Pour une histoire comparée de la Grande Guerre aérienne en France et en Italie : notes pour une première approche

Plan

Notes de la rédaction

Éric Lehmann tient à remercier Béatrice Sans, professeure d’anglais au Lycée français Jean Giono, pour les traductions des textes de ce dossier.

Texte

Les quatre articles qui composent le dossier qu’on s’apprête à lire sont un échantillon d’un bien plus vaste corpus de travaux présentés au colloque bilatéral La Grande Guerre aérienne. Regards croisés franco - italiens/La Grande Guerra aerea. Sguardi incrociati italo - francesi, organisé à Turin le 15 avril 2016 grâce à la précieuse contribution de la Fondazione De Benedetti Cherasco 1547 Onlus1. Cette sélection est conçue pour offrir au lectorat international de Nacelles l’occasion de découvrir les tendances les plus récentes de l’historiographie transalpine de la Grande Guerre aérienne dans trois domaines : développement industriel et opérationnel de l’aviation militaire ; politique et modalités de recrutement et de sélection des pilotes ; élaboration de la pensée stratégique aérienne.

Mais l’ambition du colloque dont sont issus ces quatre textes était plus vaste : pensé dans le but de satisfaire une double attente de la communauté scientifique et des lecteurs qui, sur les deux versants des Alpes, s’intéressent aux premiers développements de l’arme aérienne, à l’histoire de la Grande Guerre et, plus généralement, aux multiples facettes de l’histoire militaire du XXe siècle, il se proposait d’abord de combler une lacune dans le panorama pourtant pléthorique des publications scientifiques consacrées à la Première Guerre mondiale, qui accordent notoirement une place très réduite au rôle et aux caractères spécifiques de l’arme aérienne, quand elles ne l’ignorent pas totalement2. Il s’agissait aussi d’enrichir et si possible de dépasser le cadre strictement national des narrations du conflit, par une approche en miroir permettant de construire une histoire comparée et croisée de la guerre aérienne en France et en Italie : entreprise inédite à ce jour mais que justifient amplement de solides points de convergence entre les deux réalités nationales3.

Les hommes : des échanges culturels précoces et durables

Ce sont, en premier lieu, des relations humaines, sur fond d’échanges de nature culturelle, technique et scientifique, mais aussi militaire, qui se tissent précocement au gré des contacts entre pionniers de l’aviation français et italiens. La venue à Rome de l’aviateur Léon Delagrange en compagnie du constructeur Gabriel Voisin en 1908 fut vraisemblablement la première grande occasion de nouer de telles relations. Et si le premier titulaire du brevet de pilote en Italie, le lieutenant de vaisseau Mario Calderara, apprit à piloter avec Wilbur Wright, que le Club des aviateurs de Rome, à l’initiative de son président le commandant Maurizio Mario Moris4, avait convié à dispenser quelques leçons dans la capitale de la péninsule en avril 1909, en 1908 le même Calderara avait séjourné et travaillé quelques mois à Issy-Les-Moulineaux aux côtés de Gabriel Voisin, rencontré à Rome lors du voyage que ce dernier y avait accompli, et du technicien Ambroise Goupy. Avec ce dernier, il avait même construit, mis au point et fait voler un biplan à hélice tractive de son invention5. Quand à Louis Blériot, le succès de sa tentative de traversée de la Manche le 25 juillet 1909 est en partie dû à la fiabilité et aux performances du moteur pour aéroplane élaboré et construit par le mécanicien italien Alessandro Anzani, qui s’était installé à Paris en 1902 pour y vendre des motocyclettes.

Les relations et les échanges transalpins dans le domaine aéronautique ne cessèrent par la suite de s’intensifier, notamment à la faveur des meetings aériens tels que celui organisé à Montichiari, près de Brescia, en septembre 1909, auquel participèrent, aux côtés des nombreux concurrents italiens parmi lesquels se distingua Mario Calderara, les aviateurs Français Louis Blériot, Henry Rougier et Alfred Leblanc. Et quand en mai-juin 1911, le comité des fêtes pour la commémoration du cinquantenaire de la naissance du royaume d’Italie et la commission exécutive de l’exposition internationale de Turin, en collaboration avec Le Petit Journal, organisèrent un raid aérien, ce fut sur le parcours Paris-Rome que s’affrontèrent les participants, au rang desquels on comptait le pionnier français Roland Garros, qui se classa deuxième à Rome derrière son compatriote Beaumont6.

