Colloque « L’Aviation militaire au sortir de la Première Guerre mondiale », CERPA, Mairie de Paris, 30 octobre 2018

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Alors que les commémorations du centenaire de la Grande Guerre s’achèvent, le thème des sorties de guerre, particulièrement travaillé depuis une vingtaine d’années par des chercheurs tels que Bruno Cabanes et John Horne, permet de renouveler l’historiographie de cette période charnière, sinon transitoire, entre guerre et paix1.

S’inscrivant en partie dans cette tendance, le Centre études, réserves et partenariat de l’armée de l’Air (CERPA) invitait chercheurs militaires et universitaires à considérer l’impact des années de guerre sur l’aviation militaire française, lors d’un colloque accueilli le 30 octobre 2018 par la Mairie de Paris. Aussi s’est-il agit de mieux appréhender la « révolution aéronautique » intervenue entre 1914 et 1918, comme le posait le propos introductif du Professeur émérite François Cochet (Université de Lorraine).

1. Des techniques mises au point pendant la guerre

Alors que les emplois de l’aéronautique se multiplient avec la guerre, de nouvelles techniques sont développées afin d’en tirer le meilleur profit militaire. L’adjudant Arnaud Hédin (escadron de défense sol-air 5/950 Barrois) a ainsi évoqué les contraintes physiques et techniques qui pesaient sur les liaisons entre le sol et l’avion. Le développement de ces techniques de communication, de la signalétique au sol jusqu’à la TSF embarquée à la fin de la guerre, a permis à des escadrilles spécialisées dans le réglage de communiquer leurs observations aux artilleurs et, partant, de rationaliser les tirs. À l’armistice, le nombre de signaux disponibles avait quintuplé, permettant de raffiner les communications et de transmettre ces techniques au domaine civil.

L’observateur du début de la guerre s’inscrivait désormais dans un système de renseignement aérien pleinement intégré par l’état-major, comme l’a analysé le capitaine Baptiste Colom-Y-Canals (École de l’air). La photographie permettant d’apporter rapidement des informations fiables, une unité complète est organisée dans l’escadrille pour le traitement et l’interprétation des photos ramenées du front, avant qu’un système de transmission passe l’information aux autres services. Si le rendement reste limité à vingt-quatre plaques par vol, l’année 1918 marque les premières expérimentations de systèmes automatiques et de pellicule argentique. Le groupement de Paul-Louis Weiller, par les appuis politiques dont il bénéficie, peut librement tester ces dispositifs et fait remonter ses renseignements directement à Foch, témoignant d’une acculturation du haut-commandement à ce système d’information. Une dimension stratégique du renseignement aérien qui a pu être occultée après la guerre par l’armée de Terre pour minimiser son importance.

Autre spécialité née de la guerre, le bombardement stratégique a été l’objet d’une communication de Jean-Charles Foucrier à partir du cas londonien. Ayant à partir de 1915 pour objectif de terrifier les populations pour mettre un terme au conflit, ces opérations s’avèrent aussi impopulaires qu’inefficaces. La France y met ainsi un terme en 1917 pour se concentrer sur la chasse et l’appui tactique. Au contraire au Royaume-Uni, une force de vengeance, l’Independent Air Force, est fondée en 1918 par Hugh Trenchard afin de concentrer les efforts sur des cibles stratégiques et de grande envergure. Malgré les maigres résultats de cette doctrine, celle-ci est poursuivie après la guerre par le même Trenchard, s’inscrivant dans les pas de Giulio Douhet.

