifique par rapport à la théologie29 » dans les sujets liés à la connaissance de la nature.
2. 2. La réaffirmation du sens littéral par le Saint-Office en 1616
En dépit de cet effort des astronomes catholiques et réformés pour arguer de la compatibilité entre l’exercice de leur activité et la vérité des Écritures sur le plan religieux et moral, les responsables de l’Église romaine firent souvent le choix de réaffirmer la pertinence scientifique du sens littéral. La raison majeure expliquant la condamnation des écrits de Copernic du côté catholique réside dans le fait que la contradiction de ses théories avec le sens littéral de l’Écriture30 fut précisément mise en évidence par les tentatives des novateurs visant à la dépasser. Suivant une déclaration doctrinale de Paul VI lors de la séance du Saint-Office du 25 février31, le décret élaboré par les cardinaux lors de la séance de la Congrégation de l’Index du 5 mars 161632 le montre bien :
Et parce qu’il est venu à la connaissance de la S. Congrégation que la fausse doctrine de Pythagore, tout à fait contraire à l’écriture Sainte, du mouvement de la Terre et de l’immobilité du Soleil, qu’enseignent déjà Copernic […] est répandue et acceptée par beaucoup, comme on peut le voir d’une lettre publiée par un P. Carme, qui a pour titre Lettera del R. P. Paolo Antonio Foscarini […] 1615, où ce Carme entreprend de montrer que cette doctrine de l’immobilité du Soleil au centre du monde et du mouvement de la Terre est conforme à la vérité et ne s’oppose pas à l’Écriture sainte ; pour ces raisons, afin d’éviter qu’une telle opinion ne se glisse plus avant pour corrompre la vérité catholique, [la S. Congrégation] a décidé de suspendre les livres de N. Copernic et Diego de Zuñiga tant qu’ils ne sont pas corrigés, d’interdire et de condamner absolument le livre du P. A. P. Foscarini, carme, et d’interdire tous les autres ouvrages enseignant cette opinion33.
Dans ce décret, on ne condamne pas directement l’héliocentrisme, mais on reproche au carme de fonder son argumentation précisément sur la thèse d’une absence d’incompatibilité entre la cosmologie héliocentrique et la Bible (« ne s’oppose pas à l’Écriture sainte »). Diego de Zuñiga (en latin Stunica) était également mentionné dans ses lignes, car il avait prodigué une exégèse de Job 9, 6 compatible avec le mouvement de la Terre34. Ainsi, le décret de 1616 concerne donc avant tout une question d’herméneutique biblique, comme le souligne Jean-Robert Armogathe :
Copernic avait été encouragé par une élite intellectuelle catholique, dont le pape Paul III lui-même, et les jésuites avaient adopté sans effort l’opinion de Copernic. Le motif officiel de cette condamnation est d’avoir voulu fonder cette opinion sur l’Écriture, au lieu de la tenir pour une simple « hypothèse de mathématicien »35.
En 1620, un autre décret signé par le secrétaire de la congrégation de l’Index précise dans quel sens l’œuvre de Copernic doit être corrigée, de telle manière que sa cosmologie apparaisse comme une simple hypothèse mathématique utile pour les calculs astronomiques, conformément à une position soutenue par le cardinal Robert Bellarmin dès 161536. À l’image du clergé catholique, certains membres du clergé protestant que nous allons évoquer réaffirment, dès la publication de l’œuvre de Copernic, une même fidélité à la lettre de la Bible dans le domaine astronomique. Même si un théologien luthérien, Andreas Osiander, conçut, dès la publication de De revolutionibus, la stratégie consistant à présenter l’héliocentrisme comme une simple hypothèse pour mieux acclimater la pensée de Copernic, Philippe Melanchthon juge néanmoins négativement l’œuvre de l’astronome polonais sur des fondements bibliques : « il est bon que la philosophie prenne en compte les dits célestes »37. Toutefois, l’hostilité de ces réformateurs du xvie siècle n’empêche pas certains professeurs des Universités de l’Empire, et plus généralement du Nord de l’Europe, de professer publiquement le copernicianisme, comme Michael Maestlin par exemple38 ; les anglicans, à l’image du poète John Donne, ne refusent pas non plus par principe la nouvelle cosmologie39. Chez les autorités inquisitoriales romaines, il est possible que le souvenir de Bruno, qui s’appuya sur Copernic pour le dépasser et évoquer une pluralité de systèmes solaires dans un univers infini, ait également joué aux yeux des cardinaux et des théologiens40. Les objections contre l’héliocentrisme copernicien entraînèrent, chez les jésuites notamment, un enseignement public du système géo-héliocentrique de Tycho Brahe qui conservait la centralité de la Terre tout en faisant tourner les planètes autour du Soleil. Le système de Brahe permit en effet progressivement, selon Th. Kuhn, d’acclimater chez ceux qui l’acceptaient des éléments que certains savants catholiques n’auraient pu reprendre directement chez Copernic41. Ce système est évoqué jusque dans un récit de fiction, œuvre d’Athanase Kircher, qui narre un voyage céleste imaginaire dans l’espace : l’Iter exstaticum42. Il fallut attendre que plusieurs crises successives (comme celles liées à la théorie de l’évolution au xixe siècle) fragilisent la position d’une exégèse littérale pour que la lecture littérale de la Bible soit considérée comme définitivement obsolète dans les écrits émanant des papes eux-mêmes. Si, en 1893, l’encyclique Providentissimus Deus de Léon xiii condamne l’exégèse critique43, en 1943, celle de Pie xii, Divino Afflante spiritu, introduit l’idée que la prise en compte des différents genres littéraires présents dans la Bible était nécessaire à une appréciation éclairée. En 1965, la constitution Gaudium et Spes (paragraphe 36) reconnaît l’autonomie de la recherche scientifique, ce que confirme Jean-Paul ii, en 1992, à l’occasion d’un discours réhabilitant Galilée :
L’erreur des théologiens d’alors [de l’époque du procès de Galilée], quand ils soutenaient la centralité de la Terre, fut de penser que notre connaissance de la structure du monde physique était, d’une certaine manière, imposée par le sens littéral de l’Écriture Sainte. […]. En réalité, l’Écriture ne s’occupe pas des détails du monde physique, dont la connaissance est confiée à l’expérience et au raisonnement humains. Il existe deux domaines du savoir, celui qui a sa source dans la Révélation et celui que la raison peut découvrir par ses seules forces44.
Et ainsi la théologie du xxe siècle, reconnaissant a posteriori l’exégèse galiléenne inspirée notamment par Saint Augustin45, scindait de manière très claire les deux magistères de la science et de la religion, que la première modernité confondait encore à travers l’idée d’une « science pieuse46 », enfermant la recherche scientifique dans un strict périmètre défini par la théologie et la philosophie naturelle aristotélicienne.
