Un cas de transmédialité de genre policier : Brouillard au pont de Tolbiac de Joël Séria, (1994) d’après la bande dessinée de Jacques Tardi (1985)

Résumés

Notre réflexion a pour objet l’adaptation d’une œuvre de genre policier de bande dessinée dite polar à l’écran. Pour préciser, une transécriture filmique, Brouillard au pont de Tolbiac, par Joël Séria, sortie en 1994 à partir de la bande dessinée de Jacques Tardi, sortie en 1982, valorisera tout le travail du cinéaste. Après avoir analysé son régime filmique qui soulèvera les enjeux de ce phénomène transgénérique nous soulignerons les préoccupations esthétiques du genre policier du cinéaste.

The aim of our reflection is to adapt works from the detective genre of comics to the screen. To specify, a filmic trans-writing, Brouillard au pont de Tolbiac, by Joël Séria, released in 1994 from the comic strip by Jacques Tardi, released in 1982, will enhance the work of the filmmaker. After analysing his filmic regime, which will raise the stakes of this transgeneric phenomenon, we will highlight the aesthetic concerns of the filmmaker's crime genre.

Plan

Texte

Introduction

Joël Séria est le réalisateur du téléfilm intitulé Brouillard au pont de Tolbiac, œuvre filmique retranscrite en 1994, à partir de l’œuvre bédéïque de Jacques Tardi publiée pour la première fois en 19821 dont l’hypotexte s’inspire de l’œuvre éponyme2 de Léo Malet, publiée en 1956. La transposition d’un roman en bande dessinée ou d’une bande dessinée à l’écran relève de la transmédialité, plus précisément d'un processus théorisé à savoir, de « la transmodalisation intermodale » selon la terminologie de Gérard Genette, « soit toute espèce de modification apportée au mode de représentation de caractéristique de l’hypotexte3 ». Comment la trame graphique Brouillard au pont de Tolbiac de Jacques Tardi4 est-elle retranscrite à l’image filmique ? Comment est-elle mise en scène ? Quelles sont ses différentes stratégies ? Notre étude s’appuiera sur la lecture des séquences filmiques de Joël Séria5 afin d’y analyser le régime narratif qui nous permettra de soulever les pratiques et les enjeux de ce phénomène mais aussi, de façon sous-jacente, les préoccupations esthétiques de l’auteur qui en font une œuvre à la fois inventive et contemporaine. La trame narrative de la bande dessinée de Jacques Tardi est reprise de façon personnelle avec le respect des codes cinématographiques du genre policier. Qualifiée de procédé de réécriture, la transposition de la bande dessinée à l’écran génère en raison des différences entre les deux médiums expressifs (le dessin et le filmique), des modifications conséquentes qui relèvent du « transgénérique ». Ces transformations ou ces métamorphoses sont d'autant plus visibles qu’une reprise filmique impose en général selon les desirata ou les appétences du réalisateur des modifications du décor spatio-temporel, du contexte socioculturel ou des personnages. Quelle relation similaire ou différentielle, existe-t-il entre la bulle et sa reprise filmique ? Après avoir analysé son régime filmique qui soulèvera les enjeux de ce phénomène transgénérique, nous soulignerons les préoccupations esthétiques du genre policier du cinéaste.

Le récit bédéïque est le suivant : en 1956, à Paris, dans le 13 ème arrondissement, Nestor Burma reçoit une lettre d’Abel Benoit (Albert Lenantais, dans le film), un ancien compagnon anarchiste qu’il a connu dans sa jeunesse au foyer végétalien de la rue de Tolbiac, lui demandant de venir à son chevet, à l’hôpital de la Salpêtrière. Mais Nestor Burma arrive trop tard. La gitane, Bélita Morales, l’informe de la mort de son vieil ami des suites de deux coups de couteau reçus lors d’une sauvage agression. À l’hôpital, Nestor Burma se heurte à l’inspecteur Fabre, un des sbires du commissaire Florimond Faroux, chef de la section centrale criminelle qui l'accompagne à la morgue. Le récit inaugural filmique est identique à celui de la bande dessinée. Le détective se retrouve à l’hôpital de la Salpêtrière. Ensuite, il se débarrasse d'une grosse chinoise qui menace Man-Li d'un fouet. La jeune fille lui apprend qu’Albert Lenantais/Abel Benoit la considérait comme sa fille et qu'il l'avait, moyennant un lourd paiement, libérée de la mafia chinoise qui cherche maintenant à lui imposer à nouveau son joug. Une allusion à un policier, Norbert Ballin, en charge d'une vieille enquête sur la disparition en 1968, aux environs du pont de Tolbiac, d'une grosse somme d'argent volée à un garçon de recettes. Nestor Burma retrouve ensuite, au gré de ses investigations, la plupart de ses amis d'antan dont plusieurs ont choisi, comme Albert Lenantais de changer d'identité pour se refaire une nouvelle vie. Dans la bande dessinée, on identifie sept homicides, Yves Lacorre tue sa femme, M.Daniel, l’employé de la compagnie frigorifique, Abel Benoit/Albert Lenantais qui a refusé de parler. Charles Baurénot /Camille Bernis se tue en se jetant sous le train. Jean l’insoumis/Deslandes, complice de Abel Benoit/Albert Lenantais et Charles Baurénot /Camille Bernis assassine Yves Lacorre. L’inspecteur Ballin et Man-Li seront exécutés par le proxénète de celle-ci. Joël Séria semble respecter l’hypotexte romanesque et bedéïque dans leurs ensembles. Néanmoins, celui-ci introduit des variantes. Dans le film, on recense cinq homicides dont Abel Benoit tué par Guerrin qui sera tué par Charles Baurénot, qui se tue dans sa fuite dans la séquence finale du film. L’inspecteur Ballin et Man-Li seront exécutés par la mafia chinoise. L'intrigue y est contemporaine de la réalisation du téléfilm (comme dans les autres épisodes de la série) et fait référence à des évènements survenus en Mai 1968, contrairement à l'intrigue de l'ouvrage de Léo Malet, qui se situe dans les années 1950 et renvoie à des évènements de 1936. En outre, le scénario substitue une jeune chinoise et sa communauté aux personnages gitans du roman. Enfin, le pont de Tolbiac au centre du scénario est le pont sur la Seine et non le viaduc de Tolbiac auquel le roman fait référence. Pour ce faire, le réalisateur propose une narration filmique à la fois personnelle et intrigante. Dans le texte graphique comme dans l’œuvre filmique, il est question des épisodes centraux, les homicides d’Albert Lenantais, de l’inspecteur retraité Norbert Ballin et d’Yves Lacorre (dans la bande dessinée uniquement) sur fond de violence, de racket, de cadre urbains et climatologiques. Ainsi que nous le signalions plus haut, la transmédialité de genre policier repose sur plusieurs points : la reprise des personnages, des épisodes principaux, l’emploi des lettres qui font avancer l’enquête de Nestor Burma. Avant de nous lancer dans l’analyse concrète du film à partir de la bande dessinée, nous devons préciser que Léo Malet est considéré comme le « père du roman noir », le sous-genre du roman policier à la française. Il met au centre de son intrigue « un enquêteur privé » qui raconte les évènements à la première personne et dont la voix est entendue en off dans le film. Il jette un regard attentif sur son environnement qui est dans la majorité des cas une ville et y mêle à ses remarques de la critique sociale (« presque tous les personnages y compris les tueurs ont été des victimes de la misère, de la corruption ou de leur famille, dans leur enfance6 » ou des institutions (la police surtout). La violence (physique et psychique) joue aussi un rôle important dans l’intrigue et dans les rapports entre les personnages (Nestor Burma est souvent assommé).