Face aux appareils menaçant les centres urbains depuis le ciel, la défense aérienne s’organise, notamment à Paris comme l’a évoqué Claude Ribbe à partir du cas du commandant Camille Mortenol (1859-1930). Officier atypique, puisque né en Guadeloupe d’un père affranchi depuis peu, il parvient à intégrer l’École polytechnique et participe, dans la Marine, à l’expansion coloniale. La couleur de sa peau cantonne son ascension professionnelle au grade de capitaine de vaisseau sur un bateau désaffecté à Brest en 1914. Ses relations avec le général Gallieni, gouverneur militaire de Paris rencontré à Madagascar deux décennies plus tôt, lui permettent cependant d’être transféré dans l’artillerie, où il est chargé de mettre en place la défense aérienne du Camp retranché de Paris. Disposant de batteries de défense contre-aérienne (DCA) et d’escadrilles situées au Bourget, Mortenol expérimente par ailleurs différentes techniques afin de prévenir les bombardements allemands : des postes d’écoute sont installés pour anticiper l’arrivée des avions, tandis qu’un système de prévention par sirènes électriques est complété par la construction d’abris anti-aériens. Témoignant du caractère expérimental de ces défenses, il développe des projets de leurres lumineux électriques dans des zones rurales telles que Maisons-Laffitte et Achères.

S’inspirant de ces expériences novatrices de l’aviation militaire d’avant 1918 pour renverser la perspective, le lieutenant Ivan Sand (CERPA) a interrogé le concept de projection aérienne, consacré par le Livre Blanc de 1994, et à ce titre anachronique, à partir des missions spéciales et opérations menées sur les fronts périphériques. Des pilotes tels que Jules Védrines ou Ernest Evrard ont ainsi été envoyés au-delà des lignes allemandes pour collecter des renseignements, retournés par pigeons voyageurs, mais aussi pour saboter des infrastructures afin de désorganiser et ralentir l’ennemi. Marginales, ces opérations annoncent quelques développements postérieurs de la projection aérienne, de même que l’installation des escadrilles françaises (MF98 et MF99) sur le front d’Orient à partir du printemps 1915. Manquant de moyens, celles-ci ont peiné à s’organiser mais ont posé les prémices du concept de base aérienne de théâtre, développé par le colonel Armengaud après la guerre du Rif. Il s’agit bien en tous les cas d’une projection d’influence française dans la région, avec l’implantation du réseau aérien en Roumanie, Serbie et Grèce, où opère la Compagnie franco-roumaine à partir de 1920.

2. Une « révolution aéronautique » inachevée ?

L’avion étant d’abord un instrument technologique, sa production et son développement ont été fortement accélérés par les crédits de guerre. Comme l’a expliqué le capitaine Sylvain Champonnois (Service historique de la défense), la demande croissante en matériel toujours plus performant a conditionné le passage d’un système productif artisanal vers une production de masse. L’effort d’organisation et d’adaptation se traduit par la mise en œuvre d’une politique structurée à partir de 1915. À la fin de la guerre, la France est le premier producteur mondial et fournit six pays alliés, alors même que le prix de fabrication a doublé du fait de la sophistication des appareils. Si les hommes sont démobilisés, d’importants surplus – vingt mille moteurs et huit mille avions se retrouvent sans emploi – compliquent cependant la transition vers une économie de paix du secteur aéronautique, que des difficultés à concentrer et rationnaliser ses entreprises handicapent durablement.

Le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois (CERPA) est, pour sa part, revenu sur la naissance avortée de l’armée de l’Air dans l’immédiat après-guerre, où les débats font rage quant à l’organisation et au statut à accorder à la nouvelle arme. Dans un contexte de déflation généralisée de l’armée française, moins de la moitié des deux cent cinquante-huit escadrilles qui se trouvaient en métropole en 1918 survit à la démobilisation. Dirigée à partir de 1921 par un inspecteur général de l’aéronautique, l’aviation militaire subit ensuite une « normalisation administrative » avec le renvoi de la DCA dans l’artillerie tandis qu’en 1923, les cent vingt-sept escadrilles de l’armée française sont réparties en quatorze régiments. Si les officiers de l’aéronautique sont généralement brillants et en moyenne plus jeunes que ceux des autres armes, beaucoup d’entre eux sont issus du rang. En résulte un sous-encadrement qui oblige à faire appel à des officiers venus d’autres armes, donc sans culture aéronautique. Les limites de l’aviation de chasse, qui ne peut pas se défendre par l’arrière, sont alors observées : l’emploi du Bréguet 19 triplace est désormais privilégié, semblant reléguer le pilote de chasse, seul dans son monoplace, à un rôle subalterne. Le rattachement direct de la Division aérienne au Grand Quartier général (GQG) en mai 1918, sorte d’embryon d’armée de l’Air voué à jouer le rôle de réserve, reste l’objet de débats vifs jusqu’en 1929 en raison du manque de coordination qu’implique cette situation.

