À propos de la lune, je voudrais m’intéresser à un aspect spécifique du travail de taxonomie des astres : l’élaboration de ce que les astronomes nomment l’apparence des astres, comme objet d’un savoir qui repose sur la production d’images. À côté de la mécanique céleste s’effectue en effet, plus souterrainement, un travail d’observation et de figuration des surfaces planétaires qui permet l’émergence de nouvelles représentations visuelles. Celles-ci se fondent sur l’expérience neuve de l’observation des planètes du système solaire, dotées d’une forme singulière, d’un aspect et d’une commensurabilité. La lune, étant l’astre le plus proche de la Terre et pendant longtemps celui qui était le plus visible, joue dans cette élaboration un rôle de prototype pour la visualisation des autres planètes, dont l’exploitation s’amorce avec Galilée et s’achève comme on le verra entre 1900 et 19141.
Alors que les nombreuses théories mathématiques de la lune, qui font le quotidien de la mécanique céleste, s’inscrivent sans ambiguïté dans le domaine des sciences, les images, elles, sont des objets hybrides, dont les objectifs et les techniques puisent à d’autres sources savantes, car la capacité de figuration relève de savoirs de différents types, dont les savoirs artistiques. Ce trait impose un principe de méthode : saisir le processus de visualisation suppose de ne pas trier a priori les images en fonction d’une technique ou d’un statut de leurs auteurs, mais de considérer au contraire que la succession des productions visuelles, même hétérogènes en apparence, résulte d’un exercice de savoir que l’on se propose ici de décrire.
L’historiographie qui compose le spectre des études visuelles s’est intéressée aux images scientifiques. Elle a envisagé les images dans leur dimension cognitive, dans une perspective d’histoire des sciences, avec les travaux de Lorraine Daston et Peter Galisson2 sur l’objectivité, ou sur des corpus plus spécifiques comme les images naturalistes ou la cartographie3. L’histoire de l’art ou l’anthropologie ont parallèlement questionné les fonctions d’autres formes de représentation du monde comme le portrait, l’icône, le paysage ou le réalisme en peinture, dans des analyses également susceptibles d’éclairer les images scientifiques4.
Les images lunaires peuvent ainsi s’appréhender de différentes manières. Un point de vue d’histoire des sciences verrait se succéder le temps de l’affirmation d’une modernité scientifique avec les images de Galilée, auquel succèderait un temps de la sélénographie dominé par la question des longitudes ; puis, à la fin du xviiie siècle, un temps de la topographie, et enfin celui de la géologie lunaire à la fin du xixe siècle. Ce ne sont pas, cependant, ces scansions que je vais retenir. L’étude d’un corpus large, entre arts et sciences, permet de reconsidérer cette chronologie et de mettre en lumière une autre histoire, en partie autonome par rapport aux questions scientifiques ou aux techniques de visualisation, celle d’un processus lent qui opère alternativement par différenciation et synthèse de différentes formes visuelles. Dans ce processus, je distinguerai trois phases. Une première période correspond à l’élaboration d’images sélénographiques hybrides, la seconde établit des types normalisés d’images scientifiques : la carte, le portrait, le détail. La troisième phase correspond enfin à leur synthèse et à l’élaboration par l’image d’un paysage lunaire exact. Il ne s’agit pas ainsi de faire l’histoire de l’ensemble du corpus des représentations de la lune, ni même des seules images scientifiques de la lune5. Je propose plutôt une archéologie du paysage lunaire qui surgit au début du xxe siècle, restituant les strates visuelles qui l’ont rendue possible. Les images mentionnées dans l’exposé n’interviennent ainsi que comme des étapes dans une série que l’on trouvera ailleurs traitée dans son exhaustivité6.
1. Des régimes hybrides de représentation
L’histoire des premières images lunaires est connue. La documentation en a conservé des ébauches en Angleterre avec William Gilbert qui observe à l’œil nu7, ou Thomas Harriot, mais c’est Galilée qui, le premier, avec sa lunette, observe et dessine des reliefs lunaires. Ces images ont fait l’objet de travaux exemplaires entre histoire des sciences et histoire de l’art qui ont montré qu’elles étaient le fruit d’une mutation du regard tenant au nouvel instrument bien sûr, mais également aux compétences personnelles de Galilée. Sa double qualité de savant et d’artiste lui a permis de renouveler et de fixer l’interprétation de ce qu’il voyait, de faire des tâches lunaires les ombres de reliefs, et de la sphère parfaite décrite par Aristote, un autre monde, une petite terre dont on pourra tenter la topographie, même si ce n’est pas alors le but du savant8. Les images lunaires réalisées par Galilée visent en effet avant tout à prouver cette hypothèse et amorcent une première phase, peu normalisée, de la connaissance visuelle de la lune.
