Carte postale célébrant le succès du raid de 1924. Sarmento de Beires à gauche et Brito Paes à droite
En 2017, quatre-vingt-dix ans se sont écoulés depuis le dernier grand vol de José Manuel Sarmento de Beires1 et de Brito Paes2, réalisé entre Bolama (Guinée-Bissau) et le Brésil, pendant la nuit, sans appui de la radio et sans avion supplémentaire3. Dans une traversée de l’Atlantique, les conditions que l’on vient d’énoncer accroissaient le danger en cas d’avarie. Il faudrait relever dans la presse de 1927 les échos de ce grand voyage, qui a confirmé au monde la précision absolue du sextant revu et reformulé par le Portugais Gago Coutinho4 ; néanmoins, pour le moment, je ne m’attarderai pas au vol de 1927, mais au tout premier grand vol de José Manuel Sarmento de Beires, celui qui l’a transformé définitivement en héros national au Portugal et qui a connu la plus grande répercussion internationale : le raid Lisbonne-Macao, qui visait à relier le Portugal à sa colonie la plus lointaine et à imposer l’image d’un pays dynamique, « plein d’énergie, de vitalité et d’esprit d’initiative5 », sur le plan international. Ce raid appartient aux essais de l’aviation pionnière des années 1920 et il se destinait aussi à se constituer comme une étape préparatoire pour tous ceux qui avaient l’intention d’entreprendre le tour du monde en avion.
1924, l’année des grands vols pionniers, est un moment important dans l’histoire de l’aviation. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale s’est développée l’utilisation massive de l’aviation, ce qui a assuré un nouvel élan à une activité jusqu’alors davantage pratiquée par des amateurs, donnant naissance à l’industrie aéronautique et, peu à peu, aux technologies de pointe. Au cours des années qui ont suivi le premier conflit mondial, l’aviation a connu des évolutions profondes et durables. Les pilotes de guerre démobilisés, appuyés par leurs mécaniciens, ont contribué à construire de nouveaux modèles, essayant des moteurs plus puissants, capables d’atteindre une vitesse inconnue auparavant et de permettre une meilleure autonomie des appareils.
Un autre facteur d’essor de l’aviation dans les années 1920 a été le défi des vols intercontinentaux et transocéaniques, qui avait notamment pour cause la volonté des grandes entreprises de construction aéronautique de réaliser des vols au long cours pour affirmer leur puissance et leur prestige. Les lointains territoires coloniaux devenaient des destinations toutes indiquées. De plus, certains voyages parmi les plus importants de cette période ont été la réponse aux défis d’une société enthousiasmée par le progrès et à l’annonce de patronages qui attribuaient des prix très élevés.
Ce climat concurrentiel a donné lieu dans la presse à des titres imprégnés d’attente anxieuse (fig. 1), remplissant les pages de nombreux journaux nationaux et internationaux, par exemple en France et en Espagne :
La course aérienne pour l’Est
L’aviation commerciale, transportant d’abord du courrier, puis des passagers d’un pays à l’autre, a commencé alors, petit à petit, à s’ouvrir sur le monde. C’est en février 1919 que le premier vol civil transportant des passagers eut lieu dans un avion bimoteur Farman Goliath, un bombardier démilitarisé de la Première Guerre mondiale, qui relia la France au Royaume-Uni, transportant onze personnes, en deux heures et trente minutes. Dès lors, l’aviation commerciale se développa de telle sorte qu’en 1924, plusieurs compagnies aériennes opéraient déjà, avec régularité, des liaisons entre les principales villes d’Europe et aux États-Unis.
En 1924, l’année où Sarmento de Beires (pilote), Brito Paes (commandant) et Manuel Gouveia (mécanicien) entreprirent leur raid à Macao, le plus grand défi de l’aviation mondiale était d’accomplir le tour du monde. Ainsi, pendant que Beires et son équipage tentaient de réussir la première liaison aérienne entre Lisbonne et Macao, d’autres vols très importants (fig. 2) eurent lieu au niveau mondial, visant des distances plus longues :
Les quatre expéditions aériennes en cours en 1924
– Durant le mois de mars 1924, les pilotes britanniques Stuart-MacLaren et William Plenderleith (accompagnés de leur mécanicien Andrews) partirent d’Angleterre pour un tour de monde, à bord d’un hydravion monomoteur Vickers Vulture. Ils ne parvinrent pas à leur but à cause d’un brouillard très dense qui les força à amerrir d’urgence en mer de Béring, au mois d’août. Néanmoins, ils avaient parcouru 21 000 kilomètres en 130 jours.
– En France, Georges Pelletier-Doisy et Lucien Besin décollèrent de Paris avec pour destination Tokyo, en avril 1924, dans un monomoteur Breguet xix, dans le but d’étudier les possibilités d’une ligne aérienne vers l’Orient. Ils arrivèrent dans la capitale japonaise 84 jours plus tard en ayant parcouru 18 000 kilomètres. Cependant, un atterrissage forcé provoqua la destruction de l’avion et les pilotes durent acheter, en Chine, un vieux Breguet xiv pour achever le voyage.
– En septembre 1924, deux avions Douglas World Cruiser, de la Force aérienne états-unienne, réalisèrent le premier tour du monde, en parcourant 44 000 kilomètres en 75 jours.
La presse portugaise s’est fait l’écho de ces exploits et aventures aéronautiques, auxquels l’aviation portugaise apportait une contribution avec Brito Paes et Sarmento de Beires. Le Portugal participait ainsi à cette grande aventure du voyage aérien, bien que dans des conditions tout à fait différentes. L’idée, l’effort, la préparation du voyage, les frais, la commande et l’achat de l’avion, tout a été organisé à l’initiative individuelle des aviateurs et d’un soutien populaire et non grâce à l’engagement politique de l’État portugais. Ce contexte a sûrement contribué à l’héroïsation des aviateurs comme symboles de la nation portugaise et à la narration épique du voyage, comme on le verra à présent.
