Saint-Exupéry, héros médiatique

  • Saint-Exupéry: Media Hero

Résumés

Le 4 janvier 1936, le nom d’Antoine de Saint-Exupéry est à la une de tous les journaux : Paris-Soir, Le Petit Parisien, L’Intransigeant, Le Journal, Excelsior, Le Matin, L’Écho de Paris, L’Humanité et Le Figaro consacrent leur couverture au héros du jour, miraculeusement rescapé d’un accident d’avion en Libye. Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on façonné une célébrité susceptible de capter l’intérêt de n’importe quel lecteur, toutes classes sociales et toutes orientations politiques confondues ? Je me propose, dans cet article, d’essayer de le comprendre, en remontant aux sources de la notoriété d’Antoine de Saint-Exupéry pour retracer les grandes étapes de la fabrication de ce héros médiatique.

On the 4th of January, 1936, Antoine de Saint-Exupéry’s name made the headlines of almost every French newspaper: Paris-Soir, Le Petit Parisien, L’Intransigeant, Le Journal, Excelsior, Le Matin, L’Écho de Paris, L’Humanité and Le Figaro dedicated their front page to the hero of the day, who just miraculously escaped a plane crash in Libya. How did that come about? How had a celebrity been fashioned who would interest readers from all social classes and political orientations? In this article, I propose to try and understand this by going back to the source of Antoine de Saint-Exupéry’s reputation and recounting the important stages in the making of this media hero.

Plan

Texte

Le 4 janvier 1936, le nom d’Antoine de Saint-Exupéry est à la une de tous les journaux : Paris-Soir, Le Petit Parisien, L’Intransigeant, Le Journal, Excelsior, Le Matin, L’Écho de Paris, L’Humanité, Le Figaro et bien d’autres titres encore consacrent leur couverture à la dernière aventure de l’aviateur, miraculeusement rescapé, avec son mécanicien André Prévot1, d’un accident en Libye. Une telle unanimité pose question : comment Saint-Exupéry est-il devenu une personnalité médiatique aussi incontournable ? Pour le comprendre, je me propose, dans un premier temps, d’esquisser à grands traits le contexte d’émergence de cette figure partagée en examinant brièvement, c’est-à-dire à partir d’un simple échantillon, le traitement de l’aéronautique dans la presse de grande diffusion au moment où Saint-Exupéry fait la une. Je remonterai ensuite aux sources de sa notoriété pour retracer progressivement les grandes étapes de la fabrication de ce héros des temps modernes, qui a d’abord été désigné comme un pionnier de l’aviation parmi d’autres, avant d’être reconnu comme l’historiographe officieux des premiers temps de la poste aérienne, avant, enfin, de pratiquer lui-même le métier de reporter et d’apporter ainsi une touche personnelle à son image médiatique.

1. L’aéronautique médiatique

L’engouement autour de Saint-Exupéry en janvier 1936 s’explique d’abord par la vogue médiatique de l’aéronautique dans l’entre-deux-guerres. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la première page d’un journal de grande diffusion de cette époque, par exemple Paris-Soir2, en passe alors de devenir le plus fort tirage de France3, dans la semaine qui précède cet événement : chaque jour ou presque, les aviateurs font l’actualité. Une semaine plus tôt, le vendredi 27 décembre, alors que le report du raid de Saint-Exupéry est annoncé en quelques lignes dans la rubrique « Le Courrier des Airs », on signale, en couverture, le départ des aviateurs français Pharabod et Klein, partis du Bourget pour tenter de battre le record de vitesse entre Paris et Madagascar, mais aussi l’envol de Charles Lindbergh, qui quitte les États-Unis pour l’Angleterre. Le 29 décembre, on reçoit des nouvelles du raid de Pharabod et Klein, interrompu par les autorités britanniques en Égypte. Le 30 décembre, c’est au tour de Saint-Exupéry et de Prévot, partis la veille pour Saïgon, à la poursuite d’un autre record, d’apparaître à la une, alors que le feuilleton de la « vie glorieuse et dramatique de Charles Lindbergh » se poursuit en première page. Le 31 décembre, on apprend l’accident mortel de Pharabod et Klein à Ouadi-Halfa, en Haute-Égypte4, sinistre présage pour le raid de Saint-Exupéry, dont on annonce par ailleurs la poursuite. Le 1er janvier est marqué par l’arrivée de Lindbergh à Liverpool et la disparition de l’avion de Saint-Exupéry. Le lendemain, un autre accident d’avion fait l’actualité : l’hydravion anglais City of Karthoum, avec à son bord douze passagers, a sombré au large d’Alexandrie, tandis que l’on est toujours dans l’attente de nouvelles de Saint-Exupéry. Le 3 janvier, enfin, Paris-Soir, à court d’informations, relaye à la une des rumeurs, que l’on saura bientôt fausses, selon lesquelles l’avion de Saint-Exupéry aurait été aperçu au-dessus du Golfe Persique.

Cet échantillon témoigne efficacement de la diversité d’intérêts qui motive le traitement de l’actualité aéronautique par la presse à cette époque. Dans la semaine qui précède le sauvetage de Saint-Exupéry et Prévot, en effet, les événements d’aviation à la une, s’ils n’avaient pas fait la couverture, et si les journaux de l’époque ne s’étaient pas dotés, pour certains, dont Paris-Soir, d’une rubrique consacrée à l’aviation, auraient très bien pu être rangés dans trois rubriques différentes : l’actualité mondaine, les faits-divers, et les sports. L’arrivée de Charles Lindbergh en Angleterre, tout d’abord, n’est rien d’autre qu’un potin. Traverser l’Atlantique en avion n’est plus un exploit, en 1936. L’événement n’est pas là. Le pilote, en revanche, est une célébrité de premier plan, en raison de ses exploits passés, mais aussi du feuilleton tragique de sa vie privée5. Le crash de l’hydravion City of Karthoum, ensuite, est un simple fait-divers. C’est un accident, tristement banal, sur une ligne commerciale régulière. La mésaventure de Pharabod et Klein, enfin, pourrait presque entrer dans cette même rubrique, si elle n’appartenait d’abord à celle des sports. Il s’agissait en effet, pour les deux aviateurs, de battre un record pour éventuellement remporter un prix, comme c’est la coutume dans la plupart des compétitions sportives.

