L’évolution de la pensée politique et stratégique de Douhet

  • The Evolution of Douhet’s Political and Strategic Thinking

Résumés

Cet article retrace la pensée de Douhet, afin d’expliquer son évolution notable. Pendant la première moitié des années 1910, Douhet défend des positions « pacifistes », alors qu’autour de 1917, il se montre de plus en plus partisan de bombardements aériens contre les populations civiles. La première partie de l’article démontre que les positions d’avant la Première Guerre mondiale s’inspirent de courants supranationalistes, issus des Lumières européennes. La seconde partie développe l’argument que sa doctrine du bombardement stratégique naît à l’intérieur d’un cadre théorique qui emprunte à la tradition libérale issue des Lumières, voire qui est proche à maints égards du cosmopolitisme démocratique. La dernière partie analyse enfin les évolutions entre les deux éditions de La Maîtrise de l’air, en expliquant que l’innovation théorique cruciale se trouve dans la conception de l’« avion de bataille ».

The paper gives an account of Douhet’s thought, in order to explain its surprising evolution. During the first half of the 1910s, Douhet holds positions that might be termed as “pacifistic”. By contrast, from 1917 onwards, he increasingly evolves into an advocate of indiscriminate bombing of civil populations. The first part of the paper shows that, rather than being an anomaly in his intellectual trajectory, his positions before the First World War, are part of a supranationalistic current of thought rooted in the tradition of the Enlightenment. The second part of the paper argues that even Douhet’s doctrine of strategic bombing is part of exactly this conceptual framework and that it is paradoxically in some respects close to democratic pacifism. The last part of the paper analyzes the evolutions between the two editions of The Command of the Air in order to show that the crucial theoretical innovation of douhetism lies in the concept of the “battle-plane”.

Plan

Texte

1. Introduction

Une difficulté hante les interprétations du « douhétisme1 ». Depuis les années 1930 le nom de Douhet est inséparablement lié aux doctrines du bombardement stratégique. Sa célébrité internationale, en d’autres mots, repose sur le fait que son opus magnum, Il dominio dell’aria, a largement circulé et a été adapté et traduit dans différentes langues. Or ce focus a pendant longtemps obscurci d’autres facettes de la production intellectuelle de Douhet et ce n’est qu’en 1993, avec la publication de ses premiers écrits2, que sont apparus d’autres aspects de sa pensée militaire et politique. On a ainsi pu découvrir qu’en 1910 le futur « prophète de la puissance aérienne » excluait catégoriquement les attaques aériennes contre les populations civiles, en arguant que « la conscience d’un homme de [s]on siècle [lui disait] qu’il y a[vait] des méthodes qu’on ne peut utiliser honnêtement, même en guerre3 ». Par conséquent, il recommandait de s’engager en faveur d’une interdiction de la guerre aérienne au niveau international. Pendant la Première Guerre mondiale, en 1915, il se prononçait même en faveur de la création d’institutions supranationales capables de bannir la guerre tout court4. On peut donc s’interroger sur les raisons qui ont vu un premier Douhet « pacifiste » se transformer en un deuxième Douhet avocat des bombardements contre les populations civiles.

Or une telle entreprise se heurte à plusieurs obstacles. Tout d’abord, Douhet fait partie de ces auteurs qui sont souvent cités mais peu lus. Presque tous les ouvrages portant sur la guerre aérienne mentionnent son nom à un moment ou à un autre, mais le plus souvent sans rendre justice à la complexité de sa pensée. Ce fait est aggravé par le fait que, en dehors de l’Italie, Douhet est souvent lu dans des traductions non seulement datées mais discutables, en ce qu’elles essaient d’« adapter » sa pensée aux fins politiques et idéologiques du moment. L’exemple le plus frappant est certainement la traduction anglaise du Dominio dell’aria, publiée aux États-Unis en 1942 et l’année suivante au Royaume-Uni et donc dans le contexte de justification des campagnes de bombardement stratégique de la Deuxième Guerre mondiale : elle gomme par exemple systématiquement les passages où Douhet fait preuve d’adhésion au fascisme5. Peu lu et souvent dans des traductions douteuses, Douhet est encore moins étudié en détail. Parmi les rares exceptions figure le livre d’Azar Gat Fascist and Liberal Visions of War de 1998, qui contient un chapitre sur Douhet6. La thèse de Gat est aussi simple que radicale : la doctrine stratégique qu’il appelle le « douhétisme » s’explique par l’engagement politique de son auteur en faveur du fascisme italien. On voit facilement pourquoi cette explication est loin d’être satisfaisante : le « douhétisme » en tant qu’option stratégique a été employé non seulement par des régimes fascistes mais également – et peut-être avant tout – par des démocraties libérales, telles que le Royaume-Uni et les États-Unis. Vouloir expliquer cette option stratégique par le seul engagement politique de son auteur semble donc pour le moins réducteur. Une autre piste semble plus prometteuse : regarder de près l’ensemble de la production intellectuelle douhétienne comme un tout cohérent, notamment en y incluant ses premiers écrits « pacifistes ». À partir de là se posera la question de savoir s’il faut interpréter le passage du premier Douhet au deuxième comme une rupture indiquant une conversion politique ou bien s’il faut, tout au contraire, y voir une continuité.

2. Le jeune Douhet

La carrière de Douhet comme intellectuel militaire débute avec une série de conférences et de textes sur la mécanisation du champ de bataille terrestre entre 1901 et 19047. Si l’aviation n’y joue aucun rôle – le premier vol motorisé n’a lieu qu’en 1903 –, on peut néanmoins y déceler une continuité avec la suite de sa pensée militaire : l’absence de réflexion sur les véhicules blindés, qui explique largement l’absence de réflexion sur le mouvement sur le champ de bataille terrestre8.

Les commentaires journalistiques que Douhet publie anonymement sur la guerre russo-japonaise de 1904-1905 dans le quotidien génois Caffaro sont plus instructifs pour notre propos puisqu’ils donnent à voir l’opinion que Douhet se fait sur la nature de la guerre moderne dans son ensemble. Le premier des trente-sept articles donne le ton :

Aujourd’hui, où les guerres ne se font plus par caprices de princes mais à cause des nécessités économiques perçues, les luttes sont menées avec toutes les forces disponibles et pour qu’un peuple cède il est nécessaire qu’il reçoive des coups qui l’abattent complètement, matériellement et moralement.

Le refus de penser la guerre selon le modèle de la théorie politique de la monarchie, ainsi que l’implication de l’ensemble d’un peuple dans l’effort de guerre, marquent sans aucun doute une cohérence avec la suite de la pensée douhétienne. Or, contrairement à ses positions ultérieures, il estime en 1904 que pour « abattre » un peuple ennemi il suffit de vaincre ses forces armées et d’occuper son territoire. Douhet concentre ensuite ses analyses sur les forces et faiblesses respectives des deux adversaires, et il arrive à la conclusion que les Japonais ont plus de chances d’obtenir la maîtrise de la mer Jaune, tandis que la logistique russe dépendra entièrement de la ligne ferroviaire transsibérienne. Ces considérations l’amènent à prédire une victoire japonaise.