Les liens tissés de part et d’autre des Alpes étaient aussi de nature militaire. À la fin de 1910, Maurizio Mario Moris, désormais lieutenant-colonel, fut envoyé en France pour y acheter cinq exemplaires du Blériot XI pour le compte du gouvernement italien. La plupart des 91 appareils en service dans la première unité d’aviation de l’armée italienne, le Battaglione aviatori fondé en juillet 1912, était d’ailleurs d’origine française puisqu’on y comptait 41 Blériot, 17 Nieuport et 10 Maurice Farman7. Certains d’entre eux furent utilisés la même année dans les premières opérations de guerre aérienne menées par les Italiens en Cyrénaïque et en Tripolitaine contre les Ottomans. Quand à Francesco Baracca, le futur « as des as » italien de la Première Guerre mondiale, il s’était initié au pilotage – en compagnie de quatre autres jeunes officiers venus comme lui d’Italie – et avait obtenu son brevet civil en mai - juillet 1912 à l’école d’aviation Hanriot de Bétheny, près de Reims. Trois ans plus tard, il fit partie d’un groupe d’officiers et de sous-officiers pilotes et de soldats mécaniciens dépêchés à Paris par les autorités italiennes pour s’y familiariser avec deux nouveaux appareils, le chasseur Nieuport 10 et le bombardier léger Voisin 5, sur lesquels la mission italienne s’entraîna durant deux mois (mai-juillet 1915) sur le terrain d’aviation du Bourget8.

On sait par ailleurs que la quasi-totalité du lexique aéronautique en usage en Italie à la Belle Époque, pendant la Grande Guerre et encore aux lendemains de celle-ci était emprunté à la langue française. Ce rayonnement linguistique tenait à la précocité de l’essor de l’activité aérienne en France, sans conteste l’État dans lequel se développèrent le plus tôt et le plus massivement non seulement les expériences et les fabrications aéronautiques, mais aussi les écoles de pilotage, les compétitions et les meetings aériens. Cette suprématie linguistique était acceptée de bonne grâce par les aviateurs italiens en vertu de l’ancienneté et de la solidité des relations avec les milieux aéronautiques transalpins, mais aussi et peut-être principalement parce que l’usage de ce jargon, qui approfondissait le fossé les séparant des non-initiés, renforçait en eux le sentiment d’appartenance à une caste aristocratique. Les rares manifestations de rejet et d’hostilité provinrent des milieux futuristes aux lendemains de la guerre. Dans un article paru en 1921 dans l’hebdomadaire La Gazzetta dell’aviazione fondé et dirigé par l’ancien pilote et militant fasciste de la première heure, Attilio Longoni9, l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti, sur le ton de l’ironie, partait en guerre contre l’usage des mots et locutions aéronautiques étrangers.

À Oxford, dans un vieil édifice de Broad Street, entouré de certains des collèges et des bibliothèques qui font l’orgueil de cette glorieuse Université, un groupe de savants est en train de mener à son terme un travail commencé il y a environ 60 ans. Il s’agit du Nouveau dictionnaire Anglais d’Oxford.

À la lettre D, on trouve 19051 mots […], avec 85446 citations. Et à seulement trois mots avec leurs dérivés : « hand », main ; « head », tête ; « heart », cœur, figurant à la rubrique H, sont dédiés pas moins de 109 colonnes.

Nous, un peu plus rapides que ces passéistes ramollis […], nous avons déterminé ce petit dictionnaire d’expressions aériennes10.

Suivait une liste de quarante expressions ou mots italiens destinés à remplacer les termes français alors en usage. En 1929, Marinetti et l’aviateur, peintre et publiciste futuriste Fedele Azari11 allèrent plus loin en rédigeant un véritable dictionnaire dans le préambule duquel ils déclaraient s’être fixés quatre objectifs :

1°) Italianité absolue de tous les vocables.