Le raid a suscité l’intérêt de nombreux et différents organes de presse. Cet événement s’est décliné aussi bien dans la presse internationale et tout particulièrement française (Le Petit Parisien par exemple) que dans la presse nationale (Diário de Lisboa, O Primeiro de Janeiro, O Século), la presse régionale (O Setubalense, Diário de Gouveia), la presse sportive (Ecos de Tomar), la presse des îles (Diário dos Açores) ou encore la presse provenant d’institutions comme la Société théosophique. Une analyse détaillée du contenu et du langage de ces différents organes de presse permet de mesurer et de voir comment l’événement aéronautique a suscité l’intérêt du pays tout entier. Finalement, je m’intéresserai aux représentations du voyage, des pilotes, de l’avion et des conditions météorologiques qui, à cette époque, ont nourri l’imaginaire portugais.
1. Le raid et la presse : un événement, plusieurs types de nouv(ailes)
Du nord au sud du pays, la presse portugaise a relaté le raid Lisbonne-Macao de plusieurs façons, déployant de multiples formes journalistiques et littéraires, que l’on peut énumérer et que nous passerons en revue, sans épuiser le large éventail déployé : la nouvelle courte, le télégramme, l’article d’opinion, le bilan de souscription, la carte, la chronique, la poésie, la correspondance, l’interview et le dessin de presse.
1.1. La nouvelle courte
Des nouvelles, plus ou moins longues (selon le moment du voyage, l’estimation de sa durée et les difficultés attendues), ont toujours paru régulièrement dans la presse nationale et même dans la presse internationale, notamment française. Dans cette dernière, plus le voyage devient connu et près d’être achevé, plus longs sont les articles et plus détaillées, les nouvelles. Ainsi, dans la presse française, au début du voyage (fig. 3), les journalistes ne nomment même pas les aviateurs portugais. Cependant, plus le raid acquiert un degré de difficulté reconnu et angoissant, plus les articles de la presse internationale gagnent en longueur et la nationalité des aviateurs est alors précisée, à côté des nouvelles qui relatent d’autres vols au long cours et très coûteux qui se tiennent simultanément partout dans le monde (fig. 4).
Des problèmes diplomatiques en Perse retardent les aviateurs
Le nom des aviateurs apparaît pour la première fois dans la presse française et espagnole (fig. 5 et 7) quand le premier avion se brise en atterrissant près de Jodhpur. Par la suite, une proximité s’installe entre les aviateurs portugais et les lecteurs français (fig. 6), qui s’explique par l’établissement de relations entre des représentants des milieux aéronautiques français et portugais :
Un accident qui brise l’avion
En Espagne, le pays voisin du Portugal, la presse signale aussi la chute de l’avion et mentionne les noms des aviateurs, tout en mettant en perspective le but de leur voyage et l’esprit pionnier de l’aviation portugaise.
La chute de l’avion dans la presse espagnole
1.2. Le télégramme
La presse essaie souvent de donner la parole aux aviateurs, en transcrivant les télégrammes qu’ils envoient. Il s’agit aussi d’un moyen de créer un effet de proximité et de donner aux nouvelles un caractère de véracité incontestable pour nourrir l’espoir de la réussite du raid :
Joie à l’arrivée à Macao. Traduction : « Le voyage aérien / Les aviateurs / sont arrivés à Macao / ayant été reçus en délire /Aujourd’hui, le Ministère des Colonies a reçu les télégrammes qui suivent : /
“Macao, 26, à 8 heures du matin – Le Club Sénat Loyal de Macao, en séance solennelle, salue les héros du Portugal, l’arrivée glorieuse des intrépides aviateurs. Joie généralisée”. / “Macao, 26, à 12h 50. – Aviateurs sont arrivés le 25, à bord de Pátria. / Grande joie, spécialement dans la Marine… / La Pátria a été le dernier bateau conduit par Gago Coutinho. / Je salue Votre Excellence, en vous remerciant. / Les aviateurs comptent retourner bientôt”. »
Ainsi, tout au long des deux mois et demi du voyage, certains télégrammes ont joué un rôle crucial sur le soutien des Portugais, surtout quand, après l’accident subi par l’avion Pátria à Bhudana, les aviateurs ne savaient pas si les conditions seraient réunies pour acheter un nouvel appareil et poursuivre le voyage. Une fois encore, il a été possible de réunir l’argent nécessaire et les aviateurs ont pu acheter un nouvel avion en Inde, un Havilland, qu’ils ont nommé Pátria ii.
« La traversée aérienne Lisbonne-Macao / Le voyage se poursuivra bientôt – Un télégramme des aviateurs » (notre traduction, comme pour toutes les traductions suivantes)
1.3. L’article d’opinion
À la lecture de la presse nationale, on remarque l’interview de deux aviateurs portugais : Francisco Aragão et António Maya6. Ce sont leurs opinions réputées en tant qu’hommes du métier et profonds connaisseurs des conditions techniques du voyage que le journaliste a voulu recueillir et transmettre aux lecteurs, afin qu’ils comprennent mieux la portée du raid de Beires et Paes. Aragão affirme que les deux aviateurs portugais :
sont en train de réaliser un fait étonnant d’héroïsme et d’audace. Beires – un de nos meilleurs pilotes de « Breguet » – a fait de merveilleux atterrissages, on peut même dire miraculeux, quelques-uns dans des conditions terribles. Celui de Malaga, surtout, sur un terrain trempé, après une forte tempête […]. Et tout ça sans la moindre égratignure sur l’appareil. C’est magnifique ! Je sais que, pour la plupart des gens, ce serait plus étonnant un vol de deux ou trois mille kilomètres, mais nous, qui nous y connaissons bien, nous pouvons vous assurer que l’atterrissage est le moment le plus difficile […]. On ne peut rien prévoir, en aviation, mais ce que je peux vous assurer, c’est que, si Beires et Brito Paes arrivent à Macao dans le même appareil, ce sera déjà un énorme record7.