Tout comme les premiers textes de Douhet sur la mécanisation de la guerre, ses commentaires sur la guerre russo-japonaise ne contiennent aucune allusion à la puissance aérienne, mais on peut, ici aussi, souligner plusieurs continuités avec sa pensée ultérieure. Cela concerne surtout son orientation profondément matérialiste : le résultat d’une guerre ne dépend plus du génie des généraux9 mais des routes, des chemins de fer, de la maîtrise des mers10, donc de la « prépondérance matérielle de la force brute11 » et de la « supériorité numérique, qui est la condition nécessaire, sinon suffisante, de la victoire12 ». À côté de ces facteurs matériels, la nature du lien politique entre les citoyens et l’État joue un rôle important. Douhet salue ainsi, fin janvier 1905, l’effet que la guerre a eu sur « l’immense et malade corps moscovite », à savoir celui d’accélérer « le chemin des peuples vers la liberté13 ». À la lumière de ses prises de position ultérieures, il est tout à fait significatif que Douhet justifie la révolution russe de 1905 avec des arguments de type libéral, basés sur la liberté de l’individu. Les choses deviennent encore plus intéressantes si on se tourne maintenant vers la vision qu’a Douhet du Japon et de la société japonaise. Selon Douhet, les Japonais ont réussi à se libérer du poids de l’histoire – « heureux sont les peuples qui n’ont pas d’histoire », s’écrie-t-il – et à se projeter entièrement dans l’avenir, et cela grâce à la vision et à la force de l’empereur. Tandis que les Européens sont attachés par une « infinité de fines chaînes qui tendent à [les] maintenir immobiles », l’empereur japonais, chef suprême de son pays, à la fois matériellement et moralement, a créé une révolution par en haut, transformant ainsi son peuple : « Cette révolution d’un peuple, impulsée d’en haut et tout à fait nouvelle dans l’histoire du monde, nous a impressionnés, nous qui sommes habitués à celles qui viennent d’en bas14. » Il ressort de ces commentaires sur la guerre russo-japonaise que trois éléments constitutifs de la pensée militaire et politique de Douhet semblent particulièrement importants : tout d’abord la compréhension fondamentalement matérialiste des phénomènes guerriers, ensuite des arguments libéraux concernant les rapports entre citoyens et État, enfin la célébration d’un homme fort, capable de rompre avec la chaîne du temps et d’impulser des nouveautés.

Quelques années plus tard, en 1910, Giulio Douhet publie une série d’articles sur « les possibilités de l’aéronavigation », réunis la même année dans une petite brochure. Selon Azar Gat, dans ce texte Douhet « ne supposait pas encore la domination complète de la puissance aérienne et l’exclusion pratique des forces terrestres et navales, ni ne recommandait le bombardement stratégique des centres de production et urbains comme la seule mission appropriée pour la puissance aérienne15 ». La description est certainement correcte – mais néanmoins trompeuse, puisqu’elle ne rend en rien justice à la différence qui sépare le Douhet de 1910 de celui des années 1920. Ainsi, en 1910, Douhet déclare dans le premier de ces articles que la pensée militaire peine nécessairement à prendre en compte les innovations technologiques. Selon lui, l’adaptation se fait selon quatre étapes : adaptation des nouveaux outils aux besoins militaires, exagération de ses capacités, désillusion et, finalement, retour à la réalité. En 1910, l’aéronautique se trouve dans la deuxième de ces quatre phases, celle de l’exagération, et il conclut son examen des possibilités techniques en affirmant que l’outil est inutilisable dans les grandes opérations et que la seule utilité militaire se trouve dans le domaine de la reconnaissance stratégique dans les théâtres terrestres. Résumer l’argument, comme Gat le fait, en disant que Douhet « ne supposait pas encore la domination complète de la puissance aérienne » au détriment des forces terrestres et navales ne rend définitivement pas justice au propos. Le même constat vaut pour l’affirmation selon laquelle Douhet, en 1910, « ne recommandait pas le bombardement stratégique des centres de production et urbains comme la seule mission appropriée pour la puissance aérienne ». Au contraire, Douhet déclare de manière catégorique que « nous ne devons même pas penser à une action contre des villes sans défense ; cela serait un acte d’une telle barbarie qu’il révolterait la conscience du monde civilisé et produirait plus de dommages à celui qui le commettrait qu’à celui qui le subirait16 ». Douhet va même plus loin en se déclarant pour une conférence internationale qui interdirait la militarisation des airs. « Est-il nécessaire de se battre dans les airs ? Non. La terre et la mer présentent un champ suffisamment vaste pour nos misérables compétitions, un champ sur lequel nous pouvons tous trouver notre place pour combattre, pour vaincre ou pour mourir17. »

Ces citations laissent entrevoir qu’il est problématique d’interpréter Douhet seulement dans la lumière de son engagement en faveur du fascisme italien. Selon Gat, le « fascisme ardent » de Douhet, opinion à laquelle « il a adhéré depuis le lancement du mouvement en 1919, était la prolongation naturelle des opinions et des sentiments qu’il avait exprimés bien avant la guerre18 ». Les citations qu’on vient de lire donnent un autre son de cloche. La même remarque vaut pour les sources que Gat utilise, puisqu’il cite les premiers écrits de Douhet d’après le volume posthume Le profezie di Cassandra, selon lui « la collection la plus significative de ses travaux ». Compilé en 1931 par le général Gherardo Pantano, le recueil est en réalité très problématique, puisqu’il omet, sans avertir le lecteur, tous les passages qui montrent un Douhet « pacifiste ». On peut donc se demander si le compilateur n’a pas orienté sa sélection de textes de manière à supprimer tout ce qui ne rentre pas dans l’idéologie fasciste. Or est-il surprenant dès lors que l’on puisse trouver des arguments pour une interprétation « fasciste » de Douhet dans une source qui est elle-même compilée selon l’idéologie fasciste ?

3. Du pacifisme au bombardement indiscriminé

Dans une série de conférences sur L’Art de la guerre données à l’Université populaire de Turin en 1914 et début 1915, donc avant que l’Italie ne rejoigne la guerre, Douhet affirme de manière catégorique que « l’action offensive des aéroplanes ne doit naturellement pas être dirigée contre des villes, mais uniquement contre l’armée ennemie et ses arrières19 ». Dans un mémoire daté du 20 novembre 1915, en revanche, il recommande la construction d’une grande flottille de bombardiers destinés à être employés contre des centres urbains20. La question est donc de savoir comment et pourquoi, dans un laps de temps très réduit, Douhet change radicalement d’avis et se transforme en un avocat des bombardements contre des populations civiles.