2. 3. La progression de la cause héliocentrique après le décret de 1616
Il ne faudrait pourtant pas croire que, malgré le principe du sens littéral, tous les théologiens et hiérarques catholiques d’alors soient totalement hostiles à certains compromis exégétiques. Il y a bien évidemment une raison légale à cela. Pour être valides dans les territoires catholiques, les condamnations exprimées par les congrégations, transmises notamment par les nonces, devaient être ratifiées localement. En France, où l’Inquisition romaine n’exerçait pas de juridiction directe, notamment du fait du gallicanisme des monarques et de l’opposition des Parlements47, le nonce devait demander l’enregistrement à la Faculté de Paris, lieu d’affrontement entre gallicans et ultramontains : or aucune démarche de cet ordre ne semble avoir été faite pour la condamnation de 1633 par exemple, alors qu’en revanche, à Louvain, le nonce obtient l’interdiction d’une thèse copernicienne encore en 169148. Tout juste Richelieu fit-il paraître dans la Gazette de Renaudot une mention de la condamnation de Galilée en forme de geste diplomatique49. La personnalité des évêques locaux est souvent la cause d’une certaine protection accordée à des astronomes coperniciens ; par exemple, dans le duché de Savoie, un religieux venu de la péninsule italienne pouvait professer l’héliocentrisme avec le soutien de l’évêque local. En dépit du décret de mars 1616, le barnabite Redento Baranzano (1590-1622) a exposé dans son Uranoscopia, parue en 1617, un système héliocentrique qu’il disait inspiré de Kepler et de Copernic et qu’il justifiait notamment par des considérations exégétiques. Quand Josué dit que le Soleil s’arrête, c’est qu’il parle selon le jugement et les connaissances des lecteurs, et non selon la nature des choses. Plus généralement, le père affirme :
L’Écriture parle dans les choses naturelles selon notre compréhension et selon le jugement des êtres humains, de telle sorte que, parce que les hommes estiment communément que le ciel se meut et la Terre est en repos, elle s’exprime de la même manière50.
Cet auteur défend ainsi les principes exégétiques déjà énoncés par Galilée, Kepler et Foscarini. La date même de la publication de cet ouvrage, postérieure au décret de 1616, suppose une liberté de pensée manifeste. En raison du contexte, il était pourtant inévitable que Baranzano encourût des sanctions internes à son ordre. Pourtant, une figure majeure de la Réforme catholique intervint en sa faveur : François de Sales, l’évêque de Genève51. Celui-ci usa en cette occurrence d’une civilité ingénieuse dans sa lettre adressée au général des barnabites. Il prétendit en premier lieu, en guise d’excuse, que l’impression de l’œuvre du religieux sans autorisation des supérieurs n’était qu’un malencontreux oubli. Il vanta également les mœurs et la bonne pratique de la langue française du religieux, qui rendaient sa présence nécessaire aux côtés du prélat à Annecy. Il s’avère ainsi que, non content de défendre Baranzano par tous les moyens diplomatiques à sa disposition, François de Sales a vraisemblablement laissé son protégé professer publiquement l’héliocentrisme, ce qui ne peut s’expliquer que par des convictions personnelles favorables à une certaine liberté de la recherche scientifique, peut-être un héritage de son séjour à l’Université de Padoue52. Ce soutien discret d’un hiérarque catholique à la cause copernicienne laisserait supposer que certaines figures majeures de la réforme catholique, par-delà le seul milieu scientifique, partagent la manière de voir des astronomes coperniciens, ou du moins la tolèrent.
On pourrait objecter que la date précoce de l’affaire Baranzano, l’année suivant le décret de 1616, rend ce concours de circonstances encore possible, mais à Paris, Marin Mersenne, religieux de l’ordre des minimes et « secrétaire de l’Europe savante », ne cache pourtant pas sa préférence pour l’héliocentrisme à ses amis ; il offre à Galilée de publier le Dialogo, et persiste même dans ses positions, même après 1633, en déplorant par exemple, avec René Descartes et Pierre Gassendi, l’obstination de Morin, l’astronome et astrologue royal, à soutenir opiniâtrement le géocentrisme : à ce titre, Morin était en effet combattu publiquement par Gassendi, qui écrivit contre lui en 164353. Ce dernier, savant catholique et prêtre, défend encore en 1647 dans l’Institutio astronomica des positions exégétiques proches de celles qui ont été condamnées en 1616 :
Le dessein de la Sainte Écriture n’est pas de faire les hommes physiciens ou mathématiciens, mais de les rendre pieux et religieux, et de les mettre en état de faire leur salut, de recevoir les grâces divines et de parvenir à la gloire surnaturelle. Elle parle des choses selon qu’elles paraissent vulgairement aux hommes, afin que, comme il importe à un chacun d’être sauvé, un chacun les puisse entendre […]. Ainsi la Sainte Écriture tient qu’il importe peu que ce soit la Terre qui se meuve et que le Soleil se repose, ou non, et c’est pour cela qu’elle parle de la Terre comme étant au repos, et du Soleil comme étant en mouvement, parce qu’il n’y a personne à qui la Terre ne paraisse se reposer et le Soleil se mouvoir54.
Comme le souligne M.-P. Lerner, tout est aussi une question d’attitude individuelle, les théologiens ou les catholiques français pouvant se sentir tenus en conscience d’obéir aux décisions romaines ou de ne pas le faire, du fait de l’absence d’Inquisition. Toujours est-il que la condamnation de 1633 est bien l’œuvre personnelle d’Urbain VIII et revêtue de l’autorité papale ; à ce titre, les jésuites français, très ultramontains, la respectaient comme leurs collègues italiens, contrairement aux membres d’autres ordres : par exemple, les oratoriens français, comme le P. Poisson et Malebranche, affirmaient dans le domaine astronomique l’autonomie de la recherche scientifique55. Y compris dans la Ville éternelle et dans la deuxième moitié du xviie siècle se rencontrent parmi les cardinaux des soutiens de l’école galiléenne, dont le principal est peut-être Michelangelo Ricci, qui revêtit la pourpre cardinalice en 1681. S’exprimant dans des correspondances privées, il conseille aux suiveurs du « Messager des étoiles », par exemple Vincenzo Viviani, de pratiquer une saine prudence pour ne pas encourir la censure56. Plus certainement, dans le contexte de la persécution des coperniciens, il est possible de penser que d’autres personnages plus inattendus encore inclinaient secrètement vers l’héliocentrisme, ce que révèlent certains indices. Nicolas Fabri de Pereisc rapporte ainsi des propos de Kircher, jésuite de premier plan, révélant que Christophe Scheiner lui-même, l’adversaire de Galilée en tant que mathématicien du Collège romain, notamment sur la question des taches solaires57, aurait été favorable en privé au Soleil central58. À titre d’exemple de cette acceptation tacite à Rome même, mentionnons l’épigramme écrite par un religieux minime français pour célébrer l’un des cadrans solaires géants conçus par Emmanuel Maignan, son confrère qui enseigna la philosophie atomistique, de 1636 à 1650, au couvent de la Trinité-des-Monts :
L’art ancien a décrit les astres dans un petit verre ;
Ici, le Soleil en un verre59 t’est découvert par un art nouveau.