De son coté, Maya, à qui le journaliste demande un commentaire à propos de l’enthousiasme et de l’agitation qui, de plus en plus, se font sentir dans le pays, répond :
Cela est naturel. Quand, dans un milieu affaibli et apathique, où les vertus célébrées de la Race ne semblent plus exister, apparaissent des hommes capables d’héroïsme et d’audace, comme le sont Beires et Brito Paes, cela est tout à fait normal qu’on les admire et qu’on soit fiers de leurs faits. Et cet enthousiasme et cette admiration seront si grands que bientôt le gouvernement se sentira poussé à venir en aide à ces héroïques aviateurs. Il faut trouver de l’argent et l’envoyer immédiatement aux deux braves aviateurs. Mais, en tout cas, il serait sage de préparer déjà un autre appareil. Il est possible – et Dieu le veuille – que le Pátria soit capable de réaliser toute la traversée. Mais il s’agit d’un événement si extraordinaire et il y a tellement de facteurs auxquels un avion est soumis – et celui-ci est si fragile – qu’il faut prévoir toutes les hypothèses8.
« Le voyage Lisbonne-Macao apprécié par les aviateurs Francisco Aragão et António Maya »
1.4. Le bilan des souscriptions
Pendant tout le voyage – et même après – la presse présentait des bilans de souscriptions (fig. 11 et 12) concernant l’ensemble des multiples dons. Cela a été un moyen d’appeler à la participation de tous les Portugais. Ces bilans révèlent les contours d’une adhésion insoupçonnable du peuple portugais, du citoyen le plus important au plus pauvre, et tout particulièrement la participation massive des femmes, qui, malgré une situation d’infériorité et de soumission (niveau culturel moindre et tutelle de leur mari), se sont fortement engagées dans l’organisation d’activités destinées à récolter des fonds.
Encadré central : « La souscription du Diário de Lisboa pour défrayer le voyage aérien Lisbonne-Macao a atteint aujourd’hui les 102 627,87 $ ».
1.5. La carte
La presse a joué un rôle didactique, en publiant des cartes où la distance entre les différentes étapes du raid était indiquée. Les lecteurs pouvaient ainsi se familiariser avec des lieux lointains et exotiques pour des Européens, étant donné qu’il s’agissait d’un voyage vers l’Orient. Représenté par une ligne en pointillé, le trajet des aviateurs se dévoilait aux yeux des Portugais, qui pouvaient se faire une idée du progrès du voyage et des étapes déjà franchies.
Carte publiée dans le journal O Comércio do Porto à répétition, où la progression du raid est figurée et complétée chaque fois que l’avion atteignait une nouvelle étape.
1.6. La chronique
Parfois des journalistes optent pour des chroniques périodiquement consacrées au raid. La première page du journal O Setubalense présente une ou deux colonnes sur ce voyage, où Ernesto Balmaceda réfléchit sur les multiples conséquences du raid à la lumière de l’histoire du pays. On s’attardera sur une de ces chroniques en particulier, titrée « Adamastor9 » (fig. 14). Elle fait l’analyse de l’histoire du Portugal, tout en constatant qu’« il exista toujours un Adamastor à ennoblir, par des difficultés, les exploits des fils du Portugal ». Après avoir raconté les affres endurées depuis toujours par les Portugais, dès la Reconquête chrétienne, l’auteur établit une correspondance entre le grand rocher que Camões a nommé Adamastor dans l’épopée Les Lusiades10 (et qui correspondait au cap des Tempêtes11, comme symbole des dangers surpassés par les Portugais au cours de leurs conquêtes) et les difficultés qui ont conduit le premier avion de ce raid à chute accidentelle à Jodhpur. « Encore cette fois, l’Adamastor éternel a voulu nous couper les ailes et le Pátria s’est déchiré […]. Mais l’âme de la Patrie n’est pas morte. Le Portugal donnera encore une fois de nouvelles ailes à l’aigle lusitain et celui-ci suivra sa route vers une nouvelle gloire et de nouveaux lauriers pour notre drapeau, en ajoutant un chant de plus aux Lusiades […] ».
Chronique d’Ernesto Balmaceda, « Adamastor »
1.7. La poésie
L’élan qui entraîne les journaux à produire des poèmes constitue un signe d’émotion face à l’événement, perçu comme une geste qui renouvellerait la gloire portugaise, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. La poésie ne correspond pas du tout au genre littéraire typique de la presse généraliste, mais sa présence, dans le contexte du vol de Sarmento de Beires et Brito Paes, ajoute une tonalité saudosista (nostalgique) à l’ambiance créée par le discours médiatique. Le poème qui suit, écrit par un auteur méconnu, fait résonner ce courant esthétique et littéraire, en même temps que religieux et philosophique, qui découvre, dans la mémoire du passé glorieux du Portugal, un moteur de régénération du pays. Le poète Teixeira de Pascoaes (un admirateur de Beires) était la figure de proue de ce courant nostalgique, élevant la saudade à un programme presque mystique.
Poème « Et s’il y avait encore du monde »
Et s’il y avait encore du monde
Tout est achevé ! C’est encore une victoire
Éternisée en lumière sur les pages de l’Histoire !
Personne ne l’oubliera et le Temps, dans son vertige
Qui entraîne avec lui les vieux pays et leurs vestiges
Va consacrer encore les faits lusitaniens !...
Le Portugal, conquérant de terres et d’océans,
A regretté un jour ses enfants d’outre-mer.
Et comme auparavant devant l’immensité
Il sentit vibrer son cœur et son âme infinie.
Sans pouvoir plus y tenir, la patrie qui fut bénie
Qui jadis triompha sur des navires, des caravelles,
S’en est allée embrasser les étoiles en haut du ciel.