Nous pouvons suivre l’évolution de sa pensée politique et militaire à travers une série de cent-cinquante-six articles publiés sous pseudonyme dans le quotidien turinois La gazzetta del popolo entre le 7 août 1914 et le 25 mars 1915, avant que cette activité journalistique ne lui soit interdite par sa hiérarchie militaire. Dans ces articles, Douhet commente les huit premiers mois de la guerre à la cadence moyenne de deux articles tous les trois jours. La première caractéristique qui ressort de ces écrits est en continuité directe avec les opinions exprimées dix ans plus tôt dans ses commentaires sur la guerre russo-japonaise, à savoir le caractère éminemment « national » de la guerre moderne. Douhet considère donc que la puissance militaire n’est rien d’autre qu’une émanation de la force de la nation entière. Or qu’entend-il précisément par « nation » et par la « force » d’une nation ? Douhet ne nous le dit pas explicitement mais deux facteurs semblent essentiellement déterminer cette « force » : la puissance industrielle d’une part, et la cohérence politique, sociale et morale de l’autre. Cette association entre la sphère économique et des éléments plus étroitement politiques n’est évidemment pas sans poser de problèmes et nous met d’entrée de jeu face à un nœud conceptuel de la théorie politique du libéralisme classique ; on peut penser aux gestes théoriques d’un Adam Smith ou d’un Emmanuel Sieyès qui, chacun à leur manière, associent la production économique à une forme de cohérence politique. Ce qui est sûr c’est que le concept de « nation », chez Douhet, n’est pas tant « nationaliste » au sens moderne, que politique : « la nation », chez lui, signifie tout d’abord une communauté de citoyens et a, à un premier niveau d’analyse, une connotation presque démocratique21.

Pour bien comprendre ce que cela implique concrètement, on peut se référer à l’article du 19 septembre 1914, intitulé « Disciplina ». Selon Douhet, la discipline est le fruit d’un long entraînement, et la discipline militaire n’est qu’une manifestation particulière d’une discipline sociale plus vaste. Or, pour Douhet cette discipline signifie « l’habitude d’accomplir tous ses devoirs avec exactitude, consciencieusement, non pas à cause de la crainte d’être puni, ni à cause d’un espoir de récompense, mais à cause d’une profonde conviction de leur nécessité intrinsèque22 ». Ainsi, contrairement à leurs réputations respectives, les Italiens sont en réalité le peuple le plus discipliné du monde, tandis que les soldats allemands, n’obéissant que par la crainte, sont tout sauf disciplinés. On peut voir qu’on entre ici dans une discussion qui a animé les penseurs militaires et politiques depuis au moins la fin du xviiie siècle23. Or, qu’est-ce que cela signifie pratiquement ? Étant donné que « dans la guerre moderne […] toutes les forces matérielles et morales d’une nation sont mobilisées24 » et qu’« aucune liberté individuelle ne doit perturber la liberté de la communauté25 », Douhet recommande de soumettre la presse à une censure stricte26 et justifie même dans une certaine mesure la nécessité de commettre des atrocités27. Après avoir sévèrement critiqué le « militarisme » allemand28, il justifie ses manifestations singulières. On peut donc constater que Douhet hésite entre une conception « démocratique » de la nation en tant que « société civile » d’une part, et un concept plus autoritaire selon lequel l’unité de la nation est le fruit de l’action gouvernementale d’autre part. Dit autrement, la nation, chez lui, est à fois une source d’unité et une source de déstabilisation sociale.

Or force est de constater que ce qui peut paraître comme une contradiction n’est en réalité qu’une attitude symptomatique de la manière dont les milieux démocratiques en Europe envisagent la conduite de la guerre et les relations civilo-militaires. Ainsi, en France, Henri Mordacq, chef du cabinet de Clemenceau, puis ministre de la Guerre, écrit en 1912 : « Alors ce serait un généralissime ? Évidemment ! Dans une démocratie, bien plus encore que dans une monarchie, il y a lieu d’assurer, en temps de paix, l’unité dans la préparation de la guerre, et en temps de guerre, l’unité dans le commandement29. » Même progressivement gagnés à la cause républicaine, les militaires français combattent farouchement la « fameuse et funeste légende de la tradition révolutionnaire » et soutiennent ouvertement une direction militaro-politique forte dotée de compétences quasi-dictatoriales30. Or si la nation est à la fois une source d’unité et une source de déstabilisation sociale, il s’ensuit qu’elle ne constitue pas uniquement l’acteur principal dans la guerre, mais aussi la principale cible. Douhet conclut ainsi qu’« une armée peut être vaincue, une capitale envahie, mais [qu’]un peuple ne peut être détruit tant qu’il a encore de la foi et de l’espoir31 ». De ce point de vue, il est tout à fait cohérent que Douhet estime que les atrocités commises dans la guerre répondent à la logique propre de la guerre nationale32.

Dans un article intitulé « Militarisme » daté du 9 septembre 1914, il affirme en revanche :

L’homme qui s’arme pour violer le droit d’autrui commet un délit et c’est également un délit si une nation s’arme afin de s’imposer au détriment des nations au milieu desquelles elle vit. Le militarisme dans ce sens est quelque chose de barbare et d’anti-civil et fait régresser les peuples dans les siècles. C’est quelque chose qui répugne à l’homme de progrès et révolte tout sens d’équité et de justice. Aujourd’hui l’homme dans la société civile n’a plus besoin d’utiliser la force et la violence pour vivre et pour progresser33.

Comme on peut le voir, Douhet fait usage de ce que les théoriciens des relations internationales appellent l’« analogie domestique », c’est-à-dire qu’il pense les relations internationales par analogie avec la monopolisation de la violence au niveau intra-étatique34. Suivant Douhet, il n’y a plus besoin d’employer la force, et par conséquent, il n’y a plus de justification pour le faire non plus : « Contre ce militarisme, synonyme de banditisme international, devront s’insurger non seulement le monde mais les citoyens mêmes de la nation qui le commet, puisque personne ne doit être complice d’un délit35. » Accusés de « militarisme », les Empires centraux sont coupables de « banditisme international » et le monde entier est sommé de s’élever contre ce crime. Mais il y a plus : cette culpabilité s’applique non seulement aux États mais aussi aux citoyens. Tous ceux qui ne s’élèvent pas contre les agissements criminels de leur gouvernement sont tenus comme individuellement coupables. Il est évident que cette construction présuppose une théorie implicite de la souveraineté populaire, puisque les citoyens ne peuvent logiquement être tenus pour responsables des agissements de leurs gouvernements que s’ils ont la possibilité effective de les influencer.

Il est intéressant de constater que Douhet invoque toute la tradition de la pensée cosmopolite pour justifier son argument :

De nos jours les citoyens de toutes les nations jouissent de droits intangibles, selon lesquels ils peuvent librement vivre leurs vies et poursuivre leurs activités. On peut même dire que les frontières entre les États ne sont plus que des divisions conventionnelles qui représentent des souvenirs d’un passé lointain. [] L’immense facilité et la grande rapidité des communications permettent aux hommes de se sentir, on peut presque dire, citoyens internationaux. Les grandes capitales se trouvent à peu d’heures de distance l’une de l’autre et elles se ressemblent parfaitement. Dans chacune d’elles vit et prospère une population mixte et cosmopolite. Qui a envie de travailler peut le faire aussi bien à Londres, à Rome, à Paris, à Berlin, à Pétrograd []. L’homme a finalement appris à se déplacer dans les airs36.