1. 1. Visualiser un autre monde
Galilée a réalisé deux types d’images aujourd’hui célèbres : les lavis à l’encre de 1609, une technique particulièrement adaptée à la saisie des ombres, et les gravures publiées l’année suivante dans le Sidereus nuncius.
Les lavis sont des croquis d’observation proches de l’image naturaliste. Six phases lunaires y sont représentées numérotées. Ils focalisent l’attention sur la partie éclairée de la lune qui se détache sur un fond noir, et sur la limite qui sépare la zone d’ombre de la zone éclairée, le terminateur, dont le dessin conserve le tracé précis d’une ligne irrégulière, discontinue et variable en fonction des phases lunaires. Le gros plan d’un cratère, en bas à droite de l’image (Fig. 1), illustre au niveau élémentaire et en perspective (alors que l’image du disque lunaire est en deux dimensions) la forme des montagnes qu’il découvre sur la lune : au soleil couchant, la lumière rasante se découpe sur des reliefs dont la particularité est d’être creux au centre, l’ombre de la dépression contraste avec la clarté des bords. De même, les sommets des montagnes sont sous une lumière rasante éclairés plus longtemps que les plaines alentours, et forment des taches lumineuses dans l’ombre de la plaine. L’énorme cratère ultérieurement nommé Tycho figure ainsi deux cornes le long du terminateur dont l’interprétation est rendue explicite dans les lavis 3 et 4 qui juxtaposent une demi-lune croissante à une demi-lune décroissante (Fig. 1).
Les gravures imprimées dans le Sidereus nuncius sont des schémas réalisés à partir des travaux d’observation. Elles insistent fortement sur les éléments probatoires que sont les cornes et un cratère qui se trouve considérablement grossi par rapport au lavis n° 4 qui en est la référence (Fig. 2).
1. 2. Les effet-retour des tables de longitude
Cette première élaboration aiguillonne une pré-cartographie instaurant un système de référence de type géodésique, un codage des surfaces et une toponymie. La difficulté de l’observation réside dans le jeu complexe des librations lunaires qui transforment sans cesse le découpage des ombres sur la surface de la lune et fait obstacle à l’identification de points de référence stables. Le premier effort consiste donc à parvenir à s’abstraire de ces mouvements apparents pour fixer à partir des ombres visibles le relevé exact des reliefs qui en sont l’origine.
Si les observateurs et dessinateurs de lune sont nombreux au xviie siècle, l’effort le plus décisif est celui d’Hevelius, qui parvient dans sa Selenographia au premier codage de l’espace lunaire9. Il distingue mers et cratères, et mesure l’amplitude des librations pour réaliser des tabulae lunaires. Si ces tables peuvent être considérées comme les premières cartes lunaires, leur finalité ne réside cependant pas dans la visualisation cartographique proprement dite. Il s’agit pour Hevelius de fournir un support précis à l’observation des éclipses lunaires (Fig. 3), qui permettra à terme de préciser les tables, essentielles au calcul des longitudes des voyageurs, opération imposée par la mondialisation des échanges. La méthode des satellites de Jupiter privilégiée dans les observatoires est inutilisable, compte tenu de contraintes de l’observation en mer. Ce travail est néanmoins utilisé par Tobias Mayer, qui donne les bases d’une cartographie de la lune : inscription de la lune dans un référentiel abstrait.
Ce premier travail, adossé à un questionnement scientifique et producteur d’images hybrides – les tables – laisse place à l’émergence, fin xviiie siècle, de trois formes visuelles normalisées.
2. Trois formes visuelles complémentaires
À la fin du xviiie siècle, trois régimes de visualité organisent le corpus des images lunaires, au contact de deux frontières : celle, disciplinaire, qui sépare les arts et les sciences, et celle qui distingue, parmi les acteurs, les savants professionnels des amateurs. Ce double enracinement explique la stabilité de cette trilogie qui survit aux mutations techniques du xixe siècle.