L’art nouveau surpasse l’art ancien
Au point où la lumière du Soleil vainc les autres astres par sa lumière60.
Tout en louant sans mesure le cadran solaire à miroir conçu par le savant Maignan, le poète minime faisait une référence discrète au « verre ancien » qui décrit les astres, métonymie de la lunette galiléenne. On sait comment le mathématicien florentin, dès 1609-1610, en usa au profit de son copernicianisme61. Or, le cadran solaire monumental en question fut tracé sur les murs de la demeure romaine d’un autre cardinal, le mécène érudit Bernardino Spada, et le poème se trouva reproduit dans un ouvrage dédié à ce Prince de l’Église, dont Spada avait financé lui-même l’impression. Ces divers indices suggèrent que l’adhésion au Soleil central devait souvent être cachée, du moins à Rome, et bien moins en France. Aurait peut-être pu dénouer la crise la position de penseurs comme Rheticus ou Descartes, qui n’interprètent pas les citations bibliques concernant la « stabilité » de la Terre dans le sens de son immobilité absolue comme le font Bellarmin et Galilée, mais au sens de la constance du mouvement qu’elle décrit sans cesse autour du Soleil62 ; l’auteur des Principes de la philosophie affirme même à ce sujet que l’Écriture « reste (ou tient) pour Copernic » – stat pro Copernico – en un jeu sémantique sur le verbe « stare » qui signifie à la fois être immobile et soutenir le parti de quelqu’un dans une querelle63.
3. La voie royale d’une fusion entre astronomie héliocentrique et harmonie céleste (xvie-xviiie siècles)
Un second levier majeur pour faire avancer la cause de l’héliocentrisme dans les esprits chrétiens relevait de l’harmonie cosmique. Il consistait à prouver par des arguments parascientifiques, plutôt esthétiques et non dénués de finalisme, que le Soleil central attestait davantage de la beauté d’un monde reflétant une intelligence divine. En effet, contrairement à une idée reçue avancée notamment par Sigmund Freud64, l’avènement d’une cosmologie héliocentrée n’avait rien de traumatisant, ainsi que l’ont montré les études concordantes de Jean-François Stoffel et Vincent Julien. Le premier a rappelé que la position centrale de la Terre dans le cosmos géocentrique n’était nullement noble aux yeux d’Aristote ; bien plus, le centre cosmique coïncidait en réalité, pour les physiciens du Moyen Âge, avec le lieu de l’élément le plus vil et, pour les chrétiens, avec l’emplacement de l’Enfer65. Bruno et Galilée purent même écrire que la perte de la position centrale de la Terre n’était pas tant une déchéance qu’une délivrance66. Quant à Vincent Julien, il précise :
Une idée très répandue suggère que le passage à l’héliocentrisme fut un des grands traumatismes de la conscience humaine […]. Je ne la partage pas pour plusieurs raisons : il n’y a pas – ou si peu – de témoignages réels, datant du moment de cette révolution, qui confortent cette opinion […]. L’ancien système du monde portait bien les marques d’une inintelligibilité inquiétante (quel pouvait être le lieu du monde ? comment le cosmos se trouvait-il être si complexe ?) ; le nouveau système offrait – dans son principe – une formidable simplicité en elle-même rassurante, et le Soleil était un objet digne d’illuminer l’univers, en son centre67.
Selon cet historien, le système héliocentrique était plus simple et plus évocateur, en somme plus satisfaisant d’un point de vue purement esthétique que celui de Ptolémée. Et de fait, c’est cette vertu esthétique que de nombreux savants chrétiens mirent en avant en un sens religieux, qu’ils fussent réformés ou catholiques. Du néoplatonisme antique de Plotin et Proclus à son interprétation chrétienne au Moyen Âge puis à la Renaissance, le Soleil, en tant qu’image de l’unité divine, était doté d’une centralité symbolique qui entrait en conflit avec le géocentrisme dominant. Les savants ont opportunément proposé de supprimer ce conflit millénaire entre la symbolique et l’astronomie par l’adoption de l’héliocentrisme. La nouvelle cosmologie rendait ainsi plus vraie une métaphore séculaire de Dieu. Toutefois, il fallut attendre que l’héliocentrisme reçût des fondations plus fermes dans le champ de la physique, et que l’image de l’univers infini fût mieux intégrée pour que cette stratégie fondée sur les harmonies de l’univers portât davantage de fruits.
3. 1. La première tentative copernicienne et ses limites : l’image du Soleil central (c. 1543-1620)
Copernic est le premier à user de cette stratégie de l’esthétique dans le cadre d’un cosmos clos, lorsqu’il développe l’image du Soleil central d’une manière éloquente, mais quelque peu sophistique.
Quant au Soleil, il repose au milieu de tous [les astres]. En effet, dans ce temple suprêmement beau qu’est le monde, qui choisirait de poser ce luminaire dans un lieu autre ou meilleur que celui d’où il peut illuminer le tout simultanément ? Et ce n’est pas à tort que certains le nomment « lampe du monde », d’autres « intelligence du monde », d’autres encore « gouverneur du monde ». Hermès Trismégiste l’appelle un « dieu visible », et Électre, chez Sophocle, « celui qui voit tout ». C’est ainsi, assurément, que le Soleil assis comme sur un trône royal, gouverne la famille des astres qui tourne autour de lui68.