2°) Clarté absolue de tous les vocables.

3°) Précision technique pour rendre [le dictionnaire] utile même aux techniciens.

4°) Vitalité orale, dans la mesure où les vocables choisis sont effectivement en usage parmi les aviateurs12.

Mais c’était bien le premier des quatre objectifs, en polémique ouverte avec la domination que continuait à exercer la langue française sur le lexique aéronautique italien, qui les animait essentiellement, comme le prouve la note insérée par l’éditeur en fin de volume :

Je présente un travail italianissime dont l’importance et l’opportunité seront appréciées de ceux qui directement ou indirectement s’intéressent à l’activité aéronautique, c'est-à-dire la quasi-totalité du public [sic].

Le premier dictionnaire aérien italien voit le jour alors que l’aile italienne, ressuscitée par la volonté du DUCE, détient la primauté dans les plus dures compétitions mondiales. Cet ouvrage réalise notre complète émancipation même dans le domaine linguistique […]13.

Cependant, si l’on excepte la revendication futuriste d’indépendance lexicale, les relations culturelles transalpines dans le domaine aéronautique ne prirent fin ni avec le déclenchement de la Grande Guerre (qui contribua au contraire à les consolider en vertu du basculement de l’Italie dans le camp de l’entente au printemps de 1915) ni même au lendemain du conflit, dans la mesure où la propagande aéronautique précocement développée par le mouvement puis par le régime fascistes opéra la fusion du modèle hagiographique développé en France pour célébrer « les as de l’aviation » avec la tradition littéraire des oraisons funèbres composées par le poète-combattant Gabriele D’Annunzio durant le conflit14.

Les machines : de puissants liens économiques et technologiques

De part et d’autre des Alpes se tissèrent aussi d’intenses relations industrielles et technologiques, auxquelles l’entrée en guerre de l’Italie en 1915 donna une puissante impulsion. 43.8 % des 11 014 cellules d’aéroplanes et d’hydravions militaires, soit 4 830 appareils, et 15.6 % des 24 400 moteurs d’avions, soit 3 816 unités, fabriqués en Italie de 1915 à 1918, étaient de conception française (aéroplanes Maurice Farman, Nieuport, Blériot, Caudron et Hanriot, hydravions FBA15, moteurs Gnôme & Rhône, Hispano-Suiza et Salmson) produits sous licence par des firmes italiennes, principalement par la société Macchi de Varese, titulaire de licences Nieuport, par la Società Idrovolanti Alta Italia (SIAT) de Sesto Calende, détentrice de licences FBA, et par la Fabbrica italiana (rebaptisée Società Italiana en mars 1916) de Turin16. La dépendance de l’industrie aéronautique cisalpine et des forces aériennes italiennes à l’égard de l’allié transalpin fut d’ailleurs renforcée par la livraison de plusieurs autres centaines d’appareils et de moteurs construits en France17. Quelle qu’en fut la provenance, les modèles les plus représentatifs de cette coopération à sens unique furent en majorité des chasseurs Nieuport 11 et 17, SPAD VII et XIII et Hanriot HD 1, des hydravions FBA et des moteurs Le Rhône de 120 CV.

