Bright Star1 retrace les dernières années du poète anglais romantique John Keats (1795-1821), depuis sa rencontre en octobre 1818 avec Fanny Brawne, une jeune fille âgée de dix-huit ans, jusqu’à sa mort de tuberculose à Rome. Keats fut un poète marginalisé de son vivant, raillé par la caste des poètes et critiques alors dominée par le fortuné et adulé Lord Byron, considéré comme un héros. Keats fut quant à lui considéré comme un poète hypersensible, trop sensuel et insuffisamment viril. Sa correspondance publiée de façon posthume a soulevé l’indignation. On lui reproche de développer dans ses lettres à Fanny2 la jalousie, le désespoir, la mélancolie, la peur de la mort, la plainte, ce qui selon le poète Swinburne est le contraire d’une posture masculine normale : « a manful kind of man or even a manly sort of boy, in his love-making or in his suffering, will not howl and snivel after such a lamentable fashion3. » En effet, certaines lettres le valorisent peu et font apparaître ses fragilités.
Ce film est plus qu’un biopic car il ne se contente pas de retracer une courte vie mais adapte aussi les thèmes et le style poétiques propres à Keats, ce qui fait qu’il croise le cinéma avec la poésie mais aussi avec l’esthétique picturale. Jane Campion adapte deux types de textes, les lettres - Keats a envoyé une trentaine de lettres à Fanny - et les poèmes, chaque type d’écrit présentant dans le film des caractères distincts et des spécificités de ton et de style. Si, comme nous le verrons, la poésie fait perdre son identité au poète dans une communication avec le monde lui conférant une identité plurielle, les lettres recentrées sur l’intimité et sur la subjectivité révèlent davantage la douleur, l’égotisme voire l’égoïsme de l’être passionné et critique envers sa bien-aimée, dont il jalouse la force et la frivolité4. Les lettres font souvent apparaître l’homme malade et frustré. Jane Campion mêle volontairement les deux types de textes, en montrant que le discours est continu, entre langage de la communication courante, verbe poétique et lettres. Jane Campion, comme souvent dans sa filmographie - Sweetie, Un ange à ma table, Portrait de femme, La Leçon de piano -, donne un rôle majeur à la femme, forte et désireuse de s’émanciper. Ici, la cinéaste exalte le travail de la couturière-styliste, en le valorisant par la construction filmique qui montre les affinités que ce travail entretient avec le travail du poète : Fanny et John se rejoignent à la fois dans la dimension matérielle de la mise en forme des mots et du façonnage des tissus et dans la dimension spirituelle, par la sublimation de la matière dans les deux cas. Les deux œuvrent ensemble au texte, au tissu, à la suture du moi et du monde, par la création et par l’imagination, comme le suggère le poète, qui va partir à Rome, dans une métaphore de l’amour qui vaut pour la création : « Nous avons tissé une toile vous et moi, reliée à ce monde, un univers né de notre imagination. Nous devons couper les liens. » [1h.36min.48s.] Le film montre comment les amants artistes tissent ces liens, créent le fil qui relie l’art et le monde.
Le film de Jane Campion nous incitera à développer l’analyse de deux aspects qui le caractérisent, d’une part la qualité plastique de l’écriture, rendue visuellement et concrètement sur l’écran, d’autre part la mise en scène d’une élaboration de la poésie concomitante à l’expérience humaine.
Plasticité de l’écriture, plasticité du film
D’emblée, dès la séquence d’ouverture, le film manifeste sa qualité plastique. Le générique ressemble à un manuscrit très calligraphié. L’aiguille maniée par la couturière est liée visuellement au trait d’écriture qui inscrit Bright star, l’image associant déjà la main de la couturière et celle du poète.
Un très gros plan sur une aiguille qui transperce une étoffe bascule par la suite sur la présentation du personnage de Fanny Brawne. Le plaisir sensuel de la couturière se reconnaît visuellement dans le lien tactile avec la matière. Le regard de la couturière, que le spectateur de ce très gros plan épouse, est à la fois minutieux et caressant, au plus près du tissu. Nous sommes introduits dans la scène mais surtout nous nous trouvons par ce type de plan dans la position privilégiée de la créatrice, dont le regard nécessaire au bon geste est un regard aigu et dont l’implication tactile, physique, est aussi nécessaire à l’exécution du bon geste.