L’astronome originaire de la Prusse royale69 s’efforce ici de fonder son propos sur des références littéraires et philosophiques chères à l’humanisme renaissant, du théâtre grec antique à la figure mystérieuse d’Hermès Trismégiste, sage antique s’inscrivant dans la quête d’une sagesse éternelle – philosophia perennis – préfigurant la vérité chrétienne70, une tradition présente notamment dans le De Sole de Marsile Ficin, le grand métaphysicien florentin de la lumière71. Pourtant, plusieurs faiblesses logiques émaillent ce passage et le rendent finalement peu convaincant. En premier lieu, une pétition de principe suppose que le Soleil peut illuminer tout le cosmos, ce qui sera nié rapidement au vu des dimensions du cosmos héliocentrique recalculées par Kepler à partir notamment des données compilées par Tycho Brahe72 ; même un jésuite romain comme Kircher, a priori tychonien et peu suspect d’hétérodoxie, mettra en scène dans une fiction de voyage céleste la disparition du Soleil aux yeux d’un voyageur transporté en un point lointain de l’univers73. Deuxièmement, une considération finaliste suppose que le centre serait le lieu le plus digne. Or, comme le rappellent J.-F. Stoeffel et F. Hallyn, non seulement le Soleil occupe déjà le centre des sphères planétaires dans le cosmos géocentrique ptoléméen,74 mais, de plus, dans l’ancien cosmos, les lieux les plus dignes sur un plan ontologique étaient certainement l’Empyrée, résidence du divin, ou le monde supralunaire auquel appartenait le Soleil plutôt que la Terre, seul astre soumis à la génération et à la corruption75. Enfin, troisièmement, la démonstration astronomique du mathématicien ne s’assortit pas d’une théorie physique globale expliquant le mouvement des planètes, pour laquelle il faut attendre les trois lois de Kepler76. Pour plusieurs raisons, cet argument, une fois remis en son contexte, est doté d’une pseudo-évidence, et par là même critiquable77.
Et pourtant, malgré cette fragilité, l’argument de Copernic, qui mobilise avec la centralité du Soleil une image particulièrement forte et ancienne dans le platonisme chrétien, trouva partiellement grâce aux yeux de certains théologiens catholiques pour qui Dieu ou la personne du Christ sont au centre de la vie spirituelle. Un passage célèbre de Pierre de Bérulle, figure majeure en France de l’Oratoire, ordre militant de la Contre-Réforme, en atteste :
Un excellent Esprit de ce siecle a voulu maintenir que le Soleil est au centre du Monde, et non pas la Terre ; qu’il est immobile, et que la Terre proportionnément à sa figure ronde, se meut au regard du Soleil : par cette position contraire, satisfaisant à toutes les apparences qui obligent nos sens à croire que le Soleil est en un mouvement continuel à l’entour de la Terre. Ceste opinion nouvelle, peu suivie en la science des Astres, est utile et doit estre suivie en la science du Salut. Car Jesus est le Soleil immobile en sa grandeur, et mouvant toutes choses. Jesus est semblable à son Pere, et estant assis à sa dextre, il est immobile comme luy, et donne mouvement à tout. Jesus est le vray centre du Monde, et le Monde doit estre en un mouvement continuel vers luy78.
Bérulle partage avec Copernic une culture commune, celle de l’humanisme chrétien de la fin de la Renaissance qui puise aux racines du christianisme et de l’ésotérisme antique pour louer le « Soleil […] caché » (Claude Hopil79) qu’est le Dieu chrétien. Il est toutefois évident que l’héliocentrisme ne fournit qu’une image opportune pour le besoin d’une démonstration d’ordre théologique, sans être réellement approuvé : le système du Polonais est dit « peu suiv[i] dans la science des astres ». Avant même Bérulle, le prédicateur bénédictin André Valladier insérait dans un sermon de Carême paru en 1616, un passage dénué des ménagements dont use l’oratorien :
Ne vous semble il pas que la Philosophie de Copernique [sic.] la plus sotte du monde en apparence, ayt quelque chose de vray en soi ? Il disoit que ce n’estoit pas le Ciel qui se mouvoit, mais que c’estoit la Terre, et que le Ciel sembloit seulement se mouvoir à cause du mouvement de la Terre, comme ceux qui naviguent dans un navire pensent que les rivages s’enfuyent, Montesque, urbesque recedunt, et qu’il ne bouge point. Si Copernique prenoit sa Philosophie à la lettre, c’estoit un estrange grotesque, et un paradoxe brutal : mais si en bon sens il vouloit dire, que le Ciel estant incorruptible, et inalterable de soy, tout le monde sublunaire branloit et rouloit tousjours, d’estre en estre […] je loue son esprit, et prise sa pensée80.
Les expressions qui dévalorisent Copernic sur l’axe épistémique sont ici légion (« estrange grotesque », « paradoxe brutal »), sans compter l’hyperbole « la plus sotte du monde » ; elles montrent que Valladier, prisonnier des cadres de pensée aristotéliciens, reconduit l’opposition entre les mondes sublunaire et supralunaire ; or, c’est précisément cette dichotomie que son contemporain Galilée rejette alors pour fonder une physique moderne unifiée qui s’applique au monde céleste comme à notre planète81. En réalité, le prédicateur ne cherche à travers l’image du Soleil central qu’à justifier l’opposition ontologique entre le néant du monde du devenir et la plénitude divine, exprimée métaphoriquement par le Soleil de l’être cher au thomisme ou la lumière de la permanence que Jean Rousset avait vu briller dans la poésie religieuse baroque82. En somme, Copernic avait compris toute la puissance symbolique que le Soleil central pouvait avoir pour une conscience chrétienne, mais le peu de fondement physique de son système dans une cosmologie cohérente83 n’avait pas emporté l’adhésion d’auteurs pourtant séduits par sa valeur métaphorique.
3. 2. Kepler et Gassendi : deux tentatives pour fonder l’image du Soleil central sur la physique nouvelle (c. 1596-1660)
En revanche, chez certains novateurs de la première moitié du xviie siècle, l’image du Soleil central, une fois fondée sur une physique mécaniste cohérente dont Copernic ne disposait pas encore, put donner plus de force démonstrative aux considérations symboliques sur la beauté du monde, afin d’avoir plus d’impact sur les chrétiens qui voient dans l’harmonie cosmique une image divine. Plusieurs astronomes chrétiens de la première moitié du siècle tentent de comprendre les forces physiques qui régissent le système solaire. Un réformé très lu par des astronomes catholiques comme Mersenne et Gassendi, Johannes Kepler, évoque la virtus du Soleil qui meut les planètes, une « force » semblable à l’énergie magnétique84. Répudiant la notion d’une action physique à distance et s’exprimant dans le cadre d’une physique matérialiste épicurienne, Pierre Gassendi explique le mouvement des planètes par la force motrice des rayons solaires, engendrant un flux d’atomes de feu qui fait tourner les planètes en les bombardant85 ; il sera, on s’en souvient, repris par Cyrano dans les États et Empires de la Lune86. Or, ces théories diverses, loin d’être coupées de la théologie ou de la rhétorique, se trouvent fréquemment assorties de considérations d’ordre symbolique, elles-mêmes confortées par des théories de la lumière : sortant du domaine strictement scientifique, les deux auteurs vantent la beauté de cet objet merveilleux.