À rebours, les rares tentatives pour vendre ou fabriquer en France des appareils de conception italienne se soldèrent par des échecs. Parmi les 700 bombardiers commandés par les autorités françaises de novembre 1915 à mars 1916 figuraient pourtant 120 Caproni Ca.3, qui devaient être construits sous licence par l’avionneur REP (Robert Esnault Pelterie)18, dont quelques exemplaires seulement parvinrent en escadrille. Quant aux négociations conduites en 1917-1918 dans le but de réaliser en France le bombardier lourd Caproni Ca.5 de 600 CV, elle n’aboutirent pas, nonobstant les efforts déployés par l’ingénieur Giovanni Caproni, venu à Paris en août 1918 pour négocier en personne la création d’une firme en partenariat avec le banquier Dreyfus et pour plaider la cause de ses appareils directement auprès du président du Conseil Georges Clemenceau et du ministre de l’Armement Louis Loucheur19. Mais à cette date, Clemenceau avait déjà opté en faveur du Bréguet XIV pour réaliser l’essentiel du nouveau programme de l’aviation de bombardement : des 600 bombardiers commandés, 50 seulement étaient des Caproni Ca.5, que les firmes Bessoneau et REP ne furent d’ailleurs pas en mesure de livrer, en raison des difficultés rencontrées dans le lancement du processus productif. Sur ce point, les torts étaient, semble-t-il, partagés : si, d’une part, il n’est jamais aisé de construire sur des liasses de plans que l’on n’a pas soi-même conçus, il n’est pas non plus impossible, d’autre part, que les plans fournis par Caproni fussent quelque peu imprécis et que l’appareil ne fût pas pleinement au point, comme le suggèrent les lenteurs de la production enregistrées en Italie même, où seulement 190 des 3 500 Caproni Ca.5 commandés en novembre 1917 furent fabriqués avant la fin de la guerre20.

Des péripéties de cette collaboration bilatérale manquée témoignent non seulement deux télégrammes adressés à Caproni par le sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique militaire Jacques-Louis Dumesnil en mai et juillet 1918, pour le presser de se rendre en France ou d’y dépêcher ses meilleurs ingénieurs dans le but de prêter assistance à ses partenaires français21, mais aussi le bilan sévère qu’en dressa la commission de l’armée de la Chambre des députés au lendemain du conflit :

Les Caproni ont échoué aux essais statiques d’une façon lamentable. C’était prévu. Un rapport du colonel Dorand, retournant de mission en Italie, avait signalé que les essais statiques n’avaient pas été faits par la section technique italienne et qu’il y avait lieu de s’assurer de la solidité des avions avant de passer une commande en France. Les ministres responsables, malgré tout, donnèrent un avis favorable à la commande de ces avions. Et on lança la fabrication. Par leur faute, des mois ont été perdus…22

Au total, l’asymétrie des relations industrielles franco-italiennes dans le domaine aéronautique fut le résultat logique du différentiel de puissance productive et technologique qui séparait déjà les deux pays à la veille de la guerre. Il n’en reste pas moins que si 23 520 appareils et 44 033 moteurs d’avion sortirent des usines françaises en 191823, alors qu’elles n’avaient fabriqué que 796 aéroplanes et 2 355 moteurs en 1914, les fabrications italiennes connurent elles aussi une croissance remarquable, qui n’est que partiellement imputable aux livraisons ou à la réalisation sous licence de matériels français : 382 avions et 606 moteurs en 1915, 6 518 appareils et 14 820 moteurs en 191824. Une production d’avions multipliée par trente en France, par vingt-cinq en Italie, celle de moteurs multipliée par dix-neuf en France et par dix-sept en Italie : telles sont les données du formidable essor parallèle et complémentaire des constructions aériennes pendant la guerre dans ces deux États.

Le parallélisme des évolutions de la courbe productive se poursuivit avec la démobilisation industrielle au lendemain du conflit. D’après une brochure de source officielle datée de novembre 191825, les forces aériennes italiennes, tant de l’armée de terre que de la marine, disposaient d’environ 6 000 avions en ligne ou en réserve, tous pourvus de moteurs, de pièces de rechange et de moteurs de substitution, de 2 000 appareils en réparation, d’un millier d’aéroplanes en cours de fabrication et de 12 560 moteurs, desquels 9 060 en service (c'est-à-dire montés sur les appareils ou entreposés dans les hangars des escadrilles à titre de rechange), 1 500 en réparation et 2 000 en attente de réception. À titre de comparaison, le 11 novembre 1918, le potentiel aérien des forces armées françaises se composait de 4 398 avions déployés sur les différents fronts, de 3 886 appareils en réserve, de 3 552 autres appareils en usage dans les écoles de pilotage ou entreposés dans les centres de l’arrière et d’un stock d’environ 20 000 moteurs26.