Transmédialité

Pour préciser, le transmédia ou transmedia storytelling est une forme nouvelle de narration qui se caractérise par l’utilisation combinée de plusieurs médias pour développer un univers.7 Grâce à sa spécificité d’emploi et sa capacité technologique, chaque support utilisé, que ce soit la télévision, le jeu vidéo ou encore internet, la tablette développe un contenu narratif différent offrant au spectateur un regard nouveau et complémentaire sur l’univers et l’histoire de l’hypotexte. En ceci, l’œuvre source se trouve transformée par le processus de transposition à d’autres médias et c’est ce phénomène qui est qualifié de transmédialité. Ainsi, la métamorphose mise en place de l’écran au bédéïque est assimilée à un phénomène adaptatif comme relevant de la transmédialité. Par ailleurs, la transmédialité peut être considérée comme une forme de la transfictionnalité, au sens de l’approche de Richard Saint-Gelais : « Par transfictionnalité, j’entends le phénomène par lequel au moins deux textes du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue ou partage d’univers fictionnel […]8 ». Pour le critique, la transfictionnalité peut déboucher sur une multitude de relations intertextuelles, qu’il s’agisse d’une simple expansion, de substitutions ou de versions nouvelles de l’histoire, de croisement et d’annexion de l’hypotexte, pour reprendre une expression de Genette. La transfictionnalité renvoie dès lors à des pratiques artistiques variées qui prolongent le texte source. On peut aussi bien recourir à la notion de transécriture définie par André Goudreault et Thierry Groensteen9. Désignant la transposition et son résultat, la transécriture suppose aussi l’idée d’un ajustement qui assure l’efficacité de l’œuvre. L’œuvre adaptée, pour reprendre les termes de Thierry Groensteen est produite par ajustement à un medium, à un genre, à une époque ou à un public nouveau10. Ce choix permet d'aborder la problématique de la réécriture filmique dans une perspective plus large que ce que l'on trouve dans les études consacrées à ce sujet. La transécriture permet de mettre en valeur tout le travail filmique du réalisateur.

Pratiques et enjeux de la transmédialité - De l’oeuvre bédeïque au film

Brouillard au Pont de Tolbiac de Jacques Tardi sorti en 1982 est également une des toutes premières adaptations où le dessinateur réussit à respecter l’œuvre initiale, tout en imposant sa propre marque, comme Griffu l’avait déjà laissé entrevoir. L’allusion à Léo Malet est d’ailleurs soulignée, au moment de la sortie de la bande dessinée, par certains critiques, comme Thomas Bronnec, qui écrit, le 25 Juillet 2000 : « L’atmosphère des années 30 est très bien restituée, et l’on relève des affinités avec les ambiances installées par Tardi et Léo Malet dans leurs Nestor Burma11 ». Dans ce contexte, Léo Malet l’a souvent répété, les seules adaptations visuelles dont il était pleinement satisfait étaient celles que Jacques Tardi faisait de ses livres : « Avec la BD, j’ai été plus heureux […] L’adaptation qu’a fait[e] Tard[i] sur Brouillard au Pont de Tolbiac pour les éditions Casterman est tout simplement merveilleuse12 ». En alliant texte et image, la bande dessinée est ainsi une forme d’expression extrêmement riche se situant, elle aussi, à mi-chemin de la littérature populaire et des avant-gardes graphiques. Elle est par ailleurs très propice aux croisements génériques entre le roman policier, la science-fiction, l’érotisme ou le film policier. Le mécanisme de translation du code bédéïque vers le médium filmique s’érige à l’aide de transferts dont j’évoquerai les plus fréquents ou les plus significatifs dans le passage de la bande dessinée à l’écran. D’un point de vue spatio-temporel, on notera que la bande dessinée a pour quartier le 13 ème arrondissement situé vers le pont de Tolbiac, espace retranscrit dans le film (à ceci près que le pont de Tolbiac est en fer). Le film situe l’action dans les années 80 néanmoins avec une analepse dont les faits relatés datent de Mai 68, époque des années de jeunesse de Nestor Burma, lors de sa période militante en tant qu’anarchiste13 au foyer de Tolbiac. En revanche, dans la bande dessinée la temporalité est identique à celle du roman, à savoir la période de 1936, juste avant la deuxième guerre mondiale. Même si des modifications onomastiques qui font partie du processus de transécriture relèvent aussi du phénomène de transmédialité, nous identifions les mêmes personnages, un enquêteur Nestor Burma, les mêmes meurtres d’Albert Lernantais / Adel Benoit, de l’inspecteur Norbert Ballin, de Daniel Guerrin, le convoyeur et de sa femme. L’intrigue regroupe l’ensemble des personnages dans le film avec ses personnages principaux à double identité. Néanmoins, par souci certainement de modernité, une variante concerne la gitane remplacée par une eurasienne, Man-Li, un des phénomènes de modification majeure dans le film. In fine, on identifie la même intrigue avec des variantes, néanmoins, une tension dramatique et des espaces qui sont assez similaires autant dans la bande dessinée que dans le film.