2. 1. La carte : un espace modélisé
On commencera par la plus astronomique de ces formes visuelles : la carte. Les historiens de la cartographie comme Christian Jacob, ou plus récemment Jean-Marc Besse, ont défini les opérations cartographiques comme procédant d’une « modélisation » de l’espace réel en un espace cartographique par l’application d’un « schème géométrique10 », une grille. La carte est ainsi « un outil fonctionnel qui aide l’esprit humain à donner un sens à son univers à différentes échelles11 ». Elle instaure une mesure, une grandeur, une échelle, un dimensionnement de l’espace, elle en définit les orientations et les hiérarchies. Son élaboration comme sa lecture fait de la surface lunaire un territoire intelligible.
Dans la construction cartographique de l’espace lunaire, on peut retenir deux étapes, même si d’autres travaux pourraient être mentionnés. La première correspond à l’apport du cartographe Tobias Mayer, au milieu du xviiie siècle. Celui-ci est l’auteur des éphémérides lunaires les plus précis pour le calcul des longitudes basé sur la théorie lunaire d’Euler d’une part12, mais surtout sur une méthode empirique d’observation systématique qu’il mène du 14 juin 1748 au 10 juin 1750. Elle lui permet de mesurer très précisément les positions d’une série de points lunaires, inscrits dans un nouveau référentiel de coordonnées sélénographiques qui apparaissent sur les éléments visuels qui nous intéressent : des aquarelles (Fig. 4) et une carte lunaire (Fig. 5). Tobias Mayer a ainsi dû élaborer une sélénographie physique qui correspond à ce qu’on appelle, concernant la Terre, la géographie de la sphère : il a fixé un équateur lunaire, des méridiens et des parallèles, un axe de rotation vertical et placé le Nord en haut. Il a ainsi enveloppé le satellite des lignes imaginaires d’un espace mathématisé.
On a là une vue neuve de la lune, non plus une vue relative de la Terre, mais un objet individualisé dans le nouvel espace unifié par la loi de gravitation qu’Isaac Newton a nommé « l’espace absolu » dans ses Principia (1687), un espace continu, dénué de centre et infini. Mayer travaille cependant encore sur le disque lunaire et non sur la projection que supposerait un travail cartographique abouti13. En fixant la grille cartographique, il offre cependant une structure à l’élaboration ultérieure de cartes précises.
Le chantier cartographique est repris dans les années 1820 dans le sens d’une cartographie topographique. C’est d’abord le géographe Lorhmann qui adapte à la lune les codes de figuration cartographique mis au point par Johann Georg Lehmann pour la visualisation des reliefs terrestres : l’angle d’élévation, qui signale l’orientation des pentes14, et une échelle qui rapporte l’intensité des noirs hachurés à une pente mesurée en degré, de 10° à 90°15 (Fig. 6).
Lohrmann publie quelques feuilles, qu’il associe à des commentaires très précis, région par région, mais il n’achève pas sa carte lunaire. Cette tâche revient à un astronome, Heinrich Johann von Mädler, et à son mécène Wilhelm Beer, qui retiennent la plupart des options méthodologiques de Lohrmann : projection, teinte, échelle, figurés graphiques. En revanche, elle est entièrement redessinée16. Le résultat est une image extrêmement connue publiée en 1834 après un travail de six ans, la Mappa selenographica (Fig. 7).
Cette carte conserve le disque, les teintes des mers – les nuances de l’albédo. Elle montre une augmentation très importante de l’échelle et donc du niveau de détail. L’édition de la carte s’adosse à un volume de commentaires, section par section, où l’on trouve les coordonnées chiffrées des différents points mesurés, à la manière des catalogues d’étoiles des astronomes. La carte qui visualise ces données leur donne une intelligibilité d’ensemble et rend possible leur divulgation auprès du public, mais c’est le catalogue qui compile les données de référence.
Cette carte est la première image lunaire qui franchisse les frontières des cercles savants pour connaître une forte diffusion dans le dernier tiers du xixe siècle via l’imprimé de masse. Elle offre ainsi la première visualisation lunaire vulgarisée et incarne aux yeux d’un public de plus en plus nombreux l’image scientifique de la lune : elle est présente dans le boulet qui emmène Michel Ardan, le héros du roman de Jules Verne vers la lune17, elle inspire le héros de Huysmans qui, dans En rade, rêve d’une promenade lunaire18.