Voyant ces plans où la matière accroche le regard du spectateur, on se rappelle le petit tableau de Vermeer La Dentellière, analysé par l’historien de l’art Daniel Arasse5 qui oppose deux types de détails en peinture, le détail iconique et le détail pictural :
Ces deux modalités de détails peuvent, chacune, se donner à voir de façons différentes. On peut y reconnaître l’image transparente d’un objet, parfaite dans son imitation continuée jusqu’au « moindre détail ». Mais on peut, ailleurs, y voir la matière picturale, manipulée, aussi opaque à la représentation qu’éclatante par elle-même, éblouissante dans son effet de présence. On appellera donc le premier détail (qui fait image) « iconique », le second « pictural »6.
Ainsi le détail pictural ne fait pas image, il est pure matérialité, substance : « il ne représente pas et ne donne rien d’autre à voir que la matière picturale posée sur la toile maniée et manipulée parfois jusqu’à être triturée7 » ; il est le point qui prend et absorbe l’œil et marque le « seuil » de l’image, « celui où la peinture se fait image, mais où, inversement, de transparente image, elle peut redevenir peinture, opaque matière8. » À ce moment-là, le spectateur est dans une autre position par rapport à la toile, à une autre distance : la matière l’emporte sur l’image voire sur l’imagerie - dans le film, une femme cousant :
Dans le fait qu’il ne se laisse pas localement reconnaître pour autre chose que ce qu’il est et dont il serait le signe, par l’obstacle qu’il oppose à son identification comme signe, le détail pictural trouble, dans le tableau même, la lisibilité de l’image par un excès de visibilité de la peinture9.
De fait, Jane Campion ne choisit pas tant de développer un savoir sur la poésie et sur le poète - même si l’élaboration de ses productions poétiques sera largement présente et décrite - mais attache le spectateur à la réalité tangible d’une relation sensible, amoureuse, physique. Dans cette séquence d’ouverture, l’attention religieuse de la petite sœur, le calme de la pièce et la lumière pâle qui baigne la scène confèrent à la couturière une aura, celle de la créatrice absorbée, comme une lectrice, déjà, puisque le plan la captant rappelle par exemple La Liseuse ou Jeune fille lisant de Jean-Honoré Fragonard (vers 1770). Nimbée de lumière, absorbée à sa tâche et très créative déjà dans ses gestes inauguraux, la Fanny rayonnante présentée par Jane Campion ne renoncera jamais à dépasser les stéréotypes associés à la féminité, ceux-là même que lui rappelle Charles Brown, ami et compagnon d’écriture de Keats : selon lui en effet, elle n’est créative que par coquetterie et n’a pas de vocation - ou de mission - comme les poètes. En innovant dans son artisanat qui devient un art - au bal, elle se complimente elle-même devant Keats en disant « c’est la première fois dans le village qu’une robe a une collerette à trois plis » -, elle sublime un geste quotidien et fonctionnel, elle le déplace du domaine pratique au domaine esthétique. Le film entier va reposer sur ce dépassement de la réalité par l’art, se concentrant sur la poésie. Il met en valeur la fusion entre deux êtres, pourtant confrontés à diverses contraintes.
Cette tension entre contraintes et désir d’épanouissement se formule dans l’alternance de deux types de mises en scène créant de ce fait une dynamique plastique. Le premier type structure très fortement les plans, souvent avec des lignes dures, comme des tableaux - en passant par la référence picturale, notamment par la référence aux peintres hollandais du XVIIe siècle. Le surcadrage et la mise en abyme du carré ou du rectangle deviennent l’indice visuel même de la contrainte de l’espace dans lequel les personnages se trouvent : « Il est certaines impossibilités en ce monde » dit Keats, et le film ne cache pas ces obstacles insurmontables, le dénuement matériel, le qu’en dira-t-on, la maladie. Le second type de mise en scène contraste avec le premier car il est plus fusionnel, et repose sur l’ouïe - par la poésie - et le toucher, donnant au film une dimension sensuelle qui rend hommage à la poésie et à la poétique de Keats10. Cette notion de fusion entre le moi et le monde est en effet au cœur de la poésie de Keats, comme elle l’est dans le romantisme des Méditations poétiques de Lamartine, à la même époque. La fusion a pour origine une sensualité, une réceptivité sensorielle, une ouverture et une disponibilité au monde dont le film montre le caractère hors du commun. Ainsi Keats s’identifie à l’escargot sans doute en métaphorisant un contact avec le monde qui « mène aux sommets de l’Art11 » et en décrivant cette genèse de l’œuvre, qui nécessite « [l]es innombrables compositions et décompositions qui prennent place entre l’intellect et ses milliers de matériaux avant qu’il parvienne à cette perception tremblante, délicate telle une corne d’escargot, de la Beauté 12». Le poète est la membrane fine de ce mouvement entre intérieur et extérieur. Un tel contact avec le monde, un rapport sensoriel aussi profond, qui seront le parti poétique pris un siècle plus tard par Francis Ponge13, induisent que les mots viennent directement de cette nature, qu’ils en sont la matérialisation et sonore et visuelle, comme le souligne l’expérience un peu enfantine du poète relatée dans une lettre à Fanny14 :
J’ai écrit avec une méchante vieille plume toute cette semaine, ce qui est excessivement peu courtois. La faute en est à la plume d’oie : je l’ai retaillée mais elle demeure fort encline à faire des « e » aveugles. Cependant ces dernières lignes sont d’une bien meilleure calligraphie bien qu’un peu défigurées par la tache de gelée de cassis qui a fait aussi une petite marque sur l’une des pages du Ben Jonson de Brown, le plus beau livre qu’il ait. Je l’ai léchée mais elle est restée très pourpre – Je ne savais pas s’il fallait dire Pourpre ou bleu et dans le mélange de la pensée j’ai écrit Pourpleu15 ce qui pourrait être un excellent nom pour une couleur formée de ces deux-là, laquelle serait très seyante pour le lancement du printemps prochain.