Comment la bande dessinée polar est-elle ici retranscrite à l’écran ? Le récit filmique démarre de la même façon que le roman ou la bande dessinée que Jacques Tardi a pris soin de respecter. Dans le film, on note trois intrigues identiques à celles de la bande dessinée. L’une policière menée par Nestor Burma qui souhaite résoudre l’affaire du hold-up du pont de Tolbiac et le meurtre d’Abel Benoit qui n’est autre que son vieil ami Albert Lenantais. À celles-ci, l’enquête diligentée parallèlement par la police vise les mêmes objectifs. À ces deux enquêtes qui se croisent, se greffe l’intrigue amoureuse qui se noue dès le début du film entre l’enquêteur et Man-li (voir séquences 23 : 49 à 25 : 16 ou 27 : 50) qui interfère dans l’enquête car celle-ci est enlevée par la mafia chinoise et sera échangée contre 2 millions de francs. La bande dessinée est un objet visuel fixe, souvent muet. Néanmoins, nous avons choisi de souligner ce qui appartient au système narratif, l’intrigue policière, les personnages et les thèmes traités qui sont retranscrits dans le passage de l’image fixe à l’image mobile.

Cadre spatio-temporel : de la bande dessinée au film

D’un point de vue spatio-temporel, dans la bande dessinée, le temps de l’action est réduit à quatre jours. L’intrigue démarre dès les vignettes respectives de la planche 19 à : « Paris. La nuit sur le pont de Tolbiac, un homme rôde. Dans son regard, la folie », « le 10 Novembre 1956 » et se clôture le 14 Novembre 1956 soit quatre jours après. Ce jour, il fait la rencontre de Bélita, Morales, apprend que son ami Albert Lenantais dit Abel Benoit est mort. Dans la planche 38, le soir même, il se rend à l’entrepôt d’Albert Lenantais. Au moment de partir, Nestro Burma fait la rencontre de la proxénète de Bélita Morales qui lui donnait des coups de fouet. Le lendemain à 16h00 donc le 11 Novembre 1956, tous deux se rendent rue des Cinq-Diamants dans le 13 ème arrondissement où ils y trouvent le corps d’un inconnu, Norbert Ballin dans l’entrepôt du chiffonnier. Le lendemain, dans la vignette 2 de la planche 58, (soit le 12 Novembre) Nestor Burma achète le journal, le Crépuscule. Le soir même, à 22h00, « je retournai à l’Armée du Salut », peut-on lire en introduction de la vignette 4 de la planche 72. « Il était 14h00. Depuis 2h00 du matin, heure à laquelle j’étais rentrée chez moi, je vivais avec Lenantais », donc le 13 Novembre, peut-on lire plus loin dans la vignette 1 de la planche 77. Charles Baurénot qui était au port d’Austerlitz pour réceptionner les machines d’un cargo qui venait d’Angleterre, se jette sous le train dans sa fuite. « 24h00 plus tard » ainsi indiqué dans la vignette 2 de la planche 84, (le 14 Novembre), il revoit Bélita Morales dans la rue Ulysse-Trelat, près du pont métallique où celle-ci y qui meurt dans ses bras des suites d’un coup de cran d’arrêt enfoncé dans son dos.

Dans le film, le temps de l’intrigue filmique est aussi réduit. Néanmoins, ni le jour, ni l’année ne sont précisés, nous savons d’après les propos de Nestor Burma que nous sommes en Novembre. Par ailleurs, le film qui dure 1h21 et 49 secondes concentre le récit sur 48 h00. Dès le début du film, la scène a lieu en journée. Durant cette même journée, de nombreux évènements scandent celle-ci. D’abord, Nestor Burma sort du métro parisien, après avoir lu la lettre d’Abel Benoit, rencontre Man-Li (séquence 1 : 34), trouve le cadavre d’Abel Benoit à l’hôpital de la Salpêtrière (séquence 4 : 58) qu’il identifie comme Albert Lenantais qui lui rappelle des souvenirs de Mai 1968 (séquence 5 : 20 à 6 : 00). Le soir même, en se rendant chez le chiffonnier, rixe avec le proxénète de Man-Li qui l’a violentée. Celle-ci dirige un cercle de jeux clandestins (séquence 11 : 37). Nestor Burma et Man-Li se rendent tous les deux dans la soirée à la rue Watt (séquence 15 : 44). En parallèle, cette même nuit, un homme avec béret sur sa tête est saisi dans un plan d’ensemble, en caméra fixe sur le pont, dans le brouillard. Ensuite, le chiffonnier s’introduit dans le hangar d’Abel Benoit, avant d’être exécuté par la mafia chinoise, laissé au sol avec une camionnette miniature, à la main. (séquence 15 : 52 à 17 : 59). Nestor Burma et Man-Li trouvent l’homme non identifié mort qui tombe du camion qu’ils transportaient (séquence 19 : 08 à 22 : 22). Ainsi, les évènements principaux scandent cette journée : le retour du passé de Nestor Burma, le cadavre d’Abel Benoit et celui d’un inconnu et la découverte d’un jouet de camionnette.

