Aviation : « the Impact on Time and Space » (Santa Maria, Portugal, 6-10 septembre 2017)

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Après le succès de sa première édition en 20151, le forum LPAZ (sous l’égide de l’Université des Açores, de l’association portugaise des études françaises et du Centre des études internationales-Institut universitaire de Lisbonne) a une nouvelle fois réuni sur l’île de Santa Maria des chercheurs anglophones, francophones et lusophones des deux bords de l’Atlantique pour un colloque interdisciplinaire traitant de l’aviation. Quel meilleur endroit en effet pour évoquer « l’impact sur le temps et l’espace » du moyen aérien que l’archipel des Açores, maillon essentiel des premières traversées de l’Atlantique et à l’accès toujours conditionné par ce transport ?

Alan Dobson (Swansea University) a inauguré ces journées par une somme historique reprenant les jalons de l’aviation civile, analysée en six temps forts du premier Berlin-Weimar jusqu’à notre « ciel ouvert » contemporain auquel le marché commun européen d’aviation (SEAM) a grandement contribué en rendant caduque le système de négociations bilatérales mis en place depuis 1944 par la convention de Chicago. Si certaines compagnies aériennes restent nationalisées et que la pratique du cabotage demeure, empêchant un système aéronautique complètement globalisé, Dobson a conclu sur l’efficacité des échanges aériens, dans l’attente d’une ouverture du ciel américain aux autres compagnies internationales.

Une synthèse pertinente alors que les tâtonnements ont été nombreux, Pierre-Michel Pranville (Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle) rappelant notamment que les premiers temps de l’aéropostale dans l’Atlantique sud ont vu l’étude de plusieurs îles pour devenir des relais des premiers raids et s’émanciper des lignes maritimes. D’abord assurées par un trajet mixte avion-avisos, les lignes aéropostales passent en 1936 aux avions longs-courriers, reléguant donc les hydravions sur ce trajet Toulouse-Buenos Aires pourtant forgé dans le mythe de Mermoz et de sa Croix du Sud.

L’aviation civile a, de fait, permis de relier des périphéries anciennes à des centres plus ou moins proches comme l’a illustré Melina Piglia (Universidad Nacional de Mar del Plata) à partir du cas argentin, où d’anciens centres isolés connaissent une croissance remarquable à leur mise en réseau aérien dès la fin des années 1940, marquant les résultats d’une politique gouvernementale sociale et volontariste. Les géographes Hélène Pébarthe-Désiré et Véronique Mondou (Université d’Angers) ont mis en perspective cette progression dans les territoires insulaires. Le développement du trafic aérien de ces îles est à la fois le produit d’héritages de dominations plus ou moins instrumentalisées, et celui de positionnements économiques et politiques diversement appuyés ; ce qu’illustre particulièrement le contraste entre Maurice et la Réunion.

L’aviation a bouleversé les modalités d’appropriation de l’espace et les relations des hommes dans le temps

Ces perspectives offertes par l’aviation en font un moyen de transport clé des relations internationales au xxe siècle. Un second ensemble de communication a donc insisté sur cette dimension hautement stratégique de l’avion et de sa détention, notamment dans le contexte de la guerre froide. James Gormly (Washington and Jefferson College) a évoqué les enjeux qu’a revêtu l’aviation dans les pays en développement, insistant particulièrement sur la concurrence des deux superpuissances pour soutenir le développement de Ghana Airways dans les années 1960. Phil Tiemeyer (Kansas State University) a démontré que ce fut paradoxalement peu le cas lors de la création d’Air Jamaica, dont la viabilité à long terme a été largement sabordée par l’intransigeance du US Civil Aviation Board et de la Pan American Airways. Sans soutien du gouvernement américain, supposé pourtant venir en aide aux démocraties émergentes, la compagnie nationale de Jamaïque a vu entraver son accès au marché américain, lequel constituait son débouché commercial majeur avec plus de 90% de ses exportations agricoles.