La forme graphique du mot est essentielle ainsi que le plaisir sensuel, visuel, voire gustatif du mot. Naturalisés, issus d’une expérience physiologique intense, produits d’un sujet lyrique à l’identité métamorphique et plastique, les mots redeviennent objets, à tel point que Fanny prend au premier degré l’image des papillons invoquée par Keats pour décrire leur relation fragile : elle se met à élever des papillons [1h.02min.14s. et suivantes], transposant les mots du poète dans la réalité, leur donnant une matérialité. L’image poétique redevient réalité matérielle, les mots engendrent les choses. Dans une lettre où il évoque un regain d’énergie et sa volonté de s’installer dans un logement peu onéreux en ville, il écrit ceci16 :
Si je peux trouver un endroit d’un confort passable je vais m’y établir et trimer pour m’offrir du plaisir – dont il me faudra me passer si je ne peux pas me le payer – En parlant de Plaisir j’écrivais à l’instant d’une main tandis que de l’autre je portais à ma bouche une Nectarine – un vrai délice par Dieu – Elle a coulé douce, pulpeuse, moelleuse, duveteuse - tout son délicieux embonpoint a fondu dans ma gorge comme une grosse Fraise béatifiée. Je vais certainement procréer.
Le goût des nourritures terrestres s’articule à l’expression de la sensualité. Celle-ci est manifestée par un renfort d’adjectifs précisant les qualités matérielles. Elle est aussi appuyée par la comparaison entre deux fruits se faisant concurrence par leur qualité gustative. Cette description révèle un plaisir érotisé et la production poétique prend alors une connotation sexuelle. Le plaisir physique, organique, se trouve comme logiquement et directement transposé en énergie poétique, en procréation verbale. Stylistiquement, dans les poèmes, cette sensualité et cette matérialité des mots réapparaissent grâce aux images qui expriment la force d’une sensation, d’une émotion immédiate. La poésie de Keats recourt aux effets d’accumulations, à l’inventaire des biens terrestres immédiats, qui peut prendre la forme d’un recensement des minuscules comme sauterelles et grillons, ces sortes de monosyllabes animaux, d’éléments morphologiquement réduits, concentrant en eux une intensité. Le poème « Ode à l’automne » (septembre 1819) en fait le détail par exemple dans la troisième partie :
Où sont les chansons du printemps ? Oui, où sont-elles?
N’y songe pas ! N’as-tu point ta musique aussi
Quand meurt, paisible, un jour fleuri de longs nuages
Qui colorent en rose les chaumes dans la plaine ?
Alors, chœur plaintif, gémissent les éphémères
Parmi les saules de la rivière, soulevés
Ou retombant selon que souffle ou meurt la brise ;
Aux confins des collines, les agneaux grandis bêlent ;
Les grillons chantent dans les haies ; le rouge-gorge
En doux trilles siffle au jardin clos, et dans les cieux,
Pour leur vol assemblées, les hirondelles trissent17.