Ces différents événements, aussi divers soient-ils, ont au moins un point commun : ce sont des détails insignifiants dans l’histoire de l’aéronautique, contrairement aux exploits des décennies précédentes qui, de Blériot à Lindbergh, c’est-à-dire de 1909 à 1927, passionnaient déjà les journaux. À l’époque des pionniers, si la succession des concours et des records donnait au développement du « plus lourd que l’air » l’apparence d’une « vocation strictement sportive », comme l’explique Luc Robène, des enjeux complexes sous-tendaient la course à l’innovation, et notamment « l’avènement d’une industrie dont on imaginait déjà la puissance »6. Les exploits sportifs, autrement dit, étaient aussi des prouesses techniques, riches de promesses. Mais au milieu des années 1930, à une époque où les compagnies aériennes, comme le note Emmanuel Chadeau, font « triompher la sécurité, l’organisation, la prudence »7 sur les lignes régulières, les hauts faits des aviateurs sont désormais indépendants des enjeux industriels :

Bien sûr, l’aviation de raids poursuit sa ronde de record en record et de « première » en « première », et conserve toute sa gloire et sa légende aux envolées solitaires ou en double. Mais celles-ci appartiennent désormais au mythe de l’aventure pour l’aventure. Leurs épisodes, leurs héros se détachent de la vie de l’aviation commerciale8.

En 1935-1936, années de notre échantillon, si les événements aéronautiques relayés par la presse n’ont donc plus la même portée historique que les hauts faits du passé, l’attrait des journaux et de leurs lecteurs pour l’aviation reste manifestement tout aussi vivace qu’auparavant. Cette continuité s’explique sans doute en grande partie par le fait, souligné par Robert Wohl, que, « pendant ses quatre premières décennies d’existence », et malgré des avancées prodigieuses, l’aviation est apparue au grand public « sous la forme d’un spectacle »9. En somme, il semblerait que l’industrialisation de l’aviation n’ait pas encore, en 1935, bouleversé la médiatisation de l’aéronautique, qui ressortit encore, dans les journaux, du domaine du spectacle populaire.

Les unes de Paris-Soir en question dans ce développement introductif suggèrent deux explications complémentaires à la pérennité de la fascination du public pour l’aviation, pistes secondaires mais néanmoins intéressantes en l’occurrence, parce qu’elles s’appliquent parfaitement au cas de Saint-Exupéry. La première, lisible dans le traitement du personnage de Lindbergh, est la nostalgie. La deuxième, qui concerne le raid de Pharabod et Klein, est le sentiment national.

Si l’accident de Saint-Exupéry a suscité un émoi gigantesque, incomparable avec celui déclenché par l’accident de Pharabod et Klein, et si la simple venue de Lindbergh en Angleterre fait l’événement jusqu’en France, c’est vraisemblablement parce que ces deux aviateurs ont en commun d’être des témoins, des survivants des temps mythiques, quoique récents, de l’aviation dangereuse, où le développement industriel d’une aéronautique commerciale relevait encore, et nécessairement, de l’aventure. L’exploit de Lindbergh, en effet, qui avait, le premier, franchi seul et sans escale l’Atlantique Nord, en 1927, était d’autant plus saisissant qu’il avait été précédé de multiples tentatives infructueuses, soldées par la disparition ou le sauvetage miraculeux de nombreux équipages. Quant à Saint-Exupéry, lorsqu’il avait commencé à voler sur les lignes Latécoère, en 1926, « l’escale et ses feux étaient encore un miracle », comme le rappelle poétiquement Daniel Parrochia, avant d’ajouter que ce « monde mythologique des premiers vols […] a rapidement changé »10. Saint-Exupéry lui-même le signalera dès 1932 :

Jusqu’à la fin de 1927, sur la ligne Casablanca-Dakar, nous franchissions, à bord de vieux avions Bréguet, dont le type datait de la guerre, et dont les moteurs étaient peu sûrs, la portion dissidente du Sahara. Nous survolons aujourd’hui la même région à bord d’appareils plus modernes, et dont les moteurs sont parfaits. Mais tous ceux de mes camarades qui ont connu autrefois ce parcours parlent avec mélancolie du « bon vieux temps des Bréguet »11.

Les raids des années 1930, même pour un aviateur comme Saint-Exupéry, semblent bien n’être en ce sens que des redites nostalgiques d’une légende qui appartient déjà au passé, et il en va logiquement de même pour un public informé de l’existence de services commerciaux réguliers et à qui Saint-Exupéry raconte d’ailleurs depuis plusieurs années, avec le succès que l’on sait, les temps désormais mythiques du développement des lignes Latécoère, dans des romans et des articles.

L’intérêt du public pour l’aviation, dans le contexte des années 1930, est par ailleurs entretenu par les rivalités nationales, elles-mêmes attisées par les fractures idéologiques qui partagent désormais l’Europe en camps ennemis. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, différents États avaient encouragé le développement de l’aviation de raids en créant des prix, voire en finançant directement des expéditions, aux destinations lourdes de sens. Comme l’explique Jacques Mortane, dans son livre de 1930, Les Héros de l’air, « l’Angleterre fut la première à fournir un effort efficace »12 en offrant, dès 1919, une forte récompense au premier pilote qui relierait la Grande-Bretagne à l’Australie, alors dominion de l’Empire britannique. Dans les années qui suivirent, d’autres nations imitèrent cet exemple, à commencer par l’Italie et la France, qui financèrent des expéditions aériennes vers Tokyo13. Dans les années 1920, de nombreux raids contribuèrent à souligner symboliquement les liens entre des nations européennes et leurs colonies, passées ou présentes : en 1922, des officiers portugais traversèrent pour la première fois l’Atlantique Sud, de Lisbonne à Rio de Janeiro ; en 1924, des aviateurs hollandais réussirent pour la première fois un raid Amsterdam-Batavia ; en 1925, c’est un aviateur belge qui, grâce à l’appui financier du roi Albert 1er lui-même, relia la Belgique au Congo par la voie des airs14. En France, Tananarive et Saïgon, deux des capitales les plus lointaines de l’empire colonial, seront longtemps des destinations privilégiées, grâce notamment à l’appui du gouvernement. Si Pharabod et Klein, d’une part, Saint-Exupéry et Prévot, de l’autre, ont essayé de battre des records de vitesse à peu près au même moment, à la fin du mois de décembre 1935, c’est en effet parce que le ministère de l’Air offrait des primes substantielles pour les meilleurs temps sur les parcours Paris-Saïgon et Paris-Tananarive entamés avant le 31 décembre à minuit15, ce qui explique du reste le départ précipité et peut-être les accidents des deux équipages, partis quelques jours à peine après que ces records aient été battus par d’autres aviateurs16.