La lecture d’une carte topographique constitue par elle-même une forme d’expérience sensible. L’intelligibilité de l’espace qui s’y construit se noue sur une culture du détail et de la toponymie capables, à distance, de « remplir de mots les vides du monde, [de] multiplier et préciser les représentations, et [de] conquérir l’espace en le marquant de sens19 ».
Si la carte de Beer et Mädler demeure une représentation en deux dimensions du disque lunaire, elle connaît au cours du xixe siècle, comme c’est le cas des autres formes visuelle, une traduction en trois dimensions avec les globes en relief : un artefact expérimental qui permet par les moyens cartographiques une expérimentation plus immédiatement sensible, mimétique, et en cela proche du second régime de visualité qu’est la figure ou portrait.
2. 2. La figure ou portrait
À côté de la carte, le corpus révèle avec le portrait lunaire une seconde forme visuelle qui s’enracine dans l’imagerie scientifique plus ancienne de la peinture naturaliste. Sa logique a été récemment renouvelée par les travaux de Philippe Descola, qui a trouvé dans le « bricolage » de Claude Lévi-Strauss, et dans les travaux récents d’histoire de l’art, de nouveaux moyens d’interprétation et d’analyse de la « divergence art/science »20, et du progressif démantèlement de ce que Lorraine Daston et Peter Galison ont nommé la « vérité d’après la nature »21.
Il existe plusieurs portraits naturalistes de la lune. Celui de John Russell, à la fin du xviiie siècle, en offre une version aboutie qui permet de saisir ce qui est en jeu. Ce pastelist, portraitiste à la cour d’Angleterre, est devenu au contact de son ami William Herschel un astronome amateur. Dans le cadre d’une activité d’observation régulière et durable, il réalise plusieurs portraits de lune réalisés au pastel, à côté de tables et d’un globe lunaires (Fig. 8).
Le tableau montre une lune gibbeuse croissante dans un cadrage serré qui laisse peu de place au noir de l’espace. C’est la surface, l’apparence de la lune, qui est l’objet du tableau, et non plus le seul terminateur comme dans les images antérieures, ou la localisation de points pour la carte. Il repose sur les techniques de représentation élaborées des artistes et, concernant ces portraits de la lune, sur un projet savant mené par Russell pendant quarante ans. Il s’agit pour celui-ci de rendre visible les qualités de cette part du monde qu’est la lune, en une démarche conforme à l’alliance des arts et des sciences propre à l’image naturaliste.
Le travail de Russell permet de préciser ce qu’est un portrait. Il offre une vue terrestre de la lune, mais placée hors contexte par l’effet de la visualisation naturaliste : un ecce luna hiératique, objet singulier, individualisé, générique, dont l’heuristique se fonde sur le principe du « réalisme mimétique22 ». C’est ainsi la ressemblance qui caractérise l’image naturaliste, en en faisant d’abord une image issue de l’observation directe, une « chose vue23 ». Dans quelques pages lumineuses de La Pensée sauvage, Lévi-Strauss assimile ces images à des modèles réduits, des objets qui, à la différence des images scientifiques qui procèdent par décomposition et classement des parties, rendent accessibles « la totalité d’un objet représenté, mais en plus petit »24. Il s’agit d’être le plus fidèle possible au modèle (le prototype25), en un format le plus ramassé possible. Du point de vue cognitif, ces objets ne relèvent pas de la science, mais du « bricolage », qui associe des moyens techniques divers, dont les arts.
Cette définition éclaire également la place particulière de ces images ressemblantes dans les sciences, et particulièrement en astronomie. De fait, les portraits de Russell ne s’insèrent pas dans les corpus scientifiques mais elles ne gagnent pas non plus les collections d’art. Perçues comme des hybrides, elles demeurent dans des lieux périphériques, des lieux seuils : elles sont admises comme objet signifiants et décoratifs dans les espaces de réception et de représentation du Radcliffe Observatory d’Oxford, et à cette place particulière participent au processus de visualisation et d’appropriation de la lune comme territoire.