Le film rend cette sensualité et cette attention à l’infime cosmique par le travail de plans qui font la part belle à la nature la plus humble, un peu parfois dans le style des natures mortes ou, au cinéma, à la manière de Jean Renoir - on trouve dans Bright star des plans très similaires aux « tableaux » réalisés par Renoir dans Le Déjeuner sur l’herbe, film de 1959. Cette poésie tournée vers le monde plutôt que vers soi émane d’un poète qui a la plasticité du caméléon, qui adopte des identités plurielles, et dont la posture est plus dans une ouverture à l’autre que dans une analyse de soi. Ce caméléon est la figure invoquée par Keats lors de la leçon de poésie qu’il donne à Fanny, dans le film [29min. et suivantes], dont les mots sont repris d’une lettre (27 octobre 181818) où il indique que le poète n’a pas d’identité et où il se compare donc à l’animal dont l’apparence se remarque par sa plasticité, le caméléon :
Quant au Caractère poétique lui-même, (j’entends de l’espèce à laquelle, pour autant que je relève d’aucune, j’appartiens ; cette espèce qui se distingue du sublime wordsworthien ou égotiste, laquelle est une chose per se et tout à fait à part19) il n’est pas lui-même - il n’a pas de moi - il est tout est rien - il n’a pas de caractère - il prend plaisir à la lumière et à l’ombre ; il savoure la vie, répugnante ou belle, noble ou vile, riche ou pauvre, mesquine ou élevée – Il se plaît autant à concevoir un Iago qu’un Imogène. Ce qui choque le vertueux philosophe ravit le poète caméléon. Son goût pour le côté ténébreux des choses n’est pas plus nocif que son attrait pour leur bord lumineux ; car tous deux trouvent leur aboutissement dans la spéculation. Un poète est la chose la moins poétique qui soit ; car il n’a pas d’identité - il est constamment forme - et matière d’un autre Corps - Le soleil, la Lune, la Mer, les Hommes et les femmes, créatures impulsives, sont poétiques et possèdent en eux un attribut permanent - le poète n’en possède aucun ; il n’a aucune identité - il est certainement la moins poétique de toutes les créatures de Dieu20.
Au moment où certaines parties de cette lettre [soulignées par nous], sont reprises dans le film, le poète stéréotypé, Charles Brown, en retrait du poète et de son élève, occupe le plan dans une posture très posée, assurée, presque figée qui rappelle celle de la figure de savant qu’a peinte Vermeer - Le Géographe -, apportant ainsi un démenti visuel à cette image décentrée et plastique que revendique Keats, à sa conviction d’une poésie qui fait partie intégrante de la nature.
À corps et à mots
Alors, dans le film, comme en réalité dans la communication entre John Keats et Fanny Brawne, la lettre apparaît vraiment comme le moyen de fusion, comme une coprésence des corps, une commune présence intense et dépassant l’échange purement verbal. Lorsque la cinéaste montre les deux visages de profil dans des plans successifs, appuyés au mur qui sépare leurs chambres mitoyennes et comme se touchant en dépit de ce mur [44min. et suivantes et 58min. et suivantes], elle constitue visuellement une frontière matérielle infranchissable mais par le rapprochement des corps elle efface cette cloison qui devient aussi fine que ne le sera la feuille de papier sur laquelle ils écriront leurs lettres. Les mots de la lettre portent la trace d’un geste, venant d’un corps ému, qui se transpose dans l’encre posée sur le papier puis sur l’écran. L’écriture intime est indicielle : le corps des amants est vivant dans les lettres. La phrase écrite par l’un ou par l’autre rend un corps dont l’émoi semble concomitant à l’écriture. On lit la lettre et on baise le papier comme on jouirait du corps. Les corps s’unissent par la lettre et la lettre est un don physique et charnel de soi, comme l’affirme la lettre à Fanny du 8 juillet 1819 : « J’ai couvert de baisers votre écriture dans l’espoir que vous m’aviez laissé en gâterie une trace de miel21 ». Le travail de la cinéaste repose sur cette création d’une empreinte à même la surface écranique, révélant en plan rapproché au spectateur en contact avec cette écriture l’intimité de la production écrite qui porte les corps. Dans le film, les plans en surimpression montrent la lettre et le corps, supprimant la séparation entre les corps. Un plan par exemple [59min.53s.] évoque Keats parti dans le nord de l’Angleterre, le montre en taille réduite sur le rivage, tandis que l’image surimprimée inclut non seulement le montant de la fenêtre à travers laquelle Keats observe le paysage évoqué ensuite dans la lettre mais aussi la lettre même que lit Fanny, dans une vision très proche. Ainsi trois éléments fusionnent dans un seul plan, correspondant à trois moments différents, la fenêtre à travers laquelle Keats observe le bord de mer, Keats ayant rejoint le rivage, la lettre que lit Fanny. Le spectateur adopte le regard de Fanny et les mots qui se détachent d’une écriture en général floue sont des mots forts, « cruel », « my love » et « destroyed », au moment où on entend la voix de Keats lui reprocher d’avoir détruit sa liberté - « destroyed my freedom » - et de l’avoir envoûté. La lettre est lourde de souffrance, et visuellement, Campion crée du relief et de la matérialité dans la surface écranique pour densifier cette surface, en rendre certains points saillants – solitude du corps du poète sur le rivage, montant de la fenêtre connotant peut-être une séparation, mots qui blessent. Elle figure ainsi la charge physiologique - les émois -, pragmatique - la transmission d’une expérience – et symbolique – la réunion malgré la séparation – que porte la lettre.