Dans un contexte de rivalité exacerbée avec l’Allemagne, qui s’était dotée en cette année 1935 d’une aviation militaire, la Luftwaffe, en violation du traité de Versailles, l’objectif politique de cette aventure subventionnée était d’affirmer à la fois la modernité de l’aviation française et l’unité de l’empire colonial, comme le général Denain, alors ministre de l’Air, le confirmera le 1er janvier 1936 dans une déclaration volontariste au journal Le Figaro :

L’année 1935 a été, entre toutes, une année d’efforts et de réalisations dans tous les domaines de l’aviation française. Dans le domaine commercial, le trafic et la sécurité se sont considérablement accrus. Les liaisons avec l’Amérique du Sud sont devenues normales et régulières ; les lignes d’Europe ont été prolongées ou stabilisées jusqu’à Rome, Madrid, Lisbonne, Moscou et même Hanoï. Nos lignes d’Afrique ont été organisées et elles relient aujourd’hui toutes nos colonies continentales entre elles, avec la Métropole et, à titre d’essai, avec Madagascar qu’elles atteindront régulièrement demain17.

La médiatisation de l’aviation, début 1936, relève donc, en somme, d’un imaginaire multiple, qui combine les attraits de la nostalgie pour les temps mythiques des pionniers, du patriotisme, du colonialisme, mais aussi de l’aventure, du sport, du fait-divers spectaculaire, et enfin, conséquence de leur omniprésence médiatique, du vedettariat des pilotes : l’aviation est un spectacle étrangement nostalgique et nationaliste. C’est pourquoi on peut affirmer que, lorsque Saint-Exupéry s’écrase aux confins de la Libye et de l’Égypte, la nuit du trente décembre 1935, alors qu’il tente de battre in extremis un record établi quelques jours plus tôt par André Japy et de remporter ainsi le prix promis par le ministère de l’Air, tous les ingrédients sont réunis pour déclencher un événement médiatique majeur : le récit tient à la fois du fait-divers et de l’actualité des sports mécaniques, avec ses accents d’aventure et de patriotisme, comme c’était déjà le cas pour le raid de Pharabod et Klein, mais aussi de la nostalgie des temps mythiques et de l’actualité mondaine, car la personnalité médiatique de Saint-Exupéry, dont la fabrication a commencé dès la fin des années 1920, est intimement liée au souvenir des commencements de l’Aéropostale, et bien connue des lecteurs des journaux.

2. Première étape : l’aviateur

Le nom de Saint-Exupéry apparaît régulièrement dans les journaux, tant dans les rubriques aéronautiques que littéraires, depuis publication de son premier livre, Courrier Sud, en 1929. C’est cependant un autre événement, d’aviation celui-là, qui l’avait porté pour la première fois sur le devant de la scène médiatique, en novembre 1928… Saint-Exupéry, qui pilotait sur la ligne Toulouse-Dakar depuis décembre 1926, venait de rentrer en France, après avoir passé dix-huit mois à Cap Juby, dans le Sahara occidental, où il avait officié comme chef d’escale, s’occupant du ravitaillement des avions, mais aussi des relations avec les tribus dissidentes actives dans la région. Jusque-là, ses aventures et celles des autres pilotes des lignes Latécoère, fondées dix ans plus tôt, étaient restées plutôt discrètes : la régularité d’un service commercial, sans doute, n’a pas l’attrait médiatique des raids et des records. Mais la captivité d’un aviateur et d’un ingénieur de l’Aéropostale allait attirer l’attention des journaux, à l’été 1928. Comme l’explique Joseph Kessel dans Vent de sable, le livre de reportage qu’il a consacré à la ligne Toulouse-Dakar en 1929, le pilote Marcel Reine et l’ingénieur Édouard Serre s’étaient abîmés dans le Sahara au mois de juin. Sortis indemnes de l’accident, les deux hommes avaient été aussitôt capturés par des nomades maures, qui « exigèrent pour leurs deux captifs une rançon démesurée » :

Les pourparlers durèrent quatre mois. Pendant ce temps, Reine et Serre vécurent en esclaves des chameliers à la peau bleue. La faim, la soif, la chaleur torride, la vermine, les coups, les marches épuisantes, les mains et les jambes couvertes de plaies, ils connurent tous les tourments […]. En France, leurs noms étaient devenus célèbres. On suivait leur aventure au jour le jour avec angoisse et passion. Quand ils furent enfin libérés, on les accueillit, on les fêta comme des triomphateurs18.

C’est dans le sillage de cette aventure et de la médiatisation du retour des deux héros à Paris qu’Antoine de Saint-Exupéry apparut pour la première fois dans les journaux. Le 15 novembre 1928, L’Intransigeant a publié en couverture un portrait de ce « pilote de ligne » encore inconnu :

Lorsqu’ils sont venus nous visiter à l’Intransigeant, Reine et Serre [qu’il n’est donc plus besoin de présenter] étaient accompagnés de plusieurs amis, parmi lesquels un jeune homme timide, qui tentait en vain d’effacer sa haute taille […] : Saint-Exupéry19.

Pour vanter « l’héroïsme » de ce pilote, qui avait participé au sauvetage des deux otages désormais célèbres, le journal convoque une imagerie en vogue depuis la Première Guerre mondiale, celle des chevaliers du ciel20 : « Les aviateurs sont toujours en guerre », dit l’article, car ils risquent en permanence le « martyre ou la mort », et cet engagement est un « sacerdoce » vécu dans « l’exaltation fraternelle des airs »21.

Quelques mois après cette première apparition à la une, Joseph Kessel fera, plus longuement, le portrait de Saint-Exupéry dans une série de reportages publiés par l’hebdomadaire Gringoire, à partir du 30 mai 1929, sous le titre de Courrier du Bled. C’est à partir de cet ensemble qu’il composera son livre Vent de Sable, paru en septembre de la même année. Kessel y raconte que, parmi le groupe des pilotes de la « Ligne », on retrouve l’ambiance d’une « escadrille de guerre », qu’il avait bien connue lui-même, et décrite dans son premier succès littéraire, L’Équipage, en 1923 : s’ils n’ont pas « d’ennemis humains à combattre », explique-t-il, les pilotes de l’Aéropostale affrontent chaque jour « les sierras », « les brumes », « les vents », « le désert », tandis qu’une « discipline tout aussi rigoureuse que celle de l’armée »22 leur est imposée.