Au cours du xixe siècle, on peut suivre le parcours de cette forme visuelle ancienne qui survit à l’essor d’une astronomie professionnelle. Deux évolutions marquent l’histoire du portrait. La plus visible est l’essor d’une photographie lunaire, mais elle se conjugue avec un essor du dessin et des techniques modernes de reproduction des images. Celles-ci reposent sur l’apparition de nouveaux auteurs, des peintres et dessinateurs issus fréquemment du monde des artisans et porteurs de nouvelles techniques. Ils maîtrisent en effet, non plus la peinture académique, mais le dessin linéaire, qui appartient au domaine des activités industrielles, et dont la présence est massivement diffusée par de très nombreuses écoles de dessin. Celles-ci expliquent quelques parcours individuels exceptionnels qui renouvellent la représentation lunaire, par l’introduction de ces techniques visuelles. C’est le cas du lithographe Charles Bulard, par exemple, qui publie dans L’Illustration, en 1857, une série pionnière d’images lunaires, dont un portrait (Fig. 9). Ces travaux lui permettent de devenir directeur de l’Observatoire d’Alger au moment de sa création.
Cependant, c’est surtout la réappropriation photographique du portrait qui frappe. Les premiers daguerréotypes lunaires réalisés avec une technique pionnière dans l’enceinte d’observatoires professionnels correspondent en effet aux normes du portrait : par exemple, les célèbres daguerréotypes de John Adam Whipple, photographe de Boston, réalisés en 1851 au Harvard College Observatory ; à Cambridge, les photographies de Warren De la Rue en 1857 ; et celles de Lewis Rutherfurd à l’Université Columbia de New York (Fig. 10).
Les améliorations successives des techniques astrophotographiques permettent de réaliser des images de grand format. Elles font de l’ancien portrait naturaliste une image moderne et puissante, car l’impression directe de la lumière sur la surface sensible permet la recharge de la puissance iconique du portrait scientifique, ce qui explique, au moins en partie, l’immense succès médiatique de ces images.
2. 3. Le détail
L’image de détail – ou fragment26 – procède d’un déplacement du regard qui relève du changement d’échelle : elle abandonne la totalité du disque pour l’échelle de la région, du site ou du lieu lunaire. L’image de détail procède par série : il s’agit d’inventorier les lieux et les formes élémentaires de la lune mais aussi de comparer le même lieu à des temps différents. Elle renvoie à la tradition d’une géographie régionale qui comprend des modes de visualisation spécifiques comme la chorographie, mais surtout aux plans topographiques des architectes qui reposent sur des vues surplombantes projetées à la verticale, sans symboles ni codages ; à ceci près que les fragments lunaires reconstituent les volumes à partir des ombres projetées qui seules sont visibles aux yeux des astronomes. Travaillant à grande échelle, le fragment recèle sa logique propre, qui réside dans la capacité de la partie à renseigner sur le tout, parce qu’elle donne accès aux lois générales qui l’organisent.
C’est Johann Schröter qui crée la dénomination dans le titre de son ouvrage Fragments sélénographiques pour servir à la connaissance de la surface lunaire. Il systématise une pratique qui va devenir au xixe siècle l’apanage des mondes amateurs : la saisie des variations lunaires par un dispositif visuel qui s’intéresse à la dynamique des ombres sur les reliefs lunaires (Fig. 11). Schröter associe ainsi plusieurs représentations de temps différents sur la même planche, ce qui permet de confirmer la morphologie topographique identifiée, mais aussi de saisir d’éventuelles variations et anomalies lunaires. Un objectif en apparence secondaire mais qui, chez certains, relève d’une traque obsessionnelle des signes de l’activité, voire de la vie lunaire – ce que l’amateur Jules Pierrot-Deseilligny, a nommé le « tourment lunaire »27.
Au cours du xixe siècle, on constate la multiplication de ces vues fragmentaires mais aussi un franchissement de frontière avec leur implantation en milieu professionnel au moment où émerge l’astrophotographie. La réalisation de l’Atlas photographique de la Lune, de Maurice Lœwy et Pierre Puiseux, à la fin du siècle, sous la tutelle de l’Observatoire de Paris, est ainsi la transposition technique d’une pratique visuelle amatrice plus ancienne.