Malgré l’inachèvement de certains processus entamés pendant la Grande Guerre, le général Philippe Steininger (Centre national d’études spatiales) a observé quatre principes stratégiques restés pertinents jusqu’à nos jours. En effet, des unités ont été spécialisées (reconnaissance, réglage, bombardement et chasse) et regroupées sous un commandement centralisé par une circulaire de novembre 1914. Les efforts ont ensuite été concentrés à travers les groupes et escadres. Troisièmement, la supériorité technologique demeure toujours nécessaire et beaucoup de renversements de domination sont intervenus entre 1914 et 1918 en fonction d’innovations technologiques telles que la mise au point du tir synchronisé à travers l’hélice par Anthony Fokker. Enfin, il apparaît dès la bataille de Verdun qu’un revers est difficilement évitable sans supériorité aérienne.

3. Des avions, des hommes et des représentations

Au-delà des aspects techniques, stratégiques et institutionnels, les hommes et leur médiatisation ont occupé le reste des échanges, capitalisant de la sorte sur les renouvellements historiographiques des dernières décennies.

Zacharie Boubli est ainsi revenu sur la place centrale qu’a occupé La Guerre aérienne illustrée pour raconter, à partir de la fin de l’année 1916, ce « cinématographe d’héroïsme » qu’observait son rédacteur en chef, Jacques Mortane (de son vrai nom Jacques Romanet). Lui-même aviateur, le journaliste permet de faire se rencontrer les milieux aéronautiques et de forger un récit commun de la guerre aérienne. Mettant particulièrement en valeur certains de ses amis pilotes tels que René Dorme, Mortane contribue à édifier un panthéon aérien national, contrastant avec les pilotes adverses qu’il ne cesse de rabaisser en dressant, entre autres, des tableaux de scores des As allemands. À côté de la monstration de pilotes blessés, il s’agit de disqualifier l’ennemi en tant qu’adversaire menant une guerre à la régulière, selon des principes sportifs supposés universels.

Le mythe sportif de l’As s’inscrit en effet dans une généalogie hybridant la culture sportive de la Belle Époque avec la guerre, comme l’a établi le Professeur Paul Dietschy (Université de Franche-Comté). Apparaissant en 1915 dans un contexte de crise, ce mythe s’associe à celui de la guerre et au discours du « grand match » développé par L’Auto, voyant dans le conflit un moyen pour le sportif de se réaliser. Si beaucoup d’As sont des sportifs accomplis, leur volonté et leur ardeur au travail doivent leur permettre de devenir des champions proches de ceux d’avant-guerre. Les règles de cette compétition aérienne n’en incitent pas moins, d’abord, à tuer. Après la guerre, ce mythe est cependant remis en cause : si les As sont nommés parmi les victimes sportives, les aviateurs eux-mêmes déclarent regretter les pilotes des origines tels que Roland Garros et Georges Guynemer. L’As ne semble plus faire recette.

Comme l’a expliqué le Professeur François Pernot (Université de Cergy-Pontoise), les années d’entre-deux-guerres marquent en effet le passage de l’image du « chevalier du ciel » à celle de l’aviateur. Repères moraux et demi-dieux laïcs pendant la guerre, les aviateurs se sont différenciés du reste de l’armée par des accessoires, une attitude que leur reconnaissait la société par l’intermédiaire des journalistes. Une fois le conflit fini, les records de vitesse battus prennent rapidement le pas sur les palmarès des victimes. Les pilotes de guerre assurent désormais les liaisons en Europe et défrichent le ciel, ce qui les assimile à des aventuriers. Dans les années 1930, l’aviateur remplace ainsi le « chevalier du ciel » et son mythe qui purifiait les faits : les pilotes perdent leurs visages mais continuent de dompter la machine.