Mais dans les deux pays, l’inévitable démobilisation provoqua bien vite une chute des commandes de matériel aérien, la contraction de la production aéronautique, la diminution des effectifs employés dans les usines et dans les bureaux d’études et imposa la liquidation des stocks dont l’abondance ne pouvait que limiter les débouchés, déjà considérablement réduits en raison de la cessation des hostilités. Comme tous les anciens belligérants, la France et l’Italie durent par conséquent affronter l’épineuse question de la reconversion d’une économie que la guerre avait profondément modifiée et la production aéronautique, encore artisanale à la veille du conflit, représentait ici un cas limite dans la mesure où les besoins croissants des armées en matériel aérien avaient donné naissance à un véritable secteur industriel de vastes dimensions, encore que principalement constitué d’une multitude d’entreprises sous-traitantes qui fabriquaient sur licence des plus grands avionneurs pour pallier l’insuffisante capacité productive de ces derniers27.

C’est donc dans le contexte d’une brusque contraction de la demande et de l’activité, immédiatement consécutif à la période de croissance fulgurante des fabrications, que furent contraints d’agir les gouvernements des deux pays. Pour l’Italie, un dossier émanant de la commission spéciale instituée à la demande du président du conseil Francesco Saverio Nitti lors de la séance du comité de guerre le 5 juin 1920, fournit à cet égard des renseignements de première importance28. Le 7 et le 8 juin 1920, sous la présidence du sous-secrétaire d’État pour la marine marchande, les combustibles et l’aéronautique Vincenzo Giuffrida, se réunirent les dirigeants des trois services aéronautiques : le commandant Valli, de l’inspection de l’aéronautique navale, le général Amodeo De Siebert, inspecteur de l’aéronautique militaire, le colonel Carlo Berliri-Zoppi, chef de la direction générale de l’aéronautique civile et le colonel Halinger, président de la commission d’aliénation des stocks de guerre. Le procès-verbal de la séance adressé au président du conseil est complété par quatre tableaux de statistiques relatives au nombre et aux types d’appareils et de moteurs d’une part, aux stocks destinés à la liquidation d’autre part.

Trois considérations peuvent être formulées sur la base de ces documents. Il apparaît d’abord que, dix-neuf mois après l’armistice, l’Italie détenait encore un nombre impressionnant d’avions (3 007) et surtout de moteurs (10 823). Il apparaît ensuite que l’armée, la marine et la direction générale de l’aéronautique civile avaient des besoins nettement inférieurs aux stocks existants, puisqu’elles ne réclamèrent respectivement que 1 700, 823 et 100 appareils d’une part, 4 700, 1 000 et 100 moteurs d’autre part : soit, au total, seulement 87 % des avions et 53 % des moteurs qui gisaient dans les dépôts. Encore faut-il préciser que l’armée et la marine durent en réalité renoncer à une fraction non-négligeable de ces matériels (277 appareils et 830 moteurs pour la première, 395 moteurs pour la seconde), parce que les modèles qu’elles avaient demandés n’étaient pas disponibles en quantité suffisante : preuve que la conservation des stocks n’était pas forcément la meilleure solution pour doter les forces armées de matériels adaptés à leurs besoins. Enfin, la commission invitait le gouvernement à procéder à une liquidation rapide de ces stocks désormais inutiles, afin d’assainir la situation industrielle et financière du secteur aéronautique et de rationaliser l’équipement des forces armées. Elle recommandait à cet effet que « les dépôts soient débarrassés de ce matériel dans les trois mois en le vendant, en l’offrant et même en le détruisant si nécessaire29 ». Il est indéniable que les autorités, loin de se désintéresser de l’aviation et de vouloir l’anéantir, avaient conscience que la surabondance des stocks hérités de l’essor des fabrications pendant la guerre était néfaste au développement de l’aéronautique du temps de paix. En France à la même époque, le sous-secrétaire d’État à l’aéronautique et aux transports aériens, Pierre-Etienne Flandin,30 poursuivait d’ailleurs la même politique : le 26 juin 1920 fut créé le Groupement pour la liquidation des stocks de l’aviation, qui prit le 9 juillet le nom définitif de Société commerciale des stocks de l’aviation. Cet organisme réunissant la quasi-totalité des constructeurs aéronautiques racheta les stocks de l’État pour ensuite les revendre. Emmanuel Chadeau, auquel nous empruntons ces informations, jugeait que l’action de cette société fut efficace : « Ce fut un succès : […] en 1923, elle avait complètement éclairci le marché, certes en revendant à vil prix (au départ à 60 % ou 40 % du prix des « vieilles matières » et moins ensuite) mais en réalisant des bénéfices confortables31 ».