Selon une téléologie historique ascendante, l’humanité est effectivement unie, notamment grâce aux moyens techniques, dont l’aviation. Et cette unification du genre humain n’attend que d’être finalement réalisée dans un État mondial :

Aujourd’hui un État ne devrait être qu’un organe de la décentralisation de l’humanité. Avec nos idées reçues qui sont toujours imprégnées du passé, il est difficile de concevoir l’humanité entière régie par un seul et unique gouvernement qui n’aurait autre chose à faire que de coordonner les activités des divers peuples dans les diverses régions du monde pour le bien commun. Mais en réalité, c’est cela ce que devrait être l’organisation de la société humaine qui devrait essentiellement viser le bien-être de l’individu et éviter absolument la contrainte et la dépression37.

On le voit : le raisonnement de Douhet en 1914 semble très éloigné des opinions fascistes qu’il épousera après la guerre. Tout au contraire, il mobilise des concepts de justice et de droit internationaux, ainsi que de souveraineté populaire, pour disqualifier moralement l’ennemi. En d’autres mots, en 1914, Douhet sonne plutôt comme un libéral de type wilsonien – voire comme un avocat du « pacifisme démocratique ». Une remarque s’impose à propos du mot « pacifisme », que Douhet récuse explicitement en 191438. D’abord employée péjorativement, l’appellation désigne un vaste spectre d’opinions politiques qui vont des partisans de la non-violence stricte aux supranationalistes, en passant par les avocats de l’arbitrage international39. Or des protagonistes comme l’abbé de Saint-Pierre, monument incontournable de toute généalogie du pacifisme, puis les pacifistes supranationalistes du xixe siècle, non seulement n’excluent pas le recours à la force mais le justifient au contraire, afin d’asseoir le pouvoir supranational pacificateur en question40. C’est précisément dans ce sens que l’on peut parler de « pacifisme » à propos de Douhet.

Que propose-t-il pratiquement ? Il fait siennes, et de manière très cohérente, les propositions déjà anciennes de mettre en place des structures supranationales, en vue de la création d’un État mondial :

Toutes les nations devraient concourir à faire respecter aussi bien la Magna Charta que les sentences du Tribunal international. Ce concours exigerait naturellement la constitution d’une sorte de Gendarmerie internationale capable de répondre à cette fin. Cette gendarmerie internationale se substituerait aux armées et marines de guerre actuelles. [] Au Tribunal international devraient siéger les hommes les plus honorables de toutes les nations et chaque nation devrait avoir un nombre de voix égal au nombre de ses habitants, puisque tous les hommes au monde sont égaux. Et les décisions de ce Tribunal suprême devraient être exécutées au besoin manu militari. [] De cette manière la cohabitation des nations perdrait son caractère anarchique pour prendre celui d’une cohabitation civile. Plus de prépotence et de tyrannie, plus d’emploi de la force brutale et de suppression du droit ; plus de guerre mais seulement parfois des rixes entre gendarmes et malfaiteurs41.

Tous ces éléments théoriques convergent très logiquement dans une proposition qu’on peut trouver dans un texte de novembre 1917 intitulé « Sottomarini ed aeroplani ». Contrairement à ce qu’il affirmait en 1910, Douhet pense maintenant que l’aviation aura très bientôt la capacité de détruire une grande ville en une seule nuit. Il s’ensuit un « état intolérable, une absence totale de sécurité » et donc « la nécessité absolue de trouver un moyen effectif de rendre la guerre impossible, puisqu’il est impossible que l’humanité puisse rester menacée par un tel cauchemar ». Il revient donc à l’idée de 1914, celle de mettre en place un « tribunal international ». Quant à la force exécutive d’une « gendarmerie internationale », Douhet préconise en 1917 que celle-ci prenne la forme d’une… force de frappe aérienne.

C’est ainsi que l’idée du bombardement stratégique naît dans la pensée de Douhet : non pas comme une conséquence de son engagement fasciste mais, tout au contraire, à l’intérieur d’un cadre théorique qui emprunte à la tradition libérale issue des Lumières, voire qui est proche à maints égards du cosmopolitisme démocratique.

4. La maîtrise de l’air

Le concept de dominio dell’aria n’est pas une invention du Douhet des années 1920. L’expression apparaît déjà à la fin du xixe siècle dans les débats stratégiques italiens42 et Douhet l’utilise depuis 1910 dans ses articles sur les possibilités de l’aéronavigation. Le problème que Douhet se propose de résoudre tient au fait qu’aucune doctrine militaire cohérente n’existe pour les airs43. L’opération théorique consiste essentiellement à s’inspirer de la pensée navale d’Alfred Thayer Mahan qui, on le sait, avait insisté sur le fait que les forces navales doivent en priorité être employées pour contrôler les mers, ce qui revient à dire que des actions contre les côtes ne peuvent être qu’un objectif tout à fait secondaire44. Appliquant les axiomes de Mahan à l’air et à une éventuelle stratégie aérienne, Douhet donne une priorité absolue au combat pour la suprématie aérienne au détriment d’actions contre le sol. Par conséquent, en 1910, il s’agit de développer une stratégie de la guerre dans les airs et non pas d’une stratégie de la guerre depuis les airs45. Toutes les autres positions de Douhet se déduisent très logiquement depuis cet axiome : au niveau technique, il se prononce dès 1910 contre le dirigeable et pour l’aéroplane ; au niveau institutionnel, il recommande la création d’une armée de l’air indépendante ; au niveau éthique, il exclut catégoriquement les bombardements stratégiques.

Au cours de la Première Guerre mondiale, on l’a vu, la position de Douhet évolue considérablement. Or il convient de nuancer l’image d’un Douhet partisan inconditionnel des bombardements stratégiques contre les populations civiles. On peut le voir en comparant deux articles écrits en juin et en novembre 1917, intitulés « La grande offensiva aerea » et « Sottomarini ed aeroplani ». Dans le premier de ces articles, Douhet recommande de n’employer la force aérienne ni contre les troupes ennemies ni contre les populations civiles, mais de se concentrer sur les lignes de communication stratégiques derrière le front et sur les centres de production industrielle46. Les choses se présentent différemment dans « Sottomarini ed aeroplani », puisque Douhet part ici du présupposé que l’émergence des sous-marins et des avions a « complètement révolutionné la nature de la guerre47 ». On peut évidemment se poser la question de savoir pourquoi il ne pense pas la même chose à propos des véhicules blindés, et cela dans une situation dans laquelle la réintroduction du mouvement sur le champ de bataille est une des priorités militaires48. Il est également vrai que les progrès en matière de lutte anti-sous-marine ont été importants et qu’un observateur plus avisé aurait pu se rendre compte que la confiance dans l’invincibilité des sous-marins était bien exagérée49. En bref, on aurait pu tirer d’autres leçons de la Grande Guerre. Or, il est vrai aussi que Douhet est loin d’être le seul à avoir une telle perception sélective des évolutions technologiques et stratégiques et on peut dire que, grosso modo, les leçons qu’il en tire ne sont pas si éloignées de celles tirées par d’autres protagonistes de l’aviation50.