L’As demeure ainsi le creuset des représentations du pilote de guerre. Aussi suis-je revenu aux fondements de l’idéal-type de l’aviateur de guerre, par une analyse prosopographique de cent quatre-vingt-dix pilotes ayant été recensés sur des listes d’As. Hommes jeunes et sportifs, ceux-ci ont généralement commencé leur vie militaire dans une autre arme. L’élitisme de l’aviation se reflète dans leur recrutement : il ne s’agit que de volontaires souvent transférés pour cause de blessure et sélectionnés pour leurs compétences techniques. La médiatisation dont bénéficient leurs performances guerrières dans les airs, en plus des honneurs et promotions qui les accompagnent, dote ces pilotes d’un capital symbolique renforcé en sortie de guerre. Si une partie non négligeable des survivants conserve des séquelles, une large majorité d’entre eux reste liée au domaine aéronautique par des engagements professionnels ou associatifs. Ces As prolongent ainsi dans la paix une expérience de guerre marquante mais idéalisée.

Celle-ci reste transmise à travers la tradition militaire, qui voit dans ces premiers héros une origine commune, la matrice d’une culture d’arme. Le commandant Nicolas Marché (escadron de drones 1/33 Belfort), mobilisant les mémoires de Pierre de Fleurieu et de Marcel Hugues, a ainsi souligné les liens qui subsistent entre la Spa.95 de la Grande Guerre, « socle sur lequel s’est bâti l’escadrille », et celle de 2018.

4. Vers une « plus Grande Guerre » aéronautique ?

En autres réflexions conclusives, François Cochet a invité à approfondir les recherches sur les liens qu’entretenaient ces militaires avec le politique et les réseaux dans lesquels ceux-ci s’inscrivaient. De plus, s’il fut beaucoup question des As, le sort des autres aviateurs – y compris ceux tués à l’entraînement – et personnels de l’aéronautique reste trop peu travaillé. Autant d’axes de réflexion qui devraient permettre d’approfondir notre connaissance du conflit, au-delà des mythes.

Cependant, après ce colloque riche d’enseignements sur le cas français, reprenons à notre compte le concept de « plus Grande Guerre » (Greater War) travaillé notamment par Robert Gerwarth et John Horne pour étendre les conceptions du conflit au-delà des bornes chronologiques et spatiales de la guerre 14-18 ouest-européenne, et appelons à écrire l’histoire d’une « plus Grande Guerre » aéronautique. Depuis les sommes réalisées par Lee Kennett et John Morrow au début des années 1990, aucun travail d’importance n’a en effet travaillé la période à l’échelle internationale, en dépit de décennies de travaux nouveaux, restés épars2. Gageons qu’un grand colloque de synthèse, reprenant les thématiques de ces journées dans une perspective globale, permettrait de pallier ce manque par une mise au point salutaire.

Notes

1 Horne John, « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », 14-18 Aujourd’hui/Today/Heute, 2002, p. 45‑53 ; Cabanes Bruno, La Victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Seuil, Paris, 2004, 549 p. ; Cabanes Bruno, Piketty Guillaume, « Sortir de la guerre : jalons pour une histoire en chantier », Histoire@ Politique, 2007, vol. 3, no 3 ; en ligne : https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2007-3-page-1.htm ; Gerwarth Robert, Horne  John (dir.), War in Peace : Paramilitary Violence in Europe After the Great War, Oxford Univ. Press, Oxford, 2012, 240 p. Retour au texte

2 Kennett Lee B., The First Air War, 1914-1918, Free Press, New York,1991, 275 p. ; Morrow John H., The Great War in the Air: Military Aviation from 1909 to 1921, Smithsonian Institution Press, Washington, D.C.,1993, 458 p. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Damien Accoulon, « Colloque « L’Aviation militaire au sortir de la Première Guerre mondiale », CERPA, Mairie de Paris, 30 octobre 2018 », Nacelles [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/729

Auteur

Damien Accoulon

Doctorant agrégé d’histoire

Université de Paris-Nanterre (EA 4414 HAR), Technische Universität Braunschweig

damien.accoulon@parisnanterre.fr

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