Mais la vraie originalité du film tient sans doute à la mise en scène de la création poétique et au lien entre la sensualité du poète, la fusion de deux corps par les mots et la poésie qui en découle directement. La première connaissance que Fanny a de la poésie de Keats lui est donnée par le poème Endymion datant d’avril 1818 [8min.15s.], que Fanny charge son frère et sa sœur d’aller acheter pour - comme le dit la petite sœur au libraire, qui n’a vendu aucun de ses vingt exemplaires - voir si l’auteur qu’elle a rencontré « est un idiot ».
A thing of beauty is a joy for ever
Its loveliness increases; it will never
Pass into nothingness; but still will keep
A bower quiet for us, and sleep
Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing22.
La petite sœur lit ces cinq premiers vers puis Fanny s’empare du livre non sans l’avoir caressé sensuellement, l’avoir considéré d’abord dans sa matérialité, et reprend à voix haute la seconde moitié du onzième vers, puis le douzième et le treizième, ces trois vers qui synthétisent une idée en un style clair et dans une forme de vérité générale, sans fioritures :
[Y]es, in spite of all,
Some shape of beauty moves away the pall
From our dark spirits. Such the sun, the moon23
L’ami qui défend Keats face aux critiques parues dans la presse commentera ensuite [19min. et suivantes] une partie d’Endymion - Livre IV, de la seconde moitié du vers 636 jusqu’à la première moitié du vers 641 - et on verra l’effet sur le visage de Fanny, séduite par les mots qui évoquent un changement dans la vie du sujet lyrique - humilité devant le monde, devant les attachements communs et contingents, devant l’amour -, qui annonce leur relation amoureuse à venir :
I have clung
To nothing, lov’d a nothing, nothing seen
Or felt but a great dream! O I have been
Presumptuous against love, against the sky
Against all elements, against the tie/ Of mortals each to each 24
Le soir du réveillon de Noël [27min.22 s.], Keats invité chez Fanny offre à la famille - la mère, Fanny, son frère et sa sœur - le poème qu’il vient de créer :
WHEN I have fears that I may cease to be
Before my pen has glean’d my teeming brain,
Before high piled books, in charact’ry,
Hold like rich garners the full-ripen’d grain;
When I behold, upon the night’s starr’d face,
Huge cloudy symbols of a high romance,
And think that I may never live to trace
Their shadows, with the magic hand of chance;
And when I feel, fair creature of an hour!
That I shall never look upon thee more,
Never have relish in the faery power
Of unreflecting love! - then on the shore
Of the wide world I stand alone, and think
Till Love and Fame to nothingness do sink25.
Keats s’interrompt après le mot « romance », regarde Fanny, échange avec elle un regard et ne peut dire la suite, qui est une adresse à la femme aimée, où se formule le moment où l’on ne pourra plus connaître l’amour. Ce moment du film, alors, apparaît comme un tête-à-tête amoureux, et un aveu par la poésie : Keats voit Fanny et identifie la figure du poème à Fanny, anticipant peut-être la forme tragique que prendra leur amour. La poésie et la vie ne font qu’un.
Un autre moment du film fait entendre les dix premiers vers de Ode to a nightingale26[54min.]. Keats est dans un plan, le poème dit en voix off, mais la voix continue tandis que le plan est occupé par Fanny cousant à l’intérieur et regardant par la fenêtre le poète qui est à l’extérieur, dans le jardin, puis la voix revient s’inscrire dans plusieurs plans qui montrent de nouveau Keats, avant que cette voix ne se taise sur un plan de Fanny identique au premier : le montage les réunit ainsi, grâce à la voix qui dit le poème. La poésie circule et touche immatériellement les deux personnages. Les plans sont de plus en plus rapprochés sur la main de Keats qui écrit et dans le dernier plan, Fanny se lève, se dirige vers la fenêtre, mais le poète a quitté sa chaise et le spectateur peut alors penser que la poésie a transcendé l’espace matériel et que la voix intérieure du créateur formulant le poème s’est fait entendre par Fanny. Le poème est une adresse directe du sujet souffrant au rossignol, loué pour son euphorie et sa communion avec l’été. Le verbe poétique flotte dans le monde, la présence matérielle et physique du poète est remplacée par une forme immatérielle, les mots, qui vont toucher la bien-aimée comme transfigurée, du fait de sa présence à l’écran, en oiseau qui porte tant de valeurs positives. Une énergie presque matérielle émane des mots intérieurs du poète, œuvrant ici à une entente tacite, et opérant une attraction de Fanny vers la fenêtre. Le poète n’est plus présent physiquement dans le dernier plan mais la poésie a été créée. Le montage cinématographique suggère que la création poétique à proximité de la muse bien vivante est un phénomène magique qui permet la commune présence, non réduite aux corps.