Le lendemain, l’inspecteur Fabre et le commissaire Florimond Faroux, chef de la section centrale criminelle identifient l’inconnu qui n’est autre que l’inspecteur Norbert Ballin enquêtant depuis 25 ans sur l’affaire de la CSD, un fourgon de transport qui a disparu sur le pont de Tolbiac, un matin de Mai 1968 (séquence 23 : 46 à 27 : 02). Nestor Burma se rend à l’hôpital de la Salpêtrière, pour voir le docteur Coudéra qui a prescrit une ordonnance médicamenteuse à Abel Benoit, un an plus tôt (séquence 34 : 20 à 36 : 37). Ce soin a été prescrit à la demande de Charles Baurénot qui n’est autre que Camille Bernis, son ami de vieille date. (Séquence 37 : 23 à 43 : 03). En parallèle, Man-Li est enlevée (séquence 45 : 59) ; Nestor Burma est en garde à vue suite à ses empreintes identifiées sur le camion du chiffonnier. (Séquence 46 : 41 : à 50 : 31). Le jour suivant, à peine relâché, Nestor Burma se rend chez Charles Baurénot pour lui demander deux millions de francs pour la rançon, il évoque alors la disparition du fourgon de la CDS qui transportaient quatre millions de francs. (Séquence 58 : 58 : à 1 : 01 : 21). Retour de Nestor Burma à son bureau. Hélène, la secrétaire de l’enquêteur se rend à la casse pour interroger la femme du chauffeur Guerrin qui a acheté la maison à Argenteuil, vendue ensuite à un promoteur du nom de Baurénot. Nestor Burma se rend alors à Argenteuil où il trouve le cadavre de Guerin. (Séquence 01 : 02 : 38 à 1 : 06 : 50). Il se rend alors chez sa femme pour l’interroger. Celle-ci avait revu son mari un mois plus tôt. Guerrin était obsédé par ses vieux copains dont Camille Bernis afin de se venger de ceux avec il avait été complice du casse de la CDS. Un flash-back commenté par Nestor Bruma, en voix off, nous apprend qu’Abel Benoit et Guerrin s’étaient associés pour faire le coup mais le cerveau était Camille Bernis/ Charles Baurénot. (Séquence 58 : 58 : à 1 : 10 : 36). Un peu plus loin, Nestor Burma rencontre à nouveau Charles Baurénot (Séquence 1 :10 : 04) qui finit par passer aux aveux. Guerrin prétendant qu’il a été lésé a tué Abel Benoit, un mois avant. Mais Charles Baurénot a assassiné le chauffeur Guerrin. Charles Baurénot pointe alors un révolver sur Nestor Bruma avant de tomber dans une bétonnière (Séquence à 1 :13 :15 à 1 : 14 : 56). Le soir même de cette journée, la police et Nestor Burma tentent de libérer Man-Li qui meurt dans les bras de Nestor Burma, (Séquence 01 : 18 : 18).

Si dans la bande dessinée le temps de l’action est réduit à 4 jours. Dans le film, il se concentre sur 48 h00. Ce procédé de restriction témoigne d’une volonté de la part du réalisateur de serrer la tension qui s’inscrit dans le genre policier. De plus, il valorise en sens les possibilités de choix du réalisateur pour le passage du bédéïque au filmique.

Système narratif : le détective, Man-Li/ Bélita et autres cadavres

Les personnages du film nous rappellent ceux de la bande dessinée qui est une transposition assez fidèle de l’hypotexte romanesque de Léo Malet. Tout comme chez Jacques Tardi, le spectateur peut aisément identifier les personnages principaux. Nestor Burma, enquêteur privé, chauve vêtu de son imperméable avec chapeau sur la tête est assez éloigné de l’enquêteur dessiné. Celui-ci est dessiné souvent mal rasé, avec des oreilles décollées. On apprend qu’il fréquentait les anciens anarchistes du foyer végétalien de la rue Tolbiac dont Abel Benoit / Lenantais, militant, Yves Lacorre, Charles Baurénot alias Camille Bernis, Jean Deslandes dit l’insoumis. Dans la première planche, la vignette inaugurale est un panoramique d’ensemble de nuit. En avant de l’image, un homme au regard vide se promène sur un pont. Ainsi, est indiqué dans la mention spatio-temporelle : « Paris. La nuit sur le pont de Tolbiac, un homme rôde. Dans son regard, la folie ». Dans la vignette est indiqué : « le 10 Novembre 1956 ». Les deux dernières vignettes, l’une plus rapprochée que l’autre présentent un homme à gabardine qui n’est autre que Nestor Bruma dans une rame de métro, lisant une lettre. La vignette 3 le montre dans un plan d’ensemble, localisé dans l’image latérale tandis que derrière lui on distingue dans le métro, une femme debout devant laquelle une autre est assise. La dernière vignette est un gros plan de la lettre en question. Le réalisateur fait un usage fréquent du plan panoramique ou des travellings dans le film pour présenter les lieux notamment ceux du 13ème arrondissement. Dans cette scène, l’enquêteur est dans le métro de nuit, lisant une lettre d’un certain Abel Benoit : « cher camarade je m’adresse à toi bien que tu sois devenu un flic mais tu es un flic un peu spécial et puis je t’ai connu tout gamin. Un salaud mijote des saloperies viens me voir à l’hosto Salpetrière. Abel Benoit » (séquence 0 : 10). On entend, en voix off Nestor Bruma accompagné du son d’un saxophone intradiégétique. Bélita Morales est dans la bande dessinée tout comme dans le roman d’ailleurs la jeune femme que Nestor Burma rencontre en cherchant à éclaircir la mort de son ancien ami, Albert Lenantais dont il découvrira l’identité dans la morgue. Sa beauté, sa grâce sont ainsi mises en valeur : « Elle avait […] le port majestueux de tête des filles de sa race14 ». Jacques Tardi la dessine un peu moins gracieuse, au visage rond, des cheveux noirs attachés et des lèvres rouges prononcées dont Nestor Burma tombera amoureux. Bélita est une des jeunes filles que Nestor Burma veut sauver, mais qui le sauve aussi de l'attaque de sa Némésis Dolorès quand il s'agit de disposer d'un cadavre : « Très courageusement, la gitane m’aida dans cette macabre besogne. Et lorsque je pris place au volant, elle s’installa à côté de moi. Elle tenait à m’accompagner. Il me fut impossible de l’en dissuader15 ». Nestor Burma tombe amoureux d’elle. Cette nuit reste aussi la seule qu’ils passent ensemble (la seconde nuit n’étant pas une d’amour, mais de cauchemars). Elle le quitte pour le sauver mais elle finit quand même morte à cause de leur amour. Dans le film, Bélita la gitane est remplacée par une jeune eurasienne, Man-Li, qui suit Nestor Burma dans les images inaugurales du film qui tombera amoureuse du détective. Pour ce faire, toute une communauté chinoise est représentée dans le film ainsi que la proxénète de celle-ci. Personnage central, unique dans le film, elle en est l’axe autour duquel gravitent les différents personnages. L’intrigue débute grâce à elle. En effet, c’est elle qui fait parvenir la lettre d’Albert Lenantais à Nestor Burma et ne s’achève qu’avec sa mort. Somme toute, d’un médium à l’autre, on identifie aisément les personnages principaux. Que ce soit l’enquêteur ou les autres personnages, le spectateur parvient à hiérarchiser les acteurs par leurs fonctions.