Si Douhet estime que l’émergence du sous-marin constitue une rupture tellement fondamentale dans l’art de la guerre, cela est avant tout dû au fait que, selon lui, le sous-marin a rendu caduque la conception mahanienne de la maîtrise des mers. Même la marine la plus forte du monde est désormais dans l’incapacité de contrôler effectivement les mers51. Avec la théorie de Mahan disparaît alors la base du raisonnement aéronautique de Douhet avant 1914. Pour un auteur qui ne cite que très rarement ses sources, il est alors tout à fait significatif que Douhet cite en 1920 Paul Fontin, Mathieu-Jean-Henry Vignot (qui publie sous le pseudonyme d’H. Montéchant) et Siméon Bourgeois, théoriciens de la Jeune École française52. La référence à la Jeune École remplace donc celle à Mahan.

Tel est le cadre conceptuel de Douhet dans son premier livre sur l’aéronautique, Come finì la grande guerra : La vittoria alata, écrit durant le printemps 1918 et publié l’année suivante53. Le livre se situe à mi-chemin entre un roman inspiré par le style « décadent » d’un D’Annunzio et ce qu’on appellerait aujourd’hui une « histoire contre-factuelle ». L’intrigue met en scène le protagoniste Rodolfo Adelsberg, fils d’un comte autrichien et d’une danseuse franco-italienne, qui sert comme aviateur dans l’armée allemande. À ce titre, il participe à une réunion au cours de laquelle Hindenburg, Ludendorff et Tirpitz informent les empereurs allemand et autrichien, ainsi que le roi de Bulgarie et le sultan ottoman, qu’une grande offensive est lancée sur mer et sur terre à l’aide de nouvelles générations de sous-marins et de tanks. Or, la réunion est interrompue par l’arrivée de parlementaires alliés qui apprennent aux empires centraux l’imminence d’une grande offensive aérienne avec 10 200 avions, dont 4 200 avions de chasse et 6 000 bombardiers, utilisant des bombes explosives, des bombes incendiaires et du gaz de combat54. La population est informée par tracts que l’offensive continuera jusqu’à ce que l’empereur cède : « La mort, la destruction et le feu tomberont sur les têtes de l’armée et du peuple d’Allemagne jusqu’au moment où ils auront ramené leur empereur, ce fou, à ses sens. […] Vous devez empêcher ce fou de vous amener tous à l’abattoir55. » Non seulement ceux qui subissent l’attaque en sont donc tenus pour responsables, mais le peuple est aussi tenu pour responsable des actions de son gouvernement. Nous voyons donc ici très clairement le cadre d’analyse politique que nous avons déjà rencontré plus haut, à savoir un raisonnement en termes de souveraineté populaire dans laquelle le pouvoir émane en dernier ressort de la population56.

Or, dans le roman de Douhet, la guerre ne se terminera pas par une révolte populaire due au bombardement, mais de manière beaucoup plus traditionnelle. La destruction par bombardement de toutes les infrastructures derrière le front et jusqu’au Rhin a provoqué une telle pénurie matérielle que l’armée allemande est vite vaincue par des opérations simultanées sur terre et sur mer57. Il est intéressant de noter que Come finì la grande guerra ne contient pas le concept crucial de dominio dell’aria, concept qui se trouvait déjà à la base des premiers écrits de Douhet sur l’aviation, comme on l’a vu. Publié deux ans après Come finì la grande guerra, en 1921, la première édition de La Maîtrise de l’air renoue donc avec ce concept fondamental, afin de construire une doctrine cohérente de la puissance aérienne. Selon Douhet, l’avènement de l’aviation a, pour ainsi dire, ramené la guerre moderne à son essence, à savoir celle d’une guerre essentiellement nationale. Si la Première Guerre mondiale a certes déjà été une guerre nationale, dans la mesure où les sociétés entières ont été enrôlées pour soutenir l’effort de guerre, quelques éléments « pré-nationaux » ont continué d’exister, comme par exemple la distinction entre combattants et non-combattants et l’immunité de ces derniers. Les raisons de ce déséquilibre tenaient à l’inadéquation entre l’essence historique de la guerre et l’état technique des armements.

Contrairement à ce que l’on pense souvent, Douhet ne recommande pas a priori le bombardement stratégique, mais il laisse explicitement ouverte la question de la désignation des cibles :

Le choix des objectifs dépend du but que l’on entend atteindre ; en fait les objectifs varient, selon que l’on veut conquérir la maîtrise de l’air, ou bien couper l’armée et la marine de leurs bases, ou bien semer la terreur dans le pays ennemi pour en briser la résistance morale, ou bien agir contre les organes de direction du pays adverse, etc. La décision de viser un but plutôt qu’un autre dépend de quantité de considérations de nature militaire, politique, sociale et psychologique, dépendantes du moment et qu’il convient d’examiner sur le moment58.

Pour saisir la portée du raisonnement de Douhet, il est nécessaire de garder en tête deux prémisses. D’une part, Douhet postule que l’arme aérienne est de nature essentiellement offensive et qu’aucune défense efficace n’est possible contre elle ; d’autre part, il conçoit l’arme aérienne en conjonction avec l’arme chimique. Dit autrement, la stratégie aérienne de Douhet anticipe par certains côté la stratégie des armes de destruction massive, et nucléaire en particulier. Pour le premier point – le caractère offensif de l’arme aérienne et l’impossibilité de mettre en place une défense efficace –, Douhet s’appuie encore une fois sur des discussions en cours sur la stratégie navale. Face à l’invention technologique de la navigation à vapeur, les théoriciens de la Jeune École avaient déjà esquissé une stratégie de l’attaque pure. La même idée revient, on l’a vu, face à l’invention des sous-marins. Dans tous les cas la réalité guerrière est plus nuancée que les prévisions des théoriciens, et vers la fin de la Première Guerre mondiale, les marines peuvent lutter assez efficacement contre les sous-marins. La même chose vaut pour l’air, où la guerre a également montré que la défense anti-aérienne est tout sauf impuissante. On peut donc affirmer, rétrospectivement, que Douhet se trompe en exagérant le caractère offensif de l’aviation. Or on peut également considérer, à la manière de Bernard Brodie, que, tout au contraire, Douhet est prémonitoire : s’il a peut-être eu tort à propos des avions, il a eu d’autant plus raison à propos des missiles nucléaires59. Quoi qu’il en soit, cela nous amène à la deuxième prémisse, à savoir que les thèses sur la puissance aérienne de La Maîtrise de l’air présupposent la possibilité d’attaques par armes de destruction massive, en l’occurrence des armes chimiques.