Héros guerriers, les pilotes de l’Aéropostale sont en outre, sous la plume de Kessel, et comme avant eux les pilotes de guerre, des héros du détachement, presque des héros mystiques. Car si leur audace ascensionnelle leur permet d’échapper, en réalité, à l’attraction terrestre, dans l’imaginaire littéraire ou médiatique, tout se passe comme si c’était leur vertu morale qui les portait vers les hauteurs, ce qui explique d’ailleurs le rapprochement traditionnel entre la figure de l’aviateur et celle du chevalier.

Quand Kessel présente, par exemple, le pilote Émile Lécrivain, c’est certes comme un pilote au courage inflexible, mais aussi, et même d’abord, comme un ascète au cœur léger. La rencontre des deux hommes, telle que la raconte Kessel, se produit dans un bar interlope de Casablanca. Kessel s’aperçoit que Lécrivain n’est « pas seulement courageux en avion » : « sa pureté profonde » le conduit, « avec une sorte de grandeur puérile et lyrique », à refuser les avances des prostituées qui hantent ces lieux et dont il s’est fait des amies, pour mieux se consacrer à une certaine idée de l’amour qui, énoncée dans ce contexte, aurait presque quelque chose de déplacé :

Rien ne pouvait ébranler ce sentiment si rare, ni les plaisanteries de ses camarades, ni la faveur visible dont il jouissait auprès de ses amies de l’établissement. Comme l’une d’elles l’embrassait, il se pencha vers moi et murmura : « Ne croyez pas que je couche avec elle… ni aucune autre d’ici… Il ne faut pas se disperser. Le plaisir n’est doux qu’avec une femme que l’on aime. »23

Cet ascétisme de la chair a partie liée, dans ce portrait, avec le religieux. Quand Lécrivain exerce son métier, dit Kessel, c’est avec « le sentiment de remplir une mission sacrée », et quand il en parle, c’est avec une « sorte d’extase »24. Kessel appelle cela la « religion du courrier » : « tout le personnel de la Ligne », explique-t-il, « est embrasé par ce feu étrange »25.

Le portrait de Saint-Exupéry, dans ce même ensemble de reportages, ne sera pas différent. Joseph Kessel ne l’a pas rencontré pendant son périple, car il était alors en France, où il préparait la publication de son premier roman, mais il a consigné les récits que lui ont faits à son sujet les autres pilotes de la ligne. Kessel raconte notamment comment « Saint-Ex » a dirigé une périlleuse expédition de dépannage dans le désert, sous les balles d’une tribu dissidente qu’il a su mettre en déroute avec les quelques hommes qui l’accompagnaient. Mais sa vertu ne s’arrête pas à l’héroïsme. Parce qu’il a passé dix-huit mois dans le désert, Kessel en fait une sorte de sage oriental :

Très vite, il s’était fait au désert. Vêtu d’une éternelle robe de chambre qui avait fini par ressembler à une gandourah, ayant laissé pousser sa barbe, brûlé par le soleil, il ressemblait si bien aux Maures que lorsqu’il allait rendre visite aux nomades qui venaient planter leur tente au pied du fort Juby, ceux-ci, au premier abord, le prenaient pour un des leurs. Le courage, la curiosité, la philosophie étaient ses grandes vertus26.

3. Deuxième étape : l’écrivain

La publication des reportages de Kessel, au mois de mai 1929, a coïncidé, par un hasard remarquable, avec celle des bonnes feuilles de Courrier Sud dans la Nouvelle revue française27. On pourrait donc dire, en quelque sorte, que la naissance médiatique de Saint-Exupéry, comme dans les mythes, aura été double, puisqu’il est apparu comme un auteur et comme un héros de l’aviation au même moment, sous le parrainage d’un écrivain qui, lui-même, avait été aviateur. Cependant, la publication de Courrier Sud, au mois de juin 1929, peu avant le départ de l’auteur pour l’Argentine, ne semble pas avoir suscité autant d’attention médiatique que ses exploits d’aviateur. À titre d’exemple, L’Intransigeant, qui avait fait un portrait si avantageux du pilote en première page le 15 novembre 1928, ne propose lors de la parution de Courrier Sud, le 15 juin 1929, qu’une simple mention dans la rubrique des « Livres reçus »28 et, quelques jours plus tard, le 21 et le 23 juin, quelques lignes supplémentaires en deuxième page pour souligner que l’auteur est aussi aviateur, sans pour autant dire quoi que ce soit de la qualité de son livre : Saint-Exupéry est décrit comme « un de nos meilleurs pilotes de ligne » et l’on rappelle son implication dans le sauvetage de Reine et Serre29, voilà tout.

La parution de Vol de nuit, le deuxième roman de Saint-Exupéry, le ramènera sur le devant de la scène médiatique en 1931. L’accueil réservé à son nouveau livre, au mois de juin30, si l’on s’en tient à l’exemple de L’Intransigeant, est comparable à celui réservé à Courrier Sud, quoique cette fois l’on évoque « l’intérêt que représente ce livre »31, mais dans la rubrique des « Nouvelles de l’aviation », pas celle des lettres. À l’automne, toutefois, l’aviateur s’invite régulièrement dans l’actualité littéraire car il fait figure de favori pour le prix Goncourt. Jean Ajalbert l’évoque parmi les favoris dans Paris-Soir32, et lorsque le roman remporte le prix Femina quelques semaines plus tard, le même journal note :

Il y a huit jours on annonçait comme presque certaine la victoire de Vol de nuit de Saint-Exupéry, mais ces dames du Femina, lasses d’avoir, pendant des années, dû se contenter des restes de leurs aînés, lui jouent depuis deux ans le tour de « tirer les premières ». Cette année, elles leur ont même soufflé le favori ainsi que nous l’avions fait prévoir33.

Ce succès littéraire et le prix prestigieux qui le consacre ravivent l’attention des médias : le 4 décembre, la photographie de Saint-Exupéry est à la une de Paris-Soir34, un des journaux les plus lus de France, qui lui consacre quelques jours plus tard un portrait complet en pages intérieures35, où ressurgit l’image désormais familière de l’héroïsme de l’Aéropostale :

Ces héros sont des hommes qui savent ennoblir une besogne et donner à un métier l’allure d’une mission. Ce sentiment du devoir, du dévouement à une cause, quelle qu’elle soit, c’est proprement l’héroïsme pur36.