Intrigue policière et dispositif intermédial (lettres et journal)

Dans la bande dessinée, il convient de noter sept homicides. Un plan d’ensemble de la dernière vignette de la planche 76 a pour objet le cadavre d’ Yves Lacorre localisé dans la cave de sa maison rue Brunesseau, à Ivry. La scène est éclairée par Nestor Burma localisé debout, de dos, allumette en main, face à la dépouille d’Yves Lacorre. Dans le film, la scène est traitée différemment. Un plan d’ensemble, fixe, assez rapproché scénarise le corps étalé ensanglanté localisé près d’une gazinière. Enfin, la bande dessinée se clôture sur la mort de Bélita Morales sur le pont dans la rue Ulysse-Trelat, près du pont métallique, qui meurt dans les bras de Nestror Burma des suites d’un coup de cran d’arrêt enfoncé dans son dos. Ces crimes sont intradiégétiques, inscrits temporellement dans le temps du récit filmique et sont donc contemporains à l’intrigue en cours, sauf ceux de Yves Lacorre et de Daniel le conducteur. Dans la bande dessinée, Yves Lacorre a tué sa femme, il y a quelques années pour éviter qu’elle ne parle du crime pour lequel il a purgé une peine de douze ans de prison. Quant au crime de l’inspecteur Ballin qui enquête depuis vingt-cinq ans, il n’est autre que le résultat d’une méprise puisque Dolores la proxénète de Bélita le confond avec Nestor Burma.

Néanmoins, dans le film, il convient de noter quelques variations : les crimes de Lenantais, l’inspecteur Ballin, Guerrin, Baurenot et Man-li. La femme de Guerrin qui est en vie est le personnage clef qui fait avancer Nestor Burma vers la vérité. Elle lui déclare que son mari était venu la voir après son retour d’Amérique du sud. Il ne parlait que de ses anciens copains contre lesquels ils souhaitaient se venger. D’abord, il a torturé Albert Lenantais car il s’est senti lésé pour ensuite le tuer. C’est Charles Baurénot qui a tué d’une balle Guerrin dans sa maison à Argenteuil. Guerrin s’était associé avec Albert Lenantais quant à Charles Baurénot, il se tue, dans sa fuite, en glissant dans une bétonnière. Regardons cette séquence à la fois dans la bande dessinée et dans le film. Charles Baurénot dit Camille Bernis est en train de fuir Nestor Burma qui tente de l’arrêter. Le bédéiste fait un usage ternaire des vignettes, à la fois serrées et verticales, pour insister sur la rapidité des actions, l’une montrant Nestor Burma de dos debout sur les rails, les deux autres vignettes en champs-contrechamp représentant Charles Baurénot face au train qui se rapproche qui va le renverser dans la vignette suivante « vers la morgue » selon l’indication introduite dans la vignette 3 de la planche 81. Le réalisateur procède autrement pour cet épisode final mortel. Dans le cadre de la fuite de Charles Baurénot, coursé par Nestor Burma, le réalisateur alterne des plans panoramiques avec des plans rapprochés pour saisir l’action rapide de la scène qui montre Charles Baurénot tombant dans une bétonnière. Ainsi, un plan d’ensemble en plongée saisit le corps de celui-ci, étalé sur la machine qui le transporte avant de le jeter dans le vide. Le récit graphique, qui compte soixante-sept planches, est transposé à l’écran. L’intrigue met en relief deux éléments clefs dans la narration filmique qui participent de l’enquête. Ainsi, la lettre d’Abel Benoît (Albert Lenantais) qui lui donne un rendez-vous déclenche son enquête. Lettre postmortem dont son contenu est lu par Nestor Burma en voix off, dans la rame du métro. De même, pour faire avancer l’enquête, Nestor Bruma fait passer commande d’un article annonçant la mort d’Albert Lenantais pour susciter l’intérêt d’un témoin. Un peu plus tard, Nestor Bruma, transporte un cadavre trouvé dans le hangar du chiffonnier qu’il laisse involontairement tomber dans la rue que la police identifiera. En effet, l’inspecteur Ballin enquêtait sur le hold-up de Tolbiac, vingt-cinq ans auparavant. La lettre est en relation avec les homicides ou les cadavres. La dernière vignette de la planche 19 est un gros plan d’une lettre d’Abel Benoit lue par Nestor Burma. La dernière vignette de la planche 58 est un gros plan d’une dépêche délivrée par Le Crépuscule qui annonce l’identification de l’inconnu, l’inspecteur Norbert Ballin qui enquête depuis vingt-cinq ans sur le hold-up de la CDS, retrouvé d’abord dans le hangar du chiffonnier, avant d’être jeté dans la rue. Si la vignette 5 de la planche 68 est un gros plan dont le contenu est un mot de Bélita Morales adressé à Nestor Burma qui annonce son départ justifié pour sa sécurité de celui-ci, dans le film, le réalisateur choisit de transmettre l’information par le biais du collègue de Nestor Burma concernant sa disparition moyennant rançon. En outre, dans la séquence qui comprend les planches 74 et 75, une lettre d’Yves Lacorre, trouvée dans sa valise, à l’Armée du Salut, par Nestor Burma est l’objet qui dénoue l’enquête. Ainsi, la vignette 3 d’ensemble montre Nestor Burma débutant la lecture de ladite lettre - « pour le commissaire du quartier » - qui relate dans les vignette suivantes ses crimes, le meurtre de M. Daniel : « Je m’appelle Yves Lacorre. En Décembre 1936, avec la complicité de Camille Bernis et de Jean l’insoumis que j’avais connus chez les anarchistes, j’ai attiré dans un guet-apens l’employé chargé de la caisse de compagnie, M. Daniel » dont le corps est enterré dans la cave de sa maison, à Ivry. Ladite lettre où il y dénonce l’homicide de sa femme, dans la vignette 1 de la planche 75, celui d’Albert Lenantais dit Abel Benoit, rue Watt dans la dernière vignette.

Pour ce faire, le bédéiste emploie des panoramiques avec une variété des échelles de plan. Ainsi, la dernière vignette panoramique, cadrée d’ensemble de la planche 74 met en scène l’exécution de Mr. Daniel alors que la dernière de la planche 75, verticale et plus serrée scénarise l’homicide d’Albert Lenantais par Yves Lacorre.