Deux conclusions découlent de ces deux prémisses. D’une part, Douhet postule qu’il ne peut y avoir de défense autre que la destruction de l’aviation ennemie60, et cela est précisément la portée du concept de maîtrise de l’air : « Maîtriser l’air signifie se trouver en mesure d’empêcher l’ennemi de voler, tout en conservant soi-même cette possibilité61. » D’autre part, le caractère essentiellement offensif de l’arme aérienne le fait pencher en direction du bombardement stratégique contre les populations civiles au détriment d’autres missions. Le problème conceptuel, dans la première édition de La Maîtrise de l’air, est que la façon dont ces deux aspects peuvent coexister n’y est pas très claire. Clairement hérité de Mahan, le concept de « maîtrise de l’air » nécessiterait une bataille décisive dans l’air et cela au détriment d’actions contre le sol. Dit autrement, les avions devraient logiquement être employés en priorité contre d’autres avions plutôt que contre des cibles au sol. Une explication est de considérer que la maîtrise de l’air ne peut être obtenue qu’en détruisant les sources de la puissance aérienne ennemie, comme Douhet semble le suggérer lui-même en 1921 :

L’unique défense aérienne vraiment efficace ne peut donc être qu’indirecte, c’est-à-dire consister à diminuer le potentiel offensif des forces aériennes ennemies. Le moyen le plus sûr et le plus efficace pour atteindre ce but est de détruire les sources de l’activité aérienne ennemie, sources qui se trouvent en surface62.

Dans ce cas, la raison pour laquelle la maîtrise de l’air serait le concept fondamental, plutôt qu’une condition nécessaire pour des missions décisives contre le sol, n’est pas plus limpide. Toutefois, cette interprétation serait en contradiction avec l’axiome tactique selon lequel une forcé aérienne ne doit jamais activement rechercher le combat63.

La publication en 1926 d’une seconde édition, augmentée d’une deuxième partie, vise certainement à clarifier ces points. Une lecture superficielle du texte pourrait faire croire que Douhet « répète en gros les mêmes idées64 » que cinq ans plus tôt, en introduisant deux petites modifications. D’une part, il radicalise la portée du concept de « maîtrise de l’air » en le distinguant de la « suprématie » et de la « prépondérance » aériennes65. D’autre part, il expédie l’aviation auxiliaire, à laquelle il avait consacré un chapitre en 192166, comme étant « inutile, superflue et nuisible67 ». En 1921, Douhet recommandait que la force aérienne soit composée de bombardiers et d’avions de combat68, tandis qu’en 1926, il postule que les deux types de missions, bombardement et combat, nécessitent pratiquement les mêmes qualités techniques, et c’est ainsi qu’il arrive à sa conception de l’« avion de bataille69 », innovation théorique cruciale de l’édition de 1926. L’avion de bataille douhétien est un avion lourd, fortement armé et aussi bien capable de tirer dans toutes les directions que de larguer de grandes quantités de bombes. Il est, autrement dit, proche du B-17 Flying Fortress américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, Douhet ne postule plus deux types de missions différents, à savoir, premièrement, le combat aérien pour la maîtrise de l’air qui, chronologiquement premier, est aussi la condition nécessaire pour la victoire, et, deuxièmement, le bombardement qui, chronologiquement second, en constitue une condition suffisante. L’avion de bataille surmonte cette dualité à la fois au niveau chronologique et au niveau logique. Or, dans La Maîtrise de l’air, Douhet ne décline que les conséquences de son « avion de bataille » au niveau chronologique :

Si l’A. A. [armée aérienne] est divisée en appareils de combat et de bombardement, en cas de rencontre avec l’adversaire, l’action sera décomposée en deux temps, à savoir en un combat aérien destiné à vaincre l’opposition adverse suivi d’une action de bombardement. Durant le premier temps, seuls les appareils de combat entreront en action et, dans le deuxième temps, seuls les appareils de bombardement. [] Si, au contraire, l’A. A. est composée uniquement d’appareils de bataille, le même personnel pourra dans un premier temps employer les armes aériennes, et dans un second temps effectuer les frappes anti-surface. [] Il est donc préférable, à tous points de vue, que l’A. A. soit constituée d’une masse d’appareils de bataille, c’est-à-dire réunissant la capacité à combattre en l’air et la capacité à frapper en surface70.

Les conséquences logiques et théoriques ne seront développées que dans d’autres textes, et en particulier dans l’article « Caccia, combattimento, battaglia » de 192871. Une flotte d’« avions de bataille » est aussi bien capable d’attaquer des cibles au sol que de combattre dans l’air. La tactique que Douhet préconise consiste ainsi à attaquer la nation ennemie avec des « avions de bataille » employés en masse et volant en formation dense. L’ennemi réagira en employant sa propre force aérienne contre la menace. Selon Douhet, les capacités techniques de son avion de bataille et son emploi en masse font qu’il aura une bonne chance de l’emporter contre l’armée de l’air ennemie. Une fois cette dernière vaincue, et donc la maîtrise de l’air obtenue, le sol ennemi est ouvert aux bombardements.

5. Conclusion

Cet article propose une analyse de l’évolution de la pensée stratégique de Douhet à la lumière de l’évolution de sa pensée politique. Plus particulièrement, il s’est agi de mettre au centre de l’interrogation la question de savoir comment concilier les théorèmes classiques du « douhétisme », entendu comme doctrine du bombardement stratégique contre les populations civiles, avec les positions du premier Douhet, notamment ses positions « pacifistes » exprimées en 1910. Il en a résulté une remise en cause de l’interprétation proposée notamment par Azar Gat, selon laquelle le « douhétisme » s’expliquerait essentiellement par l’attachement de son auteur à la cause du fascisme italien. L’examen attentif de sources que Gat ne prend pas en compte ou dont il sous-évalue l’importance a permis d’arriver à une interprétation différente. Il ne s’agit évidemment pas de nier le fait que Douhet a été politiquement proche des fascistes, mais cette option politique est loin d’être suffisante pour expliquer l’évolution de sa pensée stratégique. Une prise en compte des positions du « jeune Douhet » ainsi que de leurs infléchissements pendant la Première Guerre mondiale ont ainsi permis d’établir que Douhet arrive à sa stratégie du bombardement stratégique par un raisonnement beaucoup plus proche de la démocratie libérale, voire du cosmopolitisme, que du fascisme. Il n’est pas lieu ici de revenir sur les implications en termes de théorie politique d’un tel lien entre des positions qui semblent se situer aux antipodes de l’échiquier politique. Un historien comme Detlev Peukert a pourtant déjà conclu son ouvrage classique sur la République de Weimar avec l’affirmation que le fascisme, loin d’en être la négation, constitue une possibilité inhérente à notre modernité politique et sociale72. Ce qui est certain, c’est que la référence au fascisme n’explique rien, mais c’est tout au contraire le fascisme qui nécessite une explication.

À partir de cette base, la dernière partie de l’article montre que la théorie douhétienne, loin d’être déjà contenue dans son ensemble dans des prises de position exprimées dès avant la Première Guerre mondiale, se développe et s’affirme progressivement. Dit autrement, il s’est agi d’appliquer à l’histoire stratégique un des préceptes désormais classiques de l’histoire intellectuelle : celle d’historiciser son objet. Loin de former un tout univoque que l’on pourrait déduire d’un projet initial d’un auteur, les idées se développent en lien avec un contexte historique. En particulier est développé l’argument que les deux éditions du Dominio dell’aria partent de présupposés assez différents et que les positions rétrospectivement subsumées comme « douhétistes » ne prennent forme qu’avec l’édition de 1926, ainsi qu’avec des précisions apportées vers la fin des années 1920. En particulier, il est abusif de vouloir caractériser « le douhétisme » par le fait de cibler en premier lieu les populations civiles, la position de Douhet à cet égard étant beaucoup plus nuancée. En revanche, il paraît beaucoup plus judicieux de situer l’originalité du dernier Douhet dans l’argument technique qu’il développe vers la fin de sa vie autour de l’« avion de bataille ». Or, si on retient cette possibilité interprétative, force est de constater que le douhétisme est loin d’appartenir au passé, puisqu’un certain nombre de caractéristiques techniques de l’« avion de bataille » douhétien se retrouvent dans les appareils contemporains comme le Rafale ou le F-16 qui peuvent aussi bien engager d’autres appareils que des cibles au sol.