Héritier de l’image de la sphère lumineuse, qui transite de Plotin à la Renaissance, en passant par l’école franciscaine d’Oxford au Moyen Âge, Kepler l’applique au cosmos dans son ensemble, car celui-ci est encore clos selon lui87. Il voit dans cette sphère lumineuse du monde, dont le centre est le Soleil, l’image de la Trinité divine.
L’on trouve l’image du Dieu Un-trine dans la surface sphérique, à savoir l’image du Père dans le centre, celle du Fils dans la surface et celle de l’Esprit dans l’uniformité « de relation » entre le point [central] et la circonférence. […] Que le monde entier, donc, soit enfermé par une figure sphérique, c’est ce dont Aristote a assez longuement disputé, tirant ses arguments, entre autres choses, de la noblesse de la surface de la sphère ; et c’est pour les mêmes raisons que, chez Copernic aussi, la toute dernière sphère, bien qu’elle soit privée de mouvement, conserve la même figure et reçoit en son sein le Soleil comme en son centre88.
Cette sphère trinitaire, qui se retrouve aussi dans la théorie képlérienne de la lumière, constitue en quelque sorte un archétype idéal, au sens platonicien, structurant la réalité matérielle, du rayon de clarté au ballet des planètes. Quelques années plus tard, Pierre Gassendi, rompant avec l’idéalisme de Kepler comme avec son cosmos clos, donne à la place centrale du Soleil une justification à la coloration plus matérielle, en réactivant la comparaison antique de notre étoile avec le cœur du monde89 :
Puisque le Soleil est dans le monde, non seulement comme un flambeau pour l’illuminer, mais aussi comme un cœur pour y entretenir la vie, il s’en faut de beaucoup que l’opinion vulgaire [le géocentrisme] lui attribue une place aussi appropriée que celle de Pythagore90. En effet, c’est seulement à partir du centre du monde qu’il peut épandre partout les rayons de chaleur, de lumière et de vie, et s’il avait été placé n’importe où ailleurs, il ne rayonnerait pas, n’éclairerait pas et ne chaufferait pas ainsi de manière égale, et n’animerait pas toute chose91.
Chez le chanoine de Digne, comme chez son turbulent disciple, l’incroyant Bergerac, qui reprend l’argument de manière aussi fidèle que burlesque92, se fait jour une dimension vitaliste : la centralité du Soleil, véritable cœur du monde, est restaurée de manière symbolique, par analogie avec l’anatomie humaine93. Les cas de Kepler et de Gassendi nous montrent que les astronomes croyants, en restaurant la centralité du Soleil, aidèrent à restaurer l’argument cosmologique prouvant Dieu à partir de l’ordre bénéfique de sa création. En somme, en suivant cette logique, rien n’empêche en théorie l’intégration de la nouvelle cosmologie à la conscience chrétienne. On pourrait penser qu’une telle méditation sur la pertinence esthétique et théologique de l’héliocentrisme ne toucherait qu’une minorité d’esprits éclairés. De fait, à notre connaissance, les théories de Kepler et de Gassendi se diffusèrent peu en dehors des cercles savants94. Il est toutefois vrai que, si l’héliocentrisme ne constituait pas un scandale pour tous, en revanche une de ses conséquences, à savoir la conception d’un univers infini constitué d’une pluralité de mondes posait des problèmes relativement à la conception chrétienne de l’humanité de Jésus et de la rédemption : le Christ était-il mort plusieurs fois ? N’avait-il voulu sauver que les habitants de la Terre ? Selon Jean Seidengart, cette interprétation brunienne qui dépassait le cosmos clos sauvegardé par Copernic entraîna la méfiance des théologiens autant qu’elle stimula la réflexion des incroyants, et pourrait être une des motivations tacites des condamnations de 1616 et 163395.
3. 3. À l’âge de Descartes et Newton : acclimater l’univers infini ? (deuxième moitié du XVIIe siècle et au-delà)
Par-delà l’éclatement du cosmos clos qui était encore celui de Copernic, et l’érosion de la symbolique solaire dépassée par l’évolution de la science, à partir de Bruno se posait la question de la conséquence ultime, métaphysique, de l’héliocentrisme : la possibilité d’un univers infini, alors que précédemment l’infini n’était qu’un attribut divin. Sur un plan purement conceptuel, la critique a montré comment les savants, parmi lesquels Descartes et Newton, sont parvenus à résoudre la difficulté en mettant en avant une distinction capitale entre l’infini divin et l’univers indéfini ou infini, expression de l’esprit créateur96. Il restait, pour revenir à notre sujet, à donner à ce nouvel univers infini une forme esthétique. Dans la deuxième moitié du xviie siècle et au début du siècle suivant, la réception mondaine du cartésianisme et du newtonianisme, qui rendaient raison de l’héliocentrisme et du ballet des planètes par des théories plus influentes que le magnétisme képlérien ou les atomes de feu gassendiens, soit les tourbillons pour Descartes97 et la gravitation pour Newton98, devait permettre de diffuser l’idée d’un univers contenant une pluralité de Soleils et de planètes. De cette diffusion mondaine attestent des poèmes écrits par des catholiques français à partir de la seconde moitié du xviie siècle, qu’ils soient religieux, prêtres ou simples laïcs.
En 1664, dans un poème épique inspiré de l’Arioste et du Tasse, mais d’une forme plus classique, un poète cartésien, Louis Le Laboureur fait voyager Charlemagne dans les cieux, selon le modèle du Songe de Scipion de Cicéron mis au goût du jour. À la suite d’un envoûtement maléfique, l’empereur des Francs voit son âme séparée de son corps et, sous la conduite d’un ange, se rend dans les sphères célestes pour y contempler les arcanes de l’univers indéfini cartésien aux multiples tourbillons, qui apparaît comme un immense spectacle lumineux. Le Laboureur évoque la Terre, définie comme un corps pesant et immobile, mais « pourtant emporté par le torrent de l’air »99, à savoir son tourbillon de matière subtile. Cinquante ans plus tard, en 1716, avant même la levée de l’interdit sur l’œuvre de Galilée et les livres coperniciens (1741 et 1757), l’abbé Genest prend plus nettement position encore dans son abrégé en vers des Principes de la philosophie :
Il faut de Ptolémée oublier le système.
On connoît clairement que Mercure et Vénus,
Les plus près du Soleil autour de lui sont mûs.
La Terre tourne ensuite, est Planette elle-même,
Mars, Jupiter, Saturne, tournent enfin de même ;
Le Soleil est leur centre, et d’un Ordre pareil,
Tous roulent autour du Soleil100.
Dans le spectacle de ce nouvel ordre universel se laisse deviner un nouveau modus vivendi entre science et foi, sous le signe de la lumière de la raison cartésienne, expliquant tout avec une élégante simplicité. Descartes est encore crédité de la preuve définitive de l’héliocentrisme dans un poème paru en 1740 :
Descartes, tes travaux sont autant de miracles ;
Soleil, reste immobile, et fixe dans ton cours,
Sur le Thrône des Cieux assieds-toi pour toujours ;
Qu’aux loix du mouvement la Terre obéïssante,
Dans l’Océan des Airs soit sans cesse flottante101.