En haut ! Bien en haut, les héros ! Que l’éclat éternel
De la rouge Croix du Christ, en ailes de condor,
Éclaire, tel un soleil, les mondes d’ombres en or.
Des immenses déserts aux si profonds océans
Vous survolerez des lieues sur le territoire indien !
Et l’éternelle épopée chantée sur les marées
Par Vasco dans sa nef, dans ce Sud où il voyageait,
Volera rénovée en ailes, par ce bleu jadis des eaux.
Haut ! Plus haut, héros ! Pour que toute la terre
Regarde, près du soleil, le prince de la guerre !
Qu’importe le danger ?… Regardez votre ombre,
Qui couvre toute l’Inde et qui hante tout le monde.
Ne voyez-vous pas ? Elle est bien légère, petite et si fine
Et néanmoins elle se répand, se dilate, illumine.
Tel un phare rutile dans la lumière des rayons
Et l’aurore immortelle de la Croix et des écussons
Rayonnant sur le ciel dix siècles de l’Histoire,
Dix siècles d’amour, dix siècles de gloire !
Courage alors, Héros, que la patrie vous admire !
Macao vous acclame et les eaux de loin soupirent
Entre la brume de la côte, en s’ouvrant encore une fois,
Elles vous porteront le cœur de tout un peuple de foi.
Vous qu’avez enfin vu, dans un enlacement idéal
Réunis dans l’amour Macao et Portugal
Vous ne reculerez plus… Le chemin est là devant !
Dépliez sur le peuple dans un vol imposant
Les ailes de condor, et la Patrie, à votre retour,
Vous baisant les mains habituées à batailler dur,
Dans un hymne de victoire, éternel et triomphal
Vous consacrera, oh Héros, les Grands du Portugal ! …12
Les Ailes du Portugal
Voilà qui s’envolent en rêves d’inconstance
Les Ailes du Portugal, de la Patrie géante
Cherchant encore des preuves d’élégance
En conquérant les espaces de l’Orient ! ...
Et l’âme, toute l’âme portugaise,
Les yeux fixant le Pátria, pleins de tristesse,
Se rappelle, nostalgique, l’infinie,
Lusitanie, omnipotente jadis…
Et dans un beau vol, rapide et divin
Voilà que le Pátria réalise son destin…
Et en citant Camões, l’âme sublimée,
Il revient de sa tombe et la détruit
Pour dire bien fort au peuple portugais :
« Voici la terre bénie, ma chère patrie »13.
S’inspirant des aviateurs qui avaient inscrit sur la toile du fuselage de leur avion un vers de l’épopée Les Lusiades de Camões (« Voici la terre bénie, ma chère patrie », que l’édition française du poème a traduit par « Elle est mon doux pays et ma chère patrie »14), la presse elle aussi transcrit des strophes de ce long poème, surtout celles où l’on peut lire des prophéties de gloire et de triomphe : « Écoutez : vous verrez le nom supérieur / du pays dont vous êtes le seul seigneur. / Et vous jugerez s’il est plus excellent / d’être le roi du monde ou de ces gens.15 »
Le terme « épopée » acquiert un sens qui s’éloigne peu à peu du contexte littéraire auquel il est attaché, pour gagner le sens de grand fait, de victoire, d’action héroïque.
1.8. La correspondance
En publiant des lettres écrites par les aviateurs, les journaux répondaient à la curiosité populaire, qui, à une époque où la radiophonie et les actualités cinématographiques n’étaient pas des médias de masse, cherchait dans la presse les plus intimes détails sur ses héros. Ceux-ci, par ces révélations, apparaissaient plus près de la condition humaine, en dépit de leurs exploits. Ainsi, les lettres de Brito Paes et de Sarmento de Beires à leurs femmes et à leurs amis (fig. 17) ou celle que Brito Paes a écrite au directeur de l’« Arme de l’aéronautique16 » (fig. 17) ont constitué la première narration de ce voyage, faite à la première personne :
L’Aviateur Brito Pais écrit de Benghazi :
« Les vents ont parfois menacé de nous faire sauter de l’appareil. »
Mon cher ami, Monsieur le Directeur de l’Aéronautique – Nous sommes arrivés hier et nous ne sommes pas partis aujourd’hui, parce qu’ici les pilotes nous ont conseillé de ne pas le faire… […]
L’atterrissage a été heureux, malgré les vents qui ont parfois menacé de nous faire sauter de l’appareil.
On a atterri à midi, et nous avons été très bien accueillis par les aviateurs d’ici, beaucoup de gens, les gouverneurs, etc., etc.
Il ne manque que de dire que tout le voyage a été fait – à l’exception de 200 kilomètres – au-dessus du territoire ennemi. Ici, on est en guerre et les ennemis ont pour coutume de couper la tête à ceux qu’ils attrapent. Pas même le recours à l’atterrissage ne nous aurait sauvé.
Je m’excuse, mais je n’ai pas le temps d’écrire plus longuement.
Une chaleureuse étreinte de nous tous à vous tous. António Brito Paes – Capitaine
P.S. : Vous savez déjà, bien sûr, que, depuis Tunis, nous sommes trois à bord17.
Les différentes lettres adressées à sa femme, dont le journal du nord du Portugal, O Comércio do Porto, a publié des extraits, mettent en lumière les difficultés du voyage, tant techniques que physiques, parce que la chaleur était une condition climatique à laquelle les aviateurs n’étaient pas habitués :
Enfin, nous sommes arrivés en Inde, mais il faut que je t’avoue que nous l’avons fait avec beaucoup de peine. Le voyage d’aujourd’hui a été terrible […].