La suite fait entendre le début de la partie 627, dans un espace obscur – on comprend très vite que Keats travaille avec Brown sur ce poème en lui montrant les vers écrits sur différents feuillets, et dont il opère le montage qui donnera l’enchaînement final :
Darkling I listen ; and, for many a time
I have been half in love with easeful Death,
Call'd him soft names in many a mused rhyme,
To take into the air my quiet breath ;
[« Dans cette obscurité j’écoute, et bien des fois
Je me suis presque épris de la Mort consolante,
Lui donnant des noms doux en maints poèmes songeurs
Pour qu’elle emporte mon souffle calme dans les airs ;]
Fanny qui est dans une autre pièce approche et le poète s’arrête après « breath » quand il s’est aperçu de sa présence. Il saute le vers « Now more than ever seems it rich to die» [« À cet instant mourir serait plus que jamais / Volupté »] - refusant l’attrait de la mort - puis continue :
To cease upon the midnight with no pain,
While thou art pouring forth thy soul abroad
In such an ecstasy!
[« Cesser d’être à minuit sans souffrance
Tandis que tu répands tout à l’entour ton âme
En une telle extase ! »]
Il semble qu’il soit question de Fanny dans le poème puisqu’elle est très présente à l’écran et comme attirée, rejoignant le poète. Il semblerait même que ce soit cette présence qui inspire ces mots. Brown manifeste alors une volonté de parler, en présence de Fanny et Keats s’interrompt, sans aller au bout de la strophe, qui ressortit de la Vanité mélancolique : « Still wouldst thou sing, and I have ears in vain— / To thy high requiem become a sod. » [Tu chanterais toujours pour mon oreille sourde, / Mais ton haut requiem n’émouvrait mon argile. »] Le poète en reste donc à une évocation euphorique de l’extase - véritable hommage à la dame.
Parmi les nombreux moments du film qui mettent en scène l’écriture, on peut aussi choisir pour l’analyse le moment de la diction du poème « Bright star » [1h.10min.]28 :
BRIGHT star! would I were steadfast as thou art—
Not in lone splendour hung aloft the night,
And watching, with eternal lids apart,
Like Nature’s patient sleepless Eremite,
The moving waters at their priest like task
Of pure ablution round earth’s human shores,
Or gazing on the new soft fallen mask
Of snow upon the mountains and the moors—
No—yet still steadfast, still unchangeable,
Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,
To feel for ever its soft fall and swell,
Awake for ever in a sweet unrest,
Still, still to hear her tender-taken breath,
And so live ever—or else swoon to death.
Le poète dit un poème qui semble fait pour Fanny et qui semble s’écrire sur le moment. Elle le commente en muse du poète, inspiratrice de la genèse du poème. Tous deux sont assis sur le canapé, lui très appuyé sur elle. Les mots semblent venir sur le corps de l’aimée, comme dictés par les sensations et l’émotion ; la concomitance est parfaite entre écriture et expérience immédiate. Les mains prises en gros plan sont confondues, équivalentes - on pense à l’aphorisme rimbaldien « la main à plume vaut la main à charrue » formulé dans « Mauvais sang » un poème d’Une saison en enfer. Ici, la main à coudre vaut la main à écrire : le tissu et l’aiguille pour elle l’artisane-artiste, l’encre et le papier pour lui le poète de la matière. Keats ne dit pas le poème depuis le début : il commence du dixième vers au treizième ; elle l’interrompt en demandant « it’s new ?» [il est nouveau ?], « de quel poème ? », ce à quoi Keats répond « le vôtre » en lui donnant un baiser. Puis il la regarde et dit « Bright star », enchaînant ensuite avec les deux premiers vers. Elle conteste alors le terme qui fait référence à la solitude de l’amoureux, qui se trouverait délaissé par sa belle volage ou futile dans les activités sociales : elle prend les vers pour elle, les contextualise, et les rattache à des réalités sociales que Brown par exemple lui reproche, voyant en elle une jeune femme qui aime se distraire en mondanités futiles.