Après la diffusion du cartésianisme, la pensée de Newton, loin de fragiliser ce compromis, en redéfinit les limites, comme le montrent les travaux d’un autre poète postérieur. Jacques Clinchamps de Malfilâtre consacre quelques vers inspirés à l’héliocentrisme et au Soleil comme image de Dieu. La transition du domaine physique à l’invisible se fonde désormais sur le sentiment de l’harmonie universelle102 émanant d’un dieu horloger.
Je te salue, âme du monde,
Sacré Soleil, astre de feu,
De tous les biens source féconde,
Soleil, image de mon Dieu !
Aux globes qui, dans leur carrière,
Rendent hommage à ta lumière,
Annonce-le par ta splendeur :
Règne à jamais sur ses ouvrages,
Triomphe, entretiens tous les âges
De son éternelle grandeur103.
L’ode dont est issu cet extrait fut lue peu après sa parution comme un « trophée poétique à la mémoire de Newton »104, et plus récemment comme une récapitulation du « lent cheminement de l’esprit humain vers l’attraction universelle »105. Au thème ancestral du feu vital, de l’âme du monde, le poète associe avec un naturel étudié celui du Soleil ordonnateur de l’harmonie des planètes, à la fois instrument et symbole du Créateur. Toutes ces raisons conduisent à considérer en définitive que l’héliocentrisme, pour s’intégrer durablement aux consciences chrétiennes dès la deuxième moitié du xvie siècle, avait besoin d’être fondé sur une philosophie naturelle mécaniste, qui ne fut réellement esquissée qu’avec Kepler, poursuivie avec Gassendi, et achevée qu’avec Descartes et Newton, ainsi que l’écrit d’Alembert dans l’Encyclopédie (art. Copernic, 1752) :
[c]e système [l’héliocentrisme] est aujourd’hui généralement suivi en France et en Angleterre, surtout depuis que Descartes et Newton ont cherché l’un et l’autre à l’affermir par des explications physiques106.
Ainsi, l’harmonie n’émanait plus de la clôture du cosmos, mais de l’obéissance de l’univers physique aux lois géométriques voulues par le Créateur.
4. Par-delà l’harmonie. L’apport du débat cosmologique à la conscience catholique (xviie-xviiie siècles)
Même si aucune des deux tentatives étudiées, exégétique ou esthétique, n’a pu obtenir l’assentiment des congrégations romaines (Index et Saint-Office), et donc de l’ensemble des catholiques avant les décisions papales des xixe et xxe siècles, elles ont pourtant permis de mettre les questions cosmologiques au cœur du débat des croyants, notamment celle des dimensions de l’Univers. Ces discussions ont ainsi aidé les auteurs catholiques à se dégager d’un finalisme naïf, afin de reposer la question de la place de l’humanité dans la Création en des termes adéquats aux défis de la modernité.
4. 1. Insuffisance de ces deux tentatives avant la découverte de Bradley
Beaucoup de catholiques restèrent longtemps indécis, à tort ou à raison, sur la question cosmologique. L’affirmation de Pierre Duhem selon laquelle Bellarmin avait été plus rigoureusement scientifique que Galilée en ne voulant pas trancher, faute de preuve décisive, la question de l’héliocentrisme a paru excessive à des historiens plus récents comme Maurice Clavelin. Ce dernier a montré la fragilité de la position du cardinal assimilant l’héliocentrisme à une hypothèse, au regard des données de l’astronomie déjà disponibles en son temps107. L’attentisme de nombreux chrétiens semble dicté par des doutes quant à la validité de la théorie héliocentrique. Dans sa lettre à Foscarini, Bellarmin lui-même suppose que, dans le cas – non encore avéré à ses yeux – d’une preuve incontestable de l’héliocentrisme, l’Église devrait réenvisager sa lecture des textes108. Blaise Pascal exprime lui aussi sa perplexité, à la fois dans le fragment « Commencement109 » des Pensées et dans une lettre importante :
C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou de la stabilité de la Terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes s’ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra sans danger d’erreur soutenir l’une au préjudice des autres […] sans se rendre ridicule110 ?
Le point de vue exprimé dans ces lignes par Pascal, que l’on peut rapprocher des doutes de Gassendi qui tend vers le copernicianisme sans certitude absolue111, semble partagé par une partie des catholiques instruits de l’époque, ni farouchement adversaires du copernicianisme ni totalement convaincus par les raisons des coperniciens déclarés. Dans une des Provinciales, Pascal ne se prive pourtant pas de blâmer le procès de Galilée et l’opposition de principe des jésuites à l’héliocentrisme112. Il est vrai que le décret de 1620, qui, sans revenir sur la condamnation de l’héliocentrisme de 1616, autorisait les astronomes chrétiens à user du système copernicien considéré comme utile aux scientifiques113, a sans doute exercé une grande influence sur les esprits. Il rejoignait en un sens la prudente épître d’Andreas Osiander parue en tête de la première édition du De revolutionibus ; celle-ci mettait en place une stratégie visant à présenter le copernicianisme comme une hypothèse en vue de le défendre des attaques, ce que Copernic aurait d’ailleurs refusé de son vivant ; mais de fait, en s’additionnant dès 1543 à la préface de Copernic lui-même qui affirmait la réalité de son modèle, ce texte créait une contradiction manifeste de nature à jeter le trouble chez le lecteur114.
Ainsi, tant la prudence scientifique des indécis que les stratagèmes divers dont usaient les partisans de Copernic comme ceux de Ptolémée étaient de nature à créer durablement des zones d’ombre dans l’esprit du public savant ou mondain. En dépit de l’addition de nombreux calculs, théories et observations astronomiques qui firent éclater l’ancien cosmos115, il fallut pour dissiper définitivement les doutes attendre les années 1728-1740 et la mise en évidence du phénomène de l’aberration de la lumière116 par James Bradley, qui apporta une preuve expérimentale décisive du mouvement de la Terre, ainsi que le note L. M. Celnikier117. En 1741, l’édition des œuvres de Galilée à Padoue n’est encore autorisée qu’après promesse de l’intégration de l’abjuration de Galilée et mention du statut hypothétique de sa cosmologie. Le retrait de l’Index des ouvrages coperniciens en 1757, probablement dû à l’action directe de Benoît xiv118, pontife amateur de sciences, a pu être motivé, outre la découverte de Bradley, par les expériences sur le pendule, ainsi que la mesure de l’aplatissement de la Terre119, mais aussi plus directement par l’article « Copernic » de l’Encyclopédie, où d’Alembert appelait directement le pontife à agir. Le retrait partiel de l’Index daté de 1757 conduisit finalement Grégoire xvi à promulguer un retrait total en 1835120, peu avant l’expérience du pendule de Foucault, en 1851 au Panthéon. L’impression domine ainsi, sur le temps long, que les papes ont attendu les confirmations expérimentales les plus tardives avant de s’engager dans une voie exégétique nouvelle qui relativise absolument les théories astronomiques contenues dans le texte sacré.