La liquidation des stocks, en Italie comme en France, ne fut donc pas une entreprise de destruction aveugle, mais une œuvre d’assainissement nécessaire qui ne pouvait être menée à bien qu’en vendant à bas prix le matériel, souvent obsolète, qui non seulement encombrait les dépôts mais qui constituait surtout un obstacle objectif à la relance et à la modernisation des constructions aéronautiques. Il y eut toutefois une différence notable de comportement des industriels de part et d’autre des Alpes : alors que les constructeurs français, qui avaient accepté de s’unir dans un consortium pour racheter leur propre production, avaient parfaitement pris la mesure de la situation, leurs collègues italiens n’en firent rien et le marché en fut plus durablement étranglé, au point que certains d’entre eux, tels Giovanni Caproni et Ottorino Pomilio, allèrent tenter, d’ailleurs sans succès, de s’implanter aux États-Unis.

Quant aux autorités, elles voulurent atténuer l’impact douloureux de la démobilisation en recherchant à l’étranger des débouchés susceptibles d’absorber une partie des stocks, en disposant l’envoi de missions aéronautiques chargées de faire la démonstration de la qualité des appareils, des moteurs et des accessoires fabriqués en Italie. Cette pratique n’était pas tout à fait nouvelle puisque dès avant la fin de la guerre, l’Italie avait établi neuf missions militaires aéronautiques dans les pays de l’Entente et leurs alliés, où elles exerçaient une quadruple fonction : propagande, échange de matériel, services techniques de liaison et d’information, soutien aux entreprises italiennes exportatrices ou désireuses de présenter leur production à l’étranger32. La propagande et la fonction commerciale furent donc accentuées au lendemain du conflit, dans l’espoir d’écouler une partie de la production désormais inutile, sans grand succès toutefois.

Quant à la France, première puissance aérienne mondiale en 1918-1919, c’est seulement à partir de 1924 que les constructions aéronautiques y sortirent de la période de dépression consécutive à la cessation des hostilités, grâce à la relance des commandes publiques visant à remplacer le matériel vétuste des stocks de guerre33. Cette reprise de l’activité fut d’ailleurs facilitée par l’usure de certains appareils désormais jugés inutiles car obsolètes. Sur ce point, un exemple emprunté à l’ouvrage d’Emmanuel Chadeau nous paraît significatif : « en 1922 – écrivait-il – on avait passé par profits et pertes plus de 100 Farman commandés en 1920 parce qu’ils pourrissaient sur les aérodromes avant même d’avoir servi34 ».

Ces quelques considérations liminaires n’ont naturellement pas l’ambition d’épuiser l’histoire de la Grande Guerre aérienne en France et en Italie. Elles n’ont pas d’autre but que de fixer quelques repères utiles à la poursuite et à l’approfondissement de recherches permettant de construire une histoire transnationale de la guerre des airs de part et d’autre des Alpes.

Notes

1 On lira l’intégralité des contributions en italien dans le volume récemment publié par le service éditorial de l’Aeronautica Militare italiana : Lehmann Éric, La Grande Guerra aerea. Sguardi incrociati italo - francesi, Difesa Servizi SpA – Edizioni Rivista Aeronautica, Rome, 2017. Retour au texte