Pour une fois, l’héroïsme est ici teinté de littérature, quand le sacrifice des pilotes est considéré « presque comme un acte gratuit, c’est-à-dire de la poésie »37. Dans les jours qui suivront, Vol de nuit connaîtra un succès croissant, dont Paris-Soir rendra compte comme s’il s’agissait d’un exploit aéronautique :

Tous les records battus par un aviateur ! … 948, 3686, 1529, 3117, tels sont les chiffres de vente quotidiens atteints pendant les quatre derniers jours par « Vol de nuit ». L’admirable roman de l’aviateur Saint-Exupéry qui vient d’obtenir le prix Fémina, bat tous les records de succès, et se vend… à tours d’hélice […]38.

Mais tandis que Saint-Exupéry triomphe dans les lettres, l’immense édifice de l’Aéropostale vacille. L’entreprise, que les effets conjugués de la crise de 1929 et de la concurrence de la Pan Am et de la Lufthansa ont mise sous pression, fait face à une hostilité politique grandissante et, ne parvenant pas à se refinancer, est mise en liquidation judiciaire le 1er mars 1931 : elle sera absorbée par Air France deux ans plus tard, après une longue suite de péripéties politiques, financières et juridiques dont Raymond Danel a établi la chronologie39. Dans l’intervalle, journalistes et politiques ont contribué à faire de l’histoire de l’Aéropostale une légende qui, comme toutes les légendes, appartient au passé, et dont Saint-Exupéry sera régulièrement désigné comme l’historiographe officieux.

En novembre 1932, alors qu’une commission parlementaire enquête sur la compagnie, Maurice Bourdet, journaliste spécialisé dans l’aéronautique, raconte cette histoire pour Le Petit Parisien dans une série d’articles intitulée « L’Aéropostale, une épopée de l’air », qui semble tout autant destinée à célébrer les exploits accomplis qu’à prendre acte avant la lettre de la fin de cette belle aventure. Les moyens de l’héroïsation des pilotes y sont les mêmes que chez Joseph Kessel en 1929. Il y a, tout d’abord, le rapprochement avec les pilotes de guerre. L’histoire de l’Aéropostale commence en 1918, on le souligne. À la manœuvre, Didier Daurat, ancien chef d’escadrille, qui « ne s’est pas reposé une heure » : « Il a sauté d’un avion militaire dans un avion civil. »40 Le courage, d’ailleurs, reste le même : « La ligne, c’est encore une bataille. Le combat aérien. »41 Il y a, ensuite, le sens du sacrifice. Les héros des temps mythiques, pilotes ou mécaniciens, sont tous morts ou en ont réchappé de justesse, comme en attestent les exemples de Lécrivain, Gourp, Erable, Pintado, Rozès, Wille, Reine ou Saint-Exupéry. Si le portrait des pilotes est donc comparable à celui que faisait Kessel en 1929, une chose a toutefois changé. Désormais, « ce ne sont plus que souvenirs » : « Le réseau Casa-Dakar qu’ont préparé tant d’héroïsme et de sacrifices, est devenu d’une sécurité parfaite. »42 Aussi, Maurice Bourdet peut-il parler de cette épopée comme d’un « livre d’aventures » dont il propose à ses lecteurs de tourner avec lui les pages. L’histoire est terminée, et Saint-Exupéry en apparait désormais comme le garant : « La ligne […] a son histoire dans Vol de nuit », conclut le journaliste, « son historiographe avec Saint-Exupéry »43.

Paul Painlevé, alors ministre de l’Air, ne dira pas autre chose dans une déclaration faite au même journal quelques jours plus tard, autour du débat sur l’Aéropostale, qui occupe alors la Chambre des députés comme la Justice. Le ministre y appelle avant tout à distinguer les soupçons qui pèsent sur les « comptes de la compagnie qu’une déplorable affaire met aujourd’hui en cause », de cette « Aéropostale dont notre génie peut tirer fierté et qui a engendré comme une lignée de “surhommes”»44. Là encore, c’est Saint-Exupéry qui répond de la véracité de cette légende :

L’histoire technique de l’Aéropostale est un des plus beaux chapitres, et des plus émouvants, de notre aéronautique. [L]es deux livres de Saint-Exupéry : Courrier Sud et Vol de nuit, m’en ont apporté un nouveau et fidèle témoignage45.

La fin de l’Aéropostale est manifestement un tournant dans la carrière d’aviateur de Saint-Exupéry, mais aussi quant à l’histoire de son image médiatique. Désormais, c’est comme le témoin privilégié d’un chapitre de l’histoire de l’aviation qu’il apparaîtra, mais un témoin parasité, parce que le discours médiatique qui s’approprie son nom ne tiendra jamais compte, en réalité, de son propre témoignage.

4. Troisième étape : le reporter

Les aventures que citent Paul Painlevé et Maurice Bourdet, en effet, ce n’est pas dans Courrier Sud ou Vol de nuit qu’ils ont pu en lire le récit, car ces deux romans ne racontent que des aventures individuelles, sans détails historiques ou techniques, mais dans des articles que Saint-Exupéry vient de publier, à la fin du mois d’octobre, dans la revue hebdomadaire Marianne46, pour rappeler, en plein scandale de l’Aéropostale, la belle aventure qu’avait été la création de la poste par avion. Or, contrairement à Kessel et à Bourdet, l’aviateur n’y évoque jamais, même par comparaison, le courage militaire, et ne compare pas plus le travail des lignes postales à un affrontement épique. Et s’il reconnaît avoir été initié à ce qu’il appelle « la mystique du courrier »47, il n’y voit pas autre chose qu’un moyen au service de l’efficacité de la poste, qui ne fut elle-même, pour lui, qu’un moyen vers une toute autre fin que l’héroïsme chevaleresque : « l’aviation est bien autre chose qu’un sport »48, c’est, comme il le dira dans Terre des hommes, « un instrument d’analyse »49 qui apporte une connaissance nouvelle de la réalité, et permet avant tout aux hommes de se rejoindre : « ce que le pilote construit », résume Daniel Parrochia, « c’est une humanité tout autre, une humanité reliée »50.