4. 2. Les conséquences cosmologiques du débat autour de l’héliocentrisme
Il reste que même si l’héliocentrisme ne s’imposa pas d’emblée à tous les chrétiens instruits, la seule nécessité de l’envisager et de compter avec lui engendra un certain nombre de débats destinés à faire évoluer les mentalités, par-delà les rangs des seuls coperniciens. En effet, une des conséquences du débat engendré par le système copernicien est de dilater les dimensions du cosmos en univers infini121, de telle sorte que non seulement la Terre, mais aussi le Soleil y tiennent une place infime. Chez les coperniciens, l’absence de parallaxe observable, dont la mesure était alors très difficile, conduisit à l’hypothèse d’un immense espace vide entre les étoiles et Saturne. Tycho estime qu’au sein de l’univers copernicien la distance des étoiles est à 7 850 000 rayons Terrestres ; Kepler, dans le De stella nova, l’évalue à 34 077 066 rayons Terrestres ; Gassendi, dans son Institutio astronomica, à 41 958 000 rayons Terrestres122. Même Kircher, jésuite du Collège romain a priori peu suspect d’hétérodoxie, se trouve accusé par des censeurs de son ordre d’étendre par trop les dimensions de l’univers123.
Ce constat de l’immensité des distances astronomiques, déjà banal vers 1650, en relativise l’importance de la nature du centre : qu’il s’agisse du Soleil ou de la Terre, qu’importe ? Ce point peut expliquer l’indifférence relative d’un Pascal sur le sujet, par exemple. À l’occasion de cette prise de conscience qui mêle la probabilité grandissante de l’héliocentrisme à un Univers aux limites bien plus vastes, les chrétiens ont été insensiblement amenés à envisager que les étoiles n’étaient autres que des Soleils semblables au nôtre. En ce sens l’héliocentrisme, par-delà les travaux des novateurs, entraîne chez les chrétiens une confrontation entre l’héritage du thomisme, qui refuse la pluralité des mondes et cantonne les autres dans des mondes imaginaires, et l’héritage de Guillaume d’Ockham ou de Nicolas de Cues, supposant une puissance infinie en acte et donc un univers aux limites indéfinies124. Au cosmos thomiste se rattacherait par exemple le poète mystique Claude Hopil. Il utilise fréquemment pour évoquer Dieu l’image d’une pluralité de Soleils :
Il est blanc et vermeil, la clarté de sa face
De dix mille Soleils le teint brillant efface125.
Toutefois, en dépit de ces comparaisons qui peuvent faire songer à un univers infini aux Soleils innombrables, il adhère par ailleurs au plus strict géocentrisme et à la théorie des mondes imaginaires, selon laquelle Dieu aurait pu produire une infinité de mondes, mais il ne l’a pas fait, se limitant à un seul système solaire. Ce n’est pas par ignorance ; il est fort possible qu’Hopil ait lu Lucrèce et connaisse Nicolas de Cues, mais il choisit consciemment, par conviction ou par indifférence, de rester dans le cadre d’un cosmos géocentrique et clos, alors même que sa poésie mystique baigne dans l’infini divin126. Il en est de même pour Christophe Scheiner, dans un texte qui oppose son point de vue à celui de Galilée, en soutenant qu’il n’y a qu’un seul Soleil véritable dans l’Univers127. Pourtant, d’autres croyants se rattachent à l’image cusaine de la pluralité des Soleils et des mondes. Descartes, un des principaux avocats de la toute-puissance divine contre les partisans de Tycho Brahe128, fait émaner d’elle un univers indéfini dans lequel chaque centre d’un tourbillon de matière est occupé par un Soleil, celui-ci n’étant qu’une « étoile fixe » parmi d’autres129. Les espaces imaginaires de la scolastique sont donc plutôt « imaginables, donc réels130 ». La notion d’un providentialisme naïf qui met la Terre au centre de l’Univers et fait de l’homme la fin de la Création divine se trouve ainsi niée131, sur une base proprement métaphysique : les attributs divins. En consonance avec ce décentrement, Malfilâtre, dans son ode au Soleil, voit dans le géocentrisme le simple fruit de l’orgueil humain, justement pourfendu par l’astronomie moderne :
Que sommes-nous, faibles atomes,
Pour porter si loin notre orgueil ?
Insensés ! nous parlons en maîtres,
Nous qui, dans l’océan des êtres,
Nageons tristement confondus132.
4. 3. Dieu et l’univers nouveau : entre Terreur et ravissement
De fait, ce nouvel univers post-copernicien, où Dieu subsiste, mais où la place de l’homme est plus réduite, peut inspirer l’effroi ou le ravissement aux auteurs catholiques. Dans le récit de voyage écrit par Kircher, Théodidacte découvre aux lisières de cet univers indéfini, qui n’est déjà plus un cosmos clos par la sphère des fixes, qu’il existe là d’autres Terres et d’autres Soleils. Tantôt il s’émerveille devant l’ordre divin, tantôt il est sidéré par l’image d’un univers impossible à englober par la pensée. Un passage en particulier nous semble significatif, où l’anti-héros kirchérien, conduit par l’ange Cosmiel aux confins de l’Univers, constate qu’il existe encore de multiples Soleils à perte de vue :
Théodidacte – Ô divin Professeur, je vois une scène nouvelle qui s’ouvre à moi, peuplée d’étoiles ! Ô, comme elles sont lumineuses, et disposées avec quel ordre ! Selon quelles figures diverses elles sont arrangées !
Cosmiel – Ce sont les étoiles, que tu pensais à notre première station être des nébuleuses, et elles sont aussi éloignées de la Canicule, que la Terre l’est du firmament. En ce lieu, ne cherche pas davantage votre Soleil, ni aucun de ces globes, que tu as vus jusqu’ici ; toutes choses, en raison de l’incroyable distance, ont disparu dans le néant ; en ce lieu, d’autres globes solaires, d’autres globes lunaires et d’autres astres se montrent qui ne pénètrent dans aucun œil mortel ; élève tes yeux, et juge de la face du ciel.