Jamais au Portugal quelqu’un n’aura une idée de ce qu’ont été ces 700 kilomètres. La mort haletait très près de nous, mais avec cette protection invisible qui nous accompagne, tout s’est bien déroulé. Imagine-toi que nous avons été retenus par les Perses pendant deux jours. Eh bien, si cela n’avait pas été ainsi, nous aurions été surpris par un violent orage de sable qui a frappé pendant deux jours le terrain où nous aurions dû atterrir… […]
La météo se dégrade et on ne nous a pas encore envoyé du Portugal le permis d’acheter un nouvel appareil, bien qu’on nous l’ait déjà offert. J’en ai déjà un d’engagé, mais les nouvelles n’arrivent toujours pas.
Ici, la chaleur est insupportable, chaque jour plus forte. Je crains que la patience me manque. […]
Je ne sais plus comment me tenir. Je t’écris en face d’un ventilateur électrique qui, jour et nuit, me jette une bouffée d’air chaud. C’est une terre sans arbres. Du sable, rien que du sable18 !
Titre de l’article de gauche : « Une lettre intéressante de Brito Pais ». Titre de l’article de droite : « Dernières nouvelles / Le voyage aérien Lisbonne-Macao / Brito Pais écrit de Benghazi : “Les vents ont parfois menacé de nous faire sauter de l’appareil” ».
1.9. L’interview
À plusieurs reprises la presse a essayé d’interviewer directement les aviateurs, et cela, dès la veille du départ :
Il s’agit, en fait, du « Breguet » no 2 […]. À l’intérieur viennent deux soldats et un officier grand et blond, le regard doux et naïf, l’allure d’un chevalier médiéval, comme ceux que l’on voit sur les vitraux et qui nous font éprouver la nostalgie de leur époque. C’est le capitaine Sarmento de Beires. Les deux soldats qui l’accompagnent appartiennent au Parc d’Alverca19. Nous l’interrogeons :
– Vous venez de Vila Nova de Milfontes20?
– Non, je suis venu directement d’Alverca.
– Quand pensez-vous partir ?
Sarmento de Beires se dérobe :
– Je ne sais pas… je ne sais pas. C’est une interview ? Je ne donne pas d’interviews. Le capitaine Brito Paes en parlera…
– Oui, je compte partir, mais en tout cas, jamais avant quatre heures…
Sarmento de Beires vient habillé en civil. Un sergent s’approche pour lui demander une permission.
– Cela dépend de F. Aujourd’hui, je suis encore en congé maladie…
Nous avons trouvé curieuse cette situation officielle d’un homme qui partira, risquant sa vie, en quête d’un nouveau trophée de gloire pour le Portugal21… (fig. 18)
Direction Macao : le départ de l’avion Pátria
Ces interviews ont pour but de saisir des émotions, des états d’esprit qui puissent éclairer le profil des héros. En France, une interview de Pelletier-Doisy (qui avait croisé les Portugais pendant une de leurs étapes, à Rayak22) rend compte du courage de ces aviateurs portugais, qui réalisent un raid dans un avion très fragile, alors que tous les pays investissent des fortunes pour des appareils modernes et bien équipés. Pelletier-Doisy raconte sa stupeur devant l’avion portugais, qu’il appelle « un coucou » : « Je ne cachai pas à mes camarades portugais l’admiration que m’inspirait leur performance » (fig. 19).
(Fig. 19)
La rencontre des aviateurs portugais avec Pelletier-Doisy
(Le Petit Parisien, 3 septembre 1924)
1.10. Le dessin de presse
Le dessin de presse. « L’UN DES AVIATEURS : – Ce qui m’a le plus impressionné fut, lorsqu’on était retenus en Perse, quand on a reçu un télégramme en chiffre de Domingos Pereira disant “Enfin, on est libres !” L’AUTRE AVIATEUR : – Alors moi ce qui m’a impressionné le plus en voyage fut lorsqu’on a reçu le télégramme de Cifka disant “Finalement les livres !” »
L’auteur de ce cartoon fait allusion à deux épisodes du voyage : d’abord, le moment où les aviateurs ont été retenus en Perse, pays d’où l’on ne les autorisait pas à partir, avançant qu’il leur manquait encore un document pour pouvoir survoler le territoire ; ensuite, le moment où, ayant abîmé définitivement l’appareil, les aviateurs avaient besoin d’en acheter un autre le plus tôt possible, à cause des ouragans et des vents très forts en Asie, qu’ils devaient éviter s’ils voulaient réussir leur voyage.
Il faut remarquer le jeu entre les mots portugais Cifra (en français en chiffres), et Cifka qui était le nom du militaire Cifka Duarte, alors chef de l’armée de l’Air, qui a réussi à réunir la somme d’argent nécessaire, en livres sterling, pour que les aviateurs puissent acheter un nouvel avion en Inde. De plus, un second jeu de mots intervient entre libres (en liberté, officiellement libres pour poursuivre le voyage) et livres (faisant allusion à la livre sterling), l’argent nécessaire pour acheter l’avion Pátria II.
Ce cartoon est le seul dont nous avons connaissance à propos de ce voyage et il montre comment un des épisodes qui a le plus angoissé le peuple portugais pendant le raid (il ne faut pas oublier que l’avion avait été acquis par le moyen d’une souscription populaire) a donné lieu, deux mois après la réussite du voyage, à de l’humour. Qui plus est, il s’agit d’un humour très portugais, basé sur les jeux de mots.
2. Les imaginaires
2.1. Le Portugal : la nation comme membre de l’équipage
Une des premières représentations de ce grand voyage découle des conditions toutes particulières du projet de deux pilotes rêvant de faire le tour du monde (le voyage à Macao était envisagé comme une préparation ou une première étape de ce projet), mais à qui le gouvernement refusait toute contribution financière : « Autorisé sans frais pour l’État », disait l’arrêté ministériel. C’est ainsi que l’armée de l’Air a organisé une souscription qui a eu un écho formidable auprès de la population en général. Tous les Portugais, presque sans exception, y ont participé et les activités pour collecter des fonds se sont multipliées dans le continent, aux îles et au Brésil.