2 Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter la table des matières et la bibliographie de quelques livres récents, synthèses monographiques ou ouvrages monumentaux, qui font justement autorité en France comme en Italie. La guerre aérienne est pratiquement absente du livre de Cochet François La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un siècle, Perrin, Paris, 2014 ; elle n’occupe qu’une place très marginale dans celui de Isnenghi Mario, Rochat Giorgio, La Grande Guerra, Il Mulino, Bologne, 2008 (2000). Dans l’Encyclopédie de la Grande Guerre (sous la direction d’Audouin-Rouzeau Stéphane et de Becker Jean-Jacques, parue en 2004, rééditée en 2012 et forte de plus de 1 800 pages), un seul article très bref traite à la fois de l’avion et du char ; deux articles, une douzaine de pages sur un total de plus de 1 700, évoquent la guerre aérienne dans les deux tomes de l’ouvrage d’Isnenghi Mario et Ceschin Daniele (dir.), La Grande Guerra: dall’Intervento alla « vittoria mutilate de la série Gli Italiani in guerra. Conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai nostri giorni, Utet, Turin, 2008. Retour au texte

3 Les études d’histoire transnationale de la Première Guerre mondiale ne font pas défaut. Citons le livre pionnier de Becker Jean-Jacques, Krumeich Gerd, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande, Tallandier, Paris, 2008 ; l’ouvrage dirigé par Labanca Nicola, Überegger Oswald, La Guerra italo-austriaca (1915-1918), Il Mulino, Bologne, 2014 ; les trois forts volumes coordonnés par Winter Jay de The Cambridge History of the First World War, Cambridge University Press, Cambridge, 2014, ou encore l’étude magistrale de Prost Antoine et Krumeich Gerd, Verdun 1916, Tallandier, Paris, 2015. Les actes du colloque bilatéral que nous présentons constituent toutefois le premier essai du genre en ce qui concerne l’aviation. Retour au texte

4 Il était également responsable de la Brigata specialisti del genio, unité de l’armée italienne créée en 1884, au sein de laquelle on étudiait et on construisait des ballons aérostatiques et des dirigeables. Voir Lehmann Éric, « Maurizio Mario Moris », Dizionario biografico degli Italiani, Istituto della Enciclopedia italiana, Rome, vol. 76, 2012. Retour au texte

5 Calderara Lodovico, Marchetti Attilio, Mario Calderara aviatore e inventore, LoGisma, Florence, 1999 ; « Mario Calderara. Pionnier et premier aviateur italien », Icare revue de l’aviation française, n° 181, 2002/2. Retour au texte

6 Pseudonyme de l’aviateur Jean-Louis Conneau. Retour au texte

7 Relazione circa la richiesta di assegni per la costituzione di nuove squadriglie di aviatori, 15 novembre 1912, Ufficio Storico Stato Maggiore Aeronautica Militare (USSAM), Fondo Primordi. Sur le Battaglione aviatori, voir Lehmann Éric, La guerra dell’aria. Giulio Douhet, stratega impolitico, Il Mulino, Bologne, 2013, pp. 19-32. Retour au texte

8 Guerrini Irene, Pluviano Marco, Francesco Baracca. Una vita al volo. Guerra e privato di un mito dell’aviazione, Gaspari, Udine, 2000, pp. 26-30, pp. 41-46. Retour au texte

9 Sur Longoni et son hebdomadaire, voir Lehmann Éric, Le ali del potere. La propaganda aeronautica nell’Italia fascista, Turin, Utet, 2010, pp. 5-75, pp. 125-136. Retour au texte

10 Marinetti Filippo Tommaso, « Piccolo dizionario di espressioni aviatorie », La Gazzetta dell’aviazione, 4 janvier 1921, p. 1. Trad. Éric Lehmann. Retour au texte

11 Marinetti Filippo Tommaso, Azari Fedele, Primo dizionario aereo italiano, Editore Morreale, Milan, 1929. Retour au texte

12 Ibid., p. 9. Trad. Éric Lehmann. Retour au texte

13 Ibid., p. 155. Retour au texte

14 Lehmann Éric, Le ali del potere. La propaganda aeronautica nell’Italia fascista... op. cit., pp. 261-268. Retour au texte

15 Appareils conçus par la firme Franco British Aviation fondée à Argenteuil en 1913 par l’ingénieur français Louis Schreck. Retour au texte