Notes

1 Ce texte résume en français les arguments qui ont été développés dans Hippler Thomas, Bombing the People: Giulio Douhet and the Foundations of Air-Power Strategy, 1884-1939, Cambridge University Press, Cambridge, 2015. Voir également l’ouvage incontournable de Botti Ferruccio et Cermelli Mario, La teoria della guerra aerea in Italia dalle origini alla seconda guerra mondiale (1884-1939), Stato Maggiore Aeronautica, Ufficio Storico, Rome, 1989. Mes remerciements vont à Éric Lehmann et à Guillaume Rannou pour leurs lectures attentives d’une première version de ce texte. Retour au texte

2 Douhet Giulio, Scritti 1901-1915, éd. Curami Andrea et Rochat Giorgio, Stato Maggiore Aeronautica, Ufficio Storico, Rome, 1993. Retour au texte

3 Douhet Giulio, « Quasi per fatto personale », La preparazione (8-9 juillet 1911), dans ibid., p. 204-207, citation p. 207. Retour au texte

4 Douhet Giulio, « Incursione in Utopia », La gazzetta del popolo (5 mars 1915), dans ibid., p. 491-493, citation p. 491. Retour au texte

5 Douhet Giulio, The Command of the Air, trad. Ferrari Dino, Coward-McCann, New York, 1942 (rééd. Air Force History and Museums Program, Washington DC, 1998). Retour au texte

6 « Futurism, Proto-Fascist Italian Culture, and the Sources of Douhetism », in Gat Azar, Fascist and Liberal Visions of War, Oxford University Press, New York, 1998, p. 43-79, repris comme « The Sources of Douhetism » in Gat Azar, A History of Military Thought from the Enlightenment to the Cold War, Oxford University Press, Oxford, 2001, p. 561-597. Cette dernière édition sera citée par la suite. Retour au texte

7 Voir chapitre « Gli studi sull’automobilismi militare 1901-1904 » dans Douhet, Scrittiop. cit., p. 5-34. Voir, en français, Clément G., L’Automobilisme au point de vue militaire d’après la conférence faite le 29 juin 1901 par le capitaine d’artillerie Giulio Douhet à l’association électro-technique (section de Turin), H. Charles-Lavauzelle, Paris, 1903. Retour au texte

8 Voir Fuller John Frederick Charles, The Conduct of War: A Study on the Impact of the French, Industrial, and Russian Revolutions on War and Its Conduct, Methuen, London, 1972 (1961), p. 240. Retour au texte

9 Douhet Giulio, « Esteti? », Caffaro (2-3 juin 1905), dans Scritti 1901-1915… op. cit., p. 76. Retour au texte

10 Douhet Giulio, « Il temporeggiatore », Caffaro (12-13 septembre 1904), ibid., p. 62. Retour au texte

11 Douhet Giulio, « Conclusione e chiacchiere », Caffaro (20–21 février 1904), ibid., p. 43. Retour au texte

12 Douhet Giulio, « La battaglia di Mukden », Caffaro (16-17 mars 1905), ibid., p. 69. Retour au texte

13 Douhet Giulio, « Il compenso », Caffaro (15-16 janvier 1905), ibid., p. 67. Retour au texte

14 Douhet Giulio, « Intermezzo », Caffaro (9-10 mars 1904), ibid., p. 48. Retour au texte

15 Gat Azar, A History of Military Thoughtop. cit., p. 573. Retour au texte

16 Douhet Giulio, « Le possibilità dell’aereonavigazione », Rivista militare italiana 7 (1910), p. 1303-19, dans Scritti 1901-1915, op. cit., p. 95-104, citation p. 102. Retour au texte

17 Douhet Giulio, « La limitazione degli armamenti navali e la costituzione delle otte aeree », Il giornale d’Italia (20 août 1910), ibid., p. 104-6, citation p. 106. Retour au texte

18 Gat Azar, A History of Military Thought…, op. cit., p. 571. Retour au texte

19 Douhet Giulio, L’arte della guerra, raccolta di sei conferenze tenute all’Università Popolare, Torino 1914-15, S. Lattes, Turin, 1915, p. 133-4. Retour au texte

20 Douhet Giulio, « Impressioni e vedute del colonnello cav. Giulio Douhet sull’aviazione militare italiana ». Le texte est reproduit comme appendice à Pelliccia A., Nessuno è profeta in patria: Rifessioni sulla dottrina del Dominio dell’Aria, SIAG, Gênes, 1981, p. 105-13. Retour au texte

21 Hobsbawm Eric, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, Mythe, Réalité, Gallimard, Paris, 2001, p. 30-32. Retour au texte

22 Douhet Giulio, « Disciplina », La gazzetta del popolo (19 septembre 1914), Scritti 1901-1915, p. 368-71, citation p. 369. Retour au texte

23 Voir Hippler Thomas, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse, Presses Universitaires de France, Paris, 2006. Retour au texte

24 Douhet Giulio, « Il “sabottagio” della patria », Scritti 1901-1915, p. 338. Retour au texte

25 Ibid., p. 340. Retour au texte

26 Douhet Giulio, « I giornali nei paesi della guerra », La gazzetta del popolo (31 août 1914), ibid., p. 341-3, citation p. 341. Retour au texte

27 Douhet Giulio, « L’orribile necessità », La gazzetta del popolo (2 septembre 1914), ibid., p. 348-9. Retour au texte

28 Douhet Giulio, « Militarismo », La gazzetta del popolo (9 septembre 1914), ibid., p. 557-9. Retour au texte

29 Mordacq J. J. H., Politique et stratégie dans une démocratie, Plon, Paris, 1912, p. 266. Retour au texte

30 Voir Hippler Thomas, Le Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2014, p. 107. Retour au texte

31 Douhet Giulio, « La grande guerra », La gazzetta del popolo (7 août 1914), ibid., p. 325-26, citation p. 326. Retour au texte

32 « Conviene di più uccidere i nemici che farli prigionieri (…) incendiare villaggi, radere al suolo citta, distruggere capilavori d’arte, spandere il terrore di sé, può dissuadere gli insorti a volgersi contro di noi, è utile al fine supremo; à barbaro, à selvaggio, ma essere amati non è necessario, è necessario vincere. (…) Più la guerra assume carattere spaventevole e terrificante, meno dura (…) Le atrocità tedesche, che, nonostante tutto, giungono a noi certamente esagerate, hanno una loro profonda e necessaria ragione di essere: assurdo sarebbe il ritenere che siano commesse per il solo gusto di commetterle. » Douhet, « L’orribile necessita », art. cit., p. 348-49. Retour au texte