C’est pourquoi la population s’identifiait aux pilotes et envisageait ce voyage comme le sien, considérant l’avion comme un achat qu’elle seule avait permis de réaliser et dont elle était très fière. Le Portugal entier est devenu le pilote de l’avion et non pas seulement les trois aviateurs. Le voyage était le résultat de l’effort de chaque Portugais qui avait donné selon ses moyens et avec patriotisme pour que le vol s’accomplisse. Les trois aviateurs (Beires, Paes et Gouveia, le mécanicien23) symbolisaient le pays, qui se voyait en eux, dans une symbiose qui trouva plusieurs fois écho dans la presse nationale.
Dans le journal O Século, António José d’Almeida a écrit une chronique dans laquelle un quatrième passager est introduit dans l’avion Pátria :
Portugais : souvenons-nous que dans cet avion qui est, en ce moment, battu par la pluie, enveloppé par les ouragans, étouffé par la chaleur de la « Libye ardente24 » […], se sont déjà éveillés, par le bruit de ses moteurs, les échos du monde entier ; dans cet avion fantôme, porteur du Génie et des espoirs de la Race, ne voyagent pas seulement trois hommes d’un courage inébranlable, audacieux et intelligent. Un nouveau matelot est sauté dedans, prenant sur lui le commandement suprême, avec du calme, de la confiance, de l’héroïsme. Ce matelot invincible et implacable s’appelle Portugal. Comme dans le mot biblique, exclamons-nous tous : ALLONS-Y AVEC LUI25 !
La chronique d’António José d’Almeida
Dans la presse régionale, comme c’est le cas d’O Setubalense, on peut lire un article enflammé, où l’auteur attribue tout l’apport financier et la réussite des Portugais aux efforts du peuple et à lui seul :
Le raid aérien arrive à sa fin. […] Mais ce voyage laisse ouverte une dette qui doit être acquittée par nous tous, car il n’est pas soutenable que le gouvernement vienne, après coup, couvrir le déficit qui résulte de cette nouvelle épopée. Ce fut le peuple qui accourut, empressé, aux journaux et à l’Aéronautique, répondant aux souscriptions qui ont été ouvertes, inculquant, par son attitude, une grande leçon de patriotisme à tous, et personne ne devrait oublier ce fait si sublime.
Quand des mères de familles pauvres, des enfants encore plus pauvres qu’elles et d’honnêtes ouvriers sont venus à l’aide, en offrant leur petite obole […], comment serait-il possible d’admettre qu’on acceptât de l’aide qui, venant trop tard, ne pourrait qu’offusquer la valeur si grande et solidaire de la communauté ? Non ! On pense que l’on ne devra pas accepter de l’État un seul centime […]26.
2.2. L’aviation comme facteur de paix
Il faut cependant souligner qu’il y avait, au début de toute cette folie de voyage aérien, un idéal de fraternité, souvent d’inspiration déiste et même franc-maçonne. Les aviateurs rêvaient d’une entente cordiale entre tous les pays du monde et s’envisageaient eux-mêmes comme des ouvriers de la paix. Il en va ainsi d’Alberto Santos-Dumont, l’aviateur brésilien qui a influencé Sarmento de Beires dans son choix de devenir aviateur. Encore enfant, Beires vit Santos-Dumont à Porto. Ce dernier écrivit en 1918 à M. Alan R. Hawley (un des premiers aviateurs états-uniens) son regret face au tournant guerrier de l’aviation, qui était née d’un désir humaniste de paix et de dialogue humanitaire :
[…] mon cœur, depuis quatre ans, souffre, à cause de ces nouvelles qui évoquent l’horrible massacre provoqué en Europe par l’aéronautique. Nous, les fondateurs de la locomotion aérienne de la fin du dernier siècle, nous avions rêvé d’un lumineux chemin de gloire pacifique pour cet enfant de nos soins. Nous prévoyions que les aéronautes serviraient, dans le futur, à éclairer les chefs d’états-majors de l’armée, mais nous n’avions jamais songé qu’ils pourraient jouer un rôle destructeur dans les combats27.
La même opinion était partagée par Sarmento de Beires, qui, dans la deuxième édition de son œuvre Du Portugal à Macao, a souligné que :
Par l’aide que l’on reçoit à Ubon, où la volonté de collaboration devrait suppléer l’absence de communication verbale, on a constaté, une fois de plus, la grande solidarité aéronautique et le rôle pacificateur qui pouvait être assigné à l’Aéronautique devient très clair à mon esprit.
Et, dans une note, il explique :
Le professionnalisme et le développement de l’aviation de guerre ont détruit, apparemment, cette possibilité presque visionnaire. On croit, malgré tout, à un avenir dans lequel, une fois terminé le cycle de guerres, l’Aéronautique accomplira sa mission définitive28.
Dans ce livre, qui raconte le voyage aérien de Lisbonne à Macao, Sarmento de Beires présente les aviateurs du monde entier, les figurant en tant qu’ouvriers de la paix mondiale. De plus, avant de partir avec Brito Paes, il a fait publier la lettre qu’il avait écrite à la Société théosophique à laquelle il appartenait. Il y mentionne très clairement les raisons d’origine spirituelle qui le menaient aussi à entreprendre ce voyage :
Le voyage Portugal-Inde que je commence à cette heure-ci avec le capitaine Brito Paes, au-delà du sens patriotique par lequel la nation même essaie, encore une fois, d’affirmer sa vitalité dans le monde, se revêt d’un autre sens plus élevé encore, du fait d’être universel. C’est qu’à l’intérieur de l’aéronef que nous conduisons il y a aussi le message des théosophes portugais pour notre présidente, il y a un morceau de la Force même qui rapprochera l’humanité entière, dans la communion sublime des grands idéaux de Bonté et de Justice.