Théodidacte – Ô Cosmiel, je défaille presque de stupeur ; je vois toute la face du ciel imprégnée d’une nouvelle couvée d’étoiles. […] Cesse, cesse, cher Cosmiel, je ne veux plus rien voir, je crains en effet d’être opprimé par la trop grande majesté de la gloire du Créateur133.
La première réplique de Théodidacte révèle l’émerveillement devant l’ordre providentiel, quand la seconde évoque plutôt la stupeur, voire le vertige devant l’abîme ; mais le plus stupéfiant n’est-il pas que ce spectacle n’ait pas été fait pour le regard des mortels, ainsi que le suggère l’ange en rappelant la découverte galiléenne de la nature stellaire des nébuleuses (1610) ? Dans Les Pensées, quel que soit l’énonciateur d’une fameuse formule – « Le silence éternel de ces silences infinis m’effraie »134 – l’apologiste lui-même ou le libertin qu’il cherche à convaincre, il est certain que Pascal juge obsolète l’ancienne démarche contemplative prouvant Dieu par la beauté du monde. Et ainsi, dans le fragment dit « Disproportion de l’homme », la « lampe éternelle » du Soleil semble se perdre dans l’infiniment grand135, causant un effroi qui révèle l’étendue incompréhensible du pouvoir divin136. Au contraire, du côté du ravissement, le poète cartésien Louis le Laboureur, évoque le spectacle grisant d’une pluralité de tourbillons cartésiens, chacun centré sur son Soleil :
Là d’un sublime vol l’Ange encore s’éleve,
Et jusques dans les Cieux le grand Prince il enleve
Où des plaines sans fin, et sans nombre de feux,
Comme autant de Soleils ardens et lumineux,
Faits d’un bouillant amas de subtile matiere
Ne luy montrent partout qu’espace et que lumiere
De ces nouveaux objets surpris et réjoüy
Il contemple l’éclat sans en estre ébloüy
Dans ces immensités il sait trouver un terme,
À louer leur Auteur son esprit se renferme137.
Comme le montre l’accumulation des groupes prépositionnels au sens négatif – « sans nombre » ou encore « sans fin » –, Charlemagne, héros épique devenu astronaute, se lance dans l’univers indéfini cartésien avec une absence totale de peur et de réticences ; il n’est même pas ébloui, car il est alors un pur esprit détaché de son corps. Il éprouve même un sentiment d’exaltation, de profonde joie devant cet univers pénétré de toutes parts par la clarté, faisant écho aux propos mêmes de Descartes qui précise que, même dans un monde infini dont la démesure n’a pas été faite pour l’homme, celui-ci peut rendre grâce à Dieu de ses bienfaits sur un plan spirituel et personnel138. En somme, dans l’optique du poète français, entre épopée et merveilleux chrétien, l’exploration de cet infini spatial n’est que le prélude à celle des espaces infinis de l’âme que lui ouvre l’ange qui le guide. Lyrisme cosmique et lyrisme mystique semblent alors communier dans un certain goût de l’infini.
5. Conclusion
De la fin du xvie au milieu du xviiie siècle, les réticences de l’Église catholique face à l’héliocentrisme, de même que les tentatives d’accommodation dues aux astronomes, évoquent un climat intellectuel complexe et mouvant. Si l’exégèse est le domaine revendiqué de la hiérarchie ecclésiastique qui instaure pour cette raison un blocage durable, l’héliocentrisme a restauré une forme d’harmonie universelle qui a permis aux croyants de s’accoutumer graduellement à la nouvelle cosmologie, et même d’accepter progressivement l’idée d’un univers qui ne serait pas doté d’un point de référence absolu, fût-ce le Soleil plutôt que la Terre ; finalement, certains d’entre eux ont pu dépasser le simple cosmos clos copernicien vers l’idée d’un univers doté d’une pluralité de systèmes solaires, ou du moins bien plus vaste que jadis. En somme, l’héliocentrisme semble avoir agi sur les débats par-delà le cercle des spécialistes, qu’il fût clairement revendiqué, envisagé comme une hypothèse possible, ou bien rejeté. Pour toutes ces raisons, l’héliocentrisme et les débats qu’il occasionna permirent de faire évoluer de manière substantielle l’image que les catholiques se faisaient de l’univers. En somme, ce fut sur un mode ambivalent, puisque certains s’efforçaient de reconstruire une harmonie, quand d’autres exprimaient leur effroi devant l’immensité de l’univers, ou encore lorsqu’un auteur jouait alternativement des deux registres. Les deux voies de l’admiration devant la beauté de la mécanique céleste newtonienne et du vertige devant les abîmes cosmiques menaient toutes deux, en définitive, à travers le prisme chrétien, à la reconnaissance d’un Dieu caché dont même le langage mathématique ne dissipait pas les desseins incompréhensibles.
La poésie est peut-être le lieu où cette mutation cosmologique est la plus visible. Quelle évolution se fait jour, si l’on ne considère que la poésie, du réformé Du Bartas dépeignant un cosmos sagement aristotélicien et ptoléméen139, à la rupture de l’harmonie cosmique déplorée par l’anglican John Donne140, puis à l’harmonie héliocentrique retrouvée chez les poètes cartésiens et newtoniens entre la fin du xviie siècle et le début du suivant ! Les trois phases de refus lié au peu de fondation de l’hypothèse copernicienne au départ et à l’inertie des habitudes de pensée – Du Bartas quoique postérieur à Copernic (1578), traite ses sectateurs d’« esprits frénétiques »141 –, de la sidération devant les nouvelles découvertes et théories des années 1610 validant l’héliocentrisme – Donne, contemporain de Kepler et de Galilée, constate que « The Sun is lost » (1611) 142 – et de l’acceptation postérieure à la diffusion des systèmes de Descartes et de Newton – Malfilâtre écrit au moment du triomphe de Newton, en 1759, son hymne vibrant au Soleil – se succèdent ainsi en moins de deux siècles143. Et même si les romantiques ironiseront sur Newton, en quête d’une philosophie de la naturelle plus mystérieuse, l’univers aura pour eux définitivement pris une tout autre dimension, celle d’un « Infini dans les Cieux » dont le poème d’Alphonse de Lamartine, transfuge du catholicisme pour le déisme, fournit sans doute une des visions les plus évocatrices :
Un monde est assoupi sous la voûte des cieux ?
Mais dans la voûte même où s’élèvent mes yeux,
Que de mondes nouveaux, que de Soleils sans nombre,
Trahis par leur splendeur, étincellent dans l’ombre !
Les signes épuisés s’usent à les compter,
Et l’âme infatigable est lasse d’y monter144 !
Sans doute les racines de cette communion romantique avec l’infini peuplé d’une multitude de Soleils existaient-elles déjà, dès les années 1660, dans les vers oubliés de poètes comme Louis Le Laboureur.