Le passage à la troisième dimension concerne le fragment, comme les autres formes visuelles. Il correspond à la réalisation de reliefs de lieux, en milieu amateur : des modèles réduits mimétiques qui permettent d’une part de valider les interprétations des ombres portées sur la lune, à partir de l’observation télescopique et, de l’autre, de faire varier les points de vue du regard sur une petite totalité mobile28. Ces maquettes rarement conservées ont cependant parfois été photographiées ou dessinées, comme c’est le cas des modèles en plâtre de John Herschel (1842) (Fig. 13 et 14).
3. Émergence d’un paysage
On mesure, à partir de la série qui vient d’être évoquée, la complexité de la réalisation de chacune de ces images, les efforts à la fois techniques et intellectuels dont elles ont fait l’objet, mais aussi les étapes du travail de visualisation d’un objet complexe qui a pu s’effectuer par leur intermédiaire. De ce point de vue, la juxtaposition des différents régimes visuels et les passages de frontières disciplinaires qu’ils ont supposés, recèlent une heuristique particulière. C’est le cas de l’appropriation du portrait et du fragment par l’astronomie professionnelle lors de la mise en place de l’astrophotographie, qui apporte à un mode de figuration clairement défini, des protocoles de saisie visuelle et une instrumentation de pointe. C’est également le cas du retour de cette imagerie du côté des artistes, au début du xxe siècle, qui correspond à la dernière étape de la construction d’un territoire. Il s’agit alors, à partir des images de fragments, de proposer une vue qui offre une prise directe à la perception, à échelle et à hauteur humaine. Cela revient à basculer d’une vision surplombante à une vision horizontale comparable aux perceptions terrestres, et à réaliser des images qui correspondent à ce que la tradition artistique occidentale nomme un paysage.
3.1. Un basculement du regard
Il est possible de faire l’histoire du basculement du regard qui s’effectue dans les années 1850, très certainement à la faveur des nouvelles formes visuelles en trois dimensions qui apparaissent dans la décennie précédente : globes en reliefs, reliefs, dioramas, stéréoscopies, des modèles réduits qui permettent de faire varier les points de vue et dont on trouve une série de traductions visuelles. Le type célèbre des « vues de Terre », qui existent dans la littérature avant d’être mises en image, permet une première horizontalisation du regard déjà commentée par l’historiographie29. Le premier exemple identifié à ce jour est une Terre vue de la lune de Charles Bulard, dont la publication date de 1858 (Fig. 15).
L’image comporte en effet un premier plan lunaire horizontal et, au loin, une phase de la Terre. La présence d’étoiles indique que l’on se situe dans un registre différent de celui du portrait. Le dispositif évoque en effet très nettement le modèle en 3D du diorama, en vogue à l’époque, qui comporte, au premier plan, des éléments en trois dimensions et à l’arrière-plan un paysage peint. Si on a souvent insisté sur le overview effect30 qu’instaure cette image, il ne faut pas pour autant négliger l’importance du basculement du regard qui s’opère au premier plan : regard rasant, presque horizontal, même si la vue est lointaine et ne peut être assimilée à un paysage.
On peut également mobiliser dans cette série les célèbres images de l’ouvrage de Nasmyth et Carpenter, fabriquées à partir de maquettes photographiées, qui figurent un tel basculement, mais s’en tiennent à un regard oblique et surplombant31. Un regard de Dieu, omniprésent dans l’imagerie scientifique de vulgarisation dont relève l’ouvrage.
3.2. Un sublime lunaire
C’est à Lucien Rudaux, dont la formation bi-disciplinaire artistique et astronomique permet un nouveau passage de frontière disciplinaire, qu’il revient d’achever ce travail collectif. Rudaux est le fils d’un artiste qui appartient à la mouvance de l’école de Barbizon. Rudaux fils se passionne très jeune pour l’astronomie et déploie dans la maison familiale de Donville (Manche), puis à Juvisy avec la Société astronomique de France, une activité d’observation amatrice et de vulgarisation qui passe très largement par l’image. Il joue avec les techniques utilisant parallèlement le dessin, la photographie et la peinture pour faire apparaître des paysages cosmiques inédits (Fig. 16). Rudaux est ainsi considéré, avant Chesley Bonestell, comme un pionnier du space art : un des promoteurs d’une élaboration prospective des mondes spatiaux au contact des institutions scientifiques, des techniques spatiales et des arts32.