C’est donc la lettre d’Yves Lacorre laissée au commissaire du quartier qui dénoue l’enquête en dénonçant ses auteurs et les motifs des différents meurtres aux alentours du pont de Tolbiac. Jacques Tardi reproduit les conventions du roman noir dans leur intégralité. Joël Séria reprend son univers, ses personnages et ses thèmes notamment l’espace urbain retranscrit à l’écran. Ainsi que le formule José Dupuis : « Il n'y a pas de hasard : si les trois premières pages d'une étude générale sur le polar sont consacrées aux thèmes urbains, c'est bien qu'il s'agit d'un caractère fondamental de ce genre littéraire16 ». Par un jeu onomastique présent dans la bande dessinée, les actions des personnages, Joël Séria maintient le suspense en haleine chez le spectateur.

De la bande dessinée au film urbain : architecture et brouillard

Pour rappel, les nouvelles d’Edgar Allan Poe17 illustrent parfaitement l’appropriation de la littérature du crime et de son lieu, c'est-à-dire, la ville, en faisant de Paris un territoire plein de mystères et d’énigmes sur lesquels enquête Dupin. Ces récits donnent leur ton au roman d’Eugène Sue, Les Mystères de Paris18 qu’il commence à publier à partir de 1841, sous forme d’épisodes et dans lesquels, il met en scène « le peuple des ténèbres19 » qui vit dans des circonstances sociales favorables à l’épanouissement du crime et propices à toutes sortes de maux sociaux. On peut rapprocher ces propos au film en question. Quartier malfamé, ruelles sales, solitaires, endroits mal éclairés et louches, malfaiteurs tapis dans l’ombre des terrains vagues font du quartier un territoire idéal pour la fécondation du crime. Ainsi que le formulent Audrey Bonnemaison et Daniel Fondanèche : « La ville, par sa concentration de population, par ses bas-fonds est le lieu où se rassemblent toutes les perversions. La ville est crimogène20 » et, par métonymie le quartier de Tolbiac remplit bien cet aspect. Les enquêtes de Nestor Burma dans les romans de Léo Malet trouvent leur essence dans une sorte d’ancrage dans la capitale parisienne mais surtout dans ses bas quartiers, ici le 13 ème arrondissement de Paris comme source de désœuvrement et de violence dont Jacques Tardi dessine les contours et que le cinéaste retranscrit à l’image. À l’identique de la bande dessinée, la présence de la ville dans le récit filmique policier et ce qu’elle engendre comme lien profond avec l’auteur s’inscrivent dans la tradition policière, ce que formule Jean-Noël Blanc : « Ainsi, qui dit Léo Malet dit Paris, qui dit D. Hammett dit San Francisco, et R.Chandler Los Angeles, D.Goodis Philadelphie, W.R.Burnett Chicago, R.B.Parker Boston, sans oublier bien sûr D.H Clarke, M.Collins et surtout Ed Mc Bain et J. Charyn pour New York21 ». Avant de poursuivre, signalons que Jacques Sadoul, dans son Anthologie de la littérature policière déclare que c’« est un récit rationnel d’une enquête qui est menée sur un problème dont le ressort dramatique principal est un crime22 ». Pour rappel, dans le film, il est question de sept homicides que nous avons cités plus haut qui sont ancrés dans un quartier bien défini, qu’est le 13 ème arrondissement parisien. La bande dessinée ainsi que le film policier mettent en scène le cadre urbain tel un décor puissant ou un point d'ancrage. Et, en reprenant Brouillard sur le pont de Tolbiac, le réalisateur rend hommage à cette tradition. Il convient de noter la thématique architecturale urbaine qui parcourt toutes les planches et qui s’inscrit dans les séquences du film. Pour ce faire, cartographiée dans la bande dessinée en postface la ville est saisie à l’écran. Ainsi, le quartier est le théâtre de l’intrigue filmique, même beaucoup plus ; c’est le personnage principal, représenté par ses ruelles et ses quais du Vieux port d’Austerlitz. Il met en scène les quartiers du 13 ème arrondissement comme toile de fond de l’intrigue criminelle qui s’y déroule souvent la nuit. Localisés en avant, sur le côté latéral de la vignette, deux policiers lèvent le corps mort trouvé sur la route du pont de Tolbiac. En arrière fond, un camion sur lequel est suspendue une bulle avec un point interne, éclairé par ses phares. Dans le film, la rue est saisie dans un plan d’ensemble panoramique de nuit. Celle-ci est étroite et éclairée par la présence de réverbères où le camion passe à peine. En outre, l’inspecteur Ballin est souvent (planche 19, vignette 1 ; vignette 4, planche 45 ; dernière vignette planche 52 ; vignettes 1 et 2 planche 53 avant de mourir dans la planche 54) dessiné dans divers plans et échelles. Ici, c’est un plan d’ensemble qui le montre déambulant dans les rues, dans la nuit. Dans le film, ce sont des plans panoramiques, en extérieur de nuit qui le montrent se promenant dans les rues du 13 ème arrondissement. Des vignettes d’ensemble panoramiques à la fois verticales et horizontales de la planche 51 montre Nestor Burma et Bélita Morales se promenant dans la rue Watt. Le réalisateur opte pour des plans d’ensemble panoramiques ou des travellings pour leurs promenades nocturnes. Ce phénomène permet d’apprécier le cadre urbain.