Mais la parole de Saint-Exupéry ne suffira pas à infléchir son image médiatique, configurée à l’avance par un imaginaire de l’aviation qui le précède et le dépasse. Il pourra cependant compter sur son image de témoin pour pratiquer lui-même l’exercice médiatique du reportage. Envoyé à Moscou par Paris-Soir, le pilote rédigera, au rythme de l’actualité, une première série de reportage du 3 au 29 mai 1935, en six livraisons. Les textes qui sont envoyés à Paris-Soir, cependant, montrent qu’il n’a pas tout à fait consenti à l’exercice du reportage. Le 3 mai, pour son premier article, le journaliste débutant fait son travail et dicte par téléphone un article sur la fête du 1er mai, dont Moscou avait saisi le prétexte pour afficher l’essor de son industrie aéronautique, ce qui justifiait sans doute le déplacement de Saint-Exupéry en Russie mais, quelques jours plus tard, alors que la visite du président Pierre Laval au Kremlin fait la une des journaux français, le reporter n’en dit rien : il fait en lieu et place d’un article de presse le récit poétique de son voyage vers l’U.R.S.S. Dans ce second reportage, dont il reprendra l’essentiel dans Terre des hommes, son prochain livre, Saint-Exupéry raconte en effet l’atmosphère mélancolique d’un train de nuit et la rêverie philosophique à laquelle il s’abandonna en parcourant les wagons endormis :

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant tant bien que mal avait fait son creux et il dormait. Il se retourna dans le sommeil et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage. Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. […] Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres et je me dis : « Voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie ! Les petits princes de légende n’étaient point différents de lui. Protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir51 ?

Ces quelques mots, restés célèbres, sur ce « Mozart qu’on assassine » montrent l’envoyé spécial à Moscou dans une posture d’écrivain plutôt que de reporter ou d’aviateur. Dans ses articles suivants, Saint-Exupéry continuera son exploration philosophique et poétique de la Russie des années 1930. Le 20 mai, cependant, suite à un spectaculaire accident d’avion, Paris-Soir rappellera son expertise de témoin de l’aéronautique : à la une, on annonce le récit de la catastrophe du « Maxime-Gorki », par « notre envoyé spécial le célèbre pilote Antoine de Saint-Exupéry »52. Mais une fois encore, plutôt que de décrire la chute spectaculaire du plus grand avion du monde, fleuron de la flotte russe, Saint-Exupéry se laisse aller à la rêverie. Premier et dernier étranger admis à bord de cette forteresse volante, Saint-Exupéry raconte simplement avoir « assisté, comme du balcon d’un hôtel luxueux, à la lointaine vue de la terre »53. Ses impressions de témoin, comme écrivain ou comme reporter, ne correspondront jamais au récit médiatique de l’aviation des temps héroïques.

5. Conclusion

À la veille de son départ pour Saïgon, en décembre 1935, Antoine de Saint-Exupéry est en somme un héros médiatique à plusieurs entrées : aviateur légendaire, écrivain et témoin de l’aviation, il incarne dans les représentations collectives des valeurs et un héroïsme clairement identifiés. La nouvelle aventure dans laquelle il se lance avec le mécanicien Prévot est d’abord traitée à l’égal d’autres raids du même type, celui, par exemple, de Pharabod et Klein. Pourtant, après trois jours d’angoisses imprimées à la une des journaux, lorsqu’enfin on annonce que l’équipage a été sauvé, c’est à un déferlement médiatique sans commune mesure avec celui suscité par d’autres accidents d’avion, la même semaine, à commencer, encore une fois, par celui de Pharabod et Klein, que l’on assiste.

Si plusieurs journaux annoncent déjà en quelques lignes le sauvetage de Saint-Exupéry dès le 3 janvier54, c’est le lendemain que des informations plus complètes arrivent en France. Les journaux mobilisent alors tous leurs moyens pour couvrir l’événement : quand certains titres, comme L’Écho de Paris, doivent se contenter des dépêches de l’agence Havas, d’autres peuvent compter sur un correspondant permanent en Égypte, notamment Le Figaro, Le Petit Parisien et bien entendu Paris-Soir, qui présente l’aviateur comme un familier :

« Saint-Ex », ce diminutif familier et devenu populaire depuis trois jours, s’est réveillé ce matin frais, reposé, distant de son aventure comme un homme qui sait que demain comme hier il lui donnera le meilleur de lui-même. Au nom de Paris-Soir il me reçoit immédiatement : « Vous êtes un camarade, moi aussi je suis de chez vous, je suis allé en U.R.S.S. cet été pour votre journal55. »

Saint-Exupéry est désormais un personnage connu de tous, et avec lui c’est tout l’imaginaire nostalgique des premiers temps de l’Aéropostale qui ressurgit, et reprend vie. D’un journal à l’autre, les réflexes sont les mêmes, et l’on analyse l’actualité en faisant allusion à un passé idéalisé et à une œuvre littéraire qui sont devenus des lieux communs. Excelsior, par exemple, voit dans la dernière aventure de Saint-Exupéry un « nouveau chapitre de Vol de nuit »56. Même Édouard Serre, cet ancien camarade de l’Aéropostale à qui Le Journal ouvre ses colonnes, cherche à comparer la mésaventure de Saint-Exupéry avec son propre accident de 1928, dans les premiers temps de la ligne Toulouse-Dakar : la seule différence, explique-t-il, c’est l’issue, car Saint-Exupéry a été recueilli par les Bédouins, au contraire de Serre, qui avait été fait prisonnier57. Léon Werth, écrivain et ami de Saint-Exupéry, a beau mettre en garde, dans Excelsior : « Ce n’est pas le moment de lancer un “Mon vieux Tonio” »58, la tentation est trop grande de s’approprier celui qui est devenu un personnage médiatique incontournable. Paris-Soir, non content de rappeler que Saint-Exupéry a écrit dans ses colonnes, confie cette tâche à Blaise Cendrars, dont les récits de Hors-la-loi divertissent habituellement les lecteurs du quotidien en deuxième page, et le titre de son article est précisément un cri, « Tonio ! »59, adressé à un familier. Pourtant Cendrars ne connait pas Saint-Exupéry, il l’a à peine croisé. Mais, comme tout le monde, il a entendu parler de lui. Et les anecdotes qu’il rapporte avec talent dans ces quelques lignes retracent tout l’imaginaire de l’Aéropostale évoqué jusqu’ici.