Permettant de faire circuler les biens et les hommes, l’aviation et ses interfaces sont aussi des modalités d’appropriation et de contrôle de l’espace terrestre. C’est ce qu’a rappelé Daniel Haulman (Air Force Historical Research Agency) en revenant sur l’organisation de la plus grande opération humanitaire conduite par les airs, le blocus de Berlin (1948-49), au cours duquel l’archipel des Açores a joué un rôle essentiel en tant que maillon des transports transatlantiques. Cela justifiait a posteriori la concurrence intervenue dès 1943 entre des Américains désireux de s’installer sur l’archipel et les Britanniques réticents à l’idée de perdre le contrôle total de leur pré-carré lusitanien (Alexandre Moreli, Fundação Getulio Vargas). Dès lors, l’île de Santa Maria s’est affirmée comme une interface majeure de déplacement et de contrôle de l’Atlantique jusqu’aux années 1970-80, avant de voir le trafic décroître avec la fin des escales atlantiques (Antonio Monteiro, ISCTE-IUL).

Les aéroports d’escale ont, en ce sens, longtemps constitué des jalons, des « pierres de gué » comme l’a posé Étienne Morales (Paris 3 Sorbonne-Nouvelle), reprenant l’expression de Joseph Grelier2 pour les aéroports de Gander (Terre-Neuve) et Shannon (Irlande) qui ponctuaient les vols entre Cuba et l’Europe de l’Est. Ces escales ont constitué des interfaces vitales entre les pays communistes mais ont aussi été des points de contact avec le capitalisme, suscitant des sentiments aussi divers qu’idéologisés dans les témoignages des passagers.

Remettant en cause les paradigmes géopolitiques anciens en ajoutant une nouvelle dimension à la menace armée, la conquête de l’air est à l’origine de débats importants à la fin des années 1950 et dans les années 1960 aux États-Unis sur l’efficacité des bombardiers humains tels qu’opposés aux missiles balistiques en développement, supposés imparables. Ian Horwood (York St John University) a illustré la manière dont ces nouvelles pensées traversent la société américaine avec des œuvres de fiction telles que The Penetrators (1965) de Hank Searls.

Ce changement de paradigme a également été analysé par Gilles Gressani (ENS) à travers la correspondance philosophique d’Alexandre Kojève et Carl Schmitt, marquant l’opposition de deux conceptions juridiques du rapport à la terre et à l’air. Dans les années 1950 encore marquées par la guerre, l’aviation transforme le rapport à l’espace de Kojève qui voit le dépassement de l’opposition entre la terre et la mer par l’ajout d’une nouvelle dimension de l’occupation humaine dans les airs. Pour sa part, Schmitt ne peut concevoir ce dépassement sans une conquête totale de la terre par un État, l’air restant fondamentalement lié au sol. Cette opposition philosophique marque bien l’impact culturel de l’aviation dans les sociétés qu’elle relie.

La transformation du rapport à l’espace et au temps a conditionné le développement d’une culture aérienne moderne

Un dernier ensemble de communication, le plus conséquent, s’est penché sur la culture aérienne, témoignant de la vitalité de ce champ d’étude. Les artistes se sont en effet très tôt intéressés aux possibilités offertes par le vol. L’engouement du photographe Nadar dépensant sa fortune dans les aérostats amuse des contemporains tels que Daumier, qui caricature un « Nadaréostat » en 1863. Maria da Luz Correia (Universidade dos Açores) a très bien souligné l’interconnexion qui se met en place entre la photographie et l’aviation, deux outils de la modernité qui façonnent une nouvelle culture populaire dès la fin du xixe siècle. Marcin Skibicki (Université Nicolas Copernic à Toruń) a insisté sur le rôle de Paris, centre culturel de cette époque, comme creuset de nouveaux média publicitaires s’appuyant sur des éléments classiques pour renouveler le message à l’aune de l’aviation. Les classiques invitations au voyage des compagnies de chemin de fer sont ainsi adaptées à des horizons plus lointains et exotiques, permettant un renouveau optique, graphique et poétique chez les affichistes du premier xxe siècle.

Ce nouvel imaginaire populaire se cristallise également, au-delà du seul appareil aérien, sur la figure de l’aviateur, pionnier des temps modernes. Dans cette optique, Thierry Oswald (Université de Limoges) est revenu sur les autoreprésentations à l’œuvre dans les mémoires des aviateurs-écrivains Kessel, St-Exupéry et Dahl, entre contemplation et prédisposition de pilotes d’exception. Cette exceptionnalité des pilotes pionniers leur confère un fort capital symbolique et identitaire, Leonie Schuster (Freie Universität Berlin) l’illustrant avec les journaux brésiliens qui s’attribuent une partie de la gloire des Portugais Sacadura Cabral et Gago Coutinho après leur traversée de l’Atlantique sud en 1922. La presse brésilienne insiste alors sur les liens maintenus avec le Portugal tout en s’en distinguant par le rappel des mérites des pionniers nationaux dans le développement de l’aviation.