[…] Il devient impérieux que nous disions à tous que ce qui nous meut n’est pas l’envie d’une gloire personnelle. On cherche, bien sûr, à travers l’effet sentimental de notre action, à apporter de la vigueur à l’âme portugaise, si affaiblie d’idéal patriotique. Mais on souhaiterait que ce voyage puisse représenter le début d’une ère nouvelle de paix, d’harmonie, de bonheur pour l’humanité et, en tant que partie de ce Tout, pour la société portugaise.
P.S. : Le capitaine Brito Paes, qui vient de lire cette lettre, me demande d’ajouter que, bien que n’étant pas un théosophe, il partage mes propos et soutient mes mots29.
Voilà l’expression du développement de l’aviation comme moyen de communion entre les hommes du monde entier. Cette figuration de l’aviation et de l’aviateur comme ouvriers de la paix se retrouve fréquemment à l’intérieur de l’œuvre narrative de Sarmento de Beires, Du Portugal à Macao. On relève un extrait du chapitre iv, où, déjà en Algérie, les aviateurs prennent un thé à l’hôtel avec d’autres aviateurs, parmi lesquels se trouve le capitaine Madon :
Là ils nous racontent que Pelletier-Doisy – Pivolo, comme il est connu entre ses camarades – était parti une semaine avant à Paris, pour achever la préparation du voyage Paris-Tokyo.
Ce sont des minutes où l’on sent autour de nous des âmes qui rêvent du triomphe des ailes.
Les grandes entreprises en cours préoccupent et intéressent la grande famille humaine de ceux qui volent.
Les Américains, qui sont partis pour le tour du monde, sont en ce moment immobilisés à Seattle par les tempêtes ; les Anglais, qui attendent à Corfu le matériel nécessaire à la réparation de l’avion, sérieusement abîmé dans un atterrissage forcé ; nous, qui sommes en route vers l’Orient, privés d’appui du Gouvernement – un fait qui étonne profondément l’étranger ; Pelletier-Doisy qui est à la veille de partir pour le Japon ; l’italien Locatelli, qui est en train de préparer la traversée de l’Atlantique ; le commandant argentin Zanni, essayant son Fokker dans lequel il va aussi déferler vers le tour du monde ; et finalement les Hollandais, en train d’organiser le voyage Amsterdam-Batavia.
Des hélices tournent dans l’azur.
Il y a un désir de plein air, de ciel profond, qui vibre intensément dans chaque poitrine.
Et dans nos cœurs, on ressent une rafale de fierté, lorsque l’on prend conscience que le Portugal travaille aussi à l’œuvre sublime de la fraternisation universelle, qui est l’œuvre des aviateurs30.
Les ailes des avions étant désignées par une métaphore qui provient des oiseaux, on peut y voir, probablement, une source de la connotation de force et de paix qui leur est souvent attribuée par la presse :
Et comme à travers la mer […] déjà les blanches caravelles étaient parties en quête de la Terre Promise, il était nécessaire, par l’infini des ailes des nouvelles caravelles, de chercher les vieux monuments de gloire sous la bonne fortune du drapeau des quines31.
L’expression « les ailes portugaises » est reprise par la plupart des nouvelles sur le raid. On l’a vu déjà à propos de la chronique et des poèmes et l’on peut reconnaître ce langage dans les manchettes :
« Le Portugal va recommencer son vol glorieux / Les ailes de Portugal ne se sont pas brisées. Elles se sont tout simplement écroulées de fatigue… Les voilà qui reviennent […] »
2.3. La réussite comme dimension spirituelle
Une autre figuration très fréquente du voyage présente celui-ci imprégné de religiosités. Beires l’affirme dans son œuvre : « Son sacrifice et le nôtre étaient notre quote-part du sacrifice du peuple du Portugal qui, d’un trait enthousiasmé, avait remis à Cifka Duarte l’or nécessaire à ce que l’Évangile de Portugal s’accomplisse32 ». Ici, le voyage est envisagé comme la Bonne Nouvelle du Salut, la presse nationale faisant écho à tout un langage épico-mystique. En effet, comme le montre l’analyse du corpus d’articles rassemblés, Les Lusiades apparaissent comme une bible : « Camões lui-même a placé les premiers fondements de sa bible33 ».
Dans les journaux, on peut aussi repérer des fragments qui révèlent une association entre le succès atteint et la foi, les prières du peuple, ainsi qu’entre l’avion et un monastère, les aviateurs étant perçus comme des ermites (fig. 23) :
Le voyage qui accomplit cette nouvelle épopée – écrite par Brito Paes et Sarmento de Beires – est encensé par tous les cœurs portugais qui, regardant fixement l’azur du firmament, suivent, émerveillés, le chemin de l’avion Pátria […] emportant sur ses ailes des éclats d’espoir et le parfum de la brise qui s’envole de la vieille Lusitanie.
Dans l’espace s’envolent des cœurs portugais. Dans la fragile carlingue de l’aéronef toutes nos bénédictions […] chauffant comme des caresses ces deux âmes, très lusitaines et très pures d’idéal et de courage. Ils sont sortis de Milfontes quand les éléments se disputaient sur les astres, dans une affreuse tempête, s’étant épouvantés en voyant les ailes géantes de l’aigle portugais qui fendaient les airs.
[…]
– Alors passez, leur ont répondu les éléments qui se disputaient sur les astres : parce que nous avons peur des prières de toutes ces mères qui vous remettent à la Providence. Allez en paix, vous, les ermites solitaires de ce couvent de rêves qui est votre machine à voler34 !