Saint-Exupéry, écrit Cendrars, ou mieux, « Saint-Ex », lui a été présenté comme un « paladin », un « chevalier errant » comparable aux héros de la guerre, car il faisait partie d’« une nouvelle génération d’aviateurs attelée, comme nous alors au front, à une besogne immense, la création de l’Aéropostale »60. L’aviateur est ensuite décrit dans des termes qui rappellent le portrait d’Émile Lécrivain, dans Vent de sable : « camarade le plus exquis » et pilote « le plus casse-cou de la ligne », c’est à la fois un « enfant » et un « héros » dont « l’aspect le plus pur » serait encore le « côté insouciant » 61. La figure du paladin du ciel, chez Cendrars, comme c’était le cas chez Kessel, est double, et se révèle dans la comparaison désormais traditionnelle avec le guerrier et l’enfant.

Le 4 janvier 1936, Antoine de Saint-Exupéry le héros médiatique, échappe à Saint-Exupéry l’écrivain, sous la plume de Cendrars, comme déjà sous la plume de Kessel en 1929. Il est entré dans les représentations collectives tout armé d’un courage légendaire, d’un sourire désarmant, chevalier ou paladin déjà sacrifié à l’idéal qu’il devait, à son corps défendant, incarner. L’aviateur tentera de nuancer cette image dans le récit qu’il fera de son aventure pour L’Intransigeant, qui le publiera sous le titre de Prison de sable, en six épisodes, qui feront tous la une, du 30 janvier au 4 février. Tout au long de ce texte, il répétera inlassablement que son aventure n’a rien de courageux, ni même de douloureux : « Rien n’est exact des réflexions que l’on m’attribuera sur ce supplice. Je ne subirai aucun supplice62. » Il dira aussi à quel point affronter un danger lui semble un exercice sans grandeur : « Il ne s’agit pas de vivre dangereusement. Je ne comprends pas cette formule. […] Ce n’est pas le danger que j’aime. Je sais ce que j’aime. C’est la vie63. » Son errance désespérée dans le désert, Saint-Exupéry la décrit comme « un conte de fées un peu cruel »64 qui lui aura surtout révélé son attachement aux hommes, et à la vie. Mais ce ne sont pas les paroles que l’on attend d’un héros du détachement : son récit n’affectera pas une image médiatique déjà figée, il est trop tard pour cela. Le 4 janvier 1936, Saint-Exupéry est définitivement devenu, bien malgré lui, un héros stéréotypé de l’aviation, dont la figure partagée, déjà statufiée, n’a pas été forgée dans ses propres textes, mais dans un discours médiatique qui, dès l’origine, lui a échappé.

Quelques mois après l’accident de Saint-Exupéry, Joseph Kessel écrira dans Paris-Soir un petit article qui en atteste, tout en rappelant les traits les plus saillants d’une légende qu’il a lui-même contribué à écrire :

Qui aujourd’hui ne connait pas le nom […] d’Antoine de Saint-Exupéry ? Saint-Exupéry, anachorète du Cap Juby, pilote de ligne et de raid, aventureux jusqu’à la limite du possible, poète magnifique, mêlant sans cesse l’action de l’esprit à celle du corps et qui semble voué à naviguer parmi les étoiles…65

Notes

1 La plupart des journaux orthographient à l’époque erronément « Provost ». Il s’agit pourtant du mécanicien André Prévot, comme Saint-Exupéry le précisera dans Terre des Hommes et dans sa série d’articles pour L’Intransigeant. Saint-Exupéry Antoine de, Œuvres Complètes, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade, édité par Autrand Michel et Quesnel Michel), Paris, 1994, t. 1, p. 169-296 ; Saint-Exupéry Antoine de, « Prison de Sable », L’Intransigeant, non numéroté, 30 janvier-4 février 1936. Retour au texte

2 Paris-Soir, 13 et 14e années, nos 4567 à 4574, 27 décembre 1935-3 janvier 1936. Retour au texte

3  Albert Pierre, « Paris-Soir », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 29 mai 2018. URL : http://www.universalis-edu.com.proxy.bib.ucl.ac.be/encyclopedie/paris-soir/. Retour au texte

4 Aujourd’hui Wadi-Halfa, au Soudan. Retour au texte

5 C’est la médiatisation à outrance de l’enlèvement de son fils, en 1932, et du procès de son meurtrier présumé, en 1934, qui a poussé Lindbergh à s’exiler en Grande-Bretagne. Retour au texte

6 Robène Luc, L’Homme à la conquête de l’air. Des aristocrates éclairés aux sportifs bourgeois. L’Aventure aéronautique et sportive. xixe-xxe siècle, L’Harmattan, Paris, 1998, t. 2, p. 325-326. Retour au texte

7 Chadeau Emmanuel, Le Rêve et la Puissance. L’Avion et son Siècle, Fayard, Paris, 1996, p. 189. Retour au texte

8 Ibid., p. 188. Retour au texte

9 Wohl Robert, The Spectacle of Flight. Aviation and the western imagination. 1920-1950, Yale University Press, New Haven/London, 2005, p. 4. Nous traduisons. Retour au texte

10 Parrochia Daniel, L’Homme volant. Philosophie de l’aéronautique et des techniques de navigation, Champ Vallon, Paris, 2003, p. 88. Retour au texte

11 Saint-Exupéry Antoine de, « Pilote de ligne » (26 octobre 1932), in Œuvres complètes, op. cit., p. 304. Retour au texte

12 Mortane Jacques, Les Héros de l’air, Delagrave, Paris, 1930, p. 100. Retour au texte

13 Ibid., p. 109 et suivantes. Retour au texte

14 Voir Thieffry Edmond, En Avion de Bruxelles au Congo belge, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1926. Retour au texte

15 C’est ce que rappelle Le Petit Parisien au lancement du raid de Pharabod et Klein. « Pour le record aérien France-Madagascar », Le Petit Parisien, 60e année, n° 21488, 27 décembre 1935, p. 1-2. Retour au texte

16 Le Petit Parisien du 27 décembre 1935 (voir note précédente) rappelle que l’équipage Génin-Robert a établi un nouveau record de 57 heures et 42 minutes sur la distance Paris-Madagascar la semaine précédente. André Japy avait par ailleurs établi un nouveau record de moins de 87 heures sur la distance Paris-Saïgon. Le Petit Parisien du 18 décembre 1935 rend compte de l’exploit en couverture, sous le titre patriotique « La Belle activité de l’aviation française », Le Petit Parisien, 60e année, n° 21477, 18 décembre 1935, p. 1. Retour au texte

17 « Au seuil de 1936, où en est l’aviation française ? [Déclarations du général Denain] », Le Figaro, 111e année, n° 1, 1er janvier 1936, p. 1. Retour au texte