L’impact de l’aviation reste toujours très fort dans les lettres contemporaines, dans des registres cependant différents des premiers écrits du xxe siècle. Dominique Faria (Universidade dos Açores) a mis en parallèle les romans Je m’en vais (1999) et Envoyée spéciale (2016) de Jean Echenoz pour illustrer le déroulement circulaire de ses récits, en dépit de l’abondance des évènements parmi lesquels le vol n’est qu’une parenthèse ennuyeuse, anodine. Le vol n’apparaît plus exceptionnel, sauf quand il se fait dramatique comme le révèle André Bénit à propos du choc suscité par les évènements du 11 septembre 2001 dans la littérature franco-belge. Spectaculaire, la destruction par les airs de bâtiments qui s’y élevaient pour « gratter le ciel » semble marquer l’occasion d’un monde différent, voire nouveau chez Françoise Lalande ou Claire Lejeune. Une idée qui trouve des échos dans The day the fish came out (1967) du cinéaste Michalis Cacoyannis, où le drame aérien de Palomares se fait l’occasion de réinventer la tragédie grecque, mêlant le burlesque et le dramatique, laissant l’horreur hors-champ pour tourner en dérision un duo d’aviateurs loin des archétypes, ce qu’a très bien démontré Stéphane Sawas (INALCO).

Ces contributions ont permis de montrer comment d’objet de fascination, l’avion est aussi devenu un puissant stimulant des imaginations contemporaines, éprises de modernité. Dans cette optique, j’ai étudié la manière dont le récit futuriste d’un voyage transatlantique par le député-aviateur René Fonck permet de saisir la transformation du rapport au temps futur et à l’espace qui fait suite à la maîtrise du vol au début des années 1920, projetant mentalement les pilotes dans l’avenir. Le psychologue Ermelindo Peixoto (Universidade dos Açores) est allé plus loin en postulant l’inversion du rapport à l’espace et au temps par l’aviation, l’açoérité devenant fortement liée à « l’aérité » par laquelle les Açoréens s’attachent à l’avion qui leur permet de s’ouvrir au monde. Possiblement un facteur parmi d’autres du développement des boyscouts aériens que Gonçalo Brito Graça (Universidade Católica Portuguesa) a observé au Portugal depuis 1935 comme dans d’autres pays tels que la France ou l’Espagne.

Finalement, pour l’émérite Gordon Pirie (University of Cape Town), plus qu’un gain de temps, le vol a complètement reconfiguré le temps en de nouvelles géométries et symétries paradoxales qu’il conviendra d’analyser par de multiples travaux sur la question. Un appel lancé aux plus jeunes générations de chercheurs qu’a prolongé Nathalie Roseau (École nationale des Ponts et Chaussées) en clôture de ces journées par de riches axes de réflexion, d’abord sur la positivité du futur d’une aviation (rarement imaginée néfaste), puis sur l’impact de l’anthropisation de la nature. La possibilité du vol subvertit en effet la plupart des frontières classiquement posées aux hommes et commande d’explorer les rapports entre aviation, avenir et d’éventuelles résistances à ce moyen de transport moderne, pour mieux saisir notre contemporain.

Les communications passées, les journées suivantes ont été consacrées à des tables rondes et la présentation des ressources de plusieurs musées aéronautiques de l’espace atlantique. L’ensemble des panels ont été filmés et sont consultables en ligne sur le site de l’association LPAZ3.

Notes

1 Première édition dont les actes sont parus en début d’année : Domingues De Almeida José, Faria Dominique, De Fatima Outeirinho Maria, Monteiro António (dir.), Aviateurs-écrivains. Témoins de l’histoire, Le Manuscrit, Paris, 2017. Retour au texte

2 Grelier Joseph, Cuba, carrefour des Caraïbes, Société continentale d’éditions modernes illustrées, Paris, 1970, p. 130. Retour au texte

3 http://forumlpaz.wixsite.com/2017/info Retour au texte

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Référence électronique

Damien Accoulon, « Aviation : « the Impact on Time and Space » (Santa Maria, Portugal, 6-10 septembre 2017) », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 04 décembre 2017, consulté le 06 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/381

Auteur

Damien Accoulon

Agrégé d’histoire, Doctorant contractuel

Université Paris-Nanterre

damien.accoulon@gmail.com

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