Au moment où l’on apprend au Portugal l’arrivée des aviateurs à Macao, un article du journal O Setubalense affirme :
Dans la légende ancienne de nos navigations et de nos découvertes, il y a beaucoup de choses qui, aujourd’hui, peuvent nous troubler, par la cruauté de quelques-uns de ces faits. […] Aujourd’hui les temps ont changé […], bien que, il y a bien peu d’années, les poisons aient corrompu les airs et le gaz délétère ait empoisonné les populations. L’impulsion de l’aviation naît de ce même moment, celle-ci se présentant comme un instrument de mort et d’effroi. Mais elle commence déjà à prendre d’autres formes et ce qui semblait alors noirci, comme tout ce qui est funeste, commence à nous intéresser par la vie qui palpite sous les avantages scientifiques, en promettant de devenir une force nouvelle qui rapproche les hommes les uns des autres et embrasse les nations dans une étreinte de civilisation35.
2.4. La reprise de l’histoire nationale : chevaliers du Moyen Âge et navigateurs des Grandes Découvertes
Enfin, une troisième représentation, qui est la plus fréquente, transforme ces pilotes en héros, en chevaliers médiévaux, dans une réincarnation des héros portugais du temps des grandes découvertes maritimes effectuées notamment par Vasco da Gama (qui a découvert la route maritime vers l’Inde) et d’autres navigateurs du xvie siècle. Alors, « voler » devient synonyme de naviguer, l’« air » et le « ciel bleu » se font les emblèmes de la nouvelle mer et l’« avion », du navire ou de la caravelle, réinventant un passé qui projette à nouveau l’histoire du Portugal dans un destin de gloire. Les vers des Lusiades (le premier et le plus important poème épique portugais du xvie siècle) sont entrelacés avec les articles, les chroniques, les nouvelles de la presse quotidienne. Et le langage de la presse, par le moyen de la citation, devient, lui aussi, une réécriture du récit épique. Les images se succèdent et, au fur et à mesure que le voyage arrive à son terme, la joie gonfle le discours. Des figures d’explorateurs du passé remontent, telles celles de Vasco da Gama et de Nuno Álvares Pereira, par exemple.
« La nouvelle épopée / Gloire aux Héros ! »
Dès le début, Sarmento de Beires est comparé à un chevalier médiéval. On l’a déjà vu précédemment à propos des interviews, mais on peut ajouter d’autres exemples qui confirment ce fait. Le 24 avril 1924, le jounal O Açoriano Oriental décrit l’aviateur en ces termes : « Sarmento de Beires, maigrichon, délicat, genre chevalier médiéval, avec son éternel sourire d’enfant, a fait, lui aussi, ses adieux ».
Lors de l’arrivée à Macao, le triomphe du raid fait la une des journaux et les gros titres rappellent Les Lusiades comme symbole de tous les faits héroïques de l’histoire du Portugal : « Un nouveau chant admirable ajouté aux Lusiades ! »
L’arrivée à Macao : l’enthousiasme de la presse
Pour conclure il apparaît que la presse a joué un rôle fondamental dans le succès de ce premier vol de Lisbonne à Macao. La presse a été le relais de la souscription nationale pour l’achat de l’avion Pátria. Elle a suscité un enthousiasme national et populaire, a touché et mobilisé toutes les classes sociales, toutes les professions, les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, les classes aisées et les classes populaires.
Si l’on se rappelle que le Portugal était alors un pays très petit, méconnu voire inconnu de l’Europe, modeste du point de vue culturel et économique, affaibli par la Première Guerre mondiale et par le changement de régime politique (après la monarchie, la Première République a été déclarée en 1910), on peut comprendre l’importance de ce fait pour le peuple portugais. Le raid a renforcé l’identité nationale, qui cherchait alors, dans un passé déjà lointain, remontant aux xve et xvie siècles, les métaphores et les images susceptibles d’exprimer l’impression euphorique de retour en arrière, dans une histoire glorieuse, ressentie par les Portugais à la suite du raid.
Le fait que ce voyage ait été soutenu très largement par la population, sans l’intervention du gouvernement, a contribué à remplir de fierté un pays affaibli par les circonstances historiques de l’époque.
L’organisation de matchs de football, de concerts, de corridas, les ventes de livres et d’objets ayant trait au vol, les ventes aux enchères, les initiatives pour réunir le plus d’argent possible pour appuyer et soutenir les aviateurs étaient autant de moyens de faire aussi voyager, en imagination, le peuple portugais, tout en restant sur terre.
Le regard posé sur l’avion, le voyage et les pilotes, que la presse a construit et diffusé, a contribué à une reconfiguration de l’identité portugaise.
Le langage épique prend place dès le début du voyage et il est d’autant plus significatif qu’il ne provient pas du discours officiel ou de l’État. Celui-ci, en fait, s’est tenu à l’écart de cette initiative pendant la majeure partie de l’événement. Ce registre épique est très intense dans la presse nationale qui couvre le raid aérien, bien qu’il ne soit pas exclusif du Portugal. Dans d’autres pays, comme la France, une atmosphère et un discours semblables sont également observables autour des raids.
Par cet engagement et toute la rhétorique associée au succès du voyage des aviateurs, le peuple portugais qui, auparavant, se sentait anéanti, devient géant ; d’affaibli, il se fait victorieux ; se trouvant déprimé et découragé, il devient euphorique et a pu éprouver, à ce moment-là, de la fierté.
Le raid Lisbonne-Macao a été une conquête mondiale, qui a inscrit l’équipage du Pátria dans l’histoire de l’aéronautique. Autant que la presse portugaise, la presse internationale a remarqué ce fait. Dans le cas de la presse française, on a repéré quelques articles, qui commencent par citer timidement les noms des aviateurs et terminent en les qualifiant de « brillants ».
Mais le raid a été un fait aux contours aussi symboliques que techniques, aussi collectifs qu’individuels, aussi nationaux qu’internationaux. Ce fut un événement qui a provoqué un effet dont les contours sont encore à évaluer plus en détail. C’est au courage de trois hommes et à la générosité du peuple que l’on doit le fait. C’est à la presse qu’on doit l’effet.