Un autre moment-clé du film, se situant lorsque Keats est de plus en plus malade [1h.20min.], présente les deux personnages l’un en face de l’autre, elle assise sur un fauteuil et lui très faible couché sur le canapé où les deux amants partageaient déjà les mots de « Bright star ». « La Belle Dame sans merci », qui va être mis en scène comme une confession, une fusion des âmes et un pressentiment de la fin tragique, est dit alternativement par l’un puis par l’autre - Fanny s’est mise à apprendre les poèmes par cœur -, en un véritable chant amébée. Ils dialoguent en reprenant les mots du poète et se les donnent réciproquement, la fusion se faisant par les mots qui circulent dans l’air et par la voix. Même le vêtement les rapproche - ils sont en blanc et noir tous les deux - marquant leur gémellité. La fusion semble parfaite entre la vie et la poésie et entre les deux récitants, alors que les deux corps sont éloignés l’un de l’autre. Keats vient de parler d’une de ces « impossibilités » qui dressent des obstacles entre eux, car il a encore craché du sang. Fanny l’assure qu’elle ne l’abandonnera pas. Elle lui dit combien ses nouveaux poèmes sont « prometteurs » et même meilleurs que tous ceux de ceux de Coleridge, de Wordsworth et de Lord Byron qu’elle a pu lire. Elle commence à dire « La Belle dame sans merci » qui consonne avec l’état du poète, particulièrement le début de cette Ballade29 : « O what can ail thee, knight at arms, / Alone and palely loitering ? / The sedge has withered from the lake » [« Ah ! qui peut te faire souffrir, chevalier en armes / Errant pâle et solitaire ! /Les joncs sont desséchés au bord du lac »] Quand elle dit ces premiers vers, elle est dans le plan - plan taille, assise. Quand elle finit la strophe sur « And no birds sing. » [« Aucun oiseau n’y chante. »], la caméra s’est tournée sur Keats qui reçoit ses propres vers. Il saute deux strophes et enchaîne avec la quatrième strophe qui ressemble au portrait de l’un et de l’autre et de leur relation amoureuse : « I met a Lady in the meads, / Full beautiful, a faery’s child, / A hair was long, her foot was light / And her eyes were wild. » [ « J’ai rencontré une dame, dans les prés, / D’une grande beauté – la fille d’une fée ;-/ Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers/ Et ses yeux sauvages. »]; il saute encore une strophe et sur la sixième, les deux premiers vers sont dits par lui avec un plan sur lui, tandis que les deux derniers sont dits par lui sur un plan la montrant elle : « I set her on my pacing steed / And nothing else saw all day long, / For sidelong would she bend and sing / A faery’s song. » [« Je l’assis sur mon coursier paisible / Et ne vis rien d’autre tout le long du jour ; /Car elle se penchait de côté et chantait / Une chanson de fée. »] Tandis qu’elle est toujours dans le plan, elle continue avec la septième strophe ; elle dit le début de cette strophe, le vers 25 - « she found me roots of relish sweet » [« Elle trouva pour moi des racines d’un goût exquis »] - et sur le vers 26 - « and honey wild and manna dew,» [« Du miel sauvage et la manne de la rosée, »] -, on voit Keats sur la fin du vers. Elle enchaîne - plan toujours sur Keats - « And sure in language strange she said / « I love thee true ». » [« Et sûrement en langage étrange elle me dit:/ « “Je t’aime véritablement.” »] À ce moment-là, on perçoit l’émotion de Keats, lorsqu’elle avoue ainsi son amour par l’intermédiaire du poème. Cette réaction émue très visible pour le spectateur suggère que Keats mesure la force de ses propres mots, de sa création, et donne la preuve de la parole performative - puisqu’il sent ce qu’elle dit, qu’il a lui-même formulé. Ensuite le rythme devient encore plus dynamique dans l’association entre le plan avec personnage et la parole : il dit le vers vingt-neuf – « She took me to her elfin grot » [« Elle m’entraîna dans sa grotte d’elfe » ] - et on le voit, elle dit le vers trente - « And there she wept and sighed full sore, » [« Là, en me contemplant, elle poussa un profond soupir, »] - et on la voit puis on le voit quand il dit la suite de cette strophe : « And there I shut her wild wild eyes / With kisses four.» [« Là, je fermai ses yeux sauvages et éperdus / De quatre baisers. »] ; on le voit dire la strophe suivante, très souffrant : « And there she lulled me asleep / And there I dream’d – Ah ! woe betide !- / The latest dream I ever dreamt / On the cold hill side. » [« Et là, en me berçant, elle m’endormit / Et là, je rêvai, ah ! malheur véritable ! / Le dernier rêve que j’aie rêvé, / Sur le flanc de la froide colline. »] Les mots sont imprégnés de la souffrance, et affectent le corps. Dans cette circulation des mots en dialogue, chacun peut prendre l’identité de l’autre - confirmant le caractère plastique de ce sujet lyrique « caméléon » qui façonne des vers énonçables par des sujets pluriels : Fanny prononce les mots du chevalier, s’identifie à lui, changeant du coup l’identité de Keats et confondant finalement les personnages de la ballade. L’union se renforce dans cette confusion énonciative et identitaire.