18 Kessel Joseph, Vent de sable (1929), Gallimard (Folio, n° 3004), Paris, 1997, p. 39-40. Retour au texte

19 Gile-Nicaud Gilbert, « Un pilote de ligne », L’Intransigeant, 49e année, n° 17923, 15 novembre 1928, p. 1. Retour au texte

20 Jean Ajalbert, en 1916 (Ajalbert Jean, L’Aviation au-dessus de tout, Georges Crès, Paris, 1916), et Henry Bordeaux, en 1918 (Bordeaux Henry, Vie héroïque de Guynemer, Plon, Paris, 1918), comparaient déjà les aviateurs à des paladins ou à des chevaliers. Retour au texte

21 Gile-Nicaud, op. cit. Retour au texte

22 Kessel, op. cit., p. 56. Retour au texte

23 Ibid., p. 62. Retour au texte

24 Ibid., p. 63. Retour au texte

25 Ibid., p. 19, 81. Retour au texte

26 Ibid., p. 72. Retour au texte

27 Saint-Exupéry Antoine de, « Courrier Sud [extraits] », La Nouvelle Revue française, no 188, Mai 1929, p. 610-619. Retour au texte

28 L’Intransigeant, 50e année, n° 18135, 15 juin 1929, p. 2. Retour au texte

29 L’Intransigeant, 50e année, n° 18141, 21 juin 1929, p. 2 et L’Intransigeant, 50 e année, n° 18143, 23 juin 1929, p. 2. Retour au texte

30 L’Intransigeant note la réception du livre dans la rubrique des livres reçus le 23 juin 1931 : L’Intransigeant, 52e année, n° 18873, p. 2. Retour au texte

31 L’Intransigeant, 52e année, n° 18899, 19 juillet 1931, p. 4. Retour au texte

32 Ajalbert Jean, « Tandis qu’on se dispute autour du Goncourt, Raoul Ponchon emmène sa muse au cabaret et fait les indiscrets », Paris-Soir, 9e année, n° 2973, p. 1/3. Retour au texte

33 Launay Jean-Pierre, « Le Prix Goncourt sera attribué demain », Paris-Soir, 9e année, n° 2984, 9 décembre 1931, p. 1 & 3. Retour au texte

34 Launay Jean-Pierre, « M. de Saint-Exupéry obtient le prix “Femina-Vie Heureuse” », Paris-Soir, 9e année, n° 2981, 4 décembre 1931, p. 1. Retour au texte

35 Richard Élie, « Antoine de Saint-Exupéry », Paris-Soir, 9e année, n° 2993, 16 décembre 1931, p. 2. Retour au texte

36 Idem. Retour au texte

37 Idem. Retour au texte

38 Paris-Soir, 9e année, n° 3006, 29 décembre 1931, p. 2. Retour au texte

39 Voir Danel Raymond, L’Aéropostale. 1927-1933, Bibliothèque historique Privat, Paris, 1989, p. 129-215. Retour au texte

40 Bourdet Maurice, « L’Aéropostale. Une Épopée de l’air », Le Petit Parisien, 57e année, n° 20350, 16 novembre 1932, p. 1-2. Retour au texte

41 Idem. Retour au texte

42 Idem. Retour au texte

43 Idem. Retour au texte

44 « Déclarations de M. Painlevé sur le rôle de notre aviation », Le Petit Parisien, 57e année, n° 20358, 24 novembre 1932, p. 1-2. Retour au texte

45 Idem. Retour au texte

46 Saint-Exupéry, Œuvres Complètes, op. cit., p. 302 et suivantes. Retour au texte

47 Ibid., p. 302. Retour au texte

48 Ibid., p. 305. Retour au texte

49 Saint-Exupéry, op. cit., p. 200. Retour au texte

50 Parrochia, op. cit., p. 87. Retour au texte

51 Saint-Exupéry Antoine de, « La nuit, dans un train où, au milieu de mineurs polonais rapatriés, Mozart, enfant, dormait… », Paris-Soir, 13e année, n° 4240, 14 mai 1935, p. 1-3. Retour au texte

52 Saint-Exupéry Antoine de, « La Catastrophe du “ Maxime-Gorki” », Paris-Soir, 13e année, n° 4246, 20 mai 1935, p. 1/5. Il faut noter que Saint-Exupéry a encore réalisé une série de reportages pour Paris-Soir en Angleterre, les 17 et 18 juillet 1935. Retour au texte

53 Ibid., p. 5. Retour au texte

54 C’est le cas notamment d’Excelsior, de L’Écho de Paris, du Matin ou encore de L’Humanité. Retour au texte

55 « Saint-Exupéry nous fait le récit de sa dramatique odyssée », Paris-Soir, 14e année, n° 4575, 4 janvier 1936, p. 1/3. Retour au texte

56 « Le Nouveau chapitre de “Vol de nuit” de Saint-Exupéry », Excelsior, 27e année, n° 9153, 4 janvier 1936, p. 1-3. Retour au texte

57 Serre Édouard, « Souvenirs d’un rescapé de la Mauritanie qui dut son salut au rescapé de la Lybie », Le Journal, n° 15784, 4 janvier 1936, p. 1. Retour au texte

58 Werth Léon, « De la nuit du départ à la nuit de la libération… », Excelsior, 27e année, n° 9153, 4 janvier 1936, p. 1-3. Retour au texte

59 Cendrars Blaise, « Tonio ! », Paris-Soir, 14e année, n° 4575, 4 janvier 1936, p. 1/3. Retour au texte

60 Ibid., p. 1. Retour au texte

61 Idem. Retour au texte

62 Saint-Exupéry Antoine de, « Prison de Sable. IV. Le Délire », L’Intransigeant, 57e année, non numéroté, 2 février 1936. Retour au texte

63 Saint-Exupéry Antoine de, « Prison de Sable. V. Le Supplice du troisième jour », L’Intransigeant, 57e année, non numéroté, 3 février 1936. Retour au texte

64 Idem. Retour au texte

65 Kessel Joseph, « “Comme c’est rapide, commode, facile !” Ainsi parle-t-on aujourd’hui de Casa-Dakar, la route héroïque », Paris-Soir, 14e année, n° 4745, 22 juin 1936, p. 1/5. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Olivier Odaert, « Saint-Exupéry, héros médiatique », Nacelles [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/624

Auteur

Olivier Odaert

Professeur

École supérieure des arts de Tournai

Université catholique de Louvain

olivier.odaert@actournai.be