Répondre de quelque chose, c’est répondre à quelqu’un : un dialogue imaginaire entre Bakhtine et Lévinas

p. 109-121

Résumé

Cette contribution a pour objectif de faire dialoguer le jeune Bakhtine en tant que phénoménologue du monde de la vie et de l’acte et le phénoménologue français Emmanuel Lévinas. Le thème central de ce dialogue est le concept de l’acte responsable, concept que ces deux auteurs considèrent comme une réponse à une exigence pré-donnée de l’autre.

Avec sa conception du sujet culturellement créateur, responsable de son acte et donc de ce qu’il crée, le jeune Bakhtine essaye de surmonter la « tragédie de la culture » diagnostiquée par le sociologue et théoricien de la culture Georg Simmel. D’après Simmel, cette tragédie consiste en ce fait que l’individu créateur voit apparaître ce qu’il a créé comme quelque chose d’étranger, dans la mesure où ce qu’il a créé est, en tant que produit culturel, soumis aux lois propres du système culturel dans lequel il est produit. Par conséquent, il existe un dualisme entre la vie et la culture, entre la création individuelle et le système culturel supra-individuel, dualisme que Bakhtine essaye de dépasser avec son concept de l’acte culturel responsable.

Dans Pour une philosophie de l’acte , texte écrit au début des années 1920 et resté à l’état de fragment, le concept du sujet responsable de son acte constitue le centre de la philosophie première de Bakhtine, philosophie première qui est pour lui – comme plus tard pour Lévinas – une éthique ( nravstvennaja filosofija ). Bakhtine transforme la question d’Aristote sur l’être en tant qu’être en une question sur l’être-événement ( sobytie bytija ), qui ne devient compréhensible que du point de vue de l’individu agissant de manière responsable. Comme horizon de cette acte, l’événement en tant qu’être est singulier parce qu’il ne prend son sens que par rapport à l’individu dans l’accomplissement de son acte. La responsabilité ( otvetstvennost’ ) de ceux qui interagissent dans une société constitue une structure essentielle du monde de l’acte ( mir postupka ), dans la mesure où elle ne relie pas seulement l’accomplissement de l’acte individuel situé historiquement et socialement à sa signification (dans le domaine de la science, de l’art, de la technique, etc.), mais aussi moi-même aux autres, plus précisément : elle met en relation dialogique mon « être-pour-moi » avec l’être que les autres ont pour moi.

C’est dans son interprétation de l’univers romanesque polyphonique de Dostoïevski que Bakhtine montre de la façon la plus pertinente que l’acte responsable est toujours en même temps une réponse à une exigence pré-donnée. C’est la raison pour laquelle son Dostoïevski (dans les deux éditions de 1929 et 1963) doit occuper une place centrale dans la construction du dialogue avec Emmanuel Lévinas.

Pour Bakhtine comme pour Lévinas, l’acte responsable comme réponse à une exigence de l’autre comporte en même temps une responsabilité pour cet autre. Ils développent cette idée dans l’horizon du « mouvement phénoménologique » fondé par Edmund Husserl. Néanmoins, les descriptions phénoménologiques de la responsabilité et de la réponse suivent une orientation différente. Alors que Max Scheler, et principalement sa « phénoménologie de la sympathie » a eu une importance centrale pour l’œuvre de jeunesse de Bakhtine, ce sont les analyses de l’intersubjectivité dans la cinquième Méditation cartésienne d’Edmund Husserl (traduite en français par Lévinas) qui jouent un rôle important pour la question que pose Lévinas quant à la responsabilité envers l’autre.

Tant le phénoménologue russe que le phénoménologue français essayent de refonder la philosophie première comme éthique de l’acte responsable. Mais cette conception va elle aussi subir une articulation différente : chez Bakhtine, la question existentielle – au sens donné par Sören Kierkegaard – de l’unité de l’être est reliée au point de vue de la personne agissant dans sa responsabilité pour l’autre, chez Lévinas, le désir métaphysique de l’absolument autre prend la forme d’une sollicitude pour autrui, dans le visage duquel l’individu découvre l’exigence de l’infini.

L’analyse des sens donnés à la responsabilité pour autrui comme réponse à l’exigence de l’autre chez Bakhtine et chez Lévinas montre finalement que chez Lévinas, l’accent mis sur la responsabilité pour autrui fait éclater le concept traditionnel remontant au droit romain et à la conception grecque du logon didonai pour le discours et l’acte dont il faut répondre, alors que Bakhtine réussit à réconcilier cette conception traditionnelle de la responsabilité liée à l’hypothèse d’un sujet agissant (relativement) autonome avec sa nouvelle conception de la responsabilité envers et pour l’autre.

(Trad. de l’allemand par Céline Letawe)

Texte

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Citer cet article

Référence papier

Alexander Haardt, « Répondre de quelque chose, c’est répondre à quelqu’un : un dialogue imaginaire entre Bakhtine et Lévinas  », Slavica Occitania, 25 | 2007, 109-121.

Référence électronique

Alexander Haardt, « Répondre de quelque chose, c’est répondre à quelqu’un : un dialogue imaginaire entre Bakhtine et Lévinas  », Slavica Occitania [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 12 novembre 2019, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/slavicaoccitania/958

Auteur

Alexander Haardt