Dans la bande dessinée, les indicateurs locaux mentionnés dans les planches permettent au lecteur d’identifier l’espace urbain. Ainsi, le pont de Tolbiac dans les planches 19, 58 ; la place d’Italie et la rue Tolbiac dans les planches 28 et 29 ; l’avenue d’Italie dans la planche 39, la rue Watt dans les planches 59 et 72, l’avenue des Gobelins dans la planche 68, la rue du Loiret dans la planche 70, la rue Brunesseau dans la planche 76 où sont découverts les cadavres respectifs d’Yves Lacorre et d’Albert Lenantais et du chauffeur Daniel. Pour saisir ses ruelles, le cinéaste fait le choix du plan d’ensemble qui en fait des présentations entières ou partielles dont dépend souvent l’orientation de la caméra. Foyer de violence, de désordre et d’hostilité, le quartier se trouve être un terrain de prédilection pour le crime organisé. Ainsi, le spectateur découvre un quartier habité par un climat d’insécurité qui atteint son point culminant avec l’émergence de la mafia chinoise et ses sbires représentés par la grosse chinoise qui frappe Man-Li, dans sa chambre. Ces faits trouvent leurs échos dans l’ensemble de la production de Nestor Burma dès les premières images du film. Pour illustrer notre propos, rappelons la grosse chinoise qui ordonne l’assassinat de l’inspecteur Ballin. Suite à une méprise due à une confusion du détective privé avec Nestor Burma. Ce climat d’insécurité atteint son paroxysme avec les divers homicides dans le quartier qui s’apparente ainsi à un cimetière. En valorisant le cadre urbain et la présence du brouillard, le réalisateur rend hommage au travail de Jacques Tardi qui retranscrit l’ambiance du roman noir de Léo Malet.

Poésie nocturne urbaine et climatologie

Dans un article paru dans Libération, le 08 Mars 1996, au sujet de la mort de Léo Malet, François Rivière déclare que : « Son créateur, qui fut livreur, surréaliste, poète, anar, raciste, a introduit dans le polar français une poésie nocturne de la ville23 ». C’est en ce sens que l’on peut évoquer la poésie urbaine dans le film. Dès le titre, le lecteur /spectateur est introduit dans un univers où la réutilisation du cliché météorologique est propre au genre policier. De fait, l’isotopie météorologique est l’expression même de cet aspect que l’on identifie autant dans la bande dessinée que dans le film. Jacques Tardi fait usage des chromatiques, des couleurs et des lumières ternes, pour signifier le noir, marqueur graphique de dramatisation de l’intrigue. Pour maintenir le suspense, tout auteur du genre privilégie les éléments météorologiques pour créer une ambiance propre aux codes cinématographique du film policier. Parmi les éléments de la géographie urbaine, le climat occupe une place de choix, notamment la présence du brouillard. Néanmoins, son rôle n’est pas seulement de construire une ambiance ou une impression. Ici, il joue la construction de l’intrigue et cela se vérifie notamment pour les temps brumeux dont la présence n’est jamais anodine. La présence du brouillard dans le film confère à celui-ci une ambiance brumeuse au figuré comme au propre. Tandis que dans la bande dessinée, il est à noter l’emploi fréquent de la pluie dans les planches respectives 23 à 25 ; 28 à 34, 76 à 79 incluses, la présence du vent est visible dans la planche 72 ; quant à l’évocation du brouillard, même s’il est indiqué dès le titre de la bande dessinée, il convient de remarquer qu’il est seulement peut dessiner sinon dans les planches respective 42, 80 à 82 incluses. Néanmoins, dans le film, le cinéaste en fait un usage fréquent pour faire avancer l’intrigue. Il est souvent appliqué quand les personnages sont dans les rues comme pour marquer l’absence de clarté qui va de pair avec l’aspect sombre des crimes, du noir de la nuit qui est autant visible dans la bande dessinée que dans le film qui a un effet de dramatisation. On peut évoquer les séquences où Nestor Burma sort de chez Man-Li, quand la caméra le montre de dos, s’enfonçant dans la rue brumeuse où celui-ci ne ressemble plus qu’à un point noir. En outre, on peut évoquer aussi les séquences où Nestor Burma avec Man-li déambulent dans le brouillard avant d’évoquer l’épisode de l’ordonnance du médecin qu’Albert Lenantais a vu il y a un an, scène qui fait avancer quelque peu l’enquête. Pour cela, le cinéaste fait le choix d’un travelling latéral afin de suivre le déplacement des personnages dans le brouillard épais. Plus qu’une réalité physique, le brouillard est une création littéraire déjà utilisée par Shakespeare qui, dans Macbeth, en fait sortir des spectres et l’associe au monde des ténèbres. Cette brume épaisse apporte un inconfort qui se traduit par une vision pessimiste du monde. Par ailleurs, le brouillard régit toute l’action. Il supprime tout au long du récit la perception visuelle des témoins. Ainsi, suivant les besoins de l’action, la présence du brouillard apporte une couleur sombre, seulement transpercée par la lumière des lampadaires, visible rue Watt, par exemple. Plus forte que la présence physique du brouillard, son image véhicule une dimension mystérieuse introduisant ainsi dans l’univers la peur et l’angoisse. Ainsi, la brume épaisse dans la rue suppose la présence du crime rôdant aux alentours. Si Jacques Tardi choisit la pluie, la grisaille ou le brouillard dans sa bande dessinée, la pluie tombe, le vent souffle et le brouillard gagne les séquences filmiques comme une épaisse chape de plomb où les personnages se perdent, ce qui renforce en ce sens l’ambiance à la fois lugubre et mystérieuse. Expression de l’imaginaire criminel qui est présente autant dans la bande dessinée que dans le film. Le brouillard devient ainsi petit à petit, associé à la ville. En saisissant des séquences filmiques dans le brouillard, de nuit, le réalisateur confère à celles-ci une ambiance mystérieuse que tout spectateur peut relier au film policier.

Conclusion

Au terme de cette analyse, le phénomène de transmédialité de la bande dessinée à l’écran de l’œuvre maletienne, Brouillard au pont de Tolbiac permet de souligner les difficultés rencontrées lors de ce procédé mais valorise les possibilités de choix du réalisateur pour le passage du bédéïque au filmique. Ainsi, choisira-t-il de serrer la tension qui s’inscrit dans le genre policier, de privilégier certains acteurs pour leurs fonctions ou de mettre en exergue le cadre urbain et la présence du brouillard qui participent de l’intrigue policière. De préciser, que la transécriture selon les choix esthétiques du scénariste, privilégie les personnages avec leurs passé sombres, une intrigue construite sur des effets antinomiques que sont la présence du brouillard lors de séquences choisies, l’inscription du quartier chinois avec ses ruelles, par la lumière, métaphore de la vie qui disparaît dans les images filmiques finales corroborées par le dialogue entre Man-li et Burma : » Nestor, je te vois à peine. Je ne te vois plus du tout », ce à quoi celui-ci répond : « C’est le brouillard, Man-li », métaphore lugubre qui fait écho par extension au noir du genre policier. La ville avec ses quartiers impose un espace à la fois macabre et tragique cher aux codes cinématographiques du film policier de Joël Séria que celui-ci a continué de transcrire dans ses films parmi lesquels, Des kilomètres de linceuls24, Le Cinquième procédé25, Drôle d'épreuve pour Mr Nestor Burma26, Nestor Burma court la poupée27 qui rendent hommage aux quartiers parisiens.