33 Douhet, « Militarismo », op. cit., p. 357. Retour au texte

34 Voir Bottici Chiara, Uomini e stati : percorsi di un’analogia, Edizioni ETS, Pise, 2004. Retour au texte

35 Douhet, « Militarismo », op. cit., p. 358. Retour au texte

36 Douhet Giulio, « Il perché », La gazzetta del popolo (18 octobre 1914), Scritti 1901-191, op. cit., p. 390-393, citation p. 391. Retour au texte

37 Ibid. Retour au texte

38 Douhet Giulio, « Parole in ‘ismo’ », La gazzetta del popolo (12 septembre 1914), Scritti 1901-1915, op. cit., p. 362-365, en particulier p. 364. Retour au texte

39 Voir Holl Karl, entrée « Pazifismus » in Brunner Otto (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, t. 4, Klett-Cotta, Stuttgart 1978, p. 767-787. Parmi la littérature récente voir les différentes contributions à Kustermans Jorg, Sauer Tom, Lootens Dominiek, Segaert Barbara (dirs.), Pacifism’s Appeal: Ethos, History, Politics, Palgrave, 2019, en particulier Ceadel Martin, « The Pazifisms of the Peace Movement » et Ryan Cheyney, « War, Hostilities, Terrorism : A Pacifist Perpective ». Retour au texte

40 Voir Hippler Thomas et Vec Milos (dirs), Paradoxes of Peace in Nineteenth-Century Europe, Oxford University Press, Oxford, 2015. Retour au texte

41 Douhet, « Incursione in Utopia », op  cit., p. 492. Retour au texte

42 Crociani T., « Il dominio dell’aria », Rivista di artiglieria e genio, 4 (1896). Retour au texte

43 Douhet Giulio, « Le possibilità dell’aeronavigazione », Scritti 1901-1915, p. 96. Retour au texte

44 Douhet Giulio, « La limitazione degli armamenti navali e la costituzione delle flotte aeree », Il giornale d’Italia (20 août 1910), Scritti 1901-1915, op. cit., p. 104-6, en particulier p. 104. Retour au texte

45 La position de Douhet a donné lieu à une discussion très intéressante avec Carlo Montù, officier supérieur, député libéral et président du Comité olympique italien. Voir C. M. (Carlo Montù), « Guerra in aria o dell’aria? », La preparazione (4–5 août 1910). Voir, à ce propos, Botti et Cermelli, La teoria della guerra aerea…, op. cit., p. 55-65, et Hippler, Bombing the People…, op. cit., p. 44-49. Retour au texte

46 Douhet Giulio, « La grande offensiva aerea », Scritti inediti, éd. Monti A., Scuola di Guerra Aerea, Florence, 1951, p. 114-31, citation p. 118. Retour au texte

47 Douhet Giulio, « Sottomarini ed aeroplani », ibid., p. 154-72, citation p. 154. Retour au texte

48 Fuller, The Conduct of War…, op. cit., p. 240. Retour au texte

49 Halpern Paul G., A Naval History of World War I, Routledge, Londres, 1995 ; Preneuf de Jean, Vaisset Thomas et Vial Philippe, « La Marine et la Première Guerre mondiale : une histoire à redécouvrir », Revue d’histoire maritime, 20 (2015), p. 15-24 ; Villiers Patrick, « La lutte pour le contrôle de la mer en Manche-Est et Pas-de-Calais pendant la Grande Guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, 247/3 (2012), p. 51-65. Retour au texte

50 Di Martino Basilio, Ali sulle trincee: Ricognizione tattica ed osservazione aerea nell’aviazione italiana durante la Grande Guerra, Aeronautica Militare, Ufficio Storico, Rome, 1999 ; Knox MacGregor et Murray Williamsen, « Conclusion: The Future behind Us », in Knox MacGregor et Murray Williamsen (éds.), The Dynamics of Military Revolution, 1300-2000, Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 175-94. Retour au texte

51 Douhet, « Sottomarini ed aeroplane », art. cit., p. 160. Retour au texte

52 Douhet Giulio, « L’Armata Aerea », Rassegna marittima e aeronautica illustrata (1920), cité par Botti Ferriccio, « Giulio Douhet (1869-1930) : Maître à penser ou prophète ignoré ? », in Douhet Giulio, La Maîtrise de l’air, trad. B. Smith, Economica, Paris, 2007, p. 7-31, en particulier p. 30. Retour au texte

53 Douhet Giulio, Come finì la grande guerra: La vittoria alata, Eloquenza, Rome, 1919. Retour au texte

54 Ibid., p. 71. Retour au texte

55 Ibid., p. 57-9. Retour au texte

56 Ibid., p. 62 et 98. Retour au texte

57 Voir également Douhet Giulio, « Per il dominio dell’aria », Le forze armate (10 april 1929). L’affirmation de Botti et Cermelli, (La teoria della guerra aerea…, op. cit., p. 431) selon laquelle Douhet a jusqu’en 1919 toujours exclu des actions combinées entre forces aériennes et terrestres doit donc être modifiée. Retour au texte

58 Douhet, La Maîtrise de l’air…, op. cit., p. 130. Retour au texte

59 Brodie Bernard, Strategy in the Missile Age, Princeton University Press, Princeton 1965 [1959], p. 105-6. Retour au texte

60 « La capacité offensive de l’aéronef est tellement grande qu’elle porte à cette conséquence en soi absurde : pour se défendre d’une offensive aérienne il faut plus de forces que pour attaquer. », Douhet, La Maîtrise de l’air…, op. cit., p. 65. Retour au texte

61 Ibid., p. 81. Retour au texte

62 Ibid., p. 137. Retour au texte

63 Douhet Giulio, La difesa nazionale, Anonima libreria italiana, Turin, 1923, réédité dans Douhet Giulio, La guerra integrale, éd. Canevari E., Campitelli, Rome, 1936, p. 5-89, l’argument est développé p. 59-64. Retour au texte

64 Gat Azar, A History of Military Thought…, op. cit., p. 584. Retour au texte

65 Douhet, La Maîtrise de l’air…, op. cit, p. 207-08. Retour au texte

66 Ibid., p. 91-93. Retour au texte

67 Ibid., p. 206. Retour au texte

68 « Une armée aérienne doit être constituée d’un certain nombre d’unités de bombardement et de combat », ibid., p. 119. Retour au texte

69 Ibid., p. 241-246. Retour au texte

70 Ibid., p. 243-44. Retour au texte

71 Douhet Giulio, « Caccia, combattimento, battaglia », Rivista aeronautica, 4/9 (1928), p. 465-501. Retour au texte

72 Peukert Detlev, La République de Weimar. Années de crise de la modernité, tr. P. Kessler, Aubier, Paris, 1995, p. 280. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Thomas Hippler, « L’évolution de la pensée politique et stratégique de Douhet », Nacelles [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1022

Auteur

Thomas Hippler

Professeur des universités en histoire contemporaine
Université de Caen Normandie
HisTeMé − EA 7455 (ex-CRHQ)
thomas.hippler@unicaen.fr