Le dernier moment de poésie clôt aussi le film - après la mort de Keats à Rome : « Bright star » est dit par Fanny marchant dans la neige, en costume noir de deuil, comme le linceul même que le poème de Keats30 Endymion, le premier entendu par Fanny et dans le film, rejetait. Le rappel du moment de communion totale près du feu lorsque les deux amants « inventaient » « Bright star », le souvenir de cette fusion des corps par la poésie est le moyen pour Fanny de conjurer le deuil, de retrouver son amant disparu, par les mots. Elle dit alors le poème dans son intégralité - seule fois du film - poème achevé, accompli, qui trouve son sens d’être proféré par la muse qui l’avait inspiré dans le moment de grâce amoureuse évoqué plus haut. La caméra en travelling arrière laisse venir Fanny, comme pour s’effacer devant cette douleur, devant cette beauté parfaite des mots et pour mesurer la capacité de la poésie à matérialiser la présence d’un moment passé que l’énonciatrice se remémore à cet instant de la solitude. La caméra se concentre sur le visage source d’énonciation, l’unité de deux êtres se forme à travers les mots qui sont les signes qui restent. Ces signes contiennent concrètement toute l’émotion d’un moment - le tête-à-tête amoureux - et toute la personne disparue. Sur le générique final sur un plan noir - on a quitté la diégèse - la voix de Keats prononce « Ode to a nightingale31» en entier cette fois. Le procédé de symbolisation est bien la transmutation d’une présence en représentation, une migration du corps dans les mots. Au début de la troisième strophe, Keats a écrit ceci :
Fuir au loin, me dissoudre, oublier tout à fait
Ce que parmi les feuilles tu n’as jamais connu,
La lassitude, la fièvre et le tourment32
Au début de la quatrième, la reprise de la formule précédente et le procédé anaphorique sur le verbe monosyllabique suggèrent l’urgence du départ et le caractère brutal et nécessaire du détachement par rapport au monde :
Fuir, fuir au loin ! Mais je ne veux voler vers toi
Sur le char de Bacchus et de ses léopards,
Mais sur l’aile invisible de la Poésie
Malgré le doute et les lenteurs du cerveau lourd.
Déjà auprès de toi ! Tendre est cette nuit33
Keats est proche du Ronsard mélancolique des Derniers vers qui dessine le blason de son corps abîmé par le temps :
Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble34
Le romantique Keats comme le poète de la Pléiade pourrait s’en remettre à sa création pour lui conférer l’immortalité :
C’est fait j’ay devidé le cours de mes destins,
J’ay vescu, j’ay rendu mon nom assez insigne,
Ma plume vole au ciel pour être quelque signe
Loin des appas mondains qui trompent les plus fins35.
Cette plume qui vole, on pourrait dire, métaphoriquement, qu’elle est celle du rossignol présent dans ce poème qui s’élance à la fin du film et continue dans le générique final sur un fond aussi noir que la nuit « tendre » évoquée, nuit dans laquelle chante le « nightingale ». C’est la voix de Keats poursuivant celle de Fanny désormais disparue de l’image. Ainsi, l’histoire s’achève - et les êtres s’effacent - quand la poésie est dite en entier - les deux poèmes en l’occurrence, « Bright star » et « Ode to a nightingale ». Le poème porte donc une vie, il est monde, réalité à part entière.
Ainsi, Jane Campion a réussi la triple gageure de réaliser un biopic de Keats dans ses dernières années, de montrer l’élaboration de cette poésie au plus près de la vie et de rendre par les moyens plastiques du cinéma cette matérialité de l’écriture. Le film est à la fois l’intégration très subtile de la poésie de Keats dans la diégèse, une poésie qui rythme les moments de l’histoire, mais il est aussi une matérialisation de la poésie sensuelle, sensible, plastique de Keats, de sorte que l’écran s’est fait corps sensible, page et inscription des signes scripturaux, la cinéaste devenant à son tour poétesse, créatrice d’une poésie visuelle.