C’est lui qui, soixante ans après les images de Bulard, parvient à poser les pieds du peintre – et par là même du spectateur – sur la surface de la lune, à placer un horizon lunaire conforme aux règles de la perspective, à produire un ciel noir sur lequel se détache la morphologie des reliefs lunaires. Il déploie, au sens propre, un pittoresque lunaire, qui répond à ce que l’on peut imaginer des contraintes locales en matière de perception : l’absence de nuance de lumière, la crudité des ombrages, le ciel noir. Autant de données capables d’affiner la perception visuelle, de permettre par l’imagination « d’éprouver et d’apprécier l’espace »33. L’espace lunaire se voit ainsi soumis aux lois de la perspective, c’est-à-dire à un mode de représentation qui est aussi une construction mentale, un schème de lecture identique à celui qui est appliqué à la nature terrestre34. L’espace de la lune s’insère ainsi, suivant la formule de Rudaux, dans « un champ visuel normal »35, capable d’instaurer une continuité avec l’espace terrestre.
L’image de paysage devient ainsi le moyen d’une expérience de perception. Les travaux récents de Philippe Descola permettent de l’inscrire dans un corpus plus vaste des usages des représentations de l’espace36. À la différence du portrait, de la carte ou du fragment, qui sont des surfaces, les paysages sont des figurations en trois dimensions, structurées par la perspective. Ils sont en ce sens des images pénétrables qui peuvent permettre de déployer des formes particulières d’expérimentation de l’espace – rêveries, promenades imaginaires.
4. Conclusion
En posant la question des procédés de visualisation de la surface lunaire, j’ai voulu saisir un processus de construction intellectuelle de longue durée : celui qui consiste à faire du satellite de la Terre un monde, un espace accessible à une perception par les sens, un paysage de même ordre mais différent de ce que l’on peut trouver sur terre. Ce sont ces caractères spécifiques, mais obéissants aux mêmes lois, qui sont progressivement mis au jour. Ce travail, qui est évidemment étroitement lié aux méthodes et aux apports de l’astronomie dont il a tiré l’essentiel de sa substance, se situe néanmoins dans sa périphérie ou dans un dialogue avec d’autres formes d’intelligibilité, en particulier celle des artistes.
La construction visuelle n’est bien sûr qu’un élément de la connaissance de la lune parmi d’autres, comme le calcul des librations ou les théories mécanistes du satellite ou sa géologie (sic), dont il n’a pas été question ici. Ces images complètent ainsi des séries de données scientifiques. Elles apportent également à l’astronomie, par la série des procédés visuels qu’elles mobilisent, quelque chose d’extrêmement singulier et précieux : elles fournissent à une discipline d’observation la possibilité d’une expérimentation. Le laboratoire visuel des images peut à ce titre être comparé au laboratoire fictionnel des voyages lunaires imaginaires, dont Frédérique Aït-Touati a rendu compte37.
Premier effort de visualisation d’un territoire extra-terrestre, le corpus des images lunaires forme une matrice pour l’appréhension des autres planètes. S’il existe en effet dès la fin du xixe siècle des cartes de la planète mars, celles-ci sont très largement prospectives et s’avèreront pour la majeure partie erronées, tandis que les paysages lunaires de Lucien Rudaux anticipent avec beaucoup d’acuité ce que les astronautes découvriront en 1969. La lune apparaît bien comme l’objet prototype d’une connaissance d’un territoire extra-atmosphérique, elle donne ainsi une trame, des repères, des moyens de visualisation et d’appropriation transposables ensuite. L’immense succès de ces images autour de 1900 témoigne à sa manière de leur importance et, par la curiosité qu’elles ont suscitée, de la nouveauté de l’expérience qu’elles ont constituée38.
Les paysages réalisés par Lucien Rudaux en 1912 marquent la fin d’un cycle. L’imagerie lunaire demeure ensuite, jusqu’aux années qui précèdent le voyage de 1969, beaucoup moins dynamique, concurrencée par des objets célestes plus lointains ou plus petits, mais aussi par les instruments d’un voyage stellaire prospectif : le vaisseau, la fusée, qui font l’objet d’un nouveau travail des images préfigurant de nouvelles expériences39.