Note de fin

1 TARDI, Jacques, Brouillard au pont de Tolbiac, Paris, Casterman, 1982. On étudie la version graphique sortie en 1985.

2 MALET, Léo, Brouillard au pont de Tolbiac, Paris, Éditions Robert Laffont, 1956.

3 GENETTE, Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1984, p. 395.

4 Léo Malet est né en 1909 à Montpellier. Il débuta dans sa vie artistique dans un cabaret en 1925. Il fut aussi employé de bureau, vagabond, journaliste. En 1942 il publia son roman policier « 120 rue de la gare » avec lequel fut reconnu pour avoir créé le personnage le célèbre détective privé, Nestor Burma. Il mourut en 1997 d'une crise cardiaque, à la veille de son 87ème anniversaire.

5 Joël Lichtlé, dit Joël Séria est un scénariste, réalisateur, acteur et romancier français, né le 13 Avril 1936, à Angers (Maine-et-Loire).

6 COGIS Danièle, HUYNH Jeanne-Antide, AUTIQUET Anne, « Polars à L'IUFM… Polars à l’école ! » in « Le français aujourd'hui », Armand Colin, 2002/3, n° 138, p. 93.

7 JENKINS, Henry, « Transmedia Storytelling 101 », 2007, Confessions of an Aca-fan. En ligne, consulté le 02 Février 2023. URL : http://henryjenkins.org/blog/2007/03/transmedia_storytelling_101.html

8 SAINT-GELAIS Richard, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p.7.

9 GAUDREAULT André et MARION Philippe, « Transécriture et médiatique narrative. L'enjeu de l'intermédialité », in GAUDREAULT André et GROENSTEEN Thierry, dir(s), La Transécriture. Pour une théorie de l'adaptation. Littérature, cinéma, bande dessinée, théâtre, clip, Québec, Éditions Nota bene / Angoulême, Centre national de la bande dessinée et de l'image, 1998, pp. 9-31.

10 GAUDREAULT André et MARION Philippe, op.cit., pp. 9-31.

11 Consulté le 17 Novembre 2021, http://www.parutions.com/pages/1-16-46-820.html

12 MALET Léo, «  Léo Malet ne retrouve pas son Nestor », in Le Matin de Paris, n° 1599, Vendredi 13 Avril 1982, p. 32.

13 PÉROLINI Cédric, « Léo Malet : le petit délinquant devenu parrain du polar », in « Mnemosyne o la costruzione del senso n°5-2012, Il ribelle, la scriturra di sé e forme di autolegttimazione », Première édition, BARBALATO Béatrice (coord.), La figure du rebelle : écriture de soi et formes d’autolégitimation, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2012, p. 115-126. En 1925, Léo Malet se rend à Paris et vit un certain temps dans le foyer végétalien de la rue de Tolbiac (comme son alter ego Burma).

14 MALET, Léo, Brouillard au pont de Tolbiac, Paris, Fleuve Noir, un département d’univers Poche, 1988, 192 p.

15 MALET, Léo, op.cit.

16 DUPUY, Josée, Le Roman policier, Larousse, Textes pour aujourd'hui, 1974.

17 POE, Edgar Allan, Double Assassinat dans la rue Morgue, La lettre volée : nouvelles policières, Édition présentée, annotée et commentée par Cécile Pellissier-Intartaglia, Paris, Paris Larousse, 2011, 159 p.

18 Les Mystères de Paris est un roman français publié en feuilleton par Eugène Sue dans le Journal des débats entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843. Montrant la misère à Paris et quelques personnages travaillant à rétablir la justice, ce roman-fleuve, à mi-chemin entre le roman social et le roman-feuilleton, inaugure la littérature de masse.

19 MÉNEGALDO, Hélène et MÉNEGALDO Gilles, Les imaginaires de la ville, entre littérature et art, Rennes, Interférences, 2007, p.11.

20 BONNEMAISON, Audrey, FONDANÈCHE, Daniel, Le polar, Idées reçues, Paris, Le cavalier bleu, p.13.

21 BLANC, Jean-Noël, Polarville, Images de la ville dans le roman policier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 37.

22 SADOUL Jacques, Anthologie de la littérature policière : de Conan Doyle à Jérôme Charyn, Paris, Ramsay, 1980, p. 10.

23 Rivière, François, « Léo Malet l’envahissant cadavre. Le détective bien de « chez nous » Nestor Burma ne résoudra plus aucun mystère dans les arrondissements de Paris. Son créateur, qui fut livreur, surréaliste, poète, anar, raciste, a introduit dans le polar français une poésie nocturne de la ville. Léo Malet est mort Dimanche d’une crise cardiaque, à près de 87 ans », consulté le 05 Février 2023, URL : https://www.liberation.fr/culture/1996/03/08/leo-malet-l-envahissant-cadavrele-detective-bien-de-chez-nous-nestor-burma-ne-resoudra-plus-aucun-my_166470/

24 Des kilomètres de linceuls, saison 2, épisode 6, France 2, 1993, 1 : 26 : 05.

25 Le Cinquième procédé, saison 4, épisode 2, Éditions Fleuve Noir, 1994, 1 : 24 : 37.

26 Drôle d'épreuve pour Mr Nestor Burma, saison 5, épisode 3, France 2, 1996, 1 : 29 : 56.

27 Nestor Burma court la poupée, saison 5, épisode 5, France 2, 1998, 1 : 29 : 36.

Citer cet article

Référence électronique

Fatima Seddaoui, « Un cas de transmédialité de genre policier : Brouillard au pont de Tolbiac de Joël Séria, (1994) d’après la bande dessinée de Jacques Tardi (1985) », Plasticité [En ligne], 04 | 2023, mis en ligne le 22 mai 2023, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/552

Auteur

Fatima Seddaoui

Université Toulouse-Jean Jaurès, UTJ2, Membre associée au laboratoire LLA-CREATIS 5 Allée Antonio Machado 31100 Toulouse seddaouifatima@yahoo.fr

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