16 Ces informations proviennent du rapport de la Direction technique de l’aviation militaire (bureau de la production) daté du 28 février 1919, intitulé « Sviluppo della produzione aviatoria militare nel quadriennio 1915-1918 ». Ce texte et les tableaux de statistiques qui l’accompagnent sont reproduits dans l’ouvrage collectif La grande guerra aerea, 1915-1918. Battaglie, industrie, bombardamenti, assi, aeroporti, Gino Rossatto Editore, Valdano, 1994, pp. 323-336. Retour au texte

17 1 300 aéroplanes et 1 100 moteurs d’avions d’après les statistiques fournies par Facon Patrick dans un article consacré à « La coopération aéronautique franco-italienne pendant la Grande Guerre », Revue historique des armées, 252, 2008, pp. 86-95. Retour au texte

18 Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blériot à Dassault, Fayard, Paris, 1987, p. 129. Retour au texte

19 Journal inédit de Gianni Caproni, août 1918, pp. 214-226, United States Air Force Historical Research Agency (AFHRA), Maxwel, Alabama, bobine 168.66. L’original est aux mains des descendants de Caproni. Retour au texte

20 Lehmann Éric, La guerra dell’aria. Giulio Douhet, stratega impolitico... op. cit., pp. 96-97. Retour au texte

21 Télégrammes du 21 mai et du 15 juillet 1918, AFHRA, bobine 168.66. Retour au texte

22 « Rapport sur les travaux de la commission de l’armée pendant la guerre 1914-1918 (aéronautique) », par M. d’Aubigny, Imprimerie de la Chambre des députés, Paris, 1919, p. 36, cité par Facon Patrick, « La coopération aéronautique franco-italienne pendant la Grande Guerre », Revue historique des armées, 252/2008 [En ligne] http://rha.revues.org/3263 [consulté le 21 octobre 2017]. Retour au texte

23 Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique en France 1900-1950op. cit., p. 435. Retour au texte

24 Rapport de la Direction technique de l’aviation militaire (bureau de la production) daté du 28 février 1919, intitulé Sviluppo della produzione aviatoria militare nel quadriennio 1915-1918... op. cit. Retour au texte

25 Archivio centrale dello Stato (ACS), Rome, Presidenza del consiglio dei ministri, prima guerra mondiale, 19/22, b.193: Appunti sulla smobilitazione e dopoguerra dell’Aeronautica. Cet opuscule de trente et une pages émanant de la Direction centrale d’aviation du Commissariat général de l’aéronautique (organisme dépendant du ministère de l’armement et des munitions) est classé « très confidentiel ». Une note en bas de la page de couverture indique que les exemplaires, tous numérotés, furent distribués aux directeurs et aux chefs de service du commissariat. Celui que nous avons consulté porte le numéro 103. Retour au texte

26 Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique en Franceop. cit., p. 84. Retour au texte

27 Sur ce point, le cas français est bien illustré par Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique en Franceop. cit., pp. 98-117 ; pour la situation en Italie, voir le rapport de la commission d’enquête parlementaire instituée au lendemain du conflit : Atti parlamentari, legislatura XXVI, sessione 1921-1923, Camera dei deputati, « Relazione della commissione parlamentare d’inchiesta sulle spese di guerra per l’aeronautica », 6 février 1923. Retour au texte

28 ACS, Presidenza del consiglio dei ministri (1920), 1/1/1054, b.579. Retour au texte

29 ACS, dossier cité, annexe A, p. 1. Trad. Éric Lehmann. Retour au texte

30 Ancien chef du Service interallié de l’aviation, il occupa cette fonction de janvier 1920 à février 1921. Retour au texte

31 Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique… op. cit., p. 156. Retour au texte

32 ACS, Appunti sulla smobilitazione e dopoguerra dell’aeronautica, dossier cité, p. 7. Retour au texte

33 Chadeau Emmanuel, L’industrie aéronautique… op. cit., p. 158. Retour au texte

34 Ibid., p. 161. Retour au texte

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Référence électronique

Éric Lehmann, « Pour une histoire comparée de la Grande Guerre aérienne en France et en Italie : notes pour une première approche », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 03 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/329

Auteur

Éric Lehmann

Enseignant au Lycée français de Turin

Docteur en Histoire (Université de Paris X-Nanterre)

lehmann.eric